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Fabrice Dhume, Xavier Dunezat, Camille Gourdeau, Aude Rabaud, Du racisme d’État en France ?, Ed. Le Bord de l’Eau, 2020, 196 p., 20 euros.

Publié au début de l’année 2020, ce livre dresse un état des lieux des questions posées par l’expression « racisme d’État » et des controverses qu’elle suscite dans la France contemporaine. En prenant comme point de départ les attaques de Jean-Michel Blanquer contre le stage syndical organisé par SUD-Education 93 en 2017, les auteurs étudient les circulations de l’expression « racisme d’État » puis reviennent sur certaines dimensions historiques pouvant légitimer l’emploi de celle-ci. Enfin, les auteur.trices s’arrêtent plus particulièrement sur trois dimensions institutionnelles : l’école, les politiques migratoires et la police. C’est le chapitre consacré à cette dernière institution que nous reproduisons ici, avec l’aimable autorisation des éditions Le Bord de l’Eau.

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Chapitre VII. Racisme et institution policière

Au début des années 1980, les révoltes urbaines, les marches pour l’égalité et contre le racisme et diverses initiatives[1] ont contribué à rendre visible et à politiser l’expérience quotidienne du racisme policier. C’est en effet principalement du côté des luttes sociales et politiques que cette question a d’abord été construite, avant que les sciences sociales n’apportent leur contribution à l’analyse du phénomène. La question du « racisme policier » est à la fois un lieu commun plus ou moins dénié, une question tout à fait cruciale dans le fonctionnement de cette institution répressive, et malgré tout une question qui a longtemps été peu légitimée et peu traitée pour elle-même dans la recherche en France. Pourtant le problème persiste : des personnes et des groupes, adolescents et jeunes adultes notamment, font régulièrement l’expérience concrète du « triptyque de la violence d’État, du racisme et des violences sexuelles » [Gauthier, 2017]. L’affaire imputant à la police l’agression et le viol – accompagnés des insultes « Négro, bamboula, salope » de Théodore Luhaka, dit Théo, à Aulnay-sous-Bois en 2017, rappelle si besoin l’actualité et le degré de violence qui peut caractériser les rapports de la police à certains groupes minorisés. De telles « affaires » ne sont cependant qu’une partie émergée, et singulière, d’une problématique à la fois plus vaste, et parfois plus « policée », du racisme de et dans l’institution policière française[2]. Le « racisme policier » est systémique (ce qui ne veut pas dire systématique), donc fonctionne de façon plus globale et complexe que ne le conduisent à penser ce type d’épisode et les commentaires qui l’accompagnent.

C’est pourquoi le racisme au sein de l’institution policière n’est pas seulement à mettre sur le compte de policiers qui seraient en accord avec les thèses de l’extrême droite. En effet, tous les travaux de sciences sociales convergent pour montrer que le racisme policier n’est pas d’abord ni principalement idéologique. Certes, des enquêtes nord-américaines, et déjà anciennes [Friedrich, 1977], indiquent que les policiers qui proclament des idées racistes ont des pratiques plus discriminatoires que les autres. Mais le lien n’est ni automatique ni systématique. En France, 51 % des policiers et des militaires ont voté Front national aux élections régionales de 2015 [Rouban, 2015] et 51 % des gendarmes mobiles ont déclaré vouloir voter pour ce parti aux dernières élections présidentielles [Fourquet, 2017]. Cette réalité semble notamment découler du fait que l’extrême droite tient un discours proche de celui du corps professionnel policier lorsqu’il dénonce « ceux qui foutent le bordel », « envahissent » ou « profitent » de l’État social. L’idéologie professionnelle policière – l’adhésion à l’ordre et à l’idéologie républicaniste, et la tendance à penser la profession comme dernier rempart moral d’une « citadelle assiégée » – peut trouver dans les discours d’extrême droite une représentation politique de son malaise. Mais la proximité du discours idéologique ne fait pas la causalité du racisme policier, c’est probablement l’inverse. On verra dans ce chapitre plusieurs éléments aux sources du racisme policier, avant d’en indiquer le fonctionnement systémique, puis d’en présenter quelques formes.

 

Aux sources du racisme policier

Institution régalienne par excellence, la police est le bras armé de l’État, mais, d’un autre côté, elle a aussi son histoire institutionnelle singulière. Aussi les processus racistes (et sexistes, ou autres) sont-ils à penser dans l’articulation entre les dynamiques du groupe professionnel, celles de l’administration – les deux ayant des marges de manœuvre importantes [Montjardet, 2002] – et la commande politique faite à l’institution.

