Pénalisation des clients de prostituées : quand les belles âmes se fourvoient

La mission parlementaire d’information sur la prostitution présidée par la députée socialiste Danielle Bousquet n’avait pas encore rendu son rapport que l’on en connaissait déjà la principale recommandation : celle d’une pénalisation des clients, sur le modèle de la loi suédoise. Définissant la prostitution comme une violence contre les femmes, celle-ci fait de ceux qui la commettent, les hommes clients, des délinquants encourant jusqu’à six mois de prison. Les mouvements favorables à l’abolition de la prostitution et certains courants féministes en sont depuis plusieurs années les fervents promoteurs.

Remarquons tout d’abord que cette mission offre une opportunité, certes bien tardive, de révéler à qui les ignorerait encore les effets désastreux de la répression du racolage passif, réintroduit dans le code pénal à l’occasion de la loi sur la sécurité intérieure (LSI) de 2003. Par un saisissant paradoxe, le ministre de l’Intérieur de l’époque avait légitimé cette mesure répressive par une intention protectrice à l’égard des prostituées : « en pénalisant le racolage passif, nous sortons ces malheureuses du réseau qui les exploite », avait-il prétendu dans une interview au Monde[1]. On sait ce qu’il en a été : vivant désormais dans la hantise de la répression policière, les prostituées ont quitté les centres villes pour des zones moins peuplées (périphéries urbaines, parcs, bordures de routes) où elles sont davantage exposées aux agressions et plus difficiles à joindre pour les organismes sanitaires et sociaux. Même les dispositions présentées comme protectrices se sont révélées un leurre : les étrangères en situation irrégulière sont généralement expulsées avant de pouvoir bénéficier du titre de séjour promis en échange d’une dénonciation de leur proxénète[2].

La pénalisation du client opère, de ce point de vue, un complet renversement. La prostituée n’est plus considérée comme une coupable mais comme une victime, et il s’agit désormais de s’attaquer au véritable responsable de sa condition malheureuse : son client, sans qui son activité n’a plus de raison d’être. L’effet attendu est qu’une fois la demande tarie, l’offre de prostitution disparaîtra.

Autre atout de la démarche : elle rompt avec l’habitude de considérer que la question de la prostitution se résume principalement à celle des prostituées (et des proxénètes), comme si la demande masculine ne présentait aucun caractère problématique. Il suffit pourtant d’écouter les prostituées pour savoir combien leurs clients sont également pour elles un constant danger, tant sont récurrents les agressions, vols, viols, marchandages sordides et autres pressions pour ne pas utiliser de préservatif dont ils se rendent coupables.

Reste que tous les clients ne sont pas guidés par la seule volonté d’humilier les prostituées en les traitant comme des marchandises. Les prostituées reconnaissent que certains se montrent respectueux, et la plupart ont leurs « habitués » avec qui elles ont tissé au fil des ans une relation faite de complicité voire d’affection. Il n’est pas rare qu’un client offre par le mariage une réinsertion inespérée à une prostituée dont il est tombé amoureux. Si l’on ne saurait ignorer la domination matérielle et symbolique qui imprègne ces relations, le terme de « viandard », par lequel les abolitionnistes se plaisent à désigner les clients, n’aide guère à les saisir dans leur complexité.

S’appuyer sur une représentation caricaturale des clients n’est cependant pas la principale carence qui grève le projet de leur pénalisation. Celui-ci a tout d’une fausse bonne idée en premier lieu parce qu’il ignore ou feint d’ignorer que criminaliser un pôle d’une relation revient à la criminaliser dans son ensemble. La prostitution, quel que soit le jugement que l’on porte sur son existence, est une relation de service entre une prestataire et un bénéficiaire qui la rétribue. Réprimer la première (comme le fait la LSI) ou le second (projet de la mission Bousquet) a exactement le même effet : rendre leur contact clandestin puisqu’un des partenaires s’expose, s’il est visible de la police, à une sanction pénale. Remplacer le délit de racolage par celui de sollicitation de prestations sexuelles payantes ne changera rien à la situation déjà catastrophique des prostituées[3], puisqu’elles devront continuer à racoler dans des zones isolées où elles seront toujours aussi vulnérables devant la violence et l’exploitation.

C’est précisément ce qui s’est passé en Suède, où la loi n’a pas tant conduit à un dépérissement de la prostitution qu’à son déplacement vers des lieux plus discrets. En d’autres termes, ce n’est pas la prostitution qui a diminué mais la prostitution publique, ce qui n’est pas une nuance négligeable. On notera au passage que ce « modèle » tant loué en France et ailleurs n’a fait l’objet d’aucune évaluation indépendante (ce sont ses promoteurs qui s’en sont jusqu’à présent chargés et qui — quelle surprise ! — le trouvent excellent) et que les services sociaux en charge de la réinsertion des prostituées n’ont pour ce faire reçu aucun moyen supplémentaire pour renouveler leurs pratiques[4].

