Lire hors-ligne :

À propos de : Julien Cohen-Lacassagne, Berbères juifs. L’émergence du monothéisme en Afrique du Nord, préface de Shlomo Sand, Paris, La Fabrique, juin 2020, 200 p.

Berbères juifs suit un fil conducteur prenant racine dans une idée qui peut paraître simple mais qui conduit pourtant à naviguer à contre-courant d’une certaine doxa historiographique et politique. « Historiquement les juifs ne constituent en rien un « peuple » distinct des sociétés dans lesquelles ils vivent. »[1] L’auteur défend la thèse selon laquelle la diffusion du monothéisme juif en Afrique du nord procède principalement de dynamiques de prosélytisme.

Cela revient à envisager les juifs d’Afrique du nord non comme des juifs berbèrisés et arabisés, mais comme des berbères et des arabes judaïsés. Autrement dit, si aujourd’hui « juifs d’origine maghrébine et musulmans d’origine maghrébine s’identifient à deux communautés distinctes »[2], Julien Cohen-Lacassagne montre « une évidence souvent tue voire repoussée : juifs et musulmans du Maghreb partagent les mêmes origines, confondues dans un univers arabo-berbère où les liens de solidarités reposent parfois sur l’appartenance religieuse, mais non exclusivement. »[3]

L’auteur livre donc un double récit : celui, historique, de la diffusion et de la construction du judaïsme nord-africain et celui, plus politique, de ce silence qui, aujourd’hui, pèse de tout son poids sur les relations entre juifs, musulmans et Occident. La piste défendue par Julien Cohen-Lacassagne heurte les conceptions idéologiques dominantes – diasporistes et nationalistes – de l’histoire des juifs.

A rebours d’une historiographie qui s’est attachée à faire des juifs un peuple replié sur lui-même, une nation fondamentalement distincte des autres ou encore une ethnie spécifique, Julien Cohen-Lacassagne entreprend de réinscrire l’histoire des juifs dans l’histoire du monde, déconstruisant les discours mythiques et idéologiques façonnant les imaginaires dominants. C’est faire là un geste politique fort puisque ces imaginaires structurent le débat public français et la politisation des thématiques de l’antisémitisme, de l’islamophobie et du conflit israélo-palestinien.

 

Déconstruire les mythes diasporistes et nationalistes : une approche décoloniale de la question juive

Le travail minutieux de restitution des rapports sociaux et politiques des différentes périodes étudiées par l’auteur permet de mesurer, en creux, l’étendue des mythes et des représentations idéologiques qui cadrent les conceptions dominantes de l’histoire des juifs. Celle-ci, trop souvent envisagée et vulgarisée comme l’histoire d’un peuple ou d’une nation, selon ses versions diasporistes et nationalistes, apparaît sous la plume de l’auteur sous un jour différent où la question du dogme monothéiste prend le pas sur celle de l’ethnicité.

Il s’agit également de rendre compte des facteurs historiques qui ont successivement conduit les juifs nord-africains à s’identifier d’abord à une origine judéenne proche-orientale puis à une origine ibérique séfarade et, enfin, à une forme de judéité ancrée dans l’espace occidentale (en Europe de l’Ouest, puis aux Etats-Unis et en Israël). A partir d’une approche matérialiste l’auteur resitue ces mouvements et ces dynamiques dans les rapports sociaux au sein desquels ils évoluent, permettant de rattacher ces formes d’identification aux enjeux politiques qui les traversent.

Berbères juifs est un livre qui prend à revers une longue tradition historiographique dont les tenants et les aboutissants mènent à extraire les juifs nord-africains de leur environnement arabo-berbère. Face à ce « Décret Crémieux historiographique », l’auteur propose une généalogie du judaïsme nord-africain mettant en évidence la migration, non d’un peuple, mais d’une idée, celle du monothéisme sous sa forme judaïsante. C’est également à partir de cette grille de lecture que Julien Cohen-Lacassagne relit les révoltes juives contre la puissance occupante séleucide puis romaine, qui apparaissent comme des révoltes contre le paganisme plus que contre l’influence culturelle hellénique ou romaine.

