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La situation actuelle au Brésil est à la fois catastrophique sur le plan sociopolitique et désastreuse sur le plan sanitaire et épidémiologique. Depuis le 20 mai dernier, ce pays-continent de 210 millions d’habitant.e.s concentre plus de la moitié des décès de la Covid-19 de l’Amérique latine (avec plus de 20.000 morts). Ceci, tandis que le pouvoir fascisant et militariste de Jair Bolsonaro continue à rejeter ostensiblement tout plan de combat de la pandémie à l’échelle fédérale, tout en réaffirmant son orientation ultralibérale sur le plan économique et réactionnaire sur le plan politique.

Comment en est-on arrivé là, après – pourtant – 15 ans de gouvernement du Parti des Travailleurs ? Le chercheur Fabio Luis Barbosa dos Santos, professeur à l´Université Fédérale de São Paulo et auteur de « La peur a vaincu l´espoir. Le Brésil de Lula à Bolsonaro » (Syllepse, 2020), nous propose ici une lecture critique de l’histoire récente de son pays.

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En 2002, la victoire de Lula à l’élection présidentielle brésilienne avait suscité un espoir de changement social en Amérique latine et au-delà. Né à la fin de la dictature militaire (1964-1985), le Parti des travailleurs (PT) s’est consolidé dans les années 1980 en prenant part à la lutte pour la démocratisation puis en menant la résistance au néolibéralisme au cours de la décennie suivante. Alors qu’il atteignait le pouvoir, le PT a commencé à adopter un discours et une pratique de conciliation de classe. Pendant une décennie caractérisée par une forte croissance économique, le parti a réussi à pacifier le pays et à remporter trois autres scrutins présidentiels. Pourtant, en 2016, le deuxième mandat de Rousseff a été écourté par un processus de destitution controversé et deux ans plus tard Lula a été emprisonné. Les attentes progressistes ont laissé place à une offensive réactionnaire encore inimaginable quelques années plus tôt[1].

Ce texte aborde cette réorientation de la politique brésilienne en lien avec le déplacement du centre gravité de la politique vers la droite qui s’observe à l’échelle internationale. Mon hypothèse principale est que nous assistons à une transformation du cadre qui sous-tend la reproduction du capital au Brésil. Ce changement peut être résumé par deux idées : il y a eu un glissement du « néolibéralisme inclusif » vers la dépossession sociale, et de la conciliation à la confrontation de classe.

Ce changement menace d’abord les institutions associées à la Constitution de 1988 (surnommée la « Constitution des citoyens »), considérée comme la pierre angulaire de la soi-disant Nouvelle République qui a succédé à 25 ans de dictature. Dans une perspective plus large, le Brésil avance vers ce que Christian Laval a appelé un « nouveau néolibéralisme », dans lequel les contradictions entre capitalisme et démocratie sont aggravées. Le nouveau néolibéralisme impose la violence économique à travers un programme social et économique antipopulaire ainsi que la violence politique, car il a abandonné son contenu démocratique libéral (Laval : 2018).

D´un point de vue politique, ce changement est mis en évidence par la déroute du PT (entre la destitution de Roussef en 2016 et l’arrestation de Lula en 2018) et l’élection de Bolsonaro. Je vais analyser ce processus en trois temps : la chute du PT ; l’élection de Bolsonaro et le projet du nouveau gouvernement. Je terminerai en mettant en évidence la logique perverse à l’œuvre dans la gestion de la pandémie par le président.

 

Comment expliquer la chute du Parti des Travailleurs (PT) ?

Les administrations PT se sont appuyées sur la conciliation de classe pour réformer le capitalisme brésilien. Cette stratégie était raisonnable : étant donné l’importance des inégalités qui caractérisent le pays, beaucoup peut être fait pour les combattre sans faire face aux structures qui les perpétuent. Le programme « Faim zéro », dont le leadership a été confié à un frère catholique, illustre cette approche : après tout, qui serait opposé à mettre fin à la faim ?

Dans ce contexte la « manière luliste de réguler les conflits sociaux » combine deux dimensions. D’une part, de modestes avancées ont été obtenues par les plus pauvres grâce à l’extension des politiques de transferts monétaires et par une légère évolution du salaire minimum. De l’autre, les banques et les capitaux internationaux ont pu continuer à gérer le pays comme une marchandise et à percevoir les bénéfices qui y sont habituellement liés. Ce double mouvement a permis de relativement pacifier le pays pendant plus d’une décennie.