Outre que l’on peut se demander s’il revient vraiment à la police (peu renommée dans notre pays pour sa sensibilité féministe ou « sociale ») de régler un problème aussi délicat que celui de la prostitution, l’argument d’une disparition de l’offre par dissuasion policière de la demande se heurte à la redoutable difficulté de l’état du marché du travail pour les femmes à faible niveau de qualification (cas de la majorité des prostituées). Le projet serait crédible s’il proposait de véritables alternatives à celles qui exercent la prostitution et l’ouverture d’une réflexion sérieuse sur les moyens de leur réinsertion. Ce n’est malheureusement pas le cas, puisque le rapport se borne à demander une facilitation de l’accès des prostituées aux dispositifs sociaux existants, dont on ne connaît que trop les carences (à quoi bon proposer un meilleur accès des prostituées au logement social quand l’accentuation de sa déshérence est programmée ?). Faute d’inscrire la situation des prostituées dans une politique sociale ambitieuse, c’est à une nouvelle précarisation de leurs conditions de vie — ou, plutôt, de survie — que l’on assistera immanquablement.

Il est à craindre qu’en dépit des belles professions de foi humanistes qui ont, comme prévu, accueilli les recommandations de la mission parlementaire, le sort des prostituées ne soit pas la priorité de la pénalisation de leurs clients. L’enjeu, comme pour la LSI, est avant tout de faire disparaître des paysages urbains une activité qui heurte la sensibilité de riverains qui sont aussi (et sans doute surtout, aux yeux de nos gouvernants) des électeurs. Peu importe finalement ce qui arrivera aux prostituées (d’ailleurs la police se chargera de renvoyer au pays, y compris contre leur gré, celles dépourvues de titre de séjour), tant qu’elles ne viennent plus polluer les villes de leur désolante activité[5]. L’enthousiasme que suscite le projet de pénalisation des clients (tant à droite qu’à gauche, chez les abolitionnistes et les féministes comme parmi les politiciens sécuritaires) tient à ce que celle-ci relève bel et bien de la solution miracle. Là où la LSI péchait par excès répressif à l’égard de personnes certes indésirables mais envisagées avant tout comme des victimes, le déplacement de l’incrimination sur les clients couvre d’un rassurant vernis compassionnel ce qui reste, fondamentalement, l’expression d’une gestion sécuritaire des problèmes sociaux. La criminalisation de la misère, encore et toujours, mais la bonne conscience en plus.

Dans sa Note sur Machiavel (1949), Merleau-Ponty avait mis en garde : « Il faut avoir des valeurs, mais cela ne suffit pas, et il est même dangereux de s’en tenir là ». On se désespère de voir qu’au nom de principes généreux, mais déconnectés de la réalité sociale, tant de bonnes volontés puissent actuellement soutenir une mesure aussi lourde d’effets pervers pour celles-là même qu’elle prétend secourir.

 

Notes


[1] Cité in Amélie Maugère, Les politiques de la prostitution, Paris, Dalloz, 2009, p. 291. L’espace manque ici, mais il faudrait évoquer la manière dont la « victime de réseaux maffieux de traite des femmes » en est venue à incarner l’ensemble des personnes qui exercent la prostitution, au mépris de la diversité de leurs situations concrètes (toutes ne sont pas des femmes ni toutes étrangères ni toutes soumises à des proxénètes) et à autoriser une approche essentiellement policière de cette question.

[2] Cf. Milena Jaksic, « Figures de la victime de la traite des êtres humains : de la victime idéale à la victime coupable », Cahiers internationaux de sociologie, n° 124, 2008.

[3] Ce n’est d’ailleurs pas prévu. Roselyne Bachelot a indiqué qu’il n’était pas dans les intentions du gouvernement d’abroger les articles de loi qui répriment le racolage. Répression, quand tu nous tiens…

[4] Communication d’Ola Florin (du Bureau national de la santé et des affaires sociales de Suède) au workshop « Exploring and comparing prostitution policy regimes in Europe », Université Birkbeck de Londres, European Science Foundation, 15-17 septembre 2010.

[5] De fait, et en dépit de ce qui les sépare en termes de conception idéologique et de statut dévolu à prostitution, les différentes législations en la matière (pénalisation des clients en Suède et Norvège, reconnaissance du « métier » en Hollande, répression du racolage en France et en Angleterre) aboutissent dans la pratique au même résultat : un contrôle accru de l’immigration féminine (au titre de la lutte contre la « traite ») et une expurgation de l’espace urbain de ses éléments indésirables (prostituées mais aussi roms, mendiants, etc.) ; sur ce point, cf. Jane Scoular & Teela Sanders (eds.), Regulating Sex/work: From Crime Control to Neo-liberalism?, Oxford, Wiley-Blackwell, 2010.