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Dans ce pays, comme, je l’imagine, dans beaucoup d’autres, s’est improvisée au cours des mois où la pandémie covidienne s’est trouvée hors contrôle (mars, avril, mai, en gros), une sorte de médecine de catastrophe, une médecine de guerre dont l’apparition pourrait bien constituer un tournant affectant, en ce Nord global, les conditions générales de ce que Foucault appelle le gouvernement des vivants.

Le geste premier de cette médecine placée sous le régime non pas seulement de l’urgence mais de l’improvisation et du chaos, c’est le tri[1]. Celui-ci a consisté pour l’essentiel à opérer parmi les personnes infectées, dans des conditions où les hôpitaux étant débordés et le matériel adapté notoirement insuffisant, des sélections fondées sur ce que le personnel médical et ceux qui le supervisent considéraient comme étant les chances de (sur)vie des uns et des autres, selon les critères faisant référence à l’âge et à l’état général des personnes ; ceci dans des conditions où la pénurie en lits, en personnel et en matériel (appareils respiratoires et kits de tests pour l’essentiel) dans les services adaptés avait pour effet que tous les malades infectés ne pouvaient pas être accueillis dans les structures hospitalières. En pratique, ces sélections consistaient, pour les services d’urgence, à renvoyer chez elles ou inciter à rester chez elles des personnes présentant des symptômes rendant nécessaire leur hospitalisation ou bien encore à « laisser mourir », à placer sous un régime de soins palliatifs des personnes présentant des symptômes aigus de la maladie.

Le terme « sélection » est sinistre puisqu’il est celui-là même qu’employaient les nazis pour désigner, dans les camps d’extermination, le tri qu’ils opéraient entre les déportés qu’ils considéraient comme aptes au travail et ceux qu’ils vouaient à la liquidation en masse immédiate – dans les chambres à gaz notamment. En l’employant ici, notre intention n’est pas de dire que les malades du covid qui ont été abandonnés à leur sort ont été traités comme les déportés raciaux dans les usines de la mort nazies. Il est simplement de mettre en lumière la particularité d’un geste s’inscrivant dans l’horizon de la prise en charge du vivant (d’une population humaine) dans les conditions d’une crise aiguë, d’un état d’urgence, d’une catastrophe : il y a bel et bien sélection à partir du moment où ceux-celles qui ont accès aux services hospitaliers adaptés (les fameuses « unités covid ») et ceux-celles qui, dans ce cadre, ont accès aux appareils permettant de sauver les personnes en état de détresse respiratoire aiguë, font l’objet d’un tri fondé sur des critères tels que l’âge ou les pathologies autres dont le malade est atteint.

Or, quelle qu’ait été la façon dont ces critères ont été fixés et les consignes transmises, ces opérations de sélection sur critères ont bien eu lieu, non pas ponctuellement, mais d’une manière répétée, si ce n’est à proprement parler systématique.

Ce qui en apporte la preuve flagrante, c’est le taux de mortalité particulièrement élevé chez les personnes âgées de plus de 75 ans, dans sa corrélation directe avec le refus de les hospitaliser. Les personnes résidant dans les maisons de retraite (EHPAD) ont payé un tribut tout particulier à ce qu’il faut bien appeler une politique de gestion du vivant humain (fût-elle improvisée sous le coup de l’urgence) – on a laissé des clusters se former dans nombre d’entre elles, avec interdiction pour les familles de tenter de faire hospitaliser leurs proches infectés ou susceptibles de l’être, impossibilité pour les familles d’assister leurs proches reclus dans les EHPAD dans leurs derniers moments, les morts étant expéditivement jetés à la fosse commune[2].

Le principe inavoué de cette politique d’abandon d’une fraction du vivant humain aux effets dévastateurs de l’épidémie, dans des conditions où il apparaissait que l’on ne saurait tenter de sauver tout le monde, est tout à fait distinct : dans ces conditions, les vieux qui ne sont plus insérés dans la production, qui n’ont plus d’utilité sociale immédiate, qui sont un poids mort dans la société, qui ont pour l’essentiel « vécu leur vie », cette catégorie-là n’est pas prioritaire (doux euphémisme) lorsqu’il s’agit d’opérer des choix, en urgence, entre qui sera admis en « unité covid », testé, placé sous assistance respiratoire. En d’autres termes, un partage s’opère, non pas au hasard, mais selon des critères (à défaut de principes) entre cette partie de la population que l’on va tenter de faire vivre en traversant l’épreuve de l’épidémie et celle que l’on va laisser mourir parce qu’aussi bien on n’a pas les moyens de la prendre en charge dans ces conditions.

C’est sur l’apparition, au fort de l’épidémie, de cette fracture biopolitique que nous sommes conviés à nous interroger, en revenant notamment sur les analyses de Foucault et en redéployant les concepts fondateurs qui se repèrent dans son œuvre – biopolitique, anatomo-politique, bio-pouvoir, thanatopolitique, gouvernement des vivants, pastorat humain[3]

Dans un contexte comme celui de la phase aiguë de la pandémie, le médecin qui opère le tri sur le 15 (numéro des urgences médicales) et demande à un certain nombre de patients (présentant des symptômes aigus laissant supposer une contamination par le virus) de rester chez eux et de se soigner au Doliprane, décision ayant entraîné la mort de milliers de personnes infectées – ce médecin ne se compare en rien, cela va de soi, à l’officier ou au médecin SS qui, sur la rampe d’Auschwitz, statue d’un geste sur qui sera, à l’arrivée du convoi, immatriculé, c’est-à-dire se verra accorder une chance de survie provisoire, et qui sera directement acheminé vers la chambre à gaz. Ce médecin des urgences n’est pas un fonctionnaire du crime ni un agent direct et actif de l’extermination comme l’est le médecin (ou autre) nazi qui officie à Birkenau.

