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Journaliste et militant politique en Algérie, Hocine Belalloufi a signé en 2008 un essai « prémonitoire » autour de l’actualité d’une nouvelle révolution arabe, que vient spectaculairement remettre au goût du jour les événements en cours en Tunisie, au Yémen et en Egypte. En même temps que cette impopularité croissante des régimes arabes corrompus et autoritaires, la recrudescence des agressions impérialistes dans la région du « Grand Moyen-Orient » (GMO) (guerre du Liban en 2006, l’invasion de Gaza fin 2008), le retour à une forme de domination directe (Afghanistan, Irak), la poursuite de la colonisation en Palestine ainsi que les menaces à l’encontre des régimes jugés « récalcitrants » (Iran, Syrie) remettent à l’ordre du jour la nécessité d’une résistance de tous les peuples de cette région.

L’auteur pose d’emblée ce qui constituera la problématique de son ouvrage : « confrontés à l’agression américaine qui entend ramener la région à l’ère tribale, que doivent faire les peuples du GMO?1 », et met aussitôt le lecteur en garde contre l’idée (simpliste) que l’alternative qui s’offrirait à ces peuples se limiterait à un choix entre la voie dite « moderniste » incarnée par les régimes dictatoriaux ou celle des « islamistes » et de leur « aventurisme ethniciste ». Pour l’auteur, « ces deux voies ont beau s’opposer sur de nombreux points, elles n’offrent aucune perspective de libération réelle aux peuples de la région ». L’idée qui traversera constamment le livre est qu’une autre alternative est possible. En prenant au sérieux le projet américain de GMO – contrairement à l’attitude qui prévaut chez de nombreuses personnes en France, qui n’y voyaient que l’expression du verbiage de G.W. Bush et de son administration néoconservatrice – l’auteur estime que la résistance acharnée que provoque ce projet réactive objectivement la perspective d’une « nouvelle révolution arabe ».

Guerre du Liban de l’été 2006 : leçons politiques et raisons d’une victoire

Cette « 6e guerre israélo-arabe » présente un grand intérêt stratégique : le succès de la résistance libanaise a permis de jeter « les bases d’une stratégie alternative à celle des régimes arabes et des islamistes – qui s’attaquent tous deux à leurs peuples ». Pour autant, de nombreuses questions ont surgi au sein du camp « démocratique » et anti-impérialiste dans le monde arabe et au-delà (Europe, Etats-Unis) au sujet de la résistance libanaise et de sa principale force politique, le Hezbollah. Ce dernier est-il un « parti islamiste » ? La résistance libanaise est-elle « islamiste » ? Quelle attitude les forces progressistes et anti-impérialistes doivent-elles adopter face à cette résistance et face au « parti de Dieu » ? L’auteur répondra tour à tour à ces questions en s’attardant sur la troisième, qui présente pour lui un enjeu stratégique majeur. S’il qualifie le Hezbollah de parti islamo-nationaliste, la résistance libanaise n’en devient pas pour autant islamiste car « le caractère politique de la résistance libanaise découle (…) de l’objet même de son combat et non de la nature de sa direction ou de sa composante sociale majoritaire ». En s’opposant à l’invasion et aux incessantes agressions israéliennes, ainsi qu’aux projets des puissances impérialistes (principalement américaine, française et européenne), « la résistance libanaise possède un caractère national et anti-impérialiste ».

Les raisons de la victoire de la résistance libanaise – dont nombre de forces politiques arabes feraient bien de s’inspirer – sont, selon H. Belalloufi, dues a) à la justesse de l’orientation de cette résistance, b) à l’habileté politique du Hezbollah (dont le discours est resté constamment et exclusivement politique), c) à la volonté des masses libanaises, d) au côté relativement « démocratique » du régime libanais ainsi qu’à la faiblesse de celui-ci. Bien qu’entamée sur le plan militaire contre Israël, la bataille sur le plan interne se fera sur le terrain politique, opposant le camp pro-impérialiste du bloc du 14 Mars à celui de l’opposition (dont le Hezbollah est l’un des éléments majeurs). La capacité de cette opposition « à être candidate au pouvoir sur un programme national, démocratique et social sera déterminante pour l’avenir du pays du Cèdre et de son peuple ».