 

La part de l’héritage colonial

Par son statut et son action, la police est l’une des institutions les plus fortement et directement concernées par les  « effets de retour [de la colonisation] sur les mécanismes de pouvoir en Occident » [Foucault, 1997, p. 89]. Cela éclaire d’un sens politique et historique l’analyse du racisme policier, qui vise majoritairement des personnes descendantes des immigrations postcoloniales. Malgré d’importants changements depuis le régime de Vichy ou la colonisation, il y a néanmoins des effets de continuité dans l’organisation de l’institution [Lévy, non daté ; Josepha, 2019] et dans le traitement des populations [Rigouste, 2009 ; Blanchard, 2011]. Ces effets ne semblent pas tenir uniquement à la nature du travail policier puisque les travaux de comparaison internationale montrent que le « style policier », notamment la prégnance d’une logique répressive avec ses déviances, est lié aux histoires nationales. Ainsi, le racisme dans des pratiques telles que le maintien de l’ordre apparaît plus saillant en France que dans d’autres pays européens [Gauthier, 2011 ; de Maillard et al., 2016]. Nous aurions en partie affaire à une « réactivation des héritages coloniaux », et à un recyclage de conceptions, de méthodes et de dispositifs construits et expérimentés dans l’entreprise coloniale, aujourd’hui appliqués dans le traitement des banlieues [Rigouste, 2012].

Toutefois, il est important de garder à l’esprit que ce lien généalogique ne correspond pas du tout à l’identité professionnelle des policiers, où les effets de (rupture de) génération sont importants. La plupart des professionnels n’ont appris ni l’histoire de la colonisation ni celle de leur institution. À de rares exceptions près [Ben Hafessa, 2000],

« les policiers se définissent bien plus dans la situation dans laquelle ils sont, hic et nunc, que comme les héritiers d’un passé, même récent » [Wieviorka et al., 1992, p. 263].

Dans tous les cas, cet héritage ne suffit pas à expliquer le sens du racisme policier.

 

L’effet de la socialisation policière

Les enquêtes sur la socialisation professionnelle des gardiens de la paix montrent, d’une part, une « adhésion progressive, et massive, à quelques stéréotypes » [Montjardet, 1994, p. 399], d’autre part, le durcissement d’un effet de corps et de solidarité, concomitant d’une polarisation entre des conceptions divergentes du métier sur la question du rapport à la loi et du rapport à l’autre [Montjardet, Gorgeon, 1999]. Le racisme est au carrefour des trois : il fait partie des stéréotypes professionnels relatifs aux représentations des populations, toutefois il clive le groupe professionnel quant à la légitimité et aux formes de son expression, dans le même temps que l’effet de corps empêche sa dénonciation. Car si

« l’ensemble des policiers ne peut être taxé de raciste […] le corps des policiers protège ceux qui le sont, même si en eux-mêmes ils condamnent ces attitudes. L’esprit de corps pèse lourd et la pression du groupe s’exerce à plein en ce domaine » [L’Huillier, 1987, p. 119-120].

En définitive, la question est moins celle du racisme comme explication première (idéologie, intention…) que comme dynamique – variable, conflictuelle – du groupe et des actions policières. L’un dans l’autre, le racisme prend place comme une « donnée » du travail, certes non uniforme ni systématique, mais qui opère néanmoins « de manière banalisée et rationalisée sous couvert de professionnalisme » [Gauthier, 2010].

 

L’ordre social reproduit par la police

Si l’action policière a une large autonomie, elle est néanmoins d’abord soumise à une logique politique et institutionnelle : la police fait notamment ce que le pouvoir en attend. À ce titre, elle est la première institution en charge de la gestion des groupes minoritaires, où son action vise très largement à les surveiller et les contenir. Il est ainsi souvent difficile, en pratique, de différencier l’intervention policière dans les « banlieues » d’une discrimination situationnelle et d’une représentation globalement dégradée de certains publics, donnant lieu à des formes quotidiennes et répétées de racisme et de stigmatisation (micro-agressions, insultes, humiliation…). De ce point de vue,

« l’ordre social fabriqué par la police dans les quartiers et auprès des populations considérées comme sensibles repose sur des rapports de pouvoir racialisés » [Gauthier, 2015, p. 122].

De façon schématique, le travail policier est structurellement organisé par la distinction entre les « honnêtes citoyens », qui tirent bénéfice de l’ordre social et de l’intervention policière, et les « clientèles » habituelles, autrement dit les groupes sociaux qui en sont les cibles. Par ailleurs, les policiers projettent sur leurs métiers des attentes et des idéaux, qu’ils nomment « le vrai travail », au regard desquels le quotidien est souvent frustrant ou déprimant. Pour faire leur travail,

« les policiers définissent le citoyen comme devant être docile, la victime transparente et le mis en cause professionnel » [Boussard, Loriol, Caroly, 2006, p. 214].