Mais il n’en est pas moins, dans les conditions où il demande au malade de rester chez lui ou, au contraire, l’encourage à se rendre à l’hôpital, l’agent d’une décision (d’un partage) où sont en jeu des questions de vie et de mort – où il statue sur le partage entre ceux que l’institution (l’hôpital comme figure de l’État ayant en charge la santé des sujets formant une population donnée, ici) prend en charge pour tenter de les faire vivre en dépit de la pandémie, de sauver et, à l’inverse, ceux qu’elle abandonne à leur destin (« surveillez votre température et, en cas de problèmes respiratoires, appelez votre médecin traitant »). Ce geste est bien celui d’une sélection puisque le médecin urgentiste va être conduit à ouvrir ou fermer les portes des unités de soin dédiées au covid en prenant en compte, outre les symptômes décrits, le profil général de la personne – les personnes âgées sont régulièrement invitées à rester chez elles, les pensionnaires des EHPAD y sont le plus souvent consignés.

Il n’est donc pas exagéré, dès lors que sont en jeu des questions de vie et de mort, de parler de fracture, un partage placé sous le régime du terrible et dont l’objet est la prise en charge du vivant par le pouvoir médical, la puissance étatique plus généralement.

Ce partage sans appel n’est pas sans rappeler, quand même, dans la mesure précisément où le terrible en est le régime, la façon dont les pouvoirs traditionnels statuent sur la vie et la mort des sujets qui leur sont soumis, le droit du glaive, l’association indissoluble entre l’exercice du pouvoir et la mort – l’inscription de cet exercice dans un horizon de mort[4]. Le médecin des urgences qui assigne le patient infecté et en danger de mort à résidence, chez lui, sans accès aux soins, c’est quand même un peu la figure grise, sinistre, d’une souveraineté imprésentable qui, ici, tranche dans le corps commun non pas en faisant mourir, en faisant couler le sang, mais en pratiquant une sorte d’abandon actif, en laissant mourir par absence de soins.

Ce geste dont la signification ne cesse, dans l’après-coup, de faire l’objet de tout un travail de camouflage et de maquillage, on le retrouve, sous une forme à peine moins brutale, dans l’opération du partage, au fort de l’épidémie, entre ceux-celles que les pouvoirs publics considèrent comme exposables envers et contre tout (ceux qui sont astreints à continuer à travailler, souvent sans protection, souvent en fonction de considérations où l’intérêt économique l’emporte sur celui de la vie commune, par opposition à ceux qui sont placés sous un régime général de retrait et de protection – celui du confinement.

Dans les deux figures du partage ici évoquées, tout semble bien se passer comme si la fracture biopolitique n’était pas seulement ce qui survient au gré de circonstances catastrophiques imprévues, mais plutôt comme un inavouable principe dynamique de la prise en charge du vivant par les gouvernants dans nos sociétés. La production du geste du partage entre la fraction de la population dont le « droit à la vie » sera, envers et contre les circonstances désastreuses de l’épidémie, défendu et celle qui est abandonnée à son destin peut être interprétée de deux façons : en première approche, comme l’effet inopiné de la catastrophe face à laquelle l’autorité manifeste son incurie, débordée par les circonstances d’un fléau « trop grand pour elle », à la hauteur duquel elle échoue piteusement de se tenir. Mais le lecteur attentif de Foucault, notamment du chapitre V de La volonté de savoir, « Droit de mort et pouvoir sur la vie », sera porté à ausculter d’un peu plus près cette vérité se présentant comme factuelle. Certes, remarque Foucault, la relation du pouvoir à la mort se transforme profondément avec l’avènement des pouvoirs modernes. Ceux-ci ne mettent pas en jeu le droit de vie et de mort comme le fait, traditionnellement, le pouvoir souverain – droit de « faire mourir ou de laisser vivre ». En effet, explicite Foucault, sous un régime de pouvoir moderne, il s’agit de

produire des forces, les faire croître, les ordonner plutôt que […] les barrer, les faire plier ou les détruire. Le droit de mort tendra dès lors à se déplacer ou du moins à prendre appui sur les exigences d’un pouvoir qui gère la vie et à s’ordonner sur ce qu’elles réclament[5].

On ne peut donc pas dire que l’abandon aux rigueurs de l’épidémie par les pouvoirs conjugués (pouvoir exécutif central, autorités locales et pouvoir médical notamment) de fractions variables de la population dans de nombreux pays du Nord global, et pas des moindres, équivaudrait à un pur et simple retour de la souveraineté dans sa forme traditionnelle ou, si l’on veut, archaïque – comme si cet abandon dans sa forme courante (on ne peut rien pour vous, débrouillez-vous, et tant pis si l’épreuve vous est fatale) était équivalent à l’exercice, sous le régime de souveraineté traditionnelle, du droit de vie et de mort. On n’est pas, c’est l’évidence même, dans le même geste de pouvoir que celui qu’actualise la cérémonie des supplices.