Contre les éradicateurs précoces de tous bords

L’auteur revient au passage sur le « prisme algérien » adopté par de nombreux « progressistes » – spécialement en France – qui consiste à assimiler le FIS au Hezbollah et à ainsi qualifier la résistance libanaise de confessionnelle. Les conséquences d’une telle assimilation sont désastreuses, car « en refusant de prendre parti pour la résistance libanaise sous prétexte qu’elle serait islamiste, [certaines anti-islamistes, démocrates ou non] renvoient dos à dos le colonisateur et le colonisé, le fort et le faible. Ils aident ainsi indirectement l’agresseur en privant l’agressé de leur soutien ». La même assimilation est opérée entre le FIS et la résistance « islamique » palestinienne du Hamas et du Djihad islamique, deux organisations qui sont des « composantes du mouvement de libération nationale », contrairement au FIS qui est un « parti fasciste », qui n’a pas hésité à retourner ses armes contre son propre peuple. S’il nous semble pertinent de rappeler les différences profondes de nature entre les organisations précitées et le FIS, qualifier ce dernier de « parti fasciste » nous semble problématique, dans la mesure même où le fascisme renvoie précisément à une forme de gouvernement qui cherche à résoudre par la force et la violence une crise profonde et structurelle d’une économie capitaliste avancée. Or, tel n’était assurément pas le cas de l’Algérie de la fin des années 80 et du début des années 90.

La question de l’union étant centrale pour les forces progressistes, il convient de mener la réflexion en évitant les visions unilatérales consistant à « refuser l’unité d’action avec les forces islamistes libanaises ou palestiniennes qui combattent réellement Israël et l’impérialisme sous prétexte qu’ailleurs, ou en d’autres circonstances politiques, l’islamisme représente l’ennemi principal du peuple », ou à « ignorer le caractère d’ennemi de l’islamisme » sous prétexte que l’ennemi principal est Israël ou l’impérialisme. L’auteur estime donc nécessaire de combattre idéologiquement et politiquement – de façon certes secondaire, mais permanente – les idées fausses et dangereuses des « partis islamistes », et de s’organiser de façon indépendante, voire de se défendre lorsque l’on est attaqué par eux. Sur ce point précis, l’utilisation un peu trop vague par H. Belalloufi du terme d’« islamisme », participe elle-même à cette entreprise – qu’il dénonce pourtant – de confusion des esprits en cours en Europe et aux Etats-Unis, où le terme est uniformément utilisé pour désigner des formations politiques n’ayant que très peu à voir les unes avec les autres. Plus encore, tout ce qui a trait de près ou de loin à l’Islam finit par être qualifié d’« islamiste », terme dont la connotation est immédiatement péjorative en France, par exemple, étant donné le surinvestissement idéologique dont fait l’objet cette religion.

Crise de la domination impérialiste du GMO ?

Comme nous l’avons déjà souligné, l’auteur prend au sérieux le projet américain de remodelage du GMO, qui sous couvert de lutte contre le « terrorisme », entend imposer une pax americana en écrasant les régimes jugés récalcitrants ainsi que les mouvements politiques opposés à Washington et à son allié israélien. Citant la fameuse phrase de Lénine pour qui l’impérialisme est bien le temps des guerres et des révolutions, H. Belalloufi place ce concept d’impérialisme au cœur de son analyse politique de la région ; avec les Etats-Unis à sa tête, l’Union Européenne, Israël et la quasi-totalité des régimes arabes, le camp impérialiste, en dépit des contradictions qui le traversent, considère le régime iranien comme son principal ennemi.

Bien qu’il n’existe pas à ce jour d’alternative crédible à leur domination, les composantes de ce camp impérialiste seraient entrées en crise. Parmi d’autres facteurs, la résistance libanaise lors de la « 6e guerre israélo-arabe » aurait entrainé un affaiblissement des régimes arabes pro-impérialistes, qui « se sont ainsi démasqués aux yeux de leurs propres opinions publiques qui ont pu constater que ce qui manquait le plus à leurs dirigeants, pour résister victorieusement à l’armée israélienne et lui infliger des pertes sérieuses, ce n’étaient pas des armes ou une prétendue suprématie aérienne, mais la volonté politique, arme que l’on trouve pourtant en abondance au sein des masses arabes ». Malgré le maintien d’une posture offensive et en raison même de celle-ci, les bases mêmes de la domination impérialiste dans la région – et celle des régimes arabes en premier lieu – se trouvent sapées, élargissant ainsi le spectre des résistances.

