Lire hors-ligne :

Le 24 juin 2022, des ressortissant·e·s d’Afrique centrale, de l’Ouest et de l’Est ont tenté de franchir les barrières de l’enclave espagnole de Melilla[1]. La violence de la répression opérée par les garde-frontières espagnols et marocains en charge d’empêcher ces entrées a provoqué la mort d’au moins 37 personnes et plus de 300 blessés[2]

Ce massacre est une nouvelle manifestation de la guerre qui est menée aux migrant·e·s racisé·e·s noir·e·s depuis trois décennies aux frontières maroco-espagnoles, où l’Europe – et en particulier ici l’Espagne – délègue aux autorités marocaines la fonction de repousser les personnes cherchant à migrer et accorde pour cette défense de la frontière européenne un véritable permis de tuer. 

***

C’est notamment le travail des militant·e·s de l’Association Marocaine des Droits Humains (AMDH) à Nador – région marocaine voisine de Melilla – qui a permis de documenter, une fois encore, un massacre raciste perpétré à cette frontière, orchestré par les autorités espagnoles et marocaines, avec le soutien de l’Union européenne, comme c’est le cas depuis plusieurs décennies.

D’après les informations collectées côté espagnol, les agents de la Guardia civil auraient tiré des balles à propulsion, des balles en caoutchouc et des fumigènes[3] contre les personnes qui se trouvaient sur les barrières, provoquant le chaos et des mises en danger immédiate, incluant des chutes. Côté marocain, l’AMDH-Nador a fait état de la répression physique – coups, usage de matraques et de gourdins en bois – à la barrière-frontière et d’un procédé d’entassement des personnes arrêtées, mêlant les blessés avec les cadavres des morts.

D’après l’association, cet amoncellement des personnes après les arrestations et le défaut d’intervention rapide des secours – plus de neuf heures après – auraient alourdi le bilan macabre. Deux policiers marocains auraient également perdu la vie ce jour-là. Seules la réalisation d’autopsies et d’enquêtes sérieuses des deux côtés de la frontière permettraient d’éclaircir les faits et d’imputer des responsabilités précises, mais les personnes décédées ont été enterrées rapidement côté marocain et les rescapés, parfois gravement blessés, ont été déplacés de force loin de la frontière, vers le sud du Royaume.

Ce nouveau massacre, incarne de façon paroxystique la guerre aux migrant·e·s racisé·e·s noir·e·s menée depuis les années 1990 aux frontières maroco-espagnoles, et témoigne une nouvelle fois du permis de tuer donné à la Guardia civil espagnole et aux forces auxiliaires marocaines, pour « défendre » les frontières espagnole et européenne de certaines personnes en quête de mobilité ou d’exil. Pour tenter de comprendre cette violence extrême, qui perdure en toute impunité, il faut contextualiser les événements actuels et les inscrire dans l’histoire longue de cette frontière.

Il est essentiel de revenir sur l’histoire des territoires de Sebta et Mliliya, leurs noms originels, pour percevoir la colonialité (Quijano, 2000) de la violence découlant du contrôle migratoire. Il s’agit de prendre en compte les manières dont ces deux territoires, et plus généralement les frontières maroco-espagnoles, ont été structurées par le colonialisme et comment des dynamiques coloniales continuent d’irriguer des pensées et des pratiques.

« L’objectif de la Guardia civil est de sauver l’intégrité de la frontière espagnole et celle de l’Europe (…). C’est l’Europe qui doit aller à l’Afrique, et pas l’Afrique à l’Europe. Il faut leur apprendre à s’organiser. Il faut leur enseigner la démocratie, l’éducation, et presque par la force s’il le faut. Les barrières symbolisent l’échec de nombreux pays d’Afrique, elles sont nécessaires aujourd’hui. » Entretien avec le colonel de la Guardia civil de Ceuta en 2015.

Pour faire un lien entre ces propos racistes et colonialistes récents et le passé des enclaves, il faut donc replonger dans l’histoire, à partir du XVe siècle.

 

La matrice coloniale de la frontière maroco-espagnole : Ceuta & Melilla, un demi-siècle de frontiérisation raciale

L’occupation espagnole des territoires de Ceuta et Melilla doit d’abord être comprise comme
la continuation de la lutte contre l’Islam et de la Reconquista, cette fois de l’autre côté du
détroit de Gibraltar. Les Portugais occupent Ceuta en 1415 et Melilla est conquise en 1497,
devenant la première frontera espagnole. À cette époque, le terme frontera désigne une place
militaire avancée en territoire ennemi (Zurlo, 2005). Les conquêtes de Ceuta et Melilla ne
sont pas pensées comme des conquêtes coloniales au départ, mais elles annoncent bien le
début de l’ère du colonialisme.