Mais la persistance de cette radicale déliaison ne devrait pas nous conduire à négliger pour autant ce que Foucault ajoute immédiatement après avoir mis en avant le motif de la prise en charge active et positive de la vie, sa gestion, dit-il, par les pouvoirs modernes : la torsion qui se produit lorsqu’on passe d’un régime de pouvoir traditionnel à un régime moderne (c’est la nomenclature de Foucault) ne signifie en rien que l’horizon de la mort disparaisse lorsque le second impose ses conditions. Tout au contraire : « Jamais, tranche-t-il, d’une formule qui, dans sa brièveté même, fait trembler, les régimes n’avaient jusque-là pratiqué sur leurs propres populations de pareils holocaustes[6] ». Et d’expliciter : on a vu apparaître très tôt, avec l’avènement des pouvoirs modernes, un pouvoir de mort qui

se donne maintenant comme le complémentaire d’un pouvoir qui s’exerce positivement sur la vie, qui entreprend de la gérer, de la majorer, de la multiplier, d’exercer sur elle des contrôles précis et des régulations d’ensemble[7].

Ce que Foucault a en vue ici, en premier lieu, ce sont ce qu’il appelle d’une autre formule-choc les « massacres vitaux », les guerres conduites par les États-nations aux XIXe et XXe siècles, à l’occasion desquelles c’est « au nom de l’intérêt de tous » qu’une population est exposée à la mort – « le pouvoir d’exposer une population à une mort générale est l’envers du pouvoir de garantir à une autre son maintien dans l’existence[8] ». Le pouvoir atomique constitue en quelque sorte le paroxysme de ce nouvel exercice du pouvoir de mort entendu comme capacité d’exterminer une population au nom de la protection d’une autre et de son droit à la vie… Mais c’est, aussi bien, l’ombre des génocides du XXe siècle qui plane sur ce développement :

Si le génocide est bien le rêve des pouvoirs modernes, ce n’est pas par un retour aujourd’hui du vieux droit de tuer ; c’est parce que le pouvoir se situe et s’exerce au niveau de la vie de l’espèce, de la race et des phénomènes massifs de population[9].

Ce qui demeure constant dans ces développements, c’est la figure de la fracture qui traverse la biopolitique et l’exercice du bio-pouvoir dans les sociétés modernes : il faut, pour que les uns vivent, que les autres meurent ou soient exposés à la mort. Cette figure circule avec insistance dans les recherches de Foucault sur les pouvoirs modernes, elle « voyage » d’un chantier à l’autre – on la retrouve par exemple à peu près sous la même forme lorsque Foucault, dans ses Cours au Collège de France, aborde la question du racisme moderne. La question serait donc celle-ci : jusqu’à quel point le partage qui s’opère, dans les gestes, les calculs improvisés et les tactiques brouillonnes des pouvoirs dépassés par la situation, emportés par le souffle de la tempête pandémique, a-t-il, à la fin de l’hiver et au printemps 2020, reproduit et poursuivi, fût-ce sous une forme euphémisée (et pour cette raison même moins distincte, plus difficilement identifiable) la figure terrible de l’exposition des uns (qui les fait basculer du côté de la mort) au nom de la défense (la protection) de la vie des autres. Il s’agit, dans la configuration de la pandémie, d’une figure adjacente et donc plus difficile à discerner comme telle, dans la mesure où y est en jeu non pas l’extermination, le « massacre », la mise à mort en masse (le « génocide ») ; bref tout ce qui fait référence à un régime d’histoire placé sous le signe de la terreur (Auschwitz et Hiroshima), mais bien plutôt l’exposition ou l’abandon.

Ces gestes sont ceux qui accompagnent la migration d’un régime de vie commune vers un autre, d’un régime où l’Histoire est le milieu par excellence des catastrophes (le XXe siècle entendu comme celui de l’Histoire-catastrophe) vers un autre où les désastres se déplacent vers l’environnemental et le sanitaire – de Tchernobyl à la pandémie du covid en passant par le grand tsunami en Asie du Sud-Est, Fukushima et, depuis le début du siècle nouveau, plusieurs pandémies annonciatrices de celle de 2020. Mais à cette énumération non exhaustive, il conviendrait d’ajouter les grandes migrations du présent, en tant qu’elles se situent à la charnière des facteurs environnementaux et de leurs effets sur la vie des populations, des crises et des guerres régionales dans un contexte d’affaiblissement de l’hégémonie occidentale. Pour paraphraser Foucault, on dira que sous le régime biopolitique contemporain, dans une configuration générale où le paradigme de l’environnement tend à refouler celui de l’Histoire, c’est une forme sournoise du « laisser mourir » qui se substitue au « faire mourir » recyclé aux conditions des pouvoirs modernes. Les dispositifs mis en place par les États européens qui se destinent à empêcher les migrants subsahariens, venus du Proche-Orient ou d’Afghanistan d’atteindre le vieux continent ne les tuent pas, ce sont des polices plus ou moins indistinctes (garde-côtes libyens entraînés, équipés et financés par l’Europe communautaire, par exemple) qui les empêchent d’atteindre et de débarquer sur le territoire italien en créant les conditions pour qu’ils se noient en Méditerranée ou pourrissent indéfiniment dans des camps aux confins de l’Europe. C’est là une variante insidieuse et perfide de ce que Foucault appelle « le pouvoir d’exposer une population », tel qu’il constitue pour lui l’envers du pouvoir de garantir « le maintien dans l’existence » d’une autre.