L’auteur inscrit les différentes formes qu’ont prises le judaïsme et la judéité dans des conditions socio-historiques particulières résultant du contact entre le monde juif et le monde non-juif. Si le judaïsme se montre majoritairement très peu prosélyte aujourd’hui, l’auteur montre qu’il en était autrement durant l’Antiquité, le déclin du prosélytisme juif en Afrique du nord apparaissant comme une contrainte imposée par un christianisme triomphant comme dogme monothéiste universalisant. Cependant, avant de décliner, le prosélytisme juif à convaincu de nombreuses tribus berbères, permettant aux chefferies de ces dernières d’étendre leur autorité et de constituer des royaumes indépendants, grâce au matériel idéologique contenu dans le dogme monothéiste.

La perception de l’histoire des juifs comme celle d’un peuple exilé, devenu diasporique avant de parvenir au XXème siècle à retourner sur sa terre pour y refonder sa souveraineté perdue est un mythe qui, maltraitant l’histoire des juifs maghrébins, invisibilise à la fois leur appartenance au monde arabo-berbère et les facteurs politiques qui ont contribué à les en détacher. La lecture sioniste, qui reprend ce mythe, le nationalise et le met au service de la fondation d’un Etat-nation moderne, s’inscrit pleinement dans ce « Décret Crémieux historiographique ».

En effet, elle s’inscrit dans les conceptions nationalistes et antisémites de l’Europe du XIXème siècle, reprenant à son compte la figure du juif errant forcément étranger là où il vit. L’étude érudite de la diffusion du judaïsme en Afrique du nord menée par l’auteur lève le voile sur les dimensions idéologiques des lectures diasporistes et nationalistes de la question juive. Elle resitue également dans leur contexte d’autres approches comme celle, matérialiste et économiciste, d’Abraham Léon. En effet, la notion de « peuple-classe » censée décrire la situation des juifs en Europe rend difficilement compte des rapports sociaux dans lesquels évoluaient les juifs en Afrique du nord jusqu’à la colonisation occidentale.

Le décentrement du regard proposé par l’auteur permet en définitive d’échapper à l’imaginaire colonial qui imprègne nécessairement la construction du savoir occidental sur la question juive et donc sur la question d’Orient. Car rééinscrire l’histoire des juifs dans l’histoire du monde, c’est l’envisager en perspective avec la construction historique de l’Occident et de l’Orient. Dans sa célèbre étude sur l’orientalisme, Edward Saïd note que « par une logique presque inévitable [il s’est] trouvé en train d’écrire une histoire rattachée par un lien mystérieux et secret à l’antisémitisme occidental. »[4] C’est ce lien mystérieux que Berbères juifs éclaire à partir de l’espace nord-africain.

 

La politisation des différentes formes de judéophobie

Si l’histoire des juifs ne saurait être isolée de l’histoire du monde alors l’écrire revient à écrire aussi une histoire des différentes formes de la judéophobie. En saisissant ces dernières dans leurs contextes historiques et politiques, l’auteur met en évidence les facteurs historiques ayant permis la genèse puis la persistance des représentations judéophobes.

Ainsi, c’est la concurrence entre deux dogmes, le monothéisme juif et sa version chrétienne, et dont l’Afrique du nord est un théâtre important qui détermine la naissance d’un antijudaïsme chrétien. C’est un christianisme alors soucieux d’endiguer le prosélytisme juif en terre berbères qui invente le mythe du peuple errant et déicide, en faisant des juifs une nation distincte, pose les premières bases de l’ethnicisation des juifs. Ces mythes joueront un rôle important dans la constitution de l’Europe comme espace politique blanc et chrétien, miroir inversé de l’Autre sémite, Juif ou Arabe.

