Lire hors-ligne :

Vu rétrospectivement, il est difficile de réaliser combien l’indépendance de l’Algérie était un dessein politique qui relevait de l’utopie. En effet, la France qui y avait pris pied depuis plus d’un siècle nourrissait un lien organique avec sa possession coloniale. Qu’on se souvienne de ces mots de François Mitterrand devant l’Assemblée nationale en 1954 réagissant à l’appel du FLN : « L’Algérie c’est la France. Et qui d’entre vous, Mesdames, Messieurs, hésiterait à employer tous les moyens pour préserver la France ? ». Pourtant, l’abnégation de tout un peuple, rallié derrière la bannière du FLN, a eu raison de l’un des colonialismes les plus féroces de l’histoire. 

À l’occasion du 60ème anniversaire de la proclamation de l’indépendance de l’Algérie, nous publions ce billet de Brahim Senouci, maître de conférences, écrivain et militant algérien. Il est l’auteur de Algérie, une mémoire à vif ou le caméléon albinos (L’Harmattan, 2008). 

Vive l’Algérie libre. 

***

Depuis son invasion par la France, l’Algérie a été un fleuve de sang ininterrompu. Les conquérants, à la tête d’une armée de soudards avinés, ivres de violence, en ont défiguré les paysages, massacré sans relâche tout ce qui vivait, tout ce qui était beauté. Ils ont massacré les populations, de manière industrielle ; personne n’a trouvé grâce à leurs yeux, personne n’a excité leur pitié. Ils ont brûlé les oliviers, les orangers, les beaux villages de Kabylie, après en avoir exterminé les habitants. Ils ont reculé les limites de l’horreur en enfumant des tribus entières dans d’immenses grottes dans lesquelles ont été enfermés des femmes, des hommes, des bébés à la mamelle. Ils ont entassé dans des camions les populations de Sétif, de Guelma et Kherrata et ils ont déversé le contenu de leurs bennes dans les gouffres qui ceinturent les villes de ces localités. Ils ont massacré la population de la cité jardin des Zattcha. La soldatesque y avait trouvé un nouveau jeu : une sorte de ball-trap. Ce jeu consistait à lancer des bébés en l’air et à les rattraper en les embrochant sur les baïonnettes…

Le 5 juillet 1962 une foule en liesse déferlait dans les villes algériennes pour fêter la fin de l’oppression coloniale. Les gens se regardaient, se reconnaissaient, incrédules face au miracle. Les rêves les plus fous devenaient réalistes. Nous étions partis pour un avenir aux couleurs chatoyantes… Plus de petits cireurs de chaussures : ils avaient tous intégré l’école. Il convient de rappeler le « brillant » legs de la colonisation : une société déstructurée, acculturée, analphabète à 86 %. Du jour au lendemain, l’Algérie s’est retrouvée aux prises avec la nécessité de faire face à la gestion d’un pays immense, à la pauvreté des campagnes, au besoin de scolariser des centaines de milliers d’enfants. Heureusement, le courage et la dignité de nos compatriotes, le caractère emblématique de leur combat pour la libération, leur avaient valu une énorme cote d’amour dans le monde entier. C’est ainsi que des milliers de professeurs, d’ingénieurs, de cadres, venus des quatre coins de la terre, ont spontanément offert leurs services à la jeune nation qui venait de naître… La lutte du peuple algérien pour sa liberté a permis au pays de se faire une place de choix au sein du mouvement des non-alignés, qui se présentait comme une force alternative aux blocs de l’est et de l’ouest. Ce mouvement, initié par Ghandi et des grandes personnalités du sous-continent indien telles que Nehru, a été reçu avec une immense faveur par les populations défavorisées qui n’avaient pour seul horizon qu’un quotidien de faim, de violence et de mort. Période bénie : le Festival panafricain organisé à Alger en 1969 draine les révolutionnaires du monde entier, popularisé par la haute figure d’Angela Davis. L’Algérie, encore dans la dynamique de la guerre de libération nationale, a un réel rayonnement dans le monde et joue un rôle diplomatique de premier plan dans le soutien aux peuples opprimés, en Palestine, en Afrique du Sud…  Après avoir gagné la bataille de l’indépendance politique, elle fait plier une deuxième fois l’ancienne puissance coloniale en nationalisant d’autorité ses richesses pétrolières et minières. C’est le temps de l’illusion lyrique, celle d’un puissant mouvement de pays non alignés faisant face aux nations impérialistes.