Or, à l’évidence, c’est le même geste qui est à l’œuvre dans le contexte de la pandémie : en laissant s’établir la pénurie générale de masques, au début de la crise (au moment de plus grande virulence de la contagion, donc dans la séquence où ceux-ci sont une nécessité vitale), en laissant sans soins ni assistance une fraction importante de la population infectée, les pouvoirs directement et indirectement concernés « exposent » cette part du vivant et ils le font en connaissance de cause. Ils ne tuent pas, ils laissent mourir, mais ce « laisser » recèle un principe actif – la pénurie des masques et la déliquescence de l’hôpital public, ça s’organise, cela est l’effet de choix concertés, de calculs et de décisions ; tout comme l’ensemble des décisions et dispositifs dont l’effet est que les embarcations de fortune sur lesquelles se risquent les migrants en quête d’Europe chavirent entre les côtes de l’Afrique du Nord et celles de Malte ou l’Italie.

On dira donc que la thanatopolitique des pouvoirs contemporains (ceux-là mêmes qui se désignent comme « les démocraties »), envers et revers insuppressible du pouvoir « qui s’exerce positivement sur la vie » apparaît, à l’épreuve des migrations ou de la pandémie, comme placée sous le régime de l’oblique et du sournois, comme elle était placée sous celui du terrible à l’époque d’Auschwitz et Hiroshima.

Le glissement du « faire » au « laisser » prend ici tout son sens. L’exposition (avec ses conséquences létales de proportions variables) prend le relais de l’extermination. Même dans un contexte de guerre, comme les deux guerres conduites par les États-Unis, leurs alliés et clients, contre l’Irak, cette figure se dessine déjà très distinctement : on n’extermine pas par des moyens militaires une fraction significative de la population, on crée les conditions (blocus, destruction des infrastructures, production réglée du chaos politique dans le pays…) d’un désastre sanitaire et d’une destruction des soubassements de la vie commune telles que des centaines de milliers de sujets humains disparaissent – maladies, malnutrition, mortalité infantile, violences inter-communautaires, etc.

On peut donc dire que, d’une façon générale, le « chiffre » des pouvoirs modernes tel que Foucault le décrit – « Le pouvoir d’exposer une population à une mort générale est l’envers du pouvoir de garantir à une autre son maintien dans l’existence[10] » – demeure inchangé.

À l’épreuve de l’épidémie, cependant, nous éprouvons qu’une rupture ou un tournant ont eu lieu, et qui affectent aussi bien le régime de la biopolitique dans des pays comme la France (le Nord global où prévaut la démocratie de marché) que le gouvernement des vivants – la relation entre gouvernants et gouvernés. Il importe donc de se demander de quelle espèce est ce décrochage.

Foucault souligne constamment, dans le texte mentionné comme dans d’autres, le lien indissoluble qui s’établit entre l’investissement de la vie par les pouvoirs modernes, sa prise en charge destinée à la « gérer », la « multiplier », la « majorer » et la nécessité de produire des corps utiles qui seront mis au service de l’expansion des forces productives, du développement capitaliste. Les corps vivants sont investis et valorisés dans l’horizon de leur répartition, de leur valorisation dans l’horizon de ce développement. Cette prise en charge du vivant par les pouvoirs modernes ne repose pas sur des motifs humanitaires mais bien sur des calculs rationnels d’intérêt, des stratégies et des tactiques – c’est le jeu du bio-pouvoir, avec la mise en œuvre de toutes les technologies nouvelles – disciplines, gestion des populations – prolifération, naissances, mortalité, niveau de vie, longévité[11]

En ce sens, sans que Foucault le mentionne explicitement dans ce chapitre de La volonté de savoir (mais il aborde cette question explicitement dans d’autres textes), on peut dire que le processus qu’il décrit comme celui de l’« entrée de la vie et [de] ses mécanismes dans le domaine des calculs explicites [des pouvoirs][12] » trouve l’un de ses principaux débouchés, en Occident et dans les pays du Nord global, avec le développement de l’État social et des dispositifs de prise en charge de la vie des populations, sur le plan de la santé notamment (Sécurité sociale), mais pas exclusivement, loin de là (Allocations familiales, protection de l’enfance, assurances chômage, etc.)[13].

Or, ce dont l’épisode de la pandémie est, si l’on peut dire, le témoin vivant ou la surface de réfraction, c’est bien de la crise généralisée de ce dispositif d’ensemble placé sous le signe du « faire vivre », une crise constamment et délibérément accélérée par des mesures et des décisions destinées à en démanteler aussi bien les principes que les soubassements institutionnels. L’État social n’est conforme à sa destination qu’à la condition d’être un dispositif effectivement inclusif, dont le principe est que même le plus faible ou le plus excentré a vocation à bénéficier de son soutien, être protégé et bénéficier de la dynamique d’optimisation de la vie ; non seulement être maintenu en vie, mais être placé en condition d’être productif. L’État social est à ce titre aussi un dispositif général égalitaire à un certain titre (tout le monde y a droit à une couverture sociale, aux allocations familiales…), mais surtout de compensation ou de réparation des inégalités – c’est le « paradigme » du tarif de la cantine scolaire indexé sur les revenus des parents. Dans nos sociétés, le « faire vivre » entendu comme ce geste qui constitue, selon Foucault, la marque distinctive première des pouvoirs modernes, ce geste ne trouve sa pleine réalisation que dans l’État social entendu comme « care », prise en charge généralisée et si l’on peut dire intégralisée de la vie des populations, aussi bien au niveau individuel (la santé et le bien-être de l’individu) que collectif (la régulation des populations). La biopolitique accède à son âge d’or dans cette configuration où la croissance et l’amélioration de la vie des populations apparaissent au centre des préoccupations des gouvernants et au cœur la vie de l’État.