Julien Cohen-Lacassagne rappelle que c’est durant les croisades, moment d’exacerbation de la rivalité entre l’Occident chrétienne et l’Orient musulman, que les violences antijuives seront les plus virulentes au Moyen-Age. Mettre la lumière sur la dimension théologique de l’opposition entre le christianisme et le judaïsme permet de s’écarter d’une conception ethnicisante des conflictualités qui ne correspondrait pas aux rapports sociaux des espaces et des périodes considérées.

L’antijudaïsme médiéval glisse, sans disparaître complètement, vers un antisémitisme moderne avec la sécularisation de l’Europe et l’élaboration des romans nationaux légitimant la construction des Etats-nation. Le « printemps des peuples » d’une Europe en pleine expansion coloniale, qui voit fleurir les nationalismes européens, accélère la racialisation des rapports sociaux. En Afrique du nord, la pénétration du colonialisme français bouleverse les rapports complexes tissés entre les différents groupes des sociétés indigènes, favorisant la constitution d’identités antagoniques sur des bases ethno-raciales.

La séparation entre juifs maghrébins et les autres groupes arabo-berbères s’accroît en contexte d’administration coloniale. Diviser pour mieux régner, la « protection » des minorités est d’abord la tête de pont de la pénétration occidentale dans le Sud. Les conflictualités sociales sont alors interprétées à partir de grilles de lecture façonnées par les mythes fondateurs d’un Occident blanc et chrétien et amènent l’Etat colonisateur à opérer un double mouvement d’inclusion/protection de groupes minoritaires et d’affirmation de la relégation et de la subordination des groupes indigènes.

Antisémitisme et philosémitisme cohabitent au sein d’une administration coloniale qui cherche à justifier la concentration du pouvoir entre ses mains. Dans le cadre de travaux menés sur les politiques coloniales à Constantine dans les années 30, l’historien américain Joshua Cole a montré que la conflictualité entre juifs et musulmans dans l’Algérie coloniale était largement déterminée par l’administration coloniale elle-même :

« Cette violence marquait l’aboutissement logique d’une série de confrontation émergeant de situations créées par la politique coloniale elle-même […]. Certains épisodes de violence, telles les émeutes de Constantine, peuvent alors être envisagés comme un moment où des pratiques et décisions politiques opposées ont en fait convergé, puisque des groupes différents – ici, les juifs et les musulmans de Constantine – ont vu que les termes mêmes de leur inclusion (le décret Crémieux, la loi Jonnart) les ont en fait menés au conflit, produisant à la fois de surprenantes possibilités de mobilisation politique et des conséquences meurtrières pour les victimes d’août 1934. »[5]

« Jetés en dehors de l’histoire », les juifs se voient ainsi partiellement réhabilité en tant qu’agent possible de l’expansion coloniale européenne. Alors que l’antisémitisme s’installe durablement comme code culturel[6] en France, celle-ci offre aux juifs une porte de sortie, l’assimilation, résumée plutôt efficacement par Clermont-Tonnerre dès 1789 : « tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus ». Formule dont la traduction coloniale pourrait être : tout aux juifs comme blancs, rien aux juifs comme non-blancs.

Exclus des communautés nationales européennes, les juifs ne trouvent salut qu’en tant que peuple-frontière d’une Europe à la conquête du monde. Indissolubles dans la blanchité de sociétés qui les rejettent, ils jouissent cependant, en contexte colonial, d’un statut supérieur à celui des groupes majoritaires colonisés. La désintégration des sociétés nord-africaines et la concentration du pouvoir dans les métropoles européennes renforce la séparation entre indigènes juifs et musulmans. Le colonialisme européen marque ainsi une étape importante dans la désidentification des juifs d’Afrique du nord à leur environnement arabo-berbère.