L’aspect offensif des fronteras se transforme rapidement en
situation défensive car les Espagnols et les Portugais ne parviennent pas à occuper l’arrière-
pays et sont confrontés aux résistances des populations autochtones : les Rifaine·e·s. La
dénomination suivante, presidios, pour les deux enclaves, désigne une prison car très tôt les
deux fonctions sont réunies dans ces enclaves. En 1889, Ceuta devient officiellement un
bagne où sont enfermés les dissidents espagnols de l’ordre colonial, mais aussi des territoires
américains, comme les bannis de Cuba, notamment les esclaves noirs libérés (Sánchez, 2018).
C’est ainsi que ces enclaves deviennent, pour la première fois, le lieu d’exercice de pratiques
de déportation et détention de personnes racisées considérées comme indésirables.

Après plusieurs guerres contre la résistance rifaine, un double protectorat espagnol et français est établi au Maroc au début du 20e siècle. Ceuta et Melilla sont progressivement peuplées de civils originaires de la péninsule espagnole et du Maroc. Hormis quelques exceptions de catégories d’indigènes utiles à l’armée ou au commerce espagnol, la population musulmane est bannie des enclaves jusqu’à la fin du 19e siècle. Après l’indépendance du Maroc en 1956, les deux villes restent espagnoles, devenant aux yeux des Marocains et jusqu’à aujourd’hui, des territoires occupés, les dernières colonies européennes en Afrique.

La population d’origine marocaine présente dans les enclaves suscite, encore aujourd’hui, les craintes de certains autour de la perte d’« espagnolité » de ces territoires. Une ségrégation raciste perdure et est régulièrement dénoncée à Ceuta comme à Melilla. Les écrits sur la discrimination raciste dans les enclaves et les dénonciations de résidant·e·s musulman·e·s quant à leur condition de citoyen·ne·s de « seconde classe » l’illustrent : « Notre vie dans la ville est une constante lutte contre la discrimination » déclarait en 2016 un représentant d’association à Melilla[4].

Depuis les années 1990, une autre figure d’envahisseur a été proclamée : celle du migrant originaire de l’Afrique dite Subsaharienne « assaillant » – selon les termes des autorités – les enclaves de Ceuta et Melilla, constituant les seules frontières terrestres entre l’Europe et l’Afrique. Les arrivées de ces personnes, nationales d’Afrique centrale et de l’Ouest, aux frontières de Ceuta et Melilla sont concomitantes de l’instauration du régime des visas et ainsi de difficultés croissantes pour ces personnes des ex-colonies à se rendre légalement en Europe.

S’inscrivant dans le cadre de la lutte européenne contre l’immigration dite clandestine et de son externalisation vers le continent africain, la production d’une figure noire du danger migratoire réactive une défense violente de ces territoires, notamment par des pratiques de refoulements à chaud aux barrières-frontalières et d’enfermement à durée indéterminée dans les enclaves.

Depuis les années 1990 : l’érection d’une figure noire du danger migratoire

Les politiques migratoires mises en œuvre aux frontières de Ceuta et Melilla sont souvent appréhendées à travers le prisme de leur supposée exceptionnalité (Ferrer-Gallardo & Gabrielli, 2018). Pourtant, l’histoire coloniale comme les recherches de terrain (Tyszler, 2019) incitent à prendre de la distance avec la rhétorique de l’exceptionnalisme qui occulte l’institutionnalisation de pratiques discrétionnaires et mortifères au nom de la défense de cette frontière hispano-européenne et la colonialité de la violence qui s’y déploie.

Le double contrôle migratoire mis en place depuis les années 1990 par les militaires marocains et espagnols affecte les ressortissants d’Afrique centrale et de l’Ouest de manière particulièrement violente. À cette frontière, les nécropolitiques (Mbembe, 2006) migratoires et leurs effets donnent à voir la légitimation de la violence exercée sur les corps noirs. L’expression « Subsahariens » révèle la construction d’une catégorie racialisée d’indésirables, associant une couleur de peau – noire – à un statut d’illégalité́.