Quand Foucault décrit les pouvoirs modernes sous les dehors d’un double (Doppelgänger) à la Dr Jekyll and Mr Hyde – positivité de la politique qui promeut le vivant d’un côté et négativité des « massacres vitaux » de l’autre, il a en ligne de mire l’État social d’une part et les guerres entre États-nations, les génocides, le pouvoir atomique de l’autre. La ligne de partage séparant la part d’humanité protégée dont l’existence est « maintenue », défendue et entretenue de celle qui est exposée et éventuellement détruite ne coïncide pas avec l’opposition entre espaces intérieurs et extérieurs (aux États-nations) : en effet, ce sont, en cas de guerre entre États-nations, non seulement les « autres » (l ‘étranger, l’ennemi, le lointain) qui sont exposables et susceptibles d’être détruits, mais aussi bien, les populations que « gèrent » les pouvoirs modernes qui le deviennent aussi dans le temps de la guerre totale – dans un contexte de mobilisation totale (Ernst Jünger), tout le monde devient exposable. L’individu moderne devient en ce sens, aux conditions de la biopolitique, un « double », dés-exposé, protégé et saisi par la dynamique immunitaire d’un côté, et de l’autre, totalement exposable lorsque le pendant (ou le penchant ?) thanatopolitique de la saisie du vivant par le pouvoir prend le dessus.

La solution de continuité que rend tout à fait distincte la pandémie, telle qu’elle signale aussi un changement d’époque consiste donc en ceci : avec la fin de l’État social (qui véhicule des dynamiques égalitaires, inclusives et solidaires), la ligne de partage entre les domaines dans lesquels sont à l’œuvre les positivités biopolitiques et ceux sur lesquels plane l’ombre de la thanatopolitique se brouille. La fin de l’État social ne trouve pas sa seule surface d’inscription dans l’histoire de l’État ou dans celle des institutions sociales. Elle a une valeur diagnostique dans la dimension du procès de la civilisation, à l’échelle locale comme globale.

Ce qui s’y dévoile, ce n’est pas seulement une rupture ou un tournant (affectant les doctrines politiques et les techniques du gouvernement des vivants, mais bien un point d’effondrement. Que l’on y songe : jusqu’à l’aube de la pandémie, un objet de débat récurrent dans le Landerneau de la biopolitique contemporaine était l’« acharnement thérapeutique » ou bien, son envers « le droit à une mort digne ». Ce qui constitue le soubassement de ces discussions mobilisant tant les spécialistes que le grand public, c’est l’expansion continue du motif du « droit à la vie », dont l’un des effets est que les médecins s’efforceront de maintenir en vie par tous les moyens à leur disposition les personnes de grand âge affectées souvent de pathologies multiples ; ou, aussi bien, des personnes atteintes de maladies chroniques et lourdement handicapées, voire survivant dans un état végétatif, voire dans des comas se prolongeant pendant des années, voire des décennies. Le débat sur l’« acharnement thérapeutique » et le « droit à une mort digne » a donc trait aux excès supposés de cette version du « faire vivre » portée aussi bien par le pouvoir médical que par l’autorité politique, et qui consisterait en une sorte de fétichisme du vivant (faire vivre le vivant humain à tout prix et jusqu’au bout et tant qu’il est possible d’y parvenir avec les moyens thérapeutiques dont on dispose actuellement), rivé sur ses moyens et répugnant à s’interroger sur ses fins, sur la philosophie de la vie et de la mort qui l’inspire. Derrière ce fétichisme du vivant, se profileraient toutes les rêveries d’époque portant sur l’allongement indéfini de la vie humaine, et toutes les fantasmagories tournant autour du motif de l’immortalité.

Et puis voici que survient la pandémie, et c’est alors du jour au lendemain, et à l’épreuve de ce désastre, un précipice qui apparaît : le problème, ce n’est plus, tout à coup, la tyrannie du « droit à la vie », c’est le retour terrible du paradigme de la sélection : que soit protégée en priorité la vie de ceux qui ont les meilleures chances de survie et en valent la peine – les plus jeunes, ceux dont on a encore besoin, sans oublier, quand même, aussi, ceux que leur appartenance aux élites distingue tout naturellement comme devant faire l’objet de soins attentifs et de procédures de dés-exposition méticuleuses (et sélectives).

La division de la société en classes prend, à l’épreuve de la pandémie, une tournure tout à fait particulière : d’un côté celle qui regroupe ceux dont le droit à la vie va continuer à être protégé face à l’« ennemi » viral, et de l’autre ceux qui sont exclus du champ immunitaire. Le partage sous condition de vie et de mort qui s’effectue ici est de même espèce que celui qu’opèrent les démocraties occidentales et assimilées (Australie…) entre ceux qui ont leur place sur le territoire national et ceux qui en sont exclus et, à ce titre, rejetés à la mer ou enfermés dans des camps qui sont de véritables pourrissoirs.