Enfin, le sionisme, introduit auprès des populations juives nord-africaines à partir de la colonisation française et la mise sous tutelle du judaïsme maghrébin par le judaïsme ashkénaze français, ouvre une dernière séquence d’inclusion des juifs à l’expansion de l’hégémonie occidentale dans le Sud, sous la forme d’un nationalisme volkish juif et la construction d’un Etat colonial en Palestine envisagée comme une excroissance occidentale en terre arabe.

La destruction des juifs d’Europe au cours de la Seconde guerre mondiale et l’établissement de l’Etat d’Israël en 1948 bouleversent les données de la question juive en Europe sans remettre en question les organisations politiques européennes d’où est sortie la barbarie nazie. En lieu et place, les sociétés européennes ont opéré un profond mouvement de transfert de responsabilité de l’Europe vers le monde arabo-musulman, nouveau centre de gravité de la question juive et espace particulièrement stratégique dans le maintien de l’hégémonie occidentale.

Julien Cohen-Lacassagne relit la polémique suscitée par les propos du premier ministre israélien Benjamin Netanyahou – lequel attribuait la responsabilité du génocide nazi non à Hitler, mais au au mufti palestinien de Jérusalem al-Haj Amin al-Husseini – à la lumière de ce mouvement historique de politisation de l’antisémitisme :

« L’idée est d’atténuer la profondeur de l’antisémitisme européen, son histoire longue sur le continent afin d’en charger les Arabes et le monde musulman. »[7]

L’Europe post-1945 a la conscience traumatisée mais, soucieuse de renvoyer une image correspondant aux principes sur lesquels elle se fonde, cherche à se penser en modèle de civilisation :

« Pour parfaire cette opération de nettoyage moral autant que pour se débarrasser d’une mauvaise conscience, il importait de déplacer la responsabilité de l’antisémitisme et des génocides hors de la sphère européenne et occidentale. »[8]

En 1974, le sociologue et romancier marocain Abdelkébir Khatibi dénonçait le spectre de cette « conscience malheureuse » : « En morale politique comme en toute morale, c’est le Maître qui évalue et qui décide de ce qui est juste ou non. L’Occident a imposé aux Arabes le déplacement de sa propre culpabilité, il leur a imposé l’exploitation coloniale, il a choisi la Palestine pour oublier sa folie. »[9] Le « nouvel antisémitisme », nom donné par le débat public à ce qui apparaît être comme une lecture révisionniste de l’histoire de l’actualité de l’antisémitisme, un recadrage idéologique de la thématique de l’antisémitisme, se situe ainsi à la croisée d’intérêts occidentaux très profonds et aux intérêts de survie immédiats du colonialisme israélien.

 

Palestine

Si l’auteur n’entre pas pleinement dans la question palestinienne, celle-ci se laisse lire entre les lignes. L’effet du sionisme sur la constitution d’une identité juive nord-africaine désarabisée mis en évidence dans le livre résonne avec les trajectoires de militants juifs arabes. C’est par exemple le cas du grand militant juif marocain Abraham Serfaty qui, en 1999, confiait à l’anthropologue Mikhail Elbaz :

« S’agissant du Maroc, je demeure convaincu de cette fraternité entre Juifs et Musulmans en dépit de ses limites et des tensions récurrentes. L’adhésion d’une partie de ma communauté au sionisme et l’immigration massive ont été pour moi un déchirement. Cela est devenu patent en 1967 alors que je m’affrontais au nationalisme racisant de mon pays. J’eus le sentiment que le combat qui fut le mien entre 18 et 41 ans, utile à certains égards, était perdu pour ma judaïcité marocaine. »[10]

On peut également se reporter à l’écrivain et militant juif palestinien Ilan Halévi qui, dans une contribution importante à l’étude de la question juive, rappelle que

« les juifs des pays arabes ne se sont pas spontanément arrachés a l’univers où ils plongeaient de multi-centenaires racines, animés de leur seule et propre volonté, et sans déchirements : la double pression, refoulante et aspirante, des transformations de la société arabe au sein de laquelle ils vivaient et des pratiques d’attractions mises en œuvre par les sionistes déjà installés en Palestine, a joué un rôle décisif dans cette auto-extraction. »[11]