Luttes de libération nationale et luttes démocratiques et sociales

Les trois fondements de la nouvelle révolution arabe sont constitués par 1) l’alliance existante entre le sionisme et l’impérialisme, qui fait d’Israël le premier et principal pilier de la domination impérialiste dans la région, 2) le retour à une forme de domination militaire directe, comme le montrent les occupations de l’Afghanistan et de l’Irak, et enfin par 3) le triomphe des régimes réactionnaires arabes. A propos de ces derniers, l’auteur relève à juste titre que leur caractère autoritaire présente l’avantage de conférer « spontanément aux luttes sociales une dimension politique, ce qui constitue un puissant facteur de conscientisation des masses ». En effet, toute revendication sociale, même minimale (par exemple contre la "vie chère") se transforme en revendications contre le manque de libertés (d’expression, d’association, syndicale etc.) et par conséquent en critique du régime en place et de ceux qui en sont à la tête.
Les différentes formes de domination impérialiste (directe ou via des bourgeoisies compradores locales), ainsi que les menaces qui pèsent sur certains régimes impliquent une diversité des formes de résistance des peuples de la région. Luttes de libération nationale et luttes démocratiques et sociales participent donc toutes deux à la résistance à la domination impérialiste dans la région.

Revenant sur la situation particulière des trois Etats dits « voyous » – Soudan, Syrie et Iran – H. Belalloufi relève que ce dernier est « celui qui s’oppose le plus systématiquement à la politique des Etats-Unis et de l’Union européenne dans la région », faisant de Téhéran le « verrou politique et militaire ultime que les impérialistes voudraient voir sauter afin d’asseoir définitivement leur domination sur la région ». A l’instar de ce qui a été dit précédemment au sujet du Hezbollah, l’auteur n’ignore pas les questions que ne manque pas de soulever – notamment en France – la qualification du régime iranien de réactionnaire et d’anti-impérialiste. A l’appui des travaux de Lénine et Trotsky, H. Belalloufi rappelle qu’anticapitalisme et anti-impérialisme sont loin d’être synonymes et « des forces petite-bourgeoises, voire bourgeoises peuvent, dans certaines conjonctures historiques, s’opposer à l’impérialisme tout en défendant le capitalisme ou, plus exactement, pour mieux le défendre dans leur pays ». Le débat en cours sur l’attitude à adopter face au régime iranien doit donc éviter le double écueil de ne prendre en considération que le côté réactionnaire de ce régime et d’oublier par là même son opposition à l’impérialisme, à Israël et aux Etats arabes pro-impérialistes, ou à l’inverse d’occulter totalement le caractère antipopulaire du régime iranien, pour ne souligner que son opposition à l’ennemi principal qu’est l’impérialisme.

Dialectiques de la nouvelle révolution arabe

L’ancienne stratégie de la révolution arabe, élaborée par l’aile gauche de la résistance palestinienne, privilégiait l’option d’une guerre populaire de longue durée contre l’Etat sioniste, afin de tirer avantage du nombre d’habitants et de la profondeur géographique du monde arabe. Une telle stratégie eut pour conséquence de menacer « directement les régimes arabes pro-impérialistes (Jordanie, Liban…), mais aussi les régimes progressistes (Egypte, Syrie…) qui préféraient passer un compromis avec Israël et l’impérialisme plutôt que d’assumer jusqu’à ses ultimes conséquences un affrontement avec eux ». En cherchant à faire coïncider l’agenda de la révolution arabe avec son propre calendrier, et en privilégiant excessivement le combat armé au détriment du combat politique et social, la stratégie adoptée par la révolution palestinienne conduisit à un échec. Pour autant, l’auteur concède que « dans les conditions où elle se trouvait objectivement placée, la résistance palestinienne pouvait difficilement adopter une autre stratégie que celle de la guerre populaire prolongée par laquelle elle concrétisait l’interaction subjective de la révolution palestinienne et de la révolution arabe, dont le fondement objectif reposait sur l’alliance de l’impérialisme, du sionisme et de la réaction arabe ».

Mais alors qu’elle semblait durablement bloquée, la poursuite de la colonisation de la Palestine, le triomphe des bourgeoisies réactionnaires arabes et le retour à une domination directe de l’impérialisme vont créer les conditions d’une renaissance de la révolution arabe. Il s’agit dès lors de prendre la mesure des échecs passés et du nouveau contexte historique.