En d’autres termes, la thanatopolitique dont Foucault nous dit qu’elle est une dimension constitutive des pouvoirs modernes infiltre désormais le champ de la biopolitique « positive », là où les corps individuels et les populations sont censés faire l’objet du soin des gouvernants, en tant qu’ils sont, tout simplement, des vivants humains dont ces derniers ont la charge. Ou bien encore : une partie de ceux qui, sous le régime de l’État social, étaient censés faire l’objet d’une soigneuse « administration des corps », d’une précise « gestion calculatrice de la vie » sont désormais traités soit en ennemis (les migrants, les demandeurs d’asile), soit en excédentaires (les vieillards dans les EHPAD ou bien les personnes infectées qu’on laisse mourir à la maison).

C’est en ce sens que le démantèlement de l’État social revêt une portée de bien plus grande ampleur que ce que l’on en dit habituellement : il s’agit d’un tournant se situant au cœur de la biopolitique elle-même et qui en affecte la substance même : la mise en œuvre de la prise en charge de la population (la biopolitique à proprement parler, par opposition à l’anatomo-politique, dans le langage de Foucault) ne peut que s’inscrire dans un horizon d’inclusion – on vaccine tout le monde, toutes les femmes ont accès aux tests de dépistage du cancer du sein, tous les hommes ont accès aux dispositions équivalentes concernant le cancer du côlon ou de la prostate, etc.

Or, à l’épreuve de la pandémie, c’est-à-dire dans la situation où, par excellence, l’appareillage biopolitique de la vie commune est appelé à faire ses preuves, il s’avère que ce « faire vivre » général cache, en vérité, un autre paradigme : celui du rejet et de l’abandon calculé d’une part du vivant humain, ceci notamment dans un contexte général où il apparaît distinctement que tous les corps ne sont plus susceptibles d’être mobilisés, valorisés, optimisés au service du « développement des forces productives ».

Le retour de la figure de la médecine de guerre au fort de la crise pandémique manifeste la propension croissante des gouvernants à abandonner l’approche unitaire du vivant humain tel qu’il est inscrit au cœur de la biopolitique. Il traduit la montée d’une approche de ce corps commun (la population) en termes de catégories, lesquelles ne sont pas seulement hiérarchisées mais font l’objet de saisies ou d’épinglages rigoureusement opposés – plus prospère le motif élastique du « care » et plus se multiplient les procédures de rejet et d’abandon – liquidation du droit d’asile, refus du retour des femmes et des enfants partis (ou nés) en Syrie dans le contexte de la migration « djihadiste » ; et donc, au temps de la pandémie, surgissement de cette figure terrifiante du lâchage des vies considérées comme non-prioritaires, et apparition de ce geste barbare consistant à trancher dans le corps du vivant en opérant tris et sélections entre ceux que l’on soignera et ceux qui seront abandonnés au bord du chemin.

L’évidence d’un radical dérèglement de la politique contemporaine (dont Foucault nous dit qu’elle se caractérise comme celle dans laquelle la condition d’être vivant de l’homme moderne est en question) est là lorsque devient courant en temps de paix le recours à des dispositifs et des technologies de pouvoir qui relèvent de l’arsenal de la guerre (la médecine de guerre) et que ceux-ci s’appliquent non pas à des combattants ou des ennemis mais à des civils, des citoyens, des gens qui attendent de l’État et des gouvernants qu’ils les prennent en charge, face à une menace sanitaire majeure, en tant qu’ils sont des vivants, supposés « inclus » et « comptés » précisément. La découverte qu’a faite toute une partie de la population tout au long de la séquence où les pouvoirs ont affiché leur incurie face à la montée de la pandémie, c’est bien qu’elle était susceptible de se trouver brutalement et sans préavis exclue du champ d’inclusion que dessinait l’État social et dé-comptée, déclassée en tant qu’appartenant au corps commun de la population gouvernée selon les règles et les normes d’une politique destinée à assurer la permanence et la viabilité de la vie collective de la population entendue comme corps vivant.

Quand les plus hautes autorités de l’État ont eu recours en France à l’image de la guerre pour évoquer la lutte contre l’épidémie, il fallait donc l’entendre aussi de cette façon : c’est la guerre, l’ennemi viral a envahi notre territoire de façon telle que tout le monde, désormais, se trouve exposé au risque de la mort. Dans cette situation où il nous faut faire face à un danger vital, n’attendez pas de nous, les gouvernants, nous vous protégions tous autant que vous êtes et quelle que soit votre condition. C’est la guerre et il nous va donc falloir opérer des choix et consentir à des sacrifices. La définition des critères selon lesquels nous ferons ces choix et consentirons ces sacrifices nous appartient à nous seuls et ne saurait, bien sûr, être rendue publique et revendiquée – tant ce passage d’un régime du gouvernement des vivants à un autre suppose de contraventions et transgressions éthiques de ce qui demeure le saint Graal normatif et axiologique du discours démocratique et de l’universalisme humaniste et humanitaire qui demeurent nos tables de la loi…

En ce sens, ce « nous sommes en guerre » est une sorte de lapsus dans la bouche du pouvoir, donnant à entendre non seulement, bien sûr, que le gouvernement aux « valeurs » et à l’universel est une farce (de cela, on se doutait déjà un peu), mais, bien pire en un sens, que le régime de la biopolitique, à l’âge ultra-libéral, a radicalement changé. Dans un temps où les EHPAD sont promues sur internet comme un placement sans risque, l’évidence est bien que la priorité n’est pas qu’y prévale envers et contre tout le précepte « faire vivre », appliqué aux existences finissantes, mais bien que ces maisons dites de retraite fonctionnent comme des entreprises ou des affaires qui « rapportent » à ceux qui y investissent. Le résultat est que, quand survient une crise soudaine autant qu’aiguë comme celle du printemps 2020, elles se transforment en mouroirs – un tiers des 30 000 morts de la première vague de l’épidémie sont des pensionnaires de ces établissements.