En 1962, plusieurs options politiques se présentaient. On pouvait reconduire le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), en lui confiant la mission de faire élire une assemblée constituante chargée, comme son nom l’indique, de rédiger une constitution et de soumettre son approbation au vote populaire. C’était le vœu de feu Hocine Aït Ahmed. La ferveur de la libération aidant, nul doute que le peuple aurait accueilli avec bonheur une telle initiative et qu’il aurait répondu en force à l’appel aux urnes. Cela aurait eu un double mérite : en premier lieu, la libération du pays débouchant sur la consécration, par le peuple, de la démocratie, aurait enraciné celle-ci dans le pays. En deuxième lieu, on aurait établi ainsi un continuum entre la guerre d’indépendance et la guerre du développement, l’acteur principal de celle-ci comme de celle-là étant le peuple.

Mais les dissensions entre les anciens frères d’armes ont débouché sur des luttes fratricides. Dans les années 1970, le style autoritaire de Boumediene, dont la stature se confond avec l’Etat, est accepté parce qu’il prélude, croit-on, à des lendemains qui chantent. Revers de la médaille, c’est aussi le temps des pénuries, des étals déserts et des marchés clandestins de fruits et légumes, conséquence d’une politique intérieure marquée par un volontarisme voisin de l’entêtement qui a présidé à une « industrialisation » factice, accoucheuse d’éléphants blancs, qui ruine l’agriculture et préfigure l’ère rentière. Un vieux dessin de Slim montre un travailleur d’une des innombrables sociétés nationales de l’époque, disant à son patron : « Je touche 5.000 Dinars par mois. Combien m’ajoutes-tu pour que je travaille ? ».

Les colonels après l’indépendance ne sont pas retournés dans leurs casernes : ils plastronnaient sous leurs uniformes tout neufs. Qu’il était loin, le temps des maquisards… C’est un pouvoir autoritaire qui a pris les commandes, en signifiant aux Algériens qu’ils n’avaient pas le droit de se mêler de ce qui les regardait.

L’indépendance, pour un pays, signifie l’absence de sujétion vis-à-vis d’un suzerain ou d’une métropole. L’armée qui garantissait la suprématie de la France coloniale avait battu en retraite en 1962 en abandonnant ses supplétifs algériens, ces harkis qui avaient brûlé leurs vaisseaux en liant leur sort à celui des maîtres d’hier. Du jour au lendemain, les indigènes algériens sont passés de l’état de sujets à l’état de… sujets ! Eh oui, nos libérateurs, pardon, ceux de nos libérateurs qui l’ont emporté dans la lutte fratricide pour le Pouvoir, ont sans doute trouvé commode de gérer les affaires du pays sans que les autochtones, promus au rang de citoyens algériens, s’en mêlent davantage que sous le régime colonial…

Que reste-t-il aujourd’hui des perspectives lumineuses de l’indépendance ? Pas grand-chose.

Faire société, qu’est-ce que cela signifie pour un peuple ? C’est, pour chacun de ses éléments, le fait de partager des valeurs, de préférer l’organisation collective au système D individuel, de prendre soin de l’espace public, de travailler à la promotion du bien-être général et au développement de la patrie, d’être membre à part entière d’une communauté de destin et, tout en assumant sa liberté, d’avoir le sentiment d’être partie prenante d’une œuvre d’édification collective qui justifie et dépasse chacun, qui donne du sens à son existence individuelle.

Le peuple algérien faisait sans doute plus « société » pendant la colonisation qu’après l’indépendance. Le paradoxe n’est qu’apparent. La condition d’opprimé et d’humilié était la norme et constituait, avec la religion et la culture, un puissant facteur d’unité. L’euphorie de l’indépendance a décliné dès que sont apparues au grand jour les divisions au sein du mouvement national, les luttes violentes pour le pouvoir, les règlements de comptes. L’instauration d’un système autoritaire a écarté les Algériens de l’accès à une citoyenneté réelle et les a réduits au rôle de spectateurs du théâtre d’ombres du nouveau pouvoir. Les prémisses du divorce entre la classe politique et le peuple étaient là. Les villes se sont transformées sous l’effet de l’exode des ruraux et des habitants des bidonvilles de leurs périphéries. Ces villes, construites sur le modèle « métropolitain », n’avaient pas vocation à accueillir une population paysanne déclassée. L’architecture n’est pas neutre. Elle véhicule des symboles, une culture, des modes de vie. Jamais les Algériens ne se sont sentis propriétaires de ces lieux qui leur ressemblaient si peu. Ils les ont investis comme des prises de guerre, sans avoir mis en place un mode de fonctionnement de nature à assurer leur entretien. Ils se sont ainsi révélés incapables de définir un mode d’organisation collective permettant d’entretenir les parties communes, d’assurer la propreté de la cage d’escalier ou de réparer la minuterie. Chacun s’est débrouillé, en balayant juste devant son seuil et en assimilant l’espace commun à une décharge. Chacun a installé une ampoule au-dessus de sa porte, juste pour éclairer son voisinage immédiat. L’insécurité aidant, des barreaux se disputant un concours de laideur sont venus boucher la moindre ouverture vers l’extérieur.

