Nouvelles pensées critiques ? Entretien avec Razmig Keucheyan et François Cusset

Razmig Keucheyan et François Cusset ont publié deux ouvrages importants consacrés aux « pensées critiques » et à leurs migrations planétaires1. Croisant leurs approches, Contretemps s’est entretenu avec les deux auteurs.                                           

 

Contretemps : Le sous-titre du livre de Razmig soulève d’emblée trois interrogations importantes en termes de méthode (la cartographie), de contenu (les pensées critiques) et de caractérisation historique (leur nouveauté). Je commence par le choix du registre cartographique. On peut être tenté d’y voir une référence à l’idée de Franco Moretti d’un atlas du roman européen au XIXe siècle, ou plus encore au projet de Fedric Jameson de « cartographie cognitive » [cognitive mapping] d’une totalité irreprésentable. Bref, pourquoi une cartographie, plutôt qu’une généalogie, une histoire, ou un simple panorama, par exemple ?

Razmig Keucheyan : L’idée qu’à l’époque « postmoderne » l’espace domine le temps, alors que la modernité se caractérisait au contraire par une domination du temps sur l’espace, est très répandue aujourd’hui. Des auteurs tels Jameson ou Laclau avancent l’hypothèse d’une spatialisation du social, et soutiennent que, lorsque le sens de la temporalité est perdu comme à l’heure actuelle, les formes de la pensée et les mouvements sociaux tendent à devenir spatiaux. D’où la prolifération de concepts géographiques, comme la « cartographie » que j’emploie dans mon sous-titre.

Je ne nie pas que quelque chose de cet ordre soit vrai. En même temps, mon usage du mot « cartographie » est plus concret et terre-à-terre, si j’ose dire. Une carte, c’est ce dont on a besoin quand on s’avance en territoire inconnu, pour s’orienter dans un espace non familier qu’on commence à explorer. C’est ce qu’on essaie d’élaborer – même à très grands traits – lorsque des cartes ne sont pas encore disponibles. Les « nouvelles pensées critiques » sont un continent inconnu, en voie de formation, puisque la défaite historique du marxisme comme pensée et comme mouvement nous a fait entrer dans une ère nouvelle – dans laquelle le marxisme est présent, mais sur un mode différent que précédemment – dont les coordonnées nous sont encore inconnues. De là l’importance de multiplier et de confronter les cartes.

Par ailleurs, si le mot « cartographie » figure bien dans le titre, je passe mon temps dans le livre à faire de la généalogie et de l’histoire, à essayer de comprendre ce que tel penseur contemporain doit à tel courant passé, ou à périodiser et référer les traditions intellectuelles à des cycles plus ou moins longs. Cartographie et généalogie ne s’opposent donc pas à mes yeux. Mais elles ne s’opposent pas non plus aux yeux de Jameson, qui est le grand penseur des temporalités et de la périodisation, et dont l’un des mots d’ordre est « We cannot not periodize »…

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François Cusset : J’ajouterais, au crédit de cette approche cartographique, ses vertus didactiques, au sens de l’exposition sélective mais raisonnée (comme les catalogues du même nom), et au sens d’une modestie nouvelle : l’horizontalité fait le pari d’une analyse qui ne procéderait pas d’un jugement historique, elle produit une certaine égalité entre les traditions et les courants décrits, ne les soumet pas à l’ordre historique du visible et de l’invisible, ou de la filiation et de la promesse. Bien sûr il n’est pas question de choisir entre ces formes à priori de la sociologie intellectuelle que sont le temps et l’espace, la cartographie plurielle et l’évolution historique – elles sont indissociables –, mais il n’en reste pas moins que cette spatialisation spontanée redonne de l’oxygène. Elle évite le grand lyrisme ou le grand désarroi des téléologies historiques, elle déjoue même les apories de l’obsession historique, les chantages verticaux au sens et au non-sens de l’histoire, en échappant à l’alternative obligatoire entre déterminismes historiques nouvelle manière d’un côté, et de l’autre messianismes du kairos ou de l’événement comme seul dépassement de l’histoire. A condition, comme y invitent la pensée postcoloniale ou le postmarxisme (Jameson et d’autres), d’associer à une telle cartographie la pluralité historique, de substituer au singulier de la grande H(ache) la lutte des récits, la relativité de leur élaboration, histoire dominante vs contre-histoire, histoire par en haut contre histoires par le bas, etc. En même temps il est vrai que cette approche spatiale est le résultat d’une certaine accélération des rythmes et des rites du penser, d’un rétrécissement du cadre historique, d’une inflation des discours critiques incitant leurs commentateurs à tenter d’en saisir la simultanéité et la diversité. Ce qui risque toujours d’être à courte vue : ici, l’approche par les institutions et les logiques de champ (par les conditions sociales de la production des savoirs), telle que la pratique Razmig, a du bon, elle compense les effets dépolitisants ou trop « photographiques » d’une cartographie au présent, elle rappelle la puissance souterraine des évolutions institutionnelles, les règles du marché des concepts, les réflexes d’adaptation du travail intellectuel… Un feuilleté d’approches et une modestie d’ensemble, qui ne prémunissent pas contre les risques de la visée exhaustive, assumée ou non. Toute cartographie postule une totalisation, une échelle commune, la prétention de pouvoir faire le tour d’une affaire, en l’occurrence le travail intellectuel en rupture, qu’aucun livre ne saurait épuiser : les lacunes sont toujours plus nombreuses que les occurrences.