Ils reportent couramment leur frustration professionnelle sur les populations avec qui les interactions sont éloignées de ces attentes, en leur reprochant de « ne pas jouer le jeu ». C’est donc d’abord vis-à-vis des personnes et groupes qui sont en décalage avec ces rôles attendus que se concentre la violence, notamment. Cela explique des variations d’intensité du racisme policier. Par contre, par extension, c’est vis-à-vis des catégories assimilées aux « mauvais clients » – typiquement, les personnes vues comme « jeunes de cités » ou comme « Roms » – que la catégorisation raciale et l’interaction raciste prennent un tour familier, et parfois habituel. Dans le travail de police urbaine ou de gendarmerie, deux groupes sont alors particulièrement ciblés par le racisme. D’une part,

« les “Blacks” et les “Rebeus”, français pour la plupart, sont les clients les plus fréquents et les moins appréciés […]. En fait, on les considère gênants par leur seule présence qui in- commode les habitants autant qu’elle provoque les policiers » [Fassin, 2011, p. 236-237].

D’autre part,

« les “Manouches” et les “Roumains” », « décri[ts] comme des parasites » [ibid.] qui « font l’objet d’un discours de destruction collective, […] de l’espoir d’une catastrophe naturelle jusqu’au fantasme meurtrier » [Zaubermann, 1998, p. 426].

 

Le fonctionnement du racisme dans la police

La banalité des catégories ethno-raciales dans le regard policier

Les logiques de racisation policière prennent des formes et une saillance variables selon les dimensions du métier, selon les circonstances et selon les rapports des policiers au métier. Dans ses dimensions les plus générales, cependant, le racisme est ancré dans la pratique quotidienne, qui cible plus particulièrement certains groupes à la mesure d’une combinaison de facteurs et de logiques. Les professionnels se forgent

« une image du délinquant potentiel à partir de ses attributs “visibles” […], comme si les apparences permettaient de déterminer une “culture” délinquante. Au même titre que l’âge – le jeune est plus suspect que la personne âgée –, le sexe – le masculin –, la tenue vestimentaire, l’appartenance à une minorité visible intervient comme critère de sélection » [Mouhanna, 2017, p. 29].

Aussi, dans le travail, le recours aux marques ethno-raciales socialement construites est-il rarement détachable d’un ensemble de catégories utilisées simultanément pour appréhender les situations. Comme l’avait noté le sociologue René Lévy dans un travail pionnier,

« les [catégorisations raciales] constituent en quelque sorte les instruments de travail et font partie de cet ensemble de connaissances pratiques qui forment l’arrière-plan, la référence du travail policier » [Lévy, 1987, p. 31].

Par exemple, la suspicion policière est une technique habituelle et structurante du travail. Elle est fondée sur des attendus normatifs peu explicités, mais qui incorporent des schèmes racistes (rarement conscientisés comme tels par les policiers), quant aux places et aux rôles censés être occupés par les gens. La suspicion policière agit comme une prophétie autoréalisatrice, c’est-à-dire qu’elle contribue à produire ce qui est attendu, et confirme ainsi les policiers dans leur croyance en la pertinence de ces catégories.

Ces catégories deviennent saillantes selon la tournure des situations. Par exemple, dans le rapport de force qu’instaurent les policiers avec la population, le respect de la soumission attendue des personnes à leur autorité contribue à déterminer l’issue directement discriminatoire ou non, voire ouvertement raciste. Plus la population est familière, « connue des services de police », et donc considérée comme son objet ou sa propriété, plus s’exprime violemment le mépris, auquel le racisme contribue et peut donner forme. Le racisme policier n’est donc pas dissociable de la structure du travail, ce qui en fait tendanciellement une logique partagée et instituée.