Depuis les années 2000 et l’intensification de la collaboration du Maroc – entre contraintes et opportunités (El Qadim, 2015) – dans la lutte européenne contre certaines migrations, les processus de racisation se matérialisent, dans le nord marocain et notamment dans la région de Nador, sous la forme d’une « chasse à l’homme noir » comme l’expriment les personnes harcelées par les militaires dédiés à la traque des catégorisés Subsahariens. Les processus de racisation se matérialisent également par des campements auto-construits dans les forêts à la frontière où ne se trouvent que des personnes d’Afrique centrale et de l’Ouest puisqu’elles sont obligées de se cacher et ainsi « bestialisées », « animalisées », selon leurs termes.

Les processus de racisation s’observent aussi via la technique du saut des barrières de Ceuta et Melilla en raison de l’impossibilité pour les personnes à la peau noire de s’approcher des portes normales des enclaves, alors que d’autres y parviennent avec plus ou moins de difficultés. En effet, les ressortissant·e·s d’Afrique centrale et de l’Ouest ne sont pas les seul·e·s à tenter d’accéder à l’Europe par cette voie : des ressortissant·e·s du Maroc, de l’Algérie, d’Asie (notamment d’Inde et du Bangladesh) et du Moyen-Orient (de Syrie, de Palestine et du Yémen, entre autres) ont pu tenter/tentent de passer par-là.

Mais, « la frontière est un système raciste », analyse en 2015 un ressortissant guinéen rencontré à Nador, à propos de l’impossibilité pour les Africains noirs d’accéder au bureau espagnol d’asile à la frontière de Melilla, alors que les Syrien·ne·s y parviennent. Les rapports sociaux de race structurent les modalités de tentatives de franchissement de la frontière, comme l’illustrent également les propos du colonel de la Guardia civil à Melilla dans un entretien mené en 2015 :

« Il y a des voies d’entrée utilisées par les Subsahariens : le saut de la barrière, les embarcations en mer, se cacher dans des véhicules. À la différence des Syriens qui passent par le poste de contrôle à la frontière, en général avec des passeports falsifiés ou usurpés. Ici, oui, il y a des Blancs et des Noirs, les Subsahariens ne peuvent pas venir en marchant ».

À cette frontière, la fonction officielle de la Guardia Civil est d’empêcher l’entrée en dehors des points de passage autorisés et en particulier de surveiller les barrières censées séparer Ceuta et Melilla du Maroc – et du reste de l’Afrique. Aux barrières, les agents de la Guardia civil effectuent des « refoulements à chaud », c’est-à-dire qu’ils interceptent des personnes et opèrent systématiquement leur refoulement immédiat vers le Maroc en les remettant aux militaires marocains. Lors de ces refoulements, les personnes considérés comme migrants illégaux peuvent être frappées, voire tuées. La prévalence de ressortissant·e·s d’Afrique centrale et de l’Ouest parmi les morts en route vers l’Espagne révèle les effets de la racisation en termes de pertes de vies humaines (Tyszler, 2019).

Si certaines personnes parviennent tout de même à franchir la frontière militarisée, elles se retrouvent indéfiniment piégées dans des centres de séjour dits « temporaires » – les CETI – les enclaves retrouvant alors l’une de leurs fonctions historiques. Comme l’a montré l’historienne Romy Sánchez avec l’exemple de Ceuta, il y a une continuité entre la fonction de cette enclave comme prison coloniale destinées aux Cubains bannis au 19e siècle et sa fonction contemporaine comme espace-barrière de l’Europe. Dans les deux cas, Ceuta est utilisée comme « territoire-prison » (Sánchez, 2018) pour des personnes racisées (ex)colonisées défiant l’ordre social imposé.

Depuis environ deux ans, des ressortissants d’Afrique de l’Est, et notamment du Soudan, ont commencé à tenter le passage par Melilla, pour éviter la route Libyenne, comme le documente l’AMDH Nador. La violence de leur traitement, identique à celle déployée pour réprimer les personnes d’Afrique centrale et de l’Ouest, démontre encore la dimension raciste anti-noire du contrôle migratoire en place. Le massacre du 24 juin dernier l’a bien montré : les Soudanais sont nombreux parmi les personnes décédées, disparues et rescapées.