Selon Braga, l’hégémonie luliste reposait sur l’articulation de deux formes de consentement distinctes mais complémentaires. Si le gouvernement se satisfaisait d’un consentement passif des classes subalternes, il s’est employé à coopter les bureaucraties syndicales, les dirigeants des mouvements sociaux et certains secteurs intellectuels afin de créer la base d’un consentement actif au lulisme. Ce dernier type de consentement visait à défendre la présence du parti au sein de l’appareil d’État (Braga ; Santos : 2019).

La rupture du consentement passif au pacte Luliste est devenue évidente à partir des manifestations de juin 2013 qui ont constitué le plus grand cycle de mobilisations populaires depuis la fin de la dictature en 1985.

Pour le dire de manière synthétique : le PT a émergé en politique dans les années 1980 en faisant descendre le peuple dans la rue. Il a ensuite atteint le pouvoir au cours des décennies suivantes en mettant fin à la contestation de rue. Les manifestations de juin montrèrent que le parti n’avait plus le pouvoir de mobiliser la population ou de l’enjoindre au calme. Son rôle fut donc largement remis en cause.

Juin 2013 a ouvert une nouvelle conjoncture politique, marquée par l’épuisement de la manière luliste de réguler les conflits sociaux. Pendant les années suivantes, les scandales de corruption mis en scène par les grands médias se sont ajoutés à une crise économique qui s’est transformée en récession à partir de 2015. La portée de la conciliation de classes s’en est trouvée réduite et la pression pour une mise à jour du régime d’accumulation s’est accrue.

La version PT du néolibéralisme inclusif a cédé la place à la dépossession sociale, tandis que l’ère de la conciliation a été remplacée par la guerre des classes. Bien qu’initiée par le gouvernement Rousseff, cette inflexion a été consommée avec sa destitution et s’est approfondie avec l’emprisonnement de Lula et l’élection de Bolsonaro.

Vue par ce prisme, la destitution de Rousseff en 2016 fait partie de la crise du mode dit « luliste » de régulation des conflits sociaux, tout comme l’arrestation de Lula. Alors que la stratégie de la classe dominante se déplaçait vers la droite, la gestion proposée par le PT ne leur était plus utile.

En résumé, les tendances récentes de la politique brésilienne ne doivent pas être perçues comme un virage radical à 180 degrés, mais plutôt comme une métastase des administrations PT. Une métastase au sens où les intérêts antipopulaires qui semblaient contenus mais qui n’avaient jamais été affrontés sous le PT peuvent maintenant se développer sans entrave : l’agro-industrie, la finance, les entreprises médiatiques, le néopentécostalisme, l’armée et ainsi de suite. Depuis le court gouvernement de Temer (le vice-président de Rousseff), les corrompus professionnels qui assuraient la gouvernabilité du PT ont cessé de jouer le rôle de figurants et ont repris le contrôle de l’État. En bref, l’épuisement du lulisme a affaibli les médiations entre les desseins prédateurs de la bourgeoisie brésilienne et les droits et aspirations des travailleurs.

Le gouvernement antipopulaire et impopulaire de Temer (2016-2018) doit être compris dans ce contexte, comme c’est le cas avec l’élection de Bolsonaro. Cependant, au-delà du lulisme et du bolsonarisme, cette tendance vers un nouveau néolibéralisme menace la Nouvelle République elle-même. Cela a été perceptible lors des élections présidentielles de 2018.

 

Les élections présidentielles de 2018

Pour la classe dirigeante, l’économie n’était pas un enjeu central des dernières élections. Le vainqueur affronterait les problèmes du néolibéralisme avec plus de néolibéralisme, que ce soit par la voie utopique d’un “néolibéralisme inclusif” prêché par le PT, ou par l’ultranéolibéralisme des Toucans (opposants historiques au PT) ou de Bolsonaro.

Ce qui était en jeu pour cette classe, c’était la forme politique que prendrait la gestion de la crise brésilienne. Autrement dit, le visage de l’arrangement institutionnel, juridique et culturel qui remplacerait la Nouvelle République désormais définitivement condamnée. Deux voies ont été proposées pour gérer la colossale crise brésilienne :  le PT offrait l’ordre par la négociation, tandis que Bolsonaro promettait l’ordre par la violence.