La langue est la clé de voûte, le noyau dur de l’identité d’un peuple, la maison de son être. Au sens de langue commune, l’Algérie d’aujourd’hui n’en a tout simplement pas. Il y a quelques décennies, nous aurions cité l’arabe dialectal, celui que le regretté Abdelkader Alloula mettait en scène dans ses pièces, ainsi que le français, « butin de guerre » de Kateb Yacine. Le kabyle était pratiqué dans une partie du pays, mais ses locuteurs parlaient les deux langues précitées, de sorte que l’on pouvait dialoguer partout. L’arabisation, imposée dans les années 1980 sans débat, sans organisation, sans formation préalable, a fait deux victimes : le français et… l’arabe ! L’entreprise d’acculturation coloniale avait échoué à faire disparaître l’arabe en tant que langue savante, les pouvoirs algériens ont presque réussi à le faire, involontairement, bien sûr… Sans doute étaient-ils mus par l’ivresse de la victoire, associée à une notable faiblesse intellectuelle, celle-ci a permis le déploiement d’un esprit revanchard dont la politique d’arabisation à marche forcée porte la marque idéologique.

L’abandon officiel des valeurs proclamées du tiers-mondisme, corollaire des nouvelles réalités politiques depuis Chadli Bendjedid, le successeur de Houari Boumedienne, n’a pas seulement eu pour effet un chamboulement de la diplomatie algérienne. Elle en a également eu sur la politique intérieure. La corruption, déjà présente avant l’intronisation de Bouteflika, est devenue criante, galopante. Elle s’est développée à la faveur de l’ouverture totale au marché mondial. D’innombrables sociétés d’« import-import » se créent, captant des parts de plus en plus importantes de la rente pétrolière. Une faune d’intermédiaires tire également parti de cette situation en jouant les « facilitateurs » intéressés.

Des richesses colossales s’édifient en quelques mois. Les devis s’envolent. L’Algérie a le triste privilège d’avoir fait construire l’autoroute la plus chère du monde et pas nécessairement la plus sûre. En dépit de son prix trois fois plus élevé que la moyenne internationale, elle commence au bout de quelques années d’utilisation à présenter des malfaçons qui augurent mal de sa pérennité. Les inégalités sociales explosent. Pas un seul secteur de la vie quotidienne ne lui échappe. L’organisation Transparency International qui mesure la corruption des États classe l’Algérie au 100ème rang sur 175 pays évalués dans le monde, à la 24ème place sur 54 pays notés en Afrique, à la 10ème place sur 18 pays notés dans le monde arabe, derrière la Tunisie et le Maroc. Depuis une quinzaine d’années, l’Algérie figure en bonne place parmi les pays les plus corrompus du monde.

La corruption ne concerne pas que les margoulins du pouvoir ou ceux qui gravitent autour de lui. Elle gangrène la société algérienne dans son ensemble. Tous les Algériens ne sont certes pas corrompus mais cette donnée a pris une telle importance qu’elle structure les relations sociales. En fait, les plus téméraires, les moins scrupuleux, reproduisent à l’échelle de la société, les mœurs du pouvoir. Tout se monnaye : un extrait de naissance, un emploi, un sujet d’examen, un diplôme universitaire. La corruption est devenue une dimension pathologique de la société. À tous les échelons, il existe des postes qui fournissent des rentes. Le sentiment national régresse au profit de sentiments d’appartenance à des structures réduites – région, ethnie –  puisque personne ne peut vivre sans une affiliation qui le rassure. La notion de citoyenneté n’existe pas.

Cela dit, le miracle est permanent. L’Algérie le prouve chaque jour. Des gens ordinaires se révèlent pétris de qualités. Ils surprennent par leur intégrité, leur abnégation, comme si, au-delà des vicissitudes du quotidien perdurait cette tradition bien algérienne de chaleur humaine et de générosité. Le régime a été incapable d’aider la société à se constituer. Sans doute n’en a-t-il pas le désir. Une population déstructurée est tellement plus facile à contrôler et, au besoin, à réduire, qu’une société organisée et solidaire !

*

Illustration de Sébastien Marchal, 2012. 

Lire hors-ligne :