  

Le massacre du 24 juin 2022 comme paroxysme de la violence du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole

Si la violence physique et symbolique déployée et les chiffres des morts en font certainement l’un des pires drames à cette frontière, il faut rappeler qu’il est le dernier d’une longue liste de mises à mort depuis les années 2000. Les plus médiatisées ont été : les massacres d’octobre 2005 aux frontières de Ceuta et Melilla, qui avaient fait au moins 13 morts par balles et des centaines de blessés ; le massacre de Tarajal (Ceuta) en février 2014, qui avait fait au moins 15 morts et des dizaines de disparus et blessés. Mais au-delà de ces cas, la violence, souvent létale, de la répression aux frontières de Ceuta et Melilla éclate dans les récits quotidiens des personnes racisées noires qui tentent le passage depuis près de 20 ans, faute d’accès à des voies légales.

« Les bords des barrières, si on faisait des enquêtes là-bas, on trouverait beaucoup de corps enterrés. » déclarait en 2015 Brice O., un ressortissant camerounais rencontré au Maroc, ayant tenté pendant plusieurs années de franchir les barrières de Ceuta et Melilla, avant d’arrêter définitivement à la suite de la mort de quatre de ses amis lors du massacre de Tarajal en 2014.

« La barrière symbolise l’échec de nombreux pays africains, elle est nécessaire aujourd’hui » déclarait en entretien le colonel de la Guardia civil à Ceuta en 2015. Pour déconstruire les discours dominants, il faut voir que la fin est déjà dans les moyens. Face aux moyens militarisés utilisés pour déshumaniser, voire tuer, et « défendre » les frontières de Ceuta et Melilla, il est nécessaire de comprendre le sens de cette violence ; une violence tacitement autorisée et perpétuée dans le temps pour défendre la frontière, au-delà des considérations légales et administratives.

Du côté des autorités et des forces de l’ordre, la violence aux frontières est présentée comme nécessaire pour « sauvegarder la civilisation espagnole » et continuer à défendre ce qui reste de l’Empire. Les personnes confrontées à cette violence l’analysent en se référant au racisme, au colonialisme et à l’impérialisme tels qu’ils se manifestent dans les relations Europe/Afrique. Les propos des plus haut-gradés de la Guardia civil confirment que la violence particulière infligée aux personnes racisées noires depuis les années 1990, s’inscrit dans un ordre social raciste et dans une histoire coloniale.

L’impunité des gardes-frontières, hier comme aujourd’hui, révèle la continuité d’une domination violente sur des personnes qui tentent de pénétrer dans ces bastions coloniaux. La figure noire du danger migratoire érigée à cette frontière permet de redonner un sens aux forces militaires casernées dans ces enclaves éloignées de la péninsule espagnole, ainsi que de nourrir le marché florissant de l’industrie du contrôle migratoire et de la sécurisation des frontières extérieures de l’Europe[5]. Les rapports sociaux de race cristallisés dans les pratiques de répression à la frontière maroco-espagnole sont ainsi imbriqués à des enjeux sociaux, politiques et économiques, anciens et récents.

Au-delà du spectacle militarisé des barrières : « Nous sommes les pions d’un jeu de dame »

« Parfois, nous étions fatigués, nous restions plusieurs jours, parfois plusieurs semaines dans les campements sans faire une seule tentative à la barrière. Je me souviens que, de temps à autre, les militaires [marocains] venaient nous trouver là-bas et nous disaient ‘Mais qu’est-ce qu’il se passe les gars, vous êtes fatigués ou quoi ? Il faut aller à la barrière !’ Ces mêmes militaires qui d’habitude nous pourchassaient, nous tabassaient quand nous faisions des tentatives. Là ils nous incitaient. (…) Nous sommes les pions d’un jeu de dame ! ».

Cet extrait de discussion avec Brice O., en 2017, révèle que si les dénommés « Subsahariens » sont officiellement considérés comme indésirables, leur présence sur le territoire répond à des intérêts économiques et politiques multiples, des deux côtés de la frontière. Au-delà du spectacle militarisé de la frontière, un ensemble de règles officieuses, rodées dans le temps, institutionnalisent le recours à la violence mortifère comme méthode de gouvernement des « Subsahariens ». Face à une supposée invasion noire-africaine, qui durerait depuis près de vingt ans maintenant, un jeu morbide s’est installé autour de cette frontière euro-africaine.