Puisqu’aucun des trois candidats représentant clairement le capital ne s’était qualifié pour le deuxième tour[2], se posa alors la question de savoir quelle voie servirait le mieux ses intérêts.

Si le PT l’emportait, il serait difficile de gouverner. Comment convaincre ceux qui ont appelé à la destitution et à l’emprisonnement de Lula d’accepter que tout cela débouche sur l’élection de Haddad (le candidat qui a remplacé Lula) ?

Avec la victoire de Bolsonaro, le problème se pose pour les gouvernés. Sa base parmi les puissants est fragile ; son niveau de rejet est élevé et son caractère imprévisible. Qui pourrait donc dompter le dompteur ?

Le PT et Bolsonaro étaient envisagés comme des réponses provisoires et nécessairement instables d’une classe dirigeante qui se réorganise.

Pourtant, la classe dominante a choisi de soutenir Bolsonaro car la fin de la nouvelle République compromet également les Toucans. Reste que l’idéal pour la classe dirigeante est un bolsonarisme sans Bolsonaro. En France, Marine le Pen se plaint de ceux qui se sont réunis pour la vaincre au second tour, car finalement l´élu met en œuvre sa politique mais sans se vanter. Sous la poussière des élections, la classe dirigeante brésilienne cherche son Macron.

Entre l’effondrement du lulisme, qui a commencé lors de la rébellion de juin 2013, et un bolsonarisme présentable en préparation, la classe dirigeante se réorganise, ce qui s’est traduit par la dispersion des candidats. Comme en 1989, lorsque la Nouvelle République est née, la classe dirigeante cherche son chemin, mais cette fois pour l’enterrer[3].

Cependant, l’avenir sous Bolsonaro est imprévisible. Beaucoup l’ont soutenu pour se débarrasser du PT, mais personne ne sait qui libérera le Brésil de Bolsonaro. Au Chili les chrétiens-démocrates ont soutenu le coup d’État de 1973 afin de revenir au pouvoir. Ils ne s’attendaient certainement pas à devoir attendre 17 ans pour que cela se produise effectivement.

Bolsonaro a des idées bien à lui : fonder une dynastie grâce à ses trois fils entrés en politique, soutenu par les militaires et la police. Il lui faut donc remplacer le soutien éphémère dont il dispose sur les réseaux sociaux par une base qui lui soit littéralement fidèle. Pour cela il compte s’appuyer sur les évangélistes, bientôt plus nombreux que les catholiques dans le pays.

Il n’y a rien de nouveau dans l’adhésion de ceux d’en haut à Bolsonaro. Bien que brutale et vulgaire, la violence qu’il incarne est avant tout une violence de classe. Le drame c’est l’adhésion des classes inférieures. En l’absence du leader charismatique, le sous-prolétariat qui a soutenu le lulisme s’est tourné vers Bolsonaro, sauf dans le nord-est du pays. Tous les Brésiliens connaissent quelqu’un ayant déjà voté pour Lula mais qui a fini par voter pour le capitaine. Lula était en prison, mais les électeurs ne l’étaient pas. Qu’est-il donc arrivé ?

En écartant les hypothèses selon lesquelles tous ceux qui ont voté pour lui sont fascistes ou ont été manipulés contre le PT, ce résultat suggère l’hypothèse inconfortable qu’il existe des points communs entre le bolsonarisme et le lulisme. En ce sens, ils étaient opposés, mais ils ne sont pas exactement contraires.

Il est vrai que l’anti-PTisme a empoisonné le débat, mais plusieurs candidats brandissaient cette bannière. Homme de la vieille politique, Bolsonaro a réussi à incarner le renouvellement. Le secret réside plutôt dans la forme que dans le contenu : le capitaine utilise le langage de la brutalité, qu’un peuple brutalisé connaît et comprend. D’une manière perverse il parle avec les gens, comme le fait Lula, ce qui lui a permis de se distinguer des candidats ordinaires. Si Lula a émergé comme un Messie, Bolsonaro est devenu le mythe (comme l’appellent ses partisans).

Quoique d’une manière fausse, Bolsonaro se positionnait du côté de ceux qui, comme lui, n’articulent pas bien les idées ou ne comprennent pas beaucoup les choses. Plutôt qu’un programme, il a défendu un ensemble de valeurs spécifiquement construites d’où le dialogue fluide qu’il maintient avec les évangélistes.

La campagne du PT, de son côté a parié sur la victimisation de Lula, puis sur le fait de faire de lui le candidat derrière Haddad. Bref, Lula avait l´intention de transformer les élections en plébiscite sur lui-même – on pourrait dire qu´il rêvait de devenir Mandela. Ce faisant, le PT a contribué à dépolitiser le conflit et à le déplacer sur des enjeux moraux.

Alors que la campagne du PT tournait autour du concept de justice, la principale valeur évoquée par Bolsonaro était l’ordre, ce qui pour lui signifie conclure le travail inachevé de la dictature. C’est peut-être cela, après tout, son programme.

 

Bolsonaro au pouvoir

S’il propose l’État policier, qui est le cadre du nouveau néolibéralisme, il n’a pas vraiment de programme. Pour faire simple, on peut dire qu’il sous-traite son élaboration au grand capital.

C’est le message qu’il voulait faire passer avec son comportement naïf durant la campagne : il refusait de répondre aux questions économiques en affirmant qu’elles seraient traitées par son ministre de l’économie, un ancien Chicago boy.

Ce que vise le grand capital c’est transformer le cadre dans lequel s’opère la reproduction du capital au Brésil par le biais de réformes contre les travailleurs. L’idée nourrie par les militaires et récupérée par le PT que le Brésil pourrait être une puissance à l’échelle internationale a été abandonnée.

On peut clairement l’observer dans le changement d’attitude des militaires. Dans le passé, l’armée a associé son pouvoir à l’industrialisation du pays, qui soit dit en passant, a commencé et s’est consolidée entre deux dictatures : l’ « Estado Novo » (1937-1946) et le coup d’État de 1964. Face à la régression industrielle et à la dégradation sociale, les militaires ont jeté l’éponge, renonçant à faire du Brésil une puissance internationale. Ils se concentrent désormais sur la gestion armée de la vie sociale afin de maintenir debout un pays en ruine. Ils parient donc sur une relation privilégiée avec les États-Unis, dans un contexte mondial de sauve qui peut.

Voici une illustration de cette tendance. Lula avait envoyé le général Augusto Heleno diriger la mission des Nations Unies en Haïti, pensant que cela ferait du Brésil un “global player” (acteur mondial). Le général est retourné au Brésil en réfléchissant à la manière d’empêcher le Brésil de devenir Haïti. Empêché d’être vice-président de Bolsonaro par son parti, Heleno utilise maintenant cette expérience en tant que directeur du Bureau de la sécurité institutionnelle du gouvernement, qui répond directement au président (Harig : 2018).

Les réformes prévues par le capital visent à dépasser le cadre institutionnel associé à la « constitution du citoyen ». Ce n’est pas une coïncidence si le tout puissant ministre de l’Économie de Bolsonaro est un ancien Chicago boy qui a travaillé sur le Chili de Pinochet dans les années 1980. Paulo Guedes méprise toutes les politiques économiques mises en œuvre depuis la fin de la dictature brésilienne qu´il considère « de gauche » et qu’il qualifie « d’interventionnisme d’État ».

Bolsonaro aussi s’inspire du Chili de Pinochet, un régime qui a réorganisé la société de manière globale. Cette expérience néolibérale fondamentaliste et pionnière en matière d’économie a eu des effets majeurs sur la sphère politique et sur la subjectivité au sens large (Bocardo ; Ruiz : 2015). Jusqu´à la rébellion qui a éclatée en octobre 2019, le pays était considéré comme un exemple de réussite du néolibéralisme au niveau mondial. Aujourd’hui, ce sont justement les effets sociaux dévastateurs de cet agenda qui sont combattus au Chili avec une puissance remarquable.

La réforme du système des retraites entreprise par le gouvernement illustre sa volonté de détruire la « constitution citoyenne ». L’argument principal mobilisé est celui du déficit qui serait amené à exploser dans les années à venir. Cependant, le système de sécurité sociale tel qu’il a été conçu par la constitution est censé être équilibré par le paiement de cotisations par les travailleurs et les employeurs, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. L’État brésilien ne s’acquitte pas de son devoir, alors que de plus en plus de ressources sont allouées aux paiements des intérêts de la dette.

Cette nouvelle logique implique la destruction du système de sécurité sociale pour le remplacer par un système dans lequel chacun est libre de choisir d’épargner ou non pour se prémunir des risques sociaux. On passe d’une logique collective à une logique individuelle, d’un droit social à un produit financier. Cette réforme du système de retraite implique une rupture avec le modèle social sur lequel repose la constitution du citoyen et la nouvelle république.

C’est pour cela qu’une réforme de l’administration est en cours de discussion. Elle vise à se débarrasser de l’article de la constitution qui oblige à attribuer un pourcentage minimal du budget de l’État à l’éducation et à la santé par exemple. Cela fait suite au gel des dépenses publiques décrété pour les 20 prochaines années par le gouvernement Temer. Puisque Bolsonaro ne veut pas remettre en cause ce plafonnement, il cherche à modifier la base du financement de la sécurité sociale. En plus d’entrer en contradiction avec la constitution, un tel changement aurait des conséquences profondes sur le tissu social du pays.

 

Bolsonaro à l’épreuve du Coronavirus

Le défi du président est de convertir le soutien en ligne qui lui a permis de se faire élire en mobilisation réelle. Transformer des internautes en chemises noires.

Sur cette route il suit toujours le même script : il désigne des ennemis qu’il attaque tout en se posant en victime. Il accuse non seulement des personnes mais aussi des institutions et la presse dans son ensemble d’être des obstacles à son projet, ce qui génère des prophéties autoréalisatrices. Quand le président accuse le congrès de le boycotter, il transfère la responsabilité de ses échecs sur ceux qui « ne le laissent pas » gouverner. En même temps il mobilise le soutien populaire pour s’opposer à des institutions qui, aux yeux des citoyens, incarnent la politique pourrie et corrompue. Quand le congrès réagit, le président voit son récit légitimé et hausse le ton. Quand il se tait, le président avance d’une case. Dans ce jeu des contraires, Bolsonaro apparaît comme subversif alors que la gauche brandit la constitution pour défendre l’ordre.

À Brasília, on pose des réponses simples aux problèmes complexes. Il s’agit de suivre le récit du héros qui affronte une succession de méchants et qui est le même que celui ayant cours sur les chaînes de vidéos en ligne et dans les jeux vidéo. Dans cette logique, ce que fait réellement le gouvernement importe peu. Il s’agit plutôt d’exciter ses supporters et de rendre naturel ce qui était encore intolérable il y a peu. Bolsonaro déplace le cadre de la normalité et élargit l’horizon des aspirations de sa base.

Il s’agit d’un mouvement qui ne peut pas reculer. Au contraire, comme une boule de neige il ne fait qu’accumuler de la masse, de la vitesse et de la violence. Dans ce mouvement, le président a fait descendre sa base dans la rue le 15 mars pour revendiquer la fermeture du congrès national. Trois jours plus tard, la manifestation prévue en défense de l’éducation eut l’air d’une contre-manifestation.

C’est dans ce contexte que le Covid-19 a débarqué au Brésil. La manifestation du 15 mars fut annulée, mais quelques irréductibles sortirent dans les rues pour saluer personnellement le président. Face à cela, la manifestation du 18 se transforma en panelaço (concert de casseroles) national et mit en évidence le déclin du soutien à Bolsonaro parmi les riches et la classe moyenne, qui furent les premiers à être atteints par un virus qui est arrivé avec ceux qui ont un passeport.

Le président renforça alors son négationnisme et commença à collectionner les ennemis. À chaque nouveau discours prononcé, les casseroles tintaient aux fenêtres. Le président serait-il perdu dans son monde parallèle ? La stratégie de survie de cet animal politique pervers considère n’importe quelle pulsion de mort comme une opportunité politique. Il faut donc chercher la logique à l’œuvre derrière la folie.

Bolsonaro reconnaît que la crise a deux dimensions : sanitaire et économique. Il fait le pari que le peuple sera plus sensible aux effets de la seconde. Son discours contre l’isolement horizontal s’adresse donc à ceux qui meurent de faim, pas du Covid. Bolsonaro présume correctement que les travailleurs veulent travailler : j’ai entendu des marchands de rue critiquer le gouverneur qui soutient le confinement et défendre Bolsonaro. En plus des commerçants et des entrepreneurs, les leaders évangélistes sont aussi contre le confinement qui vide leurs églises.