Centralité de la révolution palestinienne

Elle est induite par les relations mêmes existant entre l’impérialisme et le sionisme : « toute la politique régionale des grandes puissances mondiales, à commencer par celle des Etats-Unis, repose sur le primat absolu de la sécurité d’Israël et le caractère indiscutable de la domination de cet Etat colonial, raciste et expansionniste ». L’Afghanistan et l’Irak sont certes occupés à l’heure actuelle, mais cette occupation revêt un caractère provisoire et n’est pas conçue pour le long terme, contrairement à ce qui se produit en Palestine.

S’agissant de la question de savoir sur quelle proportion du territoire de la Palestine mandataire devait porter la libération, l’auteur estime que ce sont « Israël et son parrain américain qui rendent possible, à long terme, la libération de toute la Palestine ». Parmi les principaux facteurs qui tendent vers une telle perspective, se trouvent l’incapacité de la « démocratie israélienne » à intégrer en son sein les citoyens « Arabes israéliens », le refus obstiné d’Israël de voir érigé un Etat palestinien réellement indépendant et de restituer les terres conquises au détriment de la Syrie et du Liban, ainsi que le soutien inconditionnel apporté à Israël par les « grandes puissances » et le retour de celles-ci à une politique de domination directe ou de menaces d’intervention militaire. A ne vouloir rien céder, l’auteur estime qu’Israël court le risque de tout perdre. N’ignorant ni l’extrême déséquilibre des forces en présence, ni le reflux d’une conscience anti-impérialiste dans le monde arabe et ailleurs, H. Belalloufi reproche aux défaitistes arabes de mettre constamment en avant le caractère irréversible de la colonisation de la Palestine. Il estime à juste titre que toute l’expérience historique milite contre un tel défaitisme car « la colonisation ne devient irréversible que si et seulement l’un des deux aspects de la contradiction colonisateur-colonisé est éliminé ».

Caractère inégal et combiné de la nouvelle révolution arabe

Comme l’ancienne, la nouvelle révolution arabe a pour principal ennemi le système de domination impérialiste. Mais les peuples du GMO se trouvent également confrontés à des « ennemis secondaires » presque aussi redoutables : les régimes et forces politiques menacés par l’impérialisme, qui tout en lui résistant, oppriment parallèlement leurs peuples. Face à eux, « il convient d’éviter soigneusement toute approche unilatérale qui ne prendrait pas en considération le caractère contradictoire de ces régimes » et d’adopter en conséquence une politique dialectique.

La nouvelle révolution arabe possède donc un caractère national et anti-impérialiste, qui fait que « son programme politique – programme de mobilisation et non projet de société – ne vise pas la destruction du capitalisme, l’abolition de l’exploitation et de la propriété privée des moyens de production ». Mettre uniquement en avant les revendications du socialisme et du pouvoir ouvrier constitue donc un déni de la réalité, celle de l’oppression impérialiste. H. Belalloufi invite néanmoins à rompre avec le nationalisme arabe qui renverrait à l’image d’une « nation arabe » mythique ou aurait régné l’unité et la prospérité avant que le colonialisme n’advienne. Ce dernier, en étant le « vecteur d’un capitalisme qui bouleversa les sociétés arabes et engendra des résistances sociales et politiques en leur sein, créa les conditions matérielles de l’émergence d’Etas-nations modernes et renforça la formation de consciences nationales différenciées n’ayant rien d’artificiel ». L’auteur en conclut donc que « confrontés au même système de domination impérialiste, les peuples de la région n’ont pas besoin d’une perspective d’unification nationale dans le cadre d’un seul et même Etat pour constater que leurs luttes sont interdépendantes ». Malgré cette interdépendance, le caractère inégal et combiné de la domination impérialiste « exclut d’emblée, au stade actuel de la confrontation, tout type de stratégie globale et uniforme du genre de la guerre populaire prolongée ». Parallèlement, « les Palestiniens n’ont pas à attendre de changements préalables dans l’ensemble du monde arabe pour déterminer le contenu, les formes et les rythmes de leur combat ».

Cinquante ans après le mouvement de décolonisation, le GMO est aujourd’hui mûre pour une nouvelle tentative de libération !

1 Sauf mention, toutes les citations sont extraites du livre de Hocine Belalloufi.

 

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