Il s’agit d’un jeu diplomatique entre États ; d’un jeu de pratiques administratives et juridiques, mais aussi sécuritaires faisant souvent fi de la loi – voire légalisant l’illégal comme le montre le cas des refoulements à chaud rebaptisés « renvois à la frontière » en 2015[6] – un jeu sémantique aussi donc, mais également de chiffres, soit un « jeu de vérités » (Foucault, 2014). Enfin et surtout, il s’agit d’un jeu se basant sur des vies humaines en quête de mobilité ou d’exil. La situation de violence structurelle est maintenue et tacitement institutionnalisée à des fins diverses.

Ladite « pression migratoire » qu’exerce les dénommés « Subsahariens » est nécessaires aux États espagnol et marocain, à certains politiciens, à certains professionnels, aux industries de la sécurité, au marché informel du passage, pour négocier, maintenir ou faire fructifier leurs intérêts à différents niveaux. L’altérisation radicale des noir·e·s africain·e·s des deux côtés de la frontière cristallisent des enjeux diplomatiques, politiques et économiques, qui vont au-delà de l’objectif officiel de contrôle migratoire.

Pour Nabil Driouch, journaliste spécialiste des relations hispano-marocaines : « qu’on le veuille ou non, l’immigration subsaharienne est une carte entre les mains du Maroc. Quand l’Espagne sort des clous, qu’elle organise des visites officielles à Sebta ou qu’elle égratigne Rabat au sujet du Sahara, le Maroc ferme les yeux et laisse la pression migratoire s’accentuer sur Sebta. En substance, le message est : ‘Si vous m’attaquez sur l’affaire du Sahara aux Nations Unies, vous trouverez la réponse aux portes de Sebta’. (…) Car les États ont des intérêts à défendre »[7].

La collaboration sécuritaire autour de la frontière est en effet un des leviers de la stratégie diplomatique migratoire du Maroc pour se positionner en tant que médiateur euro-africain d’un système de gouvernement des migrations (El Qadim, 2015). Le « robinet » – comme il est appelé métaphoriquement – aux portes de Ceuta et Melilla, est une stratégie régulièrement utilisée par le Maroc lorsqu’il y a des différends avec l’Espagne[8] ou l’UE comme cela est observé in situ. Nadia M., résidente de Nador et assistante sociale dans une ONG, m’explique en 2017 :

« le Maroc, lorsqu’il y a des problèmes avec l’Union européenne, s’il y a quelque chose en ce qui concerne le Sahara, après il le fait exprès, il laisse passer les immigrés ».

La tentative d’entrée de plus de 1000 personnes le 24 juin 2022 et le massacre qui s’en suit se produisent justement dans un contexte post-crise diplomatique à la suite d’une prise de position du président Sánchez en faveur du Sahara Occidental[9]. Des témoignages indiquent que les personnes auraient été incitées par les forces sécuritaires marocaines à aller à la barrière de Melilla ce jour-là.

Aux frontières de Ceuta et Melilla, les « Subsahariens » constituent une sorte de cible légitime de la violence de tous les acteurs dans un contexte de tensions diplomatiques, notamment maroco-espagnoles et maroco-européennes. La figure noire du danger migratoire est co-produite et constamment reproduite, de façon consensuelle, permettant d’organiser la violence de tous contre un (Tyszler 2019). On peut ainsi parler d’une « structure des opportunités » favorable au recours à la violence mortifère contre les personnes noires. J’emprunte ce concept à la sociologie des massacres qui la considère comme une condition indispensable, bien que non suffisante, au déclenchement des violences extrêmes.

Xavier Crettiez définit la structure des opportunités du massacre comme « l’ensemble des conditions structurelles ou conjoncturelles qui encouragent et rendent plausible le passage à l’acte ultra-violent » (Crettiez, 2008, p.70), il pointe notamment :

« – le soutien réel ou ressenti des autorités politiques [qui] fonde un sentiment d’impunité et parfois même d’encouragement pour les bras assassins. Ce point est essentiel et montre que les violences sont d’autant plus terribles qu’elles semblent légitimées par le pouvoir institutionnel ou pour le moins non clairement condamnées (…)

– le silence de la ‘communauté internationale’ (…)

– la création d’un espace de huis clos : loin de la lumière et des caméras, les massacres à grande échelle deviennent plus faciles (…) »

Le dernier massacre à la frontière de Melilla, tout comme ceux qui ont eu lieu depuis les années 2000 aux barrières des deux enclaves confortent la validité de la structure des opportunités à la frontière maroco-espagnole, qui permet une institutionnalisation tacite de la violence extrême contre les personnes à la peau noire. Une violence qui suscite bien des formes de résistances.

 

Le franchissement des barrières comme méthode de résistance à un ordre migratoire raciste et colonial

Face à la répression violente des forces espagnoles et marocaines, beaucoup d’hommes tentant le passage des frontières de Ceuta et Melilla se réfugient dans une représentation de soi du « vaillant soldat » risquant sa vie au front, dans un espace frontalier devenu un lieu de guerre contre eux. « Nous sommes les soldats d’une guerre que nous n’avons pas choisie » déclaraient certains lors de nos discussions. Les « guerriers » qui tentent de franchir les barrières de Ceuta et Melilla sont surtout des hommes, ce mode de passage étant considéré, de façon genrée, comme trop dangereux et difficile pour les femmes. Il est important de souligner que, dans la guerre asymétrique entre les migrants d’Afrique centrale et de l’Ouest, et les militaires espagnols et marocains, il est interdit aux premiers de se défendre.

Dans un chapitre intitulé « La fabrique des corps désarmés », Elsa Dorlin (2017) indique qui a le droit de se défendre par le port d’arme et qui, au contraire, est exclu de ce privilège. Elle rappelle comment, dans les colonies, le Code noir français de 1685 interdisait aux esclaves de porter une arme offensive, même un bâton, sous peine de coups de fouet ; et il en était de même pour le Code noir espagnol de 1768 à Saint-Domingue. Elle écrit que « cette interdiction de porter et de circuler en possession d’armes trahit une inquiétude permanente des colons qui atteste de l’effectivité des pratiques de résistance esclaves », et que « durant toute la période esclavagiste, le désarmement des esclaves se double d’une véritable discipline des corps pour les maintenir sans défense, ce qui impose de redresser le moindre geste de martialité » (Dorlin, 2017 : 24-26).

Ces analyses sont utiles pour étudier le contrôle migratoire à la frontière maroco- espagnole. L’analogie entre les esclaves noir·e·s d’hier et les migrant·e·s noir·e·s d’aujourd’hui est régulièrement mobilisée par les personnes réprimées à la frontière. Aux portes de Ceuta et Melilla, même s’ils risquent leur vie, les personnes ne sont pas censées montrer des signes d’agressivité envers les militaires. Si elles le font, elles sont considérées encore plus criminelles et dangereuses qu’en essayant « simplement » de franchir les barrières.

Des exemples récents montrent que des ressortissants d’Afrique centrale et de l’Ouest qui ont osé se défendre – devant les forces armées – en utilisant des pierres, des bâtons ou d’autres objets ont immédiatement été mis en prison pour « organisation criminelle ». Les passages collectifs organisés par des hommes aux barrières, s’ils constituent un moyen de renverser momentanément le rapport de pouvoir avec les militaires, sont également considérés comme symbole d’« organisation mafieuse » selon les autorités espagnoles.

En d’autres termes, tout acte de résistance à l’ordre établi est considéré comme un crime. L’autodéfense n’est pas autorisée pour ces personnes. Seuls les militaires ont le droit de porter et d’utiliser des armes, et parfois même de tuer des migrants pour assurer la défense de la frontière. Cela fait écho à ce que Dorlin a conceptualisé comme « l’économie impériale de la violence », qui « maintient la légitimité de certains sujets à user de la force physique, leur confère un pouvoir de conservation et de juridiction (d’autojustice), leur octroie des permis de tuer » (Dorlin, 2017 : 15). Le régime migratoire hispano-européen fait des hommes racisés noirs à la barrière des corps supprimables, dans la continuité des régimes coloniaux et esclavagistes.

Le massacre du 24 juin 2022 a très vite été suivi de déclarations dépolitisant les violences et les morts produites à la frontière de Melilla, pointant la responsabilité des « mafias ». Ces déclarations sont infondées et hypocrites. Les tentatives de franchissement des barrières-frontières de Ceuta et Melilla sont, depuis les années 1990, des formes de résistance et d’autodéfense collectives face à un ordre migratoire raciste. Les sauteurs de barrière sont toujours représentés, dans les discours politico-médiatiques, comme une masse animalisée qui utilise son corps de façon primitive pour « assaillir » les enclaves espagnoles. Or, ces tentatives sont le résultat d’un travail organisé de résistance collective, fruit d’un savoir minutieux construit et transmis dans le temps, et en constante adaptation à l’évolution des mesures de contrôle. Les tentatives de sauts des barrières sont des miroirs de l’ordre migratoire raciste qui est imposé par la violence, des deux côtés de la frontière.

Mais la responsabilité du massacre de Melilla ne revient pas qu’à l’Espagne et au Maroc. L’ensemble des dirigeant·e·s des États membres de l’Union et des institutions européennes sont coupables d’entretenir un régime migratoire qui produit cette violence raciste aux frontières. Loin des barrières-frontières de Melilla, le choix opéré par Bruxelles et les capitales européennes d’exclure la grande majorité des ressortissant·e·s africain·e·s de la possibilité d’entrer régulièrement sur le territoire européen crée les conditions structurelles de ce type de massacre qui se répète depuis plus de 20 ans. Le contraste observé avec l’accueil réservé depuis mars 2022 aux personnes fuyant l’Ukraine illustre encore davantage l’aspect raciste de ces drames.

La violence aux frontières de l’Europe est structurelle et elle se re-produit, avec des variations, en fonction des espaces et des histoires locales. Mais comme l’écrit Ida Danewid (2017), toute réflexion sérieuse sur ce qui se cache derrière « l’arrivée massive de migrants en Europe » doit tenir compte de l’histoire coloniale et de la manière dont elle continue à structurer le présent ; ou encore comme le formule Gurminder Bhambra (2015), de nos histoires connectées. Cinq siècles après la Reconquista [« Reconquête » par les monarques castillans des territoires arabo-musulmans de la péninsule ibérique], les territoires de Ceuta et Melilla semblent avoir retrouvé leur rôle historique, celui d’avant-postes pour la défense d’une Espagne, et plus largement d’une Europe se voulant blanche et chrétienne.

La frontière hispano-marocaine, dès ses prémices et jusqu’à aujourd’hui, constitue une frontière raciale, défendue localement par des militaires. La colonialité du contrôle migratoire à cette frontière est frappante. Mais loin d’être une exception, elle peut nous amener à réfléchir de manière plus globale à la colonialité du régime migratoire européen (Gutiérrez-Rodriguez, 2018) et de ses effets, également hors de ses frontières, dans les pays qui collaborent comme le Maroc. Aux frontières de Ceuta et Melilla, une partie de la violence provient du côté marocain.

La violence physique infligée par les militaires marocains est dans tous les récits des personnes réprimées à ces frontières, et cela a encore été le cas dans le cadre du massacre du 24 juin dernier. Cette violence particulière déployée contre les migrants dits Subsahariens et maintenant Soudanais en outre, peut renvoyer à un racisme anti-noir aux racines précoloniales (El Hamel, 2012) qui a été exacerbé dans le cadre de l’externalisation de la lutte européenne contre l’immigration dite clandestine à laquelle est sommée de collaborer le Maroc depuis près de 30 ans.

L’« espace de mort » (Kobelinsky, 2019) que constitue la frontière maroco-espagnole, est structuré par des rapports de race ancrés et sans cesse redéployés dans le cadre de la colonialité du pouvoir. Il faut rappeler que les morts des guerres coloniales, et notamment celles des résistant·e·s rifain·e·s, ont été largement invisibilisées. Aujourd’hui ce sont les morts des résistant·e·s aux régimes migratoires racistes qui sont invisibilisées, même dissimulées dans la zone. L’impunité de la violence raciste à cette frontière n’a que trop duré. Comme nous l’avons écrit collectivement en tant que réseau Migreurop (2022) : « Les frontières militarisées à des fins anti-migratoires tuent : les massacres racistes des personnes exilées, engendrés par les politiques migratoires des États européens et de leurs partenaires, doivent cesser. »

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Illustration : No Border Network / https://www.flickr.com/photos/noborder/2494704433/

Références

Bhambra, Gurminder K. (2015). “Europe Won’t Resolve the ‘Migrant Crisis’ until It Faces Its Own past.” The Conversation, 01/09/2015.

Crettiez, Xavier (2008). Les formes de la violence. Paris, La Découverte.

Danewid, Ida (2017). White innocence in the Black Mediterranean: Hospitality and the erasure of history. Third World Quarterly, 38(7), 1674-1689.

Dorlin, Elsa (2017) Se défendre. Une philosophie de la violence. Paris, La Découverte.

El Hamel, Chouki (2012) Black Morocco. A history of Slavery, Race, and Islam, Cambridge: Cambridge University Press.

El Qadim, Nora (2015) Le gouvernement asymétrique des migrations. Maroc/Union européenne, Paris, Dalloz.