Le message adressé à cette occasion par les gouvernants aux catégories les plus fragiles et les plus exposées, caractéristiques recodées par les décideurs en « inutiles », « poids mort », « non prioritaires » (etc.) est tout à fait clair : nous avons mieux à faire que nous occuper de vous, ceci tout particulièrement lorsqu’il nous faut faire face à l’état d’urgence, à une menace vitale susceptible de nous déstabiliser, de nous délégitimer, de nous faire perdre les prochaines élections. Votre disparition passera donc aux pertes et profits, car telles sont les rigueurs de la nouvelle règle du jeu. Et aussi bien, vous ne serez plus là pour présenter le tort qui vous a été fait, puisque vous serez mort et que les vivants (les survivants), espérons-le, seront passés à l’ordre du jour…

Avec la pandémie du covid a pris forme dans le Nord global (et tout autant ou davantage, on l’imagine, dans le Sud global) un nouvel âge de la biopolitique, une époque nouvelle dans l’histoire du gouvernement des vivants. Cette configuration pourrait être désignée comme celle de la biopolitique tardive, Spätbiopolitik, par référence à la notion de capitalisme tardif, Spätkapitalismus, forgée (que je sache) par l’économiste trotskyste Ernest Mandel ou bien encore celle de late style, proposée par Edward Said. L’inflexion que subit la biopolitique contemporaine à l’épreuve de la pandémie ou du rejet en mer des migrants, ce serait le late style, le style tardif de la biopolitique en version française et, largement, européenne[14].

De ce point de vue, un examen général de la façon dont les gouvernements libéraux des pays du Nord global ont affronté la pandémie ferait assez distinctement apparaître que le tournant biopolitique ici analysé constitue plutôt la règle, alors que les pays qui ont incarné, face à la menace épidémique, la continuité de la biopolitique positive se destinant à « faire vivre » la population en évitant qu’elle ne se fracture en protégés et abandonnés seraient plutôt l’exception – Taïwan, la Corée du Sud, l’Islande et quelques autres.

La tendance lourde, incarnée par les pays de l’Ouest européen, les États-Unis, le Brésil et la plupart des démocraties latino-américaines plus ou moins approximatives, est celle que nous avons décrite : le « faire vivre » est désormais placé sous conditions, hors de toute situation de guerre extérieure ou de guerre civile, il est accompagné comme son ombre, au temps de la démobilisation de fractions variables de la force de travail et du vieillissement des sociétés naguère assurantielles, par un « laisser mourir » en pleine expansion et sur lequel la pandémie a brutalement levé le voile. Le tant vanté « care » a désormais son double noir, le délaissement. Et le délaissement, ce n’est pas seulement ni principalement ce qui survient quand les pouvoirs sont débordés et ne savent plus ou donner de la tête, c’est un geste actif du pouvoir, un geste calculé, avec tous les éléments de « rationalité » qui vont avec. La vie des vivants n’a plus désormais, vocation à être protégée que conditionnellement, l’accès aux dispositifs immunitaires passe, de manière croissante par des péages (les assurances privées, par exemple).

Le délaissement, c’est ce geste nihiliste du pouvoir qui, tout comme la stratégie du chaos (Naomi Klein) en vient à occuper une place toujours croissante dans les calculs stratégiques et les tactiques des pouvoirs. Dans sa forme radicale et sans fard, ce geste trouve son expression dans le « vous pouvez crever ! » que les néo-fascistes à la Trump, Salvini et Le Pen adressent aux migrants aux sans-papiers, aux démunis en quête de soins médicaux. Ce « vous pouvez crever ! » n’est jamais que le Urtext, la version originale et authentique, sans masque, de ce qui s’inscrit aujourd’hui dans les pratiques effectives des démocraties de marché, libérales ou « illibérales ». Une torsion décisive est en train de se produire dans la façon dont ce que Foucault, d’une expression un peu vague, appelle « les pouvoirs modernes » s’assurent leurs prises sur le vivant humain qu’ils sont supposés « gérer ». L’idée des « tris vitaux » (pour l’État, les élites, les maîtres) découlant d’impératifs circonstanciels ou structurels est en train de faire son chemin.

Au temps des bouleversements climatiques, de la dégradation assurée des conditions environnementales dans les décennies à venir, de la montée des périls dans le domaine des relations internationales, de la crise hégémonique en cours, s’impose aux gouvernants cette idée fixe : se profile un temps, une séquence ou un âge, on ne sait, où il apparaîtra qu’au fil des commotions d’intensité variable qui s’annoncent, on ne pourra pas assurer et garantir la (sur) vie de tout le monde, il faudra opérer, sur le long terme ou à vif, des tris et des choix plus ou moins massifs et constamment draconiens[15].