 

Politiques publiques et logiques sécuritaires

L’orientation des politiques publiques peut favoriser le recours aux catégories raciales et encourager l’expression du racisme. Ainsi, l’accent mis sur la « lutte contre la délinquance », parce qu’il conduit à focaliser sur les profils supposés habitués de la rue, parmi lesquels les hommes jeunes, « racisés » et apparemment oisifs, a « mécaniquement encouragé les interventions discrétionnaires de la police » [Jobard, 2002, p. 201]. Il a également légitimé le « profilage racial » de la population :

« Quand c’est pour la drogue, on contrôle les cheveux longs, et quand c’est pour la sécurité, on fait les Maghrébins et les Noirs »,

explique par exemple un douanier enquêté par Philippe Bataille [1997, p. 96]. De même, l’accent mis sur la lutte contre l’immigration irrégulière favorise la focalisation sur les minorités (étiquetées) visibles. Par ailleurs, la pression productiviste conduit à privilégier une stratégie de la « chasse au voyou » (illustrée par l’activité des brigades spécialisées, telles que les « brigades anti-criminalité »), où

« la capacité à interpeller en flagrant délit est considérée comme centrale dans la définition de l’efficacité policière, et le contrôle d’identité, comme son moyen privilégié » [Gauthier, 2017].

La logique du chiffre « a amené les chefs policiers à sacrifier de nombreux principes – et une rigueur juridique – aux résultats affichés. Le syndrome est particulièrement évident pour les infractions à la législation sur les étrangers » [Mouhanna, 2017, p. 37 ; Wieviorka et al., 1992, p. 252]. Dans ces conditions, la Commission nationale de la déontologie de la sécurité souligne [CNDS, 2005, p. 495] que le « recours systématique » à la force, et à des « techniques de contention particulières avec une dimension de facto humiliante » dans le travail de la police aux frontières, s’apparente à une forme de « discrimination institutionnelle ».

 

Une logique systémique et institutionnelle

Au-delà d’une dimension situationnelle, qui fait que le racisme est plus ou moins marqué en fonction des interactions concrètes, divers éléments structurels et institutionnels sous-tendent et organisent le phénomène. Par exemple, l’agressivité dans le rapport à certains publics n’a de mesure que l’ennui et l’attente dont est tissé le quotidien [Fassin, 2011]. La banalité des logiques de racisation au sein du groupe et dans les espaces où les policiers évoluent crédibilise, dans leur regard, une approche essentialisante de la réalité. Au niveau politique et institutionnel, le déni du problème vient renforcer son poids et rend quasiment impossible sa régulation. Ce déni passe, de façon générale, par l’absence de reconnaissance politique de l’histoire de l’institution policière et, par exemple, de sa responsabilité directe dans des épisodes historiques de répression raciste ouverte, tel le massacre du 17 octobre 1961. Mais, plus spécifiquement, le déni repose sur le refus de comptabiliser les victimes des violences policières[3], sur la négation du fait que le « profilage racial » est structurellement ancré dans les pratiques policières ; et ce, en France plus qu’ailleurs [ECRI, 2010], ou encore sur l’occultation du fait que les épisodes dits d’« émeutes urbaines » singularisent la France en Europe, ce qui a beaucoup à voir avec le « style » de police et avec la prégnance du racisme dans la société française [Rea, 2006].

Cette « cécité volontaire [a] comme conséquence de construire chaque situation comme un “cas” isolé ne relevant d’aucune cause systémique » [Bouamama, 2015].

 

Diverses expressions du racisme de et dans l’institution policière

La variété des situations de racisme et leur banalité illustrent combien les processus de racisation sont incorporés dans le quotidien de l’institution, dans les rapports usuels avec certaines « clientèles » et dans l’importante marge de manœuvre dont disposent les agents pour définir et réaliser leur travail. Une grande part des discriminations policières ont en effet l’apparence de la légalité parce qu’elles prennent place dans le continent gris des pratiques discrétionnaires et du pouvoir des agents de décider, en intervention, du sort réservé aux personnes visées. On peut toutefois identifier quelques grandes formes à travers lesquelles se matérialise le racisme de et dans l’institution policière.

 

Des refus de dépôt de plainte et des dissimulations de mobiles racistes

Les citoyens étant largement dépendants des services de police judiciaire pour faire reconnaître les torts subis, le racisme peut s’exprimer indirectement par la non-action policière en la matière. La Commission nationale de déontologie de la sécurité a en effet souligné une

 «  grande  complaisance  vis-à-vis  des  pro- pos [racistes] tenus par des citoyens, équivalant à leur validation, qui se double de la tendance à incriminer plutôt les victimes » [Cnds, 2005, p. 504].

Dans un contexte politique de fermeture des frontières, notamment, l’institution policière peut légitimer le racisme de la population pour justifier la répression. Rachida Brahim a mis en évidence, sur la base des archives de la police et du ministère de l’Intérieur, une stratégie historique cohérente et délibérée des agents de l’État aux différents niveaux hiérarchiques pour faire  disparaître  le  problème  du  racisme  et  incriminer  a contrario les populations qui en sont la cible.

