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Découvrez en exclusivité les premières pages du prochain livre de Philippe Pignarre "Être anticapitaliste aujourd’hui. Comprendre le NPA", qui paraîtra aux éditions La Découverte au printemps.

Introduction

« Au Kremlin, Staline attendait le rapport du général Eremenko, le commandant du groupe d’armées de Stalingrad. Il regarda sa montre ; la préparation d’artillerie venait de s’arrêter, c’était maintenant le tour de l’infanterie : les groupements de choc allaient s’élancer dans la brèche créée par l’artillerie. Les avions bombardaient les arrières, les routes, les terrains d’aviation. […] Soudain, il revit les yeux perçants de Trotsky, leur intelligence impitoyable, le plissement méprisant des paupières, et il regretta pour la première fois que Trotsky fut mort : il aurait entendu parler de ce jour. […] C’était l’heure de son triomphe, il n’avait pas seulement vaincu son ennemi présent, il avait vaincu son passé. L’herbe se fera plus épaisse sur les tombes de 1930. Les neiges et les glaces au-delà du cercle polaire resteront silencieuses.[1] »  

         C’est ainsi que Vassili Grossman dans son fabuleux roman Vie et destin imagine Staline dans son bureau, le 20 novembre 1942 (alors qu’il a fait assassiner Trotsky réfugié deux ans plus tôt au Mexique) au moment du grand tournant de la Seconde Guerre mondiale qui mènera à la défaite de Hitler.

         Seuls les romanciers réussissent à nous faire saisir le climat d’une époque. Pour comprendre ce qu’est devenue la Russie sous le stalinisme, Vassili Grossman est indépassable. Je crois que ce n’est pas nouveau. J’ai fait cette expérience comme historien : je croyais avoir compris ce qu’avait été la Révolution française jusqu’au moment où je me suis aperçu combien mes connaissances étaient abstraites. Pour cela il m’a fallu lire Joseph Balsamo[2] d’Alexandre Dumas (et les volumes qui suivent) qui nous transporte jusque dans l’intimité de Jean-Jacques Rousseau : plus personne, le roi en premier, ne peut plus penser qu’il est de « droit divin ». La monarchie était en train de perdre ses fondements. De même jamais l’historienne Chantal Thomas n’a été aussi efficace pour montrer ce qu’est l’effondrement d’un pouvoir dans une situation révolutionnaire que dans son court roman L’Adieu à la reine[3]. Elle nous fait revivre l’ambiance de Versailles pendant la prise de la Bastille : les valets ont déserté quitté leur poste « pour aller à Paris faire la révolution » ; il n’y a plus personne pour servir le roi à table ou pour ouvrir les portes devant la reine. Au-delà même des événements, les romanciers nous permettent de nous mettre dans la peau des protagonistes, de sentir leurs espoirs, leurs incertitudes, leur rage. Les dirigeants de Lutte ouvrière n’ont pas tort de mettre dans les programmes de formation des nouveaux militants la lecture de romans. Dans les années soixante-dix cela faisait rire les militants de la LCR[4] ; bien à tort.

         La lutte entre staliniens et trotskystes n’a pas été seulement un débat théorique. Cela a bien plus été une haine à mort qu’il devient peut-être de plus en plus difficile à comprendre. Ce n’est plus l’heure de s’identifier à Trotsky et aux militants qui l’entouraient. Si on retient aujourd’hui d’abord la nature totalitaire – jusqu’à la paranoïa – du régime de Staline qui multiplia les camps pour y enfermer non seulement ses opposants mais tous ceux que le contact avec des étrangers aurait pu faire douter (des combattants de la guerre d’Espagne aux anciens prisonniers des nazis), les trotskystes qui firent partie des premières victimes (et des premières populations des camps comme Vorkouta) ont d’abord mis en avant d’autres divergences politiques comme la politique du développement économique en URSS ou l’orientation de la troisième Internationale.

Pour la critique de droite, le stalinisme n’est que le prolongement, voire l’accomplissement du léninisme et de la Révolution d’octobre 1917 : à la place de Staline, Trotsky aurait à peu près fait la même chose que Staline. Pour la critique trotskyste, la prise du pouvoir par Staline et sa fraction initie une suite cumulative d’erreurs politiques qui culmine en une véritable contre-révolution aboutissant à la destruction des espoirs de la Révolution et à l’élimination de tous les dirigeants révolutionnaires bolcheviques (dans les procès de Moscou qui commencent en 1936). Elle porte au pouvoir une bureaucratie qui maintient l’URSS dans une sorte d’état intermédiaire glacé entre le socialisme et une complète restauration du capitalisme et dont l’auto-perpétuation est le principal souci.

         Le stalinisme laisse à juste titre dans la mémoire collective le souvenir de gigantesques massacres, de procès truqués, de déportations de masse, de camps d’internement. Mais comment reconstituer l’atmosphère dans laquelle ont vécu ceux qui se sont opposés à lui ? Comment percevoir l’ampleur de la tourmente dans laquelle ont été pris ceux qui voulaient hériter des espoirs mis dans la Révolution d’octobre et qui se trouvaient confrontés à la terreur ? Ce ne fut pas une controverse, un désaccord profond mais une lutte à mort au sens propre du terme[5]. On doit à l’écrivain Victor Serge le cri qui a le mieux traduit l’angoisse des révolutionnaires pris dans un étau entre le fascisme et le stalinisme : « Il est minuit dans le siècle. »

 

Hériter de l’histoire

 

Cette période s’éloigne de nous. Dans les années qui ont suivi mai 68 on ne pouvait pas imaginer l’ampleur qui serait celle de l’effondrement du stalinisme, la disparition des PC et la lente agonie du PCF. On ne peut donc plus hériter de l’histoire et de ces combats de la même manière ni se contenter d’en prolonger la mémoire intacte en croyant ainsi « sauver » le programme et assurer le futur de l’anticapitalisme. Cette question a été ouvertement discutée dans la LCR au moment de la décision de se lancer dans l’aventure du NPA. Comme le dit Abdel un militant du NPA : « Je n’ai jamais été dans aucun parti. Je ne suis pas communiste, ni trotskyste. Je n’ai pas envie de me référer au passé. Je veux voir la société d’aujourd’hui avec des termes d’aujourd’hui, tout en respectant les militants trotskystes[6]. » En écho le dirigeant de la LCR Jean-Philippe Divès explique : « Il [le programme] n’implique et ne nécessite nullement un accord sur la théorie ou sur l’histoire. […]Si nous voulons un nouveau parti, c’est bien parce que nous sommes conscients que le nôtre a atteint ses limites. […] Quand bien même ils restent à nos yeux des points de repère incontournables, nos références et notre programme historique sont dépassés.[7] »

         Bientôt soixante ans se sont écoulés depuis la mort de Trotsky. On dit que c’est le temps de deux générations. Mais en politique les générations ont une durée de vie souvent plus courte ; elles dépendent des événements traversés. Il faudrait donc plutôt compter trois générations. Il y a eu la génération entrée en politique avec la Seconde Guerre mondiale, au moment de l’assassinat de Trotsky et dont la personnalité la plus marquante est incontestablement Ernest Mandel dont on a aujourd’hui du mal à imaginer l’influence qu’il a pu avoir et le respect dont il bénéficiait auprès des militants et des dirigeants de la LCR et, plus généralement de la IVe Internationale dont la LCR était la « section française ». Il y a ensuite la génération venue à la politique avec la guerre d’Algérie et les événements de mai 68 avec des personnalités comme Alain Krivine, Daniel Bensaïd ou François Sabado qui ont tenté de multiples manières de trouver les moyens de dépasser le strict cadre de la LCR avant de se lancer dans l’aventure du NPA. Mais il y a maintenant une nouvelle génération qui vient à la politique avec Olivier Besancenot.

Chaque génération transporte au moins partiellement la mémoire de la génération précédente mais elle doit aussi apprendre à laisser la place à la suivante en sachant que celle-ci risque fort d’opérer des transformations qui pourront être vécues de manière douloureuse par les anciens ou une partie d’entre eux. Avec chaque génération quelque chose disparaît mais quelque chose de nouveau devient possible.

Ce qu’il faut alors toujours réinventer c’est la manière dont on hérite du passé. Il ne s’agira certainement pas d’oublier, d’accepter que l’herbe se fasse « plus épaisse sur les tombes de 1930 », que « les neiges et les glaces au-delà du cercle polaire restent silencieuses ». Mais, le passé dont on hérite ne doit pas être un poids qui pèse sur les épaules au risque de la paralysie. Les nouvelles générations de militants et d’activistes anticapitalistes n’ont pas à tourner et retourner les arguments pour ou contre la dissolution de l’Assemblée constituante russe en 1917, la répression du soulèvement des marins de Cronstadt par les bolcheviques à l’époque de Lénine et de Trotsky ; ils n’ont pas à se prononcer encore et toujours sur la politique économique de l’URSS en 1924, l’attitude sectaire ou non de Trotsky face au POUM[8] pendant la révolution espagnole, etc. Il faut les laisser un peu respirer ! Le pire serait de laisser croire que les nouveaux défis, comme le réchauffement de la planète, peuvent être pensés sans beaucoup d’efforts dans les cadres de pensée que nous ont légué les générations précédentes. Et c’est bien à l’exploration de ces nouveaux défis qu’ils doivent consacrer toute leur énergie.   

Je fais moi-même partie de la génération qui est venue à la politique avec les événements de mai 68. Je m’en suis éloigné avec mon entrée dans l’industrie pharmaceutique en 1983 où je suis resté dix-sept ans. Cette expérience m’a permis de mieux comprendre l’emprise de ce qu’il est juste d’appeler le capitalisme. La difficulté de s’y affronter n’est pas tant due à la répression ouverte ou à l’asymétrie totale des moyens financiers entre ceux qui défendent et ceux qui mettent en cause ce système, mais est bien plus le résultat de ce que avec Isabelle Stengers nous avons appelé les « alternatives infernales » qui sont sécrétées en permanence et qui ont le pouvoir de désarçonner et de paralyser toute opposition[9]. Comment combattre cette paralysie qui nous menace me semble être la seule question politique vraiment importante et tous ceux qui s’y confrontent méritent d’être écoutés et leur expérience d’être racontée. 

C’est dans ce cadre que j’ai voulu comprendre la transformation qui a donné naissance au NPA. Comment est-on passé d’une organisation de moins de 3 000 militants se définissant comme une avant-garde dans la tradition du parti bolchevique et du trotskysme à une organisation de près de 10 000 militants qui fait le pari de construire une alternative aux vieux partis de gauches, socialiste et communiste, en se définissant comme anticapitaliste ?

Ce livre est destiné aux nouveaux militants du NPA mais aussi à tous ceux que j’appellerai les « activistes » qui tentent d’inventer les moyens de s’opposer au capitalisme sans tout subordonner à la « révolution qui vient », en ayant souvent renoncé à être membres d’un parti et qui n’ont pas envie d’en rejoindre un dans l’état actuel des choses parce qu’ils n’ont pas la sensation qu’ils pourraient y déployer leur intelligence collective mais seraient pris dans un carcan d’obligations trop contraignantes voire paralysantes. Ils pensent être plus utiles pratiquement en consacrant toute leur énergie à une cause particulière (au côté des sans-papiers, des mal logés, dans les luttes écologiques, etc.), parce qu’ils ont parfois fait l’expérience de la stérilité des débats fractionnels sans fin qui n’épargnent aucun parti politique. Mais ce sont souvent eux qui nous apprennent comment la société se transforme, comment de nouveaux enjeux apparaissent, comment le capitalisme se redéfinit sous nos yeux et comment on peut non seulement appeler à le renverser mais commencer dès aujourd’hui à mettre des grains de sable dans ses machineries. Précisons encore que mon regard est extérieur. J’ai été dans le passé membre de la LCR mais je n’ai pas adhéré au NPA ce qui ne m’empêche pas d’être plein d’empathie pour cette tentative.

Plusieurs livres ont déjà été publiés sur le NPA ou, plutôt, sur Olivier Besancenot mais au cours de mon enquête j’ai souvent entendu dire – leurs auteurs excuseront la cruauté de la formule – que la plupart d’entre eux étaient inutiles pour ceux qui participaient à cette bataille. Je ne voudrais pas que ce livre soit jugé ainsi. Mon objectif est de raconter l’histoire du passage de la LCR au NPA en présentant les raisons qui en ont été données par les dirigeants et les militants mais en allant aussi au-delà, en essayant de comprendre pourquoi cette transformation était devenue plus impérative que ce qu’ils reconnaissent généralement et qui pourrait tenir en une phrase : pour rester trotskyste, il fallait ne plus l’être.

Un parti qui se définit comme révolutionnaire est dans une difficulté immédiate que n’ont pas les partis qui se satisfont de la situation institutionnelle et qui se coulent dans ses mécanismes quitte à être dévorés par eux. C’est mettre la barre très haut que de vouloir faire la révolution ! Un tel parti doit construire à chaque instant ce qu’il appelle « politique » et doit déployer un effort gigantesque pour être immédiatement crédible sans lâcher sur son ambition essentielle.

Je vais essayer de comprendre ce qui rend le NPA différent de la LCR et ce qu’impliquent les abandons qu’accompagne cette création mais aussi les nouvelles exigences auxquelles il devra répondre. Je vais faire une plongée dans des textes et des situations souvent peu connues, oubliées, car je crois indispensable de se replonger dans l’ambiance intellectuelle qui a été celle de la LCR depuis mai 68 pour comprendre les redéfinitions en cours et ce que peut être et faire le NPA. Je ferai ainsi des choix qui sont sans doute contestables mais ils renvoient à la manière dont j’ai moi-même vécu les années post-68.

Je m’interrogerai enfin sur la stratégie politique du NPA, sur les choix qu’il devra faire, sur les difficultés qu’il risque de rencontrer. En étant convaincu que l’avenir du NPA est un enjeu qui dépasse désormais cette organisation elle-même et qui concerne toute la gauche et tous ceux qui n’acceptent pas le devenir du monde que l’on nous présente comme inéluctable. Le parti pris de ce livre ne peut pas être dissimulé : le NPA n’est une menace que pour ceux qui défendent l’ordre établi et craignent par dessus tout que l’on remette en cause leurs privilèges. Pour ceux qui se sentent de gauche il est donc une chance.

 

 


[1]    Vassili Grossman, Vie et destin, Paris, Le Livre de poche, 2005, p. 863, 871.

[2]    Alexandre Dumas, Joseph Balsamo, Paris, Robert Laffont, col. Bouquins.

[3]    Chantal Thomas, L’Adieu à la reine, Paris, Seuil, col. Point, XXXX.

[4]    Par facilité, je parlerai de la LCR pour désigner la section française de la IVe Internationale à l’origine du NPA alors que depuis 1968 elle s’est appelée successivement Ligue communiste (dissoute en 1972), Front communiste révolutionnaire puis Ligue communiste révolutionnaire (en 1974).

[5]    C’est ce que ne saisit manifestement pas une jeune militante comme Clémentine Autin quand elle parle d’«opposition » entre stalinisme et trotskysme. Mais elle a raison de constater que cette histoire « n’évoque rien ou presque à la majeure partie des nouvelles générations militantes ». http:// mouvements.info/spip.php ?article301

[6]    « Pour un parti d’action. Entretien avec Abdel et Leïla », Critique communiste, 187, juin 2008, p. 41-45.

[7]    Jean-Philippe Divès, « Avoir à l’esprit les leçons internationales », art. cit..

[8]    Parti ouvrier d’unification marxiste. Organisation politique espagnole marxiste et proche du trotskysme. Ses principaux cadres ont été liquidés par les staliniens pendant la guerre civile contre Franco.

[9]    Philippe Pignarre, Isabelle Stengers, La Sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Paris, La Découverte, 2005, 2007.

 

 

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