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CT : La catégorie de « pensées critiques » couvre un très large éventail d’auteurs. Ne risque-t-on pas de faire un peu violence à leur diversité extrême en les rassemblant dans une même rubrique ? Ou doit-on présumer qu’ils et elles ont en commun une critique de la mondialisation capitaliste et de la multiplicité des formes de dominations dont elle se nourrit, critique qui appellerait alors une forme de totalisation ? Autrement dit, quels sont les critères centraux de cette unité ou convergence présumées par le titre du livre, et peut-on le lire comme proposition de totalisation là où nombre d’auteurs que tu abordes seraient probablement hostiles à cette perspective ?

R. K. : Ce serait comme une totalisation provisoire et partielle, qui n’exclurait pas et même encouragerait activement l’apparition de totalisations rivales… L’idée de « pensées critiques » est certes hautement problématique, mais me semble inévitable dans le présent contexte. C’est en quelque sorte la dernière tranchée qui sépare les penseurs qui, d’une manière ou d’une autre, considèrent que le capitalisme n’est pas un horizon indépassable, et les autres. Mais bien entendu, Axel Honneth et Alain Badiou correspondent tous deux à cette caractérisation, or ce qui les sépare est – presque – aussi important que ce qui les réunit…

Je ne suis bien entendu pas le seul à utiliser la notion de « pensées critiques ». Il existe aujourd’hui dans le monde anglo-saxon nombre de readers ou d’introductions à la critical theory. Mais la mise en circulation de cette expression est récente. La notion de « pensées critiques » et d’expressions voisines comme « théories critiques » n’apparaissent pas dans le lexique de la gauche des années 1960 et 1970, et sans doute moins encore précédemment (la  « Théorie critique » de l’Ecole de Francfort, au singulier et avec une majuscule, c’est évidemment autre chose). Le flou sémantique qui entoure la notion de « pensées critiques » renvoie en dernière instance au caractère incertain de la période que nous traversons, au plan des idées, mais aussi politiquement. Il renvoie aussi au fait que le marxisme, qui constituait autrefois la colonne vertébrale de ce que l’on n’appelait pas encore les pensées critiques, est devenu aujourd’hui un secteur très dynamique, mais minoritaire, de ces dernières. « Pensées critiques » est donc un concept invertébré, mais l’objet qu’il cherche à saisir l’est également…

Il serait d’ailleurs intéressant de se demander ce qui distingue la notion de « pensées critiques » de celle de French Theory qui donne son titre au livre de François. Ces expressions ne sont pas substituables à l’identique, même si elles se recoupent largement, notamment parce que quand on parle de « pensées critiques », on ne peut pas ne pas se poser la question de l’héritage du marxisme, alors que la notion de French Theory permet peut-être de contourner ce problème…

F. C. : Cette notion fourre-tout de « pensées critiques » est ambivalente, sinon embarrassante, du moins dès qu’on dépasse sa définition minimale : car du féminisme lesbien au néo-tiers-mondisme elles relèvent bien, toutes, d’une communauté en négatif, d’une opposition commune à l’eschatologie dominante ou d’un ennemi commun (moins le capitalisme en tant que tel que l’historiographie libérale supposée incontournable, avec son individualisme méthodologique, son européocentrisme, sa chronologie scolaire). Elles relèvent peut-être encore des simples taxinomies en vogue dans l’université anglo-américaine, pour rendre plus désirables les vieilles humanités ou plus attirants les rayons « subversifs » des librairies spécialisées. Reste que le mot de « critique » est doublement piégé. D’un côté par la tentation textualiste, dans la mesure où tout l’enjeu serait le pont à jeter entre les deux sens du mot, entre opposition et exégèse, refus de l’ordre existant et interprétation des textes (même si une telle tentative peut être beaucoup mieux que textualiste, par exemple chez Edward Said). Et, de l’autre, par ses connotations paradoxales en termes d’histoire des idées : il y a un problème quand ce terme kantien puis hégélien, venu en droite ligne de la métaphysique logocentriste (comme dirait Derrida), se trouve appliqué à Foucault, Deleuze ou Judith Butler, autrement dit à ceux-là mêmes qui firent carrière sur un dépassement annoncé du rationalisme kantien et de la totalisation historique hégélienne. De même qu’il y a un problème à appeler « théorie critique » – bien que je pense qu’elles en relèvent en un sens nouveau –, des pensées en rupture avec la tradition dialectique et moderniste marxo-freudienne, cette tradition qui aboutit précisément à la Kritishe Theorie de l’Ecole de Francfort et de ses succédanés. Bref, l’épithète critique risque d’avoir un sens faible. A moins de désacraliser le contenu des textes en question et de mettre l’accent sur leurs usages, leurs mises en œuvre, leurs champs de pratique, sur les modalités de réappropriation des textes pour confronter des situations d’oppression toujours singulières ou des stratégies subjectives au croisement de circonstances complexes. Dès lors toutes ces théories sont « critiques », du textualisme postcolonial jusqu’à sa critique néo-marxienne : à la mesure de leur potentiel de remise en circulation socio-politique et de son actualisation effective dans des univers variés, de l’université au militantisme, ