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Sarah Schulman, Le Conflit n’est pas une agression. Rhétorique de la souffrance, responsabilité collective et devoir de réparation, Paris, Editions B42, 2021, 296 p., 23 euros.

Présentation du livre

« Nous confondons souvent des situations de conflits avec des agressions » constate sans ambages l’auteure et activiste lesbienne américaine Sarah Schulman. Son essai tout juste traduit en français Le Conflit n’est pas une agression, écrit en 2014 avant l’élection de Donald Trump et l’émergence des mouvements #Metoo, propose une réflexion acérée et ambitieuse sur un phénomène quotidien dans nos vies : celui de ne plus parvenir à gérer nos conflits sans céder à la violence.

Sphère privée, réseaux sociaux, espace médiatique ou politique, ils sont devenus l’occasion d’une mise-en-scène récurrente où les rôles de victimes et d’agresseurs sont souvent distribués à la hâte au sein d’un simulacre de justice courant le risque d’encourager ce que Schulman décrit comme une nouvelle « ère moralisatrice et punitive. » Tissé à la première personne, à partir de ses expériences militantes et personnelles, le livre de Sarah Schulman esquisse avec bienveillance un autre chemin critique et politique, sans jamais céder sur notre besoin de dialogue et de justice.

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Contretemps : Votre livre Le Conflit n’est pas une agression part d’une confusion quotidienne entre ces deux concepts, comment les différenciez-vous ?

Sarah Schulman : L’agression est un pouvoir du dessus. Par exemple, le racisme systémique, l’islamophobie ou l’antisémitisme, ce sont des systèmes d’agression et de domination impossibles à entraver individuellement. Contrairement à l’agression, le conflit est une lutte de pouvoir où les parties concernées peuvent encore interagir entre elles, quand bien même leur responsabilité dans l’émergence du conflit n’est pas la même. Cela ne signifie pas que le pouvoir se distribue à part égale ou que les conséquences sont les mêmes mais elles peuvent notamment empêcher que le conflit ne dégénère.

CT : Vous parlez d’une tendance de plus en plus fréquente à « surestimer le préjudice » qui nous est fait lors d’un conflit en l’interprétant comme une agression, comment expliquez-vous cela ?

S.S : Je pense qu’il y a deux dynamiques importantes qui participent souvent d’une escalade de la violence : l’une est liée à une situation de domination et l’autre au traumatisme. Lorsqu’une personne en situation de domination s’installe dans l’idée qu’elle ne devrait pas être remise en question et que quelqu’un exprime sa différence, l’inconfort vécu par la première est souvent interprété comme une attaque. Différemment, lorsque vous avez vécu des traumatismes, la différence que l’autre incarne dans le cadre d’un conflit est parfois si difficile à gérer émotionnellement qu’elle en vient à son tour à être perçue ou présentée comme une menace.

Dans tous les cas, nous transformons des situations de conflits en prétendant qu’elles sont des agressions afin de nous positionner comme une victime irréprochable. À notre époque, pour être digne de compassion, nous devons incarner cet idéal de pureté. Si l’on participe d’une quelconque manière à un conflit, nous ne sommes plus éligibles à la compassion. Je pense pourtant que tout le monde devrait être digne de compassion sans condition.

CT : Aux États-Unis comme en France, certains partis politiques, la police ou certains médias dénoncent régulièrement la tyrannie et les violences qu’exerceraient les minorités. Que permet cette rhétorique de l’agression dans ces cas précis ?

S.S : La tendance qui consiste à présenter une minorité comme une menace se retrouve dans nos deux pays. Aux Etats-Unis, les remarques de Trump sur les élections truquées sont un bon exemple, ou encore lorsque la police tue un homme noir aux États-Unis et qu’elle affirme qu’elle était menacée par cette personne qui lisait en réalité un livre. Ou encore lorsque l’État d’Israël qui a théorisé l’occupation de la Palestine se décrit comme étant opprimé ou menacé par les Palestiniens. Or, lorsque l’on résiste à l’injustice, ce n’est pas une attaque. Lorsqu’un parti dominant se positionne comme neutre, agit selon son bon vouloir et ne supporte pas d’être remis en question, c’est un paradigme de domination. Si l’on prend la « laïcité » en France par exemple, quand vous dites « laïque » en pensant qu’il s’agit d’objectivité et de neutralité, ce que vous signifiez en réalité c’est une sorte de cadre chrétien qui infuse le quotidien.