La déconstruction du roman national sioniste amène nécessairement le lecteur à envisager des pistes de réflexions qui se situent en dehors d’un cadre idéologique sioniste dont les bases sont sapées. Cela signifie, au moins, la remise en question du caractère sioniste institutions politiques israéliennes. Ce fut la démarche d’Abraham Serfaty, qui envisagea la possibilité d’un Etat israélien désionisé qui, à terme, pourrait se fondre dans un Etat palestinien unique. Proche de cette voie antisioniste mais étapiste, l’économiste égyptien Samir Amin écrivait en 1976 :

« Si demain un Etat arabe palestinien devait coexiter avec une Etat juif, la perspective expansionniste sioniste étant exclue, des forces puissantes opéreront dans le sens de la levantinisation de l’Etat juif, soit que les juifs européens l’abandonnent comme les « Pieds noirs » ont quitté l’Algérie parce qu’ils ne pouvaient pas envisager un traitement égal de ceux qu’ils considéraient comme des inférieurs, soit qu’ils acceptent de s’orientaliser. »[12]

La perspective d’une levantinisation de l’Etat juif fut le spectre qui hanta longtemps l’establishment sioniste ashkénaze, qui se voyait comme partie du monde européen. Elle porte en elle la négation des conceptions diasporistes et sionistes entretenant le « Décret Crémieux historiographique » et politique. Les rapports de forces actuels n’étant pas ceux des années 70, la question se pose en des termes nécessairement différents aujourd’hui. Mais le fil conducteur de ces propositions, c’est à dire le dépassement à la fois du sionisme et de l’hégémonie occidentale, auquel Julien Cohen-Lacassagne apporte un éclairage important, conserve cependant toute son actualité.

Conclusion

En mettant en lumière l’histoire commune de deux groupes, Berbères et Juifs d’Afrique du Nord, qui n’en font qu’un, l’auteur éclaire, en creux, les facteurs historiques et politiques ayant notamment à partir de la colonisation, conduit à la séparation des juifs maghrébins du reste des sociétés nord-africaines. C’est le récit d’une perte, celle de l’identité arabo-berbère chez les juifs d’Afrique du nord. Une lente séparation qui, bien que n’étant pas uniquement tributaire du colonialisme occidental, se trouve lui être intimement et étroitement liée.

En fondant son administration sur la mise en tension des groupes majoritaires et minoritaires dans les sociétés vaincues et en édifiant un système inégalitaire fondé sur des catégories raciales, le colonialisme français agit comme un accélérateur de cette séparation. Le décret Crémieux – imposé aux juifs indigènes algériens majoritairement réticents à jeter leur arabité aux oubliettes –, comme toute la politique raciste de civilisation des Juifs nord-africains menée sous l’administration française, se donne à voir comme l’un des indices témoignant de la capacité de destruction et d’atomisation du colonialisme sur les sociétés colonisées.

D’une certaine manière, ce récit s’inscrit dans la tradition littéraire et politique née des échecs des mouvements démocratiques et révolutionnaires, celle des vaincus dont il s’agit de prendre le point de vue. Une mélancolie de gauche, mise en avant par l’historien Enzo Traverso, qui résonne fortement avec la pensée de la militante décoloniale Houria Bouteldja :

« Il existe une foultitude de conflictualités entre nous mais elles ne sont pas de nature nazie. Elles peuvent être religieuses ou théologiques. Elles peuvent relever de la structuration politique de nos sociétés d’origine et des pouvoirs afférents. Le plus souvent elles sont coloniales. Mais c’est tout. Et c’est déjà un lourd fardeau dont il nous faut nous délester. Vous qui êtes Sépharades, vous ne pouvez pas faire comme si le décret Crémieux n’avait pas existé. Vous ne pouvez pas ignorer que la France vous a faits Français pour vous arracher à nous, à votre terre, à votre arabo-berbérité. Si j’osais, je dirais à votre islamité. Comme nous-mêmes avons été dépossédés de vous. Si j’osais, je dirais de notre judéité. D’ailleurs, je n’arrive pas à penser au Maghreb sans vous regretter. Vous avez laissé un vide que nous ne pourrons plus combler et dont je suis inconsolable. Votre altérité se radicalise et votre souvenir s’estompe. »[13]