Cette politique repose également sur la certitude que l’État brésilien, ayant été fondé sur l’esclavage, ne portera jamais secours aux travailleurs comme en Europe. Au contraire, les mesures provisoires facilitent les réductions de salaires et les licenciements. Le fondamentalisme néolibéral du ministre de l’économie, sert de base au calcul politique de Bolsonaro.

Évidemment il s’agit d’un pari risqué, qui peut mener le pays à la catastrophe. Comme l’a fait remarquer Pierre Salama, si la lutte contre le Covid est décrite comme une guerre, alors Bolsonaro est un criminel de guerre. Dans ce contexte, le fait qu’un président suicidaire et génocidaire à la Hitler soit toléré par la population et par le Congrès nous donne la mesure du découragement de ceux d’en bas et du cynisme de ceux d’en haut.

Ce cynisme inclut Lula et le Parti des travailleurs (PT) en tant que membres à part entière de la famille de Brasília. En mars, le parti était contre la destitution de Bolsonaro. Il est exact de dire qu’une révolte au congrès donnerait du grain à moudre à Bolsonaro. Mais cet argument révèle que les principes (la vie humaine) sont subordonnés aux intérêts (les calculs politiques).

Face à la vingtaine de protocoles d’impeachment déclenchés pour la plupart par de nouveaux ennemis de Bolsonaro en avril, le PT a nuancé sa position. Mais il fait partie des éléments qui empêchent ce combat d’avancer car personne ne veut se lancer dans cette voie pour faire triompher quelqu’un d’autre. Autrement dit, la destitution de Bolsonaro n’aura lieu que quand les parlementaires penseront qu’ils y gagneraient plus qu’en exploitant les faiblesses du gouvernement.

Pendant ce temps, Bolsonaro a doublé la mise. Son gouvernement qui comprend plus de militaires que ceux de la dictature, s’est libéré des deux figures qui pouvaient lui faire de l’ombre. Il s’est d’abord agi du ministre de la santé qui n’était pas d’accord avec le président pour considérer ce virus comme « une petite grippe ». Puis fin avril ce fut le tour de Sergio Moro, ministre de la justice responsable de l’emprisonnement de Lula, désormais remplacé par un évangéliste. Le coût de la défection d’un homme vu comme le paladin de la lutte anticorruption n’est pas encore clair. Moro est parti en faisant une déclaration fracassante : il affirme que le président voulait mettre la Police fédérale sous sa coupe, ce qui a débouché sur une plainte devant la Cour suprême, autre cible du président. Bolsonaro s’est aussi mis à dos les gouverneurs des États fédérés qui furent nombreux à ignorer ses consignes pour mettre en place des mesures de confinement.

Critiqué dans la presse, mis à mal par la justice, hué par la classe dominante et voyant sa popularité menacée, Bolsonaro s’est lancé dans une fuite en avant. Il a annoncé une aide d’urgence de 600 réals [100 euros] pour plus de 50 millions de personnes. C’est-à-dire quatre fois plus d’argent destiné à quatre fois plus de personnes que le plan Bolsa familia, programme phare du lulisme. Dans la foulée, il est apparu entouré de militaires et sans Paulo Guedes pour annoncer un plan d’investissement public massif, mettant au placard l’orthodoxie néolibérale. L’objectif est clair : renforcer le lien direct avec ceux d’en bas en s’appuyant sur les militaires et mettant donc de côté sa solidarité de classe avec ceux d’en haut. Le philosophe Paulo Arantes parle de « lulisme à l’envers » pour décrire cette situation.

Pourtant, le président marche sur des œufs. Les turbulences politiques qui inquiètent le capital ont déjà forcé Bolsonaro à reculer et à réaffirmer les pleins pouvoirs au ministre de l’économie. À contre-courant des « panelaços », les fidèles du gouvernement manifestent en voiture et klaxonnent devant les hôpitaux contre le confinement et à tout ce qui s’oppose à leur leader.

Pour le moment personne n’a le pouvoir de l’emporter et l’avenir du pays est dans les mains de ce parlement que le président voudrait fermer. Puisqu’il n’a pas la force pour le faire, Bolsonaro achète la stabilité avec le « centrão », un assemblage hétérogène de petits partis vénaux prêt à soutenir n’importe qui en échange de budgets publics et de postes dans l’appareil d’État. En somme, il fait de la politique comme elle se pratique depuis toujours.

En mai, en dehors de Brasília, le pays était en route pour devenir l’épicentre de l’épidémie malgré la sous-évaluation notoire du nombre de cas. Des études montrent une corrélation entre la popularité du président, le non-respect du confinement et l’effondrement du système de santé publique dans diverses régions. Dans les banlieues, le confinement est irréalisable et les travailleurs se massent devant les banques pour recevoir leurs 600 réals. À la campagne, la couverture médicale est minuscule et le virus a commencé à atteindre les territoires des populations natives, ce qui peut avoir un effet dévastateur. Le système de santé public frôle l’effondrement et les assurances ne cèdent rien lors des négociations avec le gouvernement qui souhaite utiliser des lits dans les cliniques privées. En somme, l’apartheid social continue.

Nombreux sont ceux qui frappent sur leurs casseroles, mais qui ont continué de faire venir leurs employées domestiques. D’autres ont passé le confinement avec leurs employées qui ne pouvaient donc plus rentrer chez elles. Les entreprises de livraisons à domicile ont augmenté leurs commissions pour que les personnes en télétravail ne manquent de rien et les livreurs ont protesté en vain dans des avenues vides.

Bien qu’on ait pu assister à de nombreux épisodes de solidarité, c’est la dynamique autophage typique du néolibéralisme qui prévaut. La pandémie peut ouvrir des champs de réflexion mais semble incapable de provoquer par elle-même l’émergence de nouvelles subjectivités. Au Brésil, la gauche semble plus que jamais condamnée à l’insignifiance.

La criminalité a baissé, le ciel s’est éclairci et les oiseaux chantent aux fenêtres de la classe moyenne. Mais derrière l’accalmie se cache la souffrance. La crise économique atteint tout le monde, bien que de manière différente. Cela crée de la tension dans une société qui attend un futur meilleur que le présent, mais pas au-delà du passé. Au Brésil il n’y aura pas de reflux keynésien ni de remise en place d’un État-providence qui n’a jamais existé. La tendance est plutôt à la reprise furieuse de la spoliation sociale, alors que la population espère pouvoir retrouver une certaine normalité dont les standards sont de plus en plus bas, avec ou sans Bolsonaro.

 

Références

BRAGA, Ruy; SANTOS, Fabio Luis B. ‘The Political Economy of Lulism and Its Aftermath’. Latin American Perspectives, v. 46, p. 1, 2019.

GUEDES, Paulo. ‘Atolados no pântano’. O Globo, 1/5/2017.

HARIG, Christop (2018). ‘Re-Importing the ‘Robust Turn’ in Un Peacekeeping: Internal Public Security Missions of Brazil’s Military International Peacekeeping’ DOI: 10.1080/13533312.2018.1554442

LAVAL, Christian. Anatomie du nouveau néolibéralisme. Texte présenté a la Universidade de São Paulo, septembre 2018.

RUIZ, Carlos; BOCCARDO, Giorgio. Los chilenos bajo el neoliberalismo. Santiago: Fundación Nodo XXI, 2015.

 

Notes

[1] Sur le bilan des gouvernements progressistes latino-américains, voir : F. Gaudichaud, M. Modonesi, J. Webber, Fin de partie? Les gouvernements progressistes latinoaméricains dans l’impasse, Syllpse, 2020 et aussi le dossier : https://www.contretemps.eu/dossier-amerique-latine/.

[2] Geraldo Alckmin, alors gouverneur de l’état de São Paulo, se présenta à nouveau pour le PSDB ; Henrique Mereilles assuma la tâche ingrate de représenter le parti de Temer ; et João Amoedo, représentant d’un nouveau parti de riches brésiliens, qui adopta justement ce nom : « Parti Neuf ». Pourtant l’addition des suffrages de ces trois candidats n’atteignit même pas 10% des voix au premier tour.

[3] Aux élections de 1989 il y eut 22 candidats, dont cinq étaient considérés comme potentiellement vainqueur. Collor de Mello battit Lula avec une faible avance au second tour. En décembre 1992, Collor a été destitué par un processus d’impeachement, au milieu d’accusations de corruption.

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