C’est ce que font toutes les personnes qui se trouvent en situation de domination, elles se perçoivent comme neutres, alors qu’elles ne sont qu’une subjectivité parmi d’autres. Nous vivons actuellement une période très répressive où les fascismes se répandent un peu partout et où les agresseurs se présentent eux-mêmes comme des victimes parce qu’un changement est en train d’advenir. En France, on peut aussi prendre comme exemple cette panique nationale à propos de l’« islamo-gauchisme ». Je suppose que je suis une juive « islamo-gauchiste ».

CT : A propos de répression, à de nombreuses reprises, vous revenez sur le rôle trop important octroyé à la police dans la gestion de conflits conjugaux, familiaux ou intra-communautaires, pourquoi est-ce problématique ?

S.S : Aux États-Unis, la profession qui a le taux le plus élevé de violences domestiques, ce sont les policiers, encore plus que les joueurs de foot. Lorsque vous avez des problèmes liés à l’économie de votre foyer, à des tensions familiales, à une maladie mentale ou à l’addiction, la police démontre régulièrement qu’elle n’est pas capable de résoudre ces problèmes, et que les appeler s’avère inutile, sinon dangereux. Nous avons besoin de services publics adaptés qui puissent véritablement aider les gens, les soutenir et ne pas les punir. Combien de fois aux États-Unis nous entendons des histoires à propos d’un jeune toxicomane dont le père appelle la police et qui finit par être tué, en particulier s’il est non-blanc. Nous avons à transformer complètement nos concepts de ce que sont nos services publics, de qui et comment ils sont censés aider.

CT : Vous avez écrit ce livre avant les différentes vagues Metoo ; que pensez-vous de cette libération de la parole et de l’évolution de ce mouvement ?

S.S : C’est très complexe. Je pense que ce qui se produit actuellement, c’est que des groupes opprimés comme les femmes ou les personnes de couleur n’en peuvent plus d’attendre du changement et tentent d’en créer au sein des différents espaces auxquels elles ont accès. Il y a bien sûr des excès qui surviennent dans ces moments-là.

CT : Quel genre d’excès ?

S.S : Je ne suis pas pour contrôler le langage par exemple. Je ne soutiens pas la répression de la parole ou des idées. Je ne suis pas pour proscrire des livres ou une œuvre d’art parce que la personne qui l’a produite a une histoire de violence envers d’autres personnes. Je pense qu’historiquement, cela n’a jamais marché.  Et je pense que la réponse à cette problématique est d’y répondre par encore plus de parole. Plus les personnes sont entendues ou visibles, mieux ce sera. Mais cela doit se faire de manière égalitaire, en permettant un vrai échange avec des conséquences qui en découlent.

CT : Selon vous, certains mouvements, notamment féministes et institutionnels, sont entrés dans une logique de criminalisation des agresseurs ; comment répondre autrement au besoin de justice des victimes ? Ou plutôt comme vous l’écrivez, comment « soigner plutôt que punir » ?

S.S : Actuellement, aux États-Unis, la police agit comme le bras armé de l’État. Elle incarne une logique punitive. Mais nous sommes aussi engoncés dans un système carcéral raciste particulièrement oppressif vis à vis des personnes les plus précaires. Tout ce système doit être repensé. Bien qu’il y ait quelques cas d’hommes très riches accusés d’abus sexuels qui ont été condamnés, cela reste une exception. Pour la majorité, il s’agit de personnes pauvres qui finissent en prison. La criminalisation pour résoudre les violences domestiques ne permet pas d’y mettre un terme. Cela augmente en revanche les taux d’incarcération. Nous avons besoin de formes d’intervention bien plus complexes.

Aujourd’hui malheureusement, chercher à punir la personne qui nous a fait du mal reste la seule manière de nous prouver que nous avons été entendus ou reconnus comme victime. Il s’agit de la seule preuve que notre cas est pris au sérieux. Mais que se passerait-il si l’on pouvait être écouté, soutenu et soigné par nos communautés sans que cela s’accompagne du fait d’exclure ou d’envoyer notre agresseur en prison ? Beaucoup de mes réflexions sont pratiques. Elles ne sont pas religieuses, spirituelles ou morales, elles ont à voir avec ce qui est efficace ; je ne pense pas qu’il y ait de preuves que le système punitif, notamment aux États-Unis, marche véritablement ou améliore quoi que ce soit. Nous avons en revanche à apprendre à mieux prendre en charge les agresseurs masculins. Ils représentent aujourd’hui une dynamique sociale très importante et ils existent dans tous les milieux. Cette production systémique de l’agression masculine est un problème auquel nous n’avons pas encore véritablement tenté de répondre.

CT : Pourquoi avoir choisi de mobiliser principalement des exemples et de récits d’expériences minoritaires, notamment noirs américains et LGBTQI ?

S.S : En tant qu’auteure qui a principalement écrit des ouvrages ouvertement lesbiens pendant presque quarante ans, je crois qu’il est très important pour les personnes de pouvoir universaliser des situations avec des protagonistes qui ont moins de pouvoir qu’eux. Nous avons besoin d’entendre ce que les communautés noires ont à nous raconter, nous avons besoin de lire des analyses qui mobilisent des exemples queers, de percevoir que ces perspectives sont pertinentes pour analyser des dynamiques nationales ou internationales. Cela fait partie d’un travail d’humanisation et je pense que c’est enrichissant.

CT : Vous avez milité au sein d’ACT UP New York dès sa création, en quoi ces expériences d’activisme ont-elles nourri vos réflexions ?

S.S : Je suis très chanceuse d’avoir fait partie d’un mouvement qui a pu générer un vrai changement. L’un des enseignements les plus évidents à tirer de l’activisme de lutte contre le sida aux Etats-Unis est qu’il a permis à des personnes marginalisées, dont la parole n’était jamais reconnue de s’exprimer en même temps, sans les forcer à une quelconque homogénéité d’analyse ou de langage, en leur permettant d’être créatives à leur manière. Un mouvement social a beaucoup à voir avec la contre-culture qui se crée tout autour. Cela permet de lui donner véritablement vie alors que tenter de contrôler les personnes à l’intérieur ne marche pas.

À ACT UP, on se criait beaucoup dessus, il y avait pas mal de disputes mais personne n’a jamais été expulsé du mouvement. C’était volontairement pas élitiste, on se théorisait comme une communauté. Et on ne peut être éjecté d’une communauté.

CT : Vous avez recueilli la mémoire d’ACT UP New York pendant près de vingt ans au travers d’entretiens menés avec celles et ceux qui ont lutté en son sein et vous publiez au printemps aux Etats-Unis un nouvel ouvrage, Let the Record Show, déjà salué comme l’une des histoires les plus complètes jamais écrite sur la branche américaine de l’association, pourquoi est-ce important de transmettre cette mémoire de la lutte contre le sida aujourd’hui ? 

S.S : Je veux vraiment changer la manière dont cette histoire est racontée. Le livre n’a pas à voir avec une forme de nostalgie, je voudrais qu’il soit une sorte de manuel auquel les activistes puissent se reporter. Nous sommes à présent dans un monde où nous avons besoin de produire du changement mais nous ne savons plus comment. Il me semble très important de comprendre comment le changement est produit. Le mythe d’un héros seul basé sur un modèle à la John Wayne ne correspond pas à la réalité. Ce n’est pas comme ça que le changement advient. Il est créé grâce à des coalitions, en permettant aux personnes de s’exprimer. Nous pouvons tous produire du changement mais il nous faut mettre au point une stratégie qui soit appropriée à notre position sociale, dont nous devons être conscients, afin de comprendre comment avancer ensemble.

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Propos recueillis par Cy Lecerf Maulpoix. 

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