Julien Cohen Lacassagne signe un ouvrage riche. Acte d’érudition, il s’agit également d’un acte politique, dans la mesure où sa parution résonne dans un contexte politique chargé des enjeux que l’auteur relève. Un acte politique de rupture vis-à-vis d’une pensée hégémonique qu’il s’agit d’historiciser et de resituer dans des rapports de force politiques. En effet, « la construction du récit historique n’est jamais neutre » et Julien Cohen Lacassagne montre que l’histoire des juifs, « qui n’échappe ni à la tragédie ni à la banalité de l’existence », est également traversée par des antagonismes politiques.

Ainsi, postuler le rôle fondamental du prosélytisme dans la diffusion et le développement du monothéisme juif en Afrique du nord permet non seulement de mettre en relief le caractère indigène du judaïsme maghrébin mais, également, d’inscrire les conceptions diasporistes et nationalistes de l’histoire des Juifs dans un contexte politique marqué, hier comme aujourd’hui, par le poids écrasant des structures de pouvoir coloniales. Il s’agit là d’une participation importante à l’élaboration d’une pensée décoloniale et émancipatrice.

Constatant les blessures et les dommages causés par la construction du système-monde occidental adossé au système de production capitaliste, l’auteur fait donc acte de tiqqun olam, concept issu de la tradition juive et souvent traduit par réparation du monde. Cette notion est au cœur de la conception juive de la justice. Rendre justice à nos passés coloniaux, à nos blessures à moitié cicatrisées, à la richesse de nos appartenances et à la dignité de notre existence.

« La déstructuration de l’ordre social – par l’ordre colonial mais aussi par les ordres bureaucratique et capitaliste post-coloniaux – a produit de l’inquiétude que cherche à apaiser une quête inassouvie de repères identitaires. Ce livre ne veut ni ne peut répondre à des angoisses identitaires, j’espère cependant qu’il montre combien une identité unique est un refuge fragile et, pire que cela, vide. »[14]

 

Illustration : Famille juive des environs de Ouarzazate, 1959.

 

Notes

[1]    Julien Cohen-Lacassagne, Berbères juifs. L’émergence du monothéisme en Afrique du Nord, La fabrique éditions, Paris, 2020, p. 43

[2]    Ibid., p.22

[3]    Idem.

[4]    Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Editions du Seuil, Points, Paris, 2003, p. 69

[5]    Julien Cohen-Lacassagne, op. cit., pp. 22 23

[6]     Expression empruntée à l’historien Enzo Traverso. Cf. Pour une critique de la barbarie moderne

[7]    Ibid., p. 26

[8]    Ibid. p. 27

[9]     A. Khatibi, Vomito Blanco, Paris, Union générale d’éditions, 1974, p. 58 59

[10]    Abraham Serfaty, Mikhaël Elbaz, L’insoumis. Juifs, Marocains et rebelles », Paris, Desclée de Brouwer, 2001, p. 224

[11]    Ilan Halévi, Question juive. La tribu, la loi, l’espace, Paris, Editions Syllepse, 2016, p. 267

[12]    Samir Amin, La nation arabe. Nationalisme et luttes des classes, Paris, Editions de minuit, « Grands documents », 1976, p. 138

[13]    Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous. Pour une politique de l’amour révolutionnaire, La Fabrique, 2005, Paris, p. 55-56.

[14]    Julien Cohen-Lacassagne, op. cit., p. 162

Lire hors-ligne :