Ce nouvel eugénisme global a le goût, l’odeur et la couleur du nihilisme d’époque. Autant le savoir et ne pas baisser les yeux devant ce qui vient à notre rencontre (l’avenir, ce n’est pas ce qui se tient sur une ligne d’horizon plus ou moins lointaine ou nébuleuse, c’est ce qui vient à notre rencontre et dont nous devons nous exercer à discerner les traits[16]).

 

Notes

[1]Voir à ce propos : « Le ‘tri’ des patients en Ehpad au cœur des interrogations », « Des personnes âgées ont été écartées des hôpitaux », Le Monde, 29/07/2020 ; « L’isolement en Ehpad a été une erreur », Le Monde, 31/07/2020 ; « ’Si vous voulez un guide de ce qu’il ne fallait pas faire, il est là’ – La Rosemontoise, Ehpas à la dérive », Le Monde, 25/08/2020 ; « Plaintes criminelles pour ‘délaissement’ de personnes vulnérables », Le Monde, 31/07/2020.

[2]« Dès le début de l’épidémie, il est évident que l’âge était un des principaux facteurs de risque de décès. J’ai été frappée par la première annonce, fin mars, d’une vague de décès par Covid-19 dans un Ehpad à Mougins (Alpes Maritimes). C’est la presse locale qui a révélé que douze résidents de cet établissement avaient succombé en quinze jours. Imaginez qu’il y ait eu le même nombre de victimes dans un internat de collège. Dès le lendemain, tous les autres élèves auraient été sortis, et la structure aurait été fermée. Là, il ne s’est rien passé, ou presque. Le bilan s’est d’ailleurs largement alourdi par la suite dans cet établissement, avec quarante décès parmi la centaine de résidents. Plusieurs familles ont déposé plainte, elles n’avaient pas été prévenues de la situation, de ces morts qui se succédaient […]. Jusqu’ici, plus de 10 000 résidents d’Ehpad sont décédés du Covid-19 dans leur établissement et plus de 3700 après transfert dans un hôpital (…). Il est très probable qu’il y a eu, au pic de l’épidémie, une limitation des admissions à l’hôpital, liée au grand âge ». [Je souligne, AB] Michèle Delaunay, ancienne ministre déléguée de François Hollande, chargée des personnes âgées et de l’autonomie, « L’isolement en Ehpad a été une erreur », article cité supra. On ajoutera à ces remarques que les personnels des EHPAD n’ont pas été mieux considérés que leurs pensionnaires : pendant toute la première phase de la pandémie, ils ne sont pas considérés comme prioritaires pour l’accès aux masques, contrairement à ceux des hôpitaux.

[3]Je m’appuie ici notamment sur une relecture du chapitre V de La volonté de savoir, « Droit de mort et pouvoir sur la vie ».

[4]« On pourrait dire qu’au vieux droit de faire mourir ou de laisser vivre s’est substitué un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort » (La volonté de savoir, p. 181).

[5]Ibid., p. 179.

[6]Ibid., p. 179.

[7]Ibid., p. 180.

[8]Ibid., p. 180.

[9]Ibid., p. 180.

[10]Ibid., p. 180.

[11]Ibid., p. 183.

[12]Ibid., p. 186.

[13]Voir par exemple cette approche de l’État social par Chomsky : « Il s’agit de solidarité sociale. La loi sur la Sécurité sociale énonce : nous allons nous soucier de vous. C’est comme l’Éducation nationale. On dit : nous nous soucions de ce qui arrive à autrui. Nous nous soucions de savoir si le fils d’une voisine va à l’école. Nous nous soucions de savoir si telle personne âgée meurt de faim ou pas. Nous ne voulons pas que ça arrive. L’idée de placer les fonds [de pension, A B] sur le marcher boursier, même si on l’entoure de toutes sortes de précautions fallacieuses, imposera la disparition de ce sentiment de solidarité sociale ! Cela reviendra à dire : vous ne prenez soin que de vous. Si le bonhomme au bout de la rue meurt de faim à 70 ans, ce n’est pas votre problème. C’est son problème. Il a fait de mauvais placements ou il n’a pas eu de chance. C’est un excellent discours pour les riches. Mais pour tous les autres, ça dépend de votre évaluation du risque. Nous voulons que la société se soucie de ses vieux, et elle s’est montrée très efficace à cet égard, en réalité » (De la propagande, entretiens avec David Barsamian, traduit de l’américain par Guillaume Villeneuve, Fayard, 2002, p. 156-57.). Chomsky insiste sur la dimension éthique du problème : ceux qui, comme Bill Clinton, ont pesé de tout leurs poids pour que l’on passe, aux États-Unis, à un système d’assurance sociale privée, indexé sur les cours de la Bourse, considèrent qu’il est « juste de laisser les gens prendre le risque de crever de faim quand ils auront 70 ans » (ibid., p. 159.).

[14]Foucault reprend à son compte la notion de Spätkapitalismus dans La volonté de savoir.

[15]On a là une manifestation des plus massives de la brutalisation des pouvoirs dans les démocraties contemporaines, les gouvernants étant d’autant plus portés à incriminer les gouvernés en voie d’ensauvagement (à les entendre) qu’ils sont eux-mêmes pris dans l’irrésistible spirale de cette brutalisation tous azimuts.

[16]C’est un des cartons les plus célèbres de l’histoire du cinéma muet : « Et lorsqu’il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » –  dans le Nosferatu de Murnau – la pandémie comme ce « pont » qui nous conduit vers cet avenir pas vraiment radieux…

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