GADEM/Migreurop/APDHA/la Cimade (2015) Ceuta et Melilla, centre de tri à ciel ouvert aux portes de l’Afrique ? Rapport conjoint. En ligne : https://www.gadem-asso.org/ceuta-et-melilla-centres-de-tri-a-ciel-ouvert-aux-portes-de-lafrique-2/

Quijano, Anibal (2000) ‘Coloniality of Power, Eurocentrism, and Latin America’, Nepantla: Views from South, Vol. 1, No. 3, pp. 533-580.

Ferrer-Gallardo, Xavier y Gabrielli, Lorenzo (eds.) (2018) Estados de excepción en la excepción del Estado : Ceuta y Melilla, Barcelona, Icaria.

Gutiérrez-Rodriguez, Encarnación (2018) ‘Conceptualizing the coloniality of Migration’, In: Doris Bachmann-Medick and Jens Kugele (Eds) Migration. Changing Concepts, Critical Approaches. De Gruyter.

Kobelinsky, Carolina (2019) « Les traces des morts : gestion des corps retrouvés et traitement des corps absents à la frontière hispano-marocaine ». Critique internationale N° 83 (2): 21‑39.

Mbembe, Achille (2006) « Nécropolitique ». Raisons politiques 21 (1): 29‑60.

Migreurop (2022) « Un nouveau charnier aux barrières-frontières de Melilla : les massacres racistes et l’impunité doivent cesser aux frontières maroco-espagnoles », communiqué : https://migreurop.org/article3110.html?lang_article=fr

Sánchez, Romy (2018) Ceuta : quand la barrière de l’Europe était un bagne colonial. Mélanges de la Casa de Velázquez, 481, 331‑339.

Tyszler, Elsa (2019) Derrière les barrières de Ceuta & Melilla. Rapports sociaux de sexe, de race et colonialité du contrôle migratoire à la frontière maroco-espagnole, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris 8.

Zurlo, Yves (2005) Ceuta et Melilla. Histoire, représentations et devenir de deux enclaves espagnoles. Paris : L’Harmattan.

Notes

[1] Ce texte reprend des éléments d’analyse issus d’un travail de thèse en sociologie sur les violences aux frontières de Ceuta et Melilla (Tyszler, 2019) et de missions d’enquêtes menées dans un cadre associatif (GADEM et al., 2015) au Maroc et dans les enclaves espagnoles entre 2015 et 2017.

Je remercie Shira Havkin pour sa relecture attentive de la première version de ce texte.

[2] D’après le décompte – partiel – qu’ont pu établir les associations sur place. Le 7 juillet 2022, la section de Nador de l’association marocaine des droits humains recensait 58 morts ou disparus à la suite du massacre : https://www.facebook.com/AmdhNador/photos/a.1693125780899690/3247554572123462/

[3] Voir : Melilla Hoy, « El diputado Jon Iñarritu recoge restos de material antidisturbios utilizado en el último salto a la valla », 06/07/2021

[4] El Faro, Molina : “Los musulmanes soportamos ser ciudadanos de segunda en Melilla”, 20/08/2016

[5] Voir par exemple : PorCausa, La industria del control migratorio. ¿Quién gana con las políticas fronterizas de la Unión Europea? en ligne, 2017 ; Transnational Institute & Stop Wapenhande, Expanding the fortress. The policies, the profiteers and the people shaped by EU’s border externalisation programme. Report. Amsterdam, en ligne, 2018.

[6] Les « refoulements à chaud » ont été légalisés le 1er avril 2015 par un amendement à la législation espagnole sur les étrangers et renommés « renvois à la frontière ». Voir : Disposición adicional décima, Régimen especial de Ceuta y Melilla, Ley Orgánica 4/2000, Ley de Extranjería.

[7] Entretien de Nabil Driouch dans le magazine TelQuel n°795 du 19 au 25 janvier 2018, p.34.

[8] Par exemple, en 2014, une entrée importante par les barrières de Ceuta se produit à la suite d’un incident : celui du contrôle du yacht du roi Mohamed VI par la Guardia civil. Voir : El Mundo, « Mohamed VI llamó a Felipe VI para quejarse de que la Guardia Civil le diese el alto frente a Ceuta », 25/08/2014.

[9] Sonia Moreno, « Así Caza y Deporta la Gendarmería de Mohamed VI a los Migrantes desde Que Sánchez Cedió Sobre el Sáhara », El Español, 02/07/2022

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