« Dans le traitement des violences qui ont lieu au cours des années 1970, cette pratique qui a consisté à mettre l’accent sur l’attitude des migrants a participé à la mise en scène du problème que poserait la présence des migrants postcoloniaux » [Brahim, 2017, p. 18].

Les cas des refus de dépôt de plainte concourent eux aussi à légitimer le racisme, lorsque ce n’est pas une forme directe de discrimination. Au lieu de fonctionner dans une logique de service public de sécurité,

« les agents de l’État ou assimilés utilisent alors leur position professionnelle pour affaiblir la légitimité des revendications et des sollicitations qu’adresse toute une partie de la population à l’État » [Bataille, 1997, p. 102].

Selon l’article 15-3 du code de procédure pénale : « La police judiciaire est tenue de recevoir les plaintes déposées par les victimes d’infractions à la loi pénale et de les transmettre, le cas échéant, au service ou à l’unité de police judiciaire territorialement compétent. Tout dépôt de plainte fait l’objet d’un procès-verbal et donne lieu à la délivrance immédiate d’un récépissé à la victime. » Or, en 2011, 10 % du total des saisines du Défenseur des droits [2012, p. 129] sont des réclamations relatives à des refus d’enregistrer des plaintes de la part de fonctionnaires de police ou de militaires de la gendarmerie.

 

Provocations et violences racistes

À l’échelle des relations interpersonnelles, deux formes de racisation sont particulièrement visibles : la plus connue est cette « familiarité perverse » entre la police et les jeunes [Mohammed, Mucchielli, 2007] dans laquelle le tutoiement systématique, les insultes et provocations racistes font structurellement partie des interactions. Le degré de recours à la violence dépend en grande partie de la réaction des usagers face à la provocation. Une seconde logique concerne la focalisation sur certains groupes disqualifiés, objets d’un fort mépris policier, tels que

« des étrangers ne maîtrisant pas le français, souvent en situation irrégulière. Ces situations sont généralement celles où les normes professionnelles sont les plus susceptibles de se relâcher, où l’humiliation, l’ironie ou l’irrespect peuvent s’exprimer » [De Maillard, Zagrodzki, 2017, p. 498].

Le racisme peut, dans ces cas, prendre une forme ouverte dans laquelle la violence physique s’accompagne d’insultes, notamment lors d’interpellations ou de garde à vue.

Le racisme peut aussi, dans certains cas, motiver des pratiques collectives délibérées, comme lorsque des policiers se livrent à des « expéditions » sous couvert de leur fonction. Ce type de situation dépend des formes de régulation du groupe professionnel, et se produit semble-t-il surtout dans des « brigades » fonctionnant sur une logique de « chasse » et recrutant par cooptation. L’usage du principe de « légitime défense » sert alors d’alibi juridique à nombre de ces pratiques, de même que

« l’outrage ou le délit de rébellion sont systématiquement utilisés par les policiers pour masquer des comportements discriminatoires » [Body-Gendrot, Wihtol de Wenden, 2003, p. 45].

 

Profilage racial et contrôle au faciès

En 2014 était révélée par la presse une note interne du commissariat du 6e  arrondissement de Paris[4]  incitant les agents à « localiser les familles roms vivant dans la rue et […] les évincer systématiquement ». Par suite, l’enquête du Défenseur des droits a confirmé que « des ordres et des consignes discriminatoires enjoignant de procéder à des contrôles d’identité […] de bande de Noirs et Nord-Africains et des évictions systématiques de SDF et de Roms  » ont été donnés par la hiérarchie. Il rappelle qu’il s’agit là d’« ordres manifestement illégaux[5] », relevant d’un

« profilage racial et social contraire aux normes prohibant les dis- criminations et à l’obligation déontologique d’impartialité et de non-discrimination qui s’impose au fonctionnaire de police[6] ».

Le recours à une note interne rend visible le fait que ce n’est pas une pratique propre aux policiers « de base », mais la traduction d’une commande politique dans laquelle la police sert à gérer les populations jugées indésirables. La visibilité publique de ces traces est cependant rare, bien plus que ne l’est le contrôle au faciès, pratique de fait institutionnalisée.

Du point de vue des personnes qui subissent le racisme, notamment des jeunes hommes, les contrôles au faciès sont l’une des expériences les plus quotidiennes d’assignation et d’humiliation. Une enquête par observation de l’Open Society Justice Initiative, menée à Paris entre 2007 et 2009, montre en moyenne que

« par rapport à un Blanc, un homme noir encourt un risque [de se faire contrôler par la police], toutes choses égales par ail- leurs, 5,2 fois plus élevé, un homme maghrébin 9,9 fois plus élevé » [Jobard et al., 2012, p. 442].

Une autre enquête, sur le vécu des contrôles policiers par des étudiants, montre en outre que les hommes racisés se distinguent surtout par la fréquence de ces situations : 56 % des « non-Blancs » ont été contrôlés plusieurs fois au cours de l’année passée, contre 41 % des étudiants « Blancs », et 8,8 % l’ont été plus de trente fois au cours de leur vie (contre 2,9 % pour les « Blancs »). Ceci, alors même que les « non-Blancs » ont moins de « pratiques qui exposent au contrôle d’identité », comme la fréquentation de certains espaces publics [Jounin et al., 2015, p. 15-19]. Ces enquêtes montrent aussi que les critères raciaux sont étroitement imbriqués au sexe, à l’âge et à l’allure vestimentaire, lesquelles convergent vers « des membres masculins des classes populaires et des minorités stigmatisées » [ibid., p. 11 ; Jobard et al., 2012]. Les catégories raciales prennent donc place dans « un faisceau de suspicions stéréotypées », incorporé aux mécanismes routiniers de la sélection policière.

Les études s’accordent à souligner la relation inverse entre la quantité de contrôles d’identité effectués et l’efficacité du travail policier : un contrôle débouche rarement sur le constat d’une infraction [FRA, 2009 ; Jobard et Lévy, 2011 ; Défenseur des droits, 2016]. En réalité, le contrôle d’identité a une fonction surtout politique ; laquelle n’est toutefois pas nécessairement à la base de l’intention des individus mettant en œuvre ces pratiques. En visant avant tout ceux que l’on veut voir et maintenir comme « étrangers », le regard policier opère comme un « marqueur de l’altérité » [Roux, Roché, 2016]. Plus encore, il relève d’une cérémonie de dégradation [Garfinkel, 1955], soit une forme de dénonciation publique d’une imposture, redéfinissant les personnes selon une identité inférieure. En effet,

« exiger de quelqu’un qu’il s’exécute à la suite d’une injonction discrétionnaire[7] et imposer qu’il justifie de son identité est une manière de nier l’évidence et la légitimité de sa présence et de sa condition » [Blanchard, 2014, p. 13].

Les atteintes physiques et les offenses matérielles et symboliques témoignent d’un déni de reconnaissance [Honneth, 2000], et, par exemple, le recours massif aux palpations « sans motif valable […] constitue une atteinte à la dignité humaine » [Défenseur des droits, 2012, p. 130]. Ces pratiques servent à confirmer, par l’arbitraire et la répétition, l’emprise du pouvoir policier sur les personnes assignées à des groupes raciaux.

 

Le fichage ethno-racial

Le fichier de police « STIC » (système de traitement des infractions constatées), portant sur lesdits « antécédents judiciaires », a été l’un des plus grands fichiers informatisés de police. Il fichait, en 2009, plus de 5 millions de personnes mises en cause et plus de 28  millions de  victimes.  Officiellement institué par un  décret du 5 juillet 2001, il reprend l’ancien fichier « Canonge[8]  », fichier manuel créé en 1950 puis informatisé à partir de 1992, fonctionnant sans aucune base légale. Il a finalement été mutualisé avec celui de la gendarmerie (« judex », système judiciaire de documentation et de d’exploitation) dans un nouveau fichier intitulé « TAJ » (traitement des antécédents judiciaires).  Outre d’innombrables erreurs[9], avec leurs conséquences sur la vie des personnes concernées, le fichier comprend le « signalement » des individus sur une base raciale, selon une typologie d’apparence en douze catégories : « blanc (caucasien) ; méditerranéen ; gitan ; moyen-oriental ; nord-africain maghrébin ; asiatique eurasien ; amérindien ; indien (Inde) ; métis-mulâtre ; noir ; polynésien ; mélanésien-canaque ».

Ce fichage racial n’a jamais été supprimé, malgré les recommandations de la Commission nationale informatique et libertés (cnil), du Défenseur des droits ainsi que de l’Assemblée nationale de « remplacer cette typologie par des éléments objectifs de portrait-robot, comme la couleur des yeux, des cheveux, de la peau » [Batho, Benisti, 2011, p. 63]. Si, en 2006, un rapport public a proposé une « nouvelle déclinaison » en dix « types[10] », celle-ci est tout autant raciale. D’autre part, cette modification n’a jamais été mise en œuvre, par résistance du groupe professionnel. L’usage de ce fichier initialement dédié à la police judiciaire a en outre progressivement été étendu au profit d’enquêtes administratives de moralité (loi de 2001 sur la « sécurité quotidienne »), de l’instruction des demandes d’acquisition de la nationalité (loi de 2003 sur la « sécurité intérieure ») puis pour l’accès aux emplois publics liés aux « missions de souveraineté de l’État » (décret de 2005).

La création en 2008 du fichier « EDVIGE » (exploitation documentaire et valorisation de l’information générale), remplacé sous  la  polémique  par  « EDVIRSP »  (exploitation  documentaire et valorisation de l’information relative à la sécurité publique), fichier des services de renseignement sur les potentiels « troubles à l’ordre public », comprend également un fichage des supposées « origines raciales ou ethniques » et des « appartenances religieuses » des personnes. Leur remplacement en 2009 par deux autres fichiers[11], substituant l’« origine géographique » à l’« origine ethnique », masque mal le fait « qu’il s’agit bien, derrière ce vocable, d’identifier l’origine ethnique ou raciale des personnes » [Batho, Benisti, 2011, p. 62]. Malgré le contrôle du vocabulaire et le lissage des catégories, l’existence et l’attachement institutionnel à ces divers fichiers témoignent de la croyance policière dans une sorte d’évidence essentielle des catégories raciales.

 

Recrutement et expérience policière du racisme

Il faut  également  souligner  la  «  discrimination  institutionnelle » et le racisme vécu par les policiers dans l’accès au métier et au sein de l’institution. Concernant le recrutement, une analyse des résultats d’examen à la fin des années 1990 [Duprez, Pinet, 2002] a montré, toutes choses égales par ailleurs, qu’à Marseille, les candidats « maghrébins » au concours de gardien de la paix ont 2,9 fois plus de risques d’échec que les autres. Le critère racial se combine toutefois avec le sexe (et aussi, évidemment, le niveau de diplôme), ce qui peut dans certains cas jouer au bénéfice[12]  des jeunes « Maghrébines » – et au détriment de leurs homologues masculins. Une récente enquête par testing montre par ailleurs que le fait d’habiter « une ville à forte emprise zus [zone urbaine sensible] » pénalise les candidats lors de l’oral des concours de commissaire et de gardien de la paix en Île-de-France [L’Horty, 2016, p. 67-68]. Les personnes catégorisées comme étant issues de « cités », particulièrement, se voient soumises à des questions auxquelles les autres n’ont pas à répondre, sur le « côté de la barrière » où ils se situent (police vs cité ou famille). Ces questions, de nature discriminatoire, témoignent d’une logique du soupçon en même temps qu’elles testent une disposition au parti pris de la police, dans un schéma d’opposition à la population.

Au-delà de la sélection, la racisation est prégnante dans l’expérience professionnelle des policiers minorisés. Accepter de la subir au quotidien, sous la forme éventuelle de l’« humour », semble être la condition pour être accepté dans le groupe profes- sionnel [Bataille, 1997 ; Mouhanna, 2017]. L’entre-soi policier est structuré par le recours à des catégories, notamment raciales, sociales et de genre, qui divisent et hiérarchisent le corps professionnel, et témoignent des normes implicites du statut policier : blanchité et virilité. A contrario, la présence banale de ces catégories indique, pour une partie du groupe professionnel du moins, le statut implicitement suspect, extérieur et subalterne des personnes des groupes minoritaires. Celles-ci doivent plus que d’autres faire « leurs preuves », oscillant entre une discrétion et un surinvestissement des normes du groupe. La logique du soupçon, sans doute moins saillante actuellement qu’elle ne l’a été à la fin des années 1990, lors du recrutement d’adjoints de sécurité, s’est notamment traduite dans la distribution des tâches. C’est souvent un rôle minoritaire qui leur a été confié, en rapport avec leur statut minorisé. Ils ont été ethnicisés,

« marginalisé[s], assigné[s] à des tâches auxiliaires : la femme “flic” aux affaires de mœurs et de violences intrafamiliales, le jeune des “quartiers” issu des minorités aux missions de rapprochement avec les jeunes de ces zones urbaines, dans des groupes où il sert d’infiltré, ou dans les activités de police judiciaire au contact des groupes délinquants de la même origine que lui » [Mouhanna, 2017, p. 30].

La présence de ces logiques dans l’environnement de travail « altère » les trajectoires des policiers et policières minorisés [Gautier, 2011], à la fois directement, en les altérisant, et indirectement, en pesant sur les conditions de travail et parfois sur la confiance entre pairs. Cette réalité fait toutefois l’objet d’un déni massif de l’institution et de la hiérarchie, obligeant les minoritaires et le groupe professionnel à composer avec, sauf quelques cas de rupture ouverte, utilisant la voie médiatique pour dénoncer une « omerta » [Souid, Montali, 2010].

Ces données montrent clairement que le racisme policier ne peut être renvoyé à des actes individuels ou au simple décalque du racisme circulant dans la société en général. Si une partie du groupe professionnel adhère sans doute à un racisme politique, une autre adhère à l’antiracisme « républicain », et l’état des connaissances n’accrédite pas l’idée d’une culture policière unitaire [Montjardet, 1994], ni même majoritairement raciste. Cela dit, le racisme ne se construit pas uniquement à l’échelle des interactions, ni au seul niveau du groupe professionnel : c’est une limite de la notion de « racisme policier ». Aussi, l’insistance nécessaire sur le caractère ni systématique ni uniforme des pratiques ne doit pas masquer que c’est « aussi au racisme institutionnel en tant que pratique collective qu’il faut s’intéresser » [Fassin, 2011, p. 251]. L’analyse doit prendre en compte notamment « l’incidence des structures sociales, institutionnelles et idéelles françaises », dont « la profonde racialisation de la société française » [Rea, 2006, p. 465] en même temps que son déni. Tout ceci fait de la question du racisme de et dans l’institution policière une question largement structurelle. Au regard de ces données, l’hypothèse d’un racisme d’État nous semble mériter d’être prise au sérieux.

 

Notes

[1] Initiatives et luttes qui continuent jusqu’aujourd’hui. Voir par exemple la marche de la dignité et contre le racisme, en octobre 2015, la marche pour la justice et la dignité de mars 2017 et celle de 2018, la marche pour les solidarités de mars 2019, la tribune « Contre le racisme et l’État policier », Libération, 18 mars 2017.

[2] Pour faciliter la lecture, nous parlerons par la suite de « racisme policier » malgré les défauts d’une expression qui peut laisser croire à une attribution systématique et uniforme du phénomène à une profession.

[3] Samuel Laurent, « En France, le grand flou des violences policières », Le Monde, 26 novembre 2014. Une exception récente et notable : Ismaël Halissat, « La police des polices révèle le nombre de morts dans des interventions », Libération, 26 juin 2018.

[4] « Paris : la police veut “évincer” les Roms des beaux quartiers », Le Parisien, 15 avril 2014.

[5] Si la pratique est illégale, la cour de cassation avait, en 1985, validé cette pratique dans le cadre des politiques d’éloignement des étrangers indésirables, en inventant la notion de « signes extérieurs d’extranéité », permettant de présumer une personne comme étrangère [Ferré, 2013]. Au-delà d’une façon de faire le travail policier, avec son lot de micro-illégalités, c’est tout le statut des catégories raciales dans le travail policier et la focalisation sur certains groupes qui est en question.

[6] Frédéric Ploquin, « Exclusif. Le “J’accuse” de Jacques Toubon au préfet de police à Paris », Le Journal du Dimanche, 13 avril 2019.

[7] « Les agents n’ont pas à faire connaître les raisons pour lesquelles ils procèdent à un contrôle d’identité » [Ferré, 2013]. Et une grande partie du groupe professionnel estime « qu’il est normal que la police garde le secret sur les motifs d’un contrôle d’identité » [Gorgeon, 1996, p. 149] dans la mesure où cela est un ressort de son pouvoir.

[8] Du nom de l’inspecteur principal René Canonge, de la sûreté urbaine de Marseille.

[9] Selon les investigations de la CNIL, en 2009, à peine 17 % des fiches concernant des personnes mises en cause ne comportaient pas d’erreur…

[10] « Type européen (nordique, caucasien, méditerranéen) ; type africain/antillais ; type métis ; type maghrébin ; type moyen-oriental ; type asiatique ; type indo-pakistanais ; type latino-américain ; type polynésien ; type mélanésien (dont notamment canaque…) » [Bauer et al., 2006, p. 142].

[11] « Deux nouveaux fichiers de police créés », Libération, 18 octobre 2009.

[12] Bénéfice tout relatif, puisque « si les filles d’origine maghrébine ont nettement plus de chances d’être recrutées que leurs frères [sic], à cause des stéréotypes qui entourent les jeunes ethnicisés [les garçons “maghrébins” étant vus comme rebelles…], c’est aussi parce que beaucoup de cadres policiers, engageant dans leur choix d’autres ordres de stéréotypes – liés au genre cette fois – pensent ainsi favoriser l’embauche d’exécutants » [Duprez, Pinet, 2002, p. 130].

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