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Pierre Tevanian, La mécanique raciste (nouvelle édition augmentée, avec une postface inédite de Saïd Bouamama), Paris, La Découverte, avril 2017, 178 pages, 12 euros.

Tout le monde ou presque se dit antiraciste. Pourtant, les discriminations se perpétuent dans des proportions massives, et en toute impunité. La mécanique raciste met à nu, chiffres à l’appui, cette remarquable contradiction. À rebours des discours complaisants faisant du racisme une simple pathologie individuelle ou un réflexe de « peur de l’autre » naturel et compréhensible, Pierre Tevanian souligne son caractère systémique et son enracinement dans notre culture. Soucieux de « connaître pour mieux combattre », il prend le racisme au sérieux et analyse ses ressorts logiques, esthétiques et éthiques, comme il est d’usage de le faire pour tout système philosophique – à ceci près qu’il s’agit ici de déconstruire une manière perverse de raisonner, de percevoir l’autre et de se concevoir soi-même. L’objectif de ce livre n’est pas tant de « retourner » des racistes convaincus que de questionner et armer l’antiracisme. À l’heure où se construit un consensus phobique autour du « voile islamique », du « problème des Rroms » et de la « crise migratoire », il constitue un outil précieux. Concis, précis, implacable, il démasque le « racisme vertueux » des bons « républicains » et démonte les faux-semblants de l’« antiracisme d’État » – la « tolérance », l’« intégration », le « vivre-ensemble » – pour nous ramener à l’essentiel : une question simple mais sans cesse évacuée, celle de l’égalité. Les lignes qui suivent, extraites de l’avant-propos, présentent la démarche et le contenu de ce livre.

 

Avant-propos : Le racisme comme système

Les réflexions rassemblées dans ce livre ont été écrites au fil de deux décennies de luttes contre le racisme dans le contexte français – des luttes notamment contre des « politiques d’immigration » liberticides et xénophobes, des « politiques sécuritaires » ciblant la jeunesse dite « de la deuxième génération », et des campagnes prétendument « laïques » visant les « femmes voilées ». Rédigées en même temps que d’autres ouvrages portant sur les « années Jospin-Chevènement » puis les « années Sarkozy » et enfin les « années Hollande-Valls », ou sur l’essor d’un discours « antireligieux » ciblant les musulmans et plus encore les musulmanes, elles constituent pour ainsi dire une synthèse théorique sur le racisme, et la manière dont il se construit et s’exerce, au-delà des variations liées aux contextes sociohistoriques.

La construction du livre en quatre chapitres peut déconcerter, puisqu’elle appréhende le racisme comme un système philosophique, au même titre que celui d’Aristote, de Kant ou des Stoïciens, avec sa logique, sa métaphysique, son esthétique et son éthique. Il ne s’agit pas pour autant de lui accorder ainsi une quelconque valeur sur le plan intellectuel : il s’agit tout simplement de le prendre au sérieux, en le considérant comme le système qu’il est, d’autant plus redoutable et détestable qu’il est puissant, cohérent, adossé notamment à une logique, une métaphysique, une esthétique et une éthique :

– une logique fallacieuse, construisant une incompatibilité factice entre l’égalité et la différence [cf. Chapitre 1 : «Egalité e(s)t différence»] ;

– une métaphysique tout aussi fallacieuse, professant le respect de l’autre pour en déduire une supériorité civilisationnelle et donc une domination légitime [cf. Chapitre 2 : «Au pays des droits de l’homme»] ;

– une esthétique perverse produisant une hypersensibilité et une perception phobique, méprisante ou haineuse de certains corps [cf. Chapitre 3 : «Le corps d’exception et ses métamorphoses»]  ;

– une éthique non moins perverse, façonnant une subjectivité « majoritaire » hypernarcissique et étroitement égoïste, en même temps que « légitime » et autosatisfaite [cf. Chapitre 4 : «La question blanche»] .

Prendre le racisme au sérieux, c’est aussi considérer ce que l’antiracisme dans ses formes les plus convenues est trop enclin à nier ou minimiser : sa dimension politique et socio-économique. Loin d’être une simple pathologie, circonscrite à quelques extrémistes, et n’appelant donc que l’expertise psychologique ou le sermon moral, le racisme est une idéologie et un système politique, intimement lié à des forces sociales et des institutions, y compris étatiques – et à l’usage de la violence, notamment économique et policière. Le racisme est, en un mot, un système de domination. Si cette dimension sociopolitique, appréhendée et dénoncée plus frontalement dans mes précédents livres, ou dans le recueil Les Filles voilées parlent réalisé avec Ismahane Chouder et Malika Latrèche, peut paraître ici moins développée, elle demeure toutefois présente dans mes trois chapitres ainsi que dans la conclusion – et dans l’annexe où je rappelle quelques chiffres édifiants sur l’étendue des discriminations racistes. L’objet spécifique de ce livre est précisément la manière dont une domination sociale, économique, politique, perpétue et légitime son emprise matérielle en s’inscrivant dans les consciences et dans les corps, pour produire dans la population majoritaire une manière appropriée – je veux dire une manière raciste – de raisonner, de ressentir et de se subjectiver (au moyen, précisément, d’une logique, d’une esthétique, d’une métaphysique et d’une éthique spécifiques).

Les réflexions rassemblées ici le sont dans des versions entièrement relues, revues et modifiées, à la lumière des évolutions qui se sont produites ces dernières années et ces derniers mois, dans la société française ou dans ma perception, mais elles demeurent finalement proches de ce qu’elles ont été lors de leurs premières publications. Saïd Bouamama souligne leur actualité dans sa postface, mieux que je n’aurais pu moi-même le faire, en les remobilisant pour analyser toute une série d’offensives idéologiques et politiques récentes, des « arrêtés anti-burkini » de l’été 2016 aux surenchères « identitaires » de la campagne présidentielle de 2017, en passant par la nomination de Jean-Pierre Chevènement comme tuteur des « musulmans de France », chargé de les rappeler à plus de « discrétion ».

Considérer que des grilles d’analyse forgées il y a plusieurs années gardent toute leur pertinence pour les années à venir, ce n’est pas leur accorder une exceptionnelle puissance visionnaire. C’est plutôt constater – avec amertume – la remarquable inertie du système raciste. C’est le cas de son esthétique, qui ne sort pas de sa Sainte Trinité « corps invisible-corps infirme-corps furieux », mais c’est le cas aussi de sa logique, telle que je la déconstruis dans le premier chapitre – et plus précisément de la manière dont elle oppose ces deux notions inséparables que sont l’égalité et la différence, jusqu’à les faire apparaître comme contradictoires et incompatibles. Cette logique a par exemple structuré, tout récemment encore, l’ensemble des argumentaires de l’opposition de droite contre le « Mariage pour tous » (« vous homosexuels qui êtes différents, pourquoi demandez-vous l’égalité, pourquoi n’assumez-vous pas votre différence ? »), mais aussi toutes les campagnes consensuelles, menées par la droite aussi bien que par Manuel Valls, contre le foulard, le voile ou le « burkini » : on prêche l’égalité mais on ne l’accorde qu’à la condition expresse que d’aucuns – ou plutôt d’aucunes – renoncent à l’ostentation de « leur différence ».

François Hollande a même conclu son quinquennat en donnant à cette logique proprement perverse un « cachet présidentiel » : « La femme voilée d’aujourd’hui sera la Marianne de demain », a-t-il déclaré, « parce que, d’une certaine façon, si on arrive à lui offrir les conditions pour son épanouissement, elle se libérera de son voile et deviendra une Française, tout en étant religieuse si elle veut l’être, capable de porter un idéal ». Au moment même où il prétendait tendre une main généreuse à une femme exclue et la ré-inclure dans le corps de la nation, à égalité avec tou(te)s les autres Français(es), le président réaffirmait en fait son exclusion, d’abord en validant le stéréotype de « la » femme voilée, ensuite en projetant sa pleine et entière inclusion dans le futur (« demain ») et l’incertain (« si on arrive à lui offrir les conditions de son épanouissement »), enfin en conditionnant ce futur incertain à un pur et simple retour dans le rang de ladite femme voilée : elle doit se « libérer de son voile ». Ce qui se dit indirectement mais sûrement, derrière les circonvolutions et les doubles négations, c’est une chose très simple : tant qu’elle n’enlève pas son foulard, la femme musulmane n’est pas une Française comme les autres, « capable de porter un idéal » – et accessoirement de jouir des mêmes droits. Comment illustrer mieux, en 2017, l’utilité d’un retour critique sur la logique raciste, et d’une réfutation de ses fausses antinomies ?

Il en va de même de ce que je nomme la métaphysique raciste : cette manière d’interpréter et essentialiser les discours pour en conclure que « nous sommes la race supérieure de ceux qui ne  croient pas aux races » – et que du même coup d’autres races sont « inférieures puisque racistes ». L’année 2017 a par exemple débuté avec le procès – et l’ahurissante relaxe – de Georges Bensoussan, poursuivi précisément pour avoir, après de nombreux autres entrepreneurs de morale islamophobe, voulu fonder le mépris et le rejet des musulmans sur le fait que « ce sont eux les racistes » – en l’occurrence contre les Juifs.

Quant à l’éthique raciste, que j’aborde dans le chapitre sur la « question blanche », Saïd Bouamama en évoque aussi les déclinaisons les plus récentes dans sa postface. Je me contenterai d’ajouter que le déni du privilège blanc, tel que je l’évoque dans ce chapitre, n’a cessé au cours des dernières années, et des derniers mois, de se manifester sous des formes de plus en plus caricaturales, en réaction à sa remise en cause par des non-Blancs. À un déni pur et simple, prenant la forme du silence et de la posture {color-blind} (« aveugle aux couleurs »), succède de plus en plus une dénégation active et agressive, sous forme d’interminables réfutations, indignations et imprécations – contre un supposé « racisme inversé », « antifrançais » ou « antiblanc ». Tout cela était déjà développé dans la première version de mon chapitre, publiée initialement il y a une dizaine d’années, mais a pris ces dernières années une place de plus en plus importante dans le débat public – jusqu’à mobiliser au cours de l’été 2016 l’attention de la ministre Najat Vallaud-Belkacem et celle de Gilles Clavreul, délégué interministériel à la lutte contre les discriminations (sous la forme d’une ahurissante campagne contre un « camp d’été décolonial non mixte » et un cycle de « Paroles non-blanches » organisé dans une université).

C’est d’ailleurs, sans doute, l’un des rares points positifs si l’on envisage les évolutions récentes en termes de racisme : aussi bien l’éthique et la métaphysique que l’esthétique et la logique racistes se retrouvent au cœur du débat public, et sont donc questionnées, critiquées, sommées de se justifier, sous la pression notamment de collectifs divers et variés de Noir(e)s, d’Arabes, de musulman(e)s, de Rroms mais aussi d’Asiatiques et bien entendu de victimes de la violence policière. Le roi est encore loin d’être nu, en tout cas aux yeux de tou(te)s, mais il se dénude, aujourd’hui plus encore qu’il y a dix ans : le racisme le plus ordinaire, respectable et décomplexé est contesté de toutes parts et en profondeur. Ses victimes ne laissent rien passer, et elles parviennent à se faire entendre – par le biais des formes les plus anciennes et consacrées de l’action politique mais aussi par des pratiques sociales et culturelles plus informelles, et par le recours aux réseaux sociaux.

Les critiques formulées tout au long de mes trois chapitres et de ma conclusion trouvent plus que des échos dans la France d’aujourd’hui : au discours pieux, superficiel et pernicieux de ce que je nomme l’antiracisme d’État, qui accompagne et légitime le statu quo de l’exploitation économique, de la discrimination, de l’humiliation et de l’injonction à la discrétion, répond une insolence aussi virulente et inventive dans ses formes que solide sur le fond de l’argumentation – et sûre de son bon droit. Rien n’est épargné : ni les contradictions de la « logique raciste » (la fameuse et fallacieuse antinomie égalité/différence), ni les méfaits « esthétiques » (les caricatures, les stéréotypes, les fantasmes et phobies dans lesquelles sont enfermés les racisés, et les attitudes de mépris, de paternalisme ou de « fraternalisme » qui en découlent), ni enfin la bassesse morale du mode de vie raciste (la jouissance inquestionnée d’un privilège).

Si enfin il fallait trouver, en 2017, une ultime preuve de l’actualité de ce livre, plus encore que le propos présidentiel sur « la voilée », ce serait la fonction et le personnage de Gilles Clavreul, qui est apparu sous le mandat de François Hollande et a accompagné les reniements du président socialiste – notamment l’abandon de la promesse du droit de vote des étrangers, et celui du « récépissé » destinée à lutter contre les contrôles au faciès. Nommé à la DILCRAH (« délégation interministérielle de la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT »), Gilles Clavreul aura incarné jusqu’à la caricature toutes les carences, inconséquences, ambivalences, points aveugles, toutes les caractéristiques évoquées dans ma conclusion à propos de cet antiracisme d’État dont j’explique qu’il s’inscrit davantage en continuité qu’en rupture avec le système raciste :

– hiérarchisation et mise en concurrence des racismes ;

– acharnement contre les groupes antiracistes jugés trop insolents ;

– procès en communautarisme voire en « racisme antiblanc » (contribuant à légitimer une notion directement empruntée à l’extrême droite) ;

– complaisance voire connivence avec l’islamophobie (en particulier sous sa forme vertueuse qu’est la stigmatisation des femmes voilées) ;

– sans oublier un soutien affiché au sinistre « Printemps républicain », sorte de Tea-party de la gauche républicaniste la plus réactionnaire, autoritaire et islamophobe.

Il n’y a pas lieu ici de développer – je renvoie à ma propre conclusion ainsi qu’à la longue postface de Saïd Bouamama, qui analyse précisément le récent retour en force d’un « antiracisme d’État » caricatural, au service d’un racisme d’État radicalisé, tout en soulignant aussi ce que ladite radicalisation révèle de positif : plus rien ne va de soi, le système raciste est en crise. Raison de plus pour enfoncer le clou, insister, revenir à la charge – ce livre n’a pas d’autre ambition, avec d’autres livres, et bien d’autres formes d’expression, que d’y contribuer.

 

Crédit photo : Alain Bachellier _ Flickr Creative commons

 

Table des matières

Avant-Propos : Le racisme comme système

Introduction : Concept, percept, affect

Chapitre 1 : Égalité e(s)t différence

Chapitre 2 : Au pays des droits de l’homme

Chapitre 3 : Le corps d’exception et ses métamorphoses

Chapitre 4 : La question blanche

Conclusion. En finir avec l’antiracisme d’État

Annexe : Une discrimination systémique. Quelques données chiffrées

Postface : De l’intégration compulsionnelle à l’assimilation autoritaire (par Saïd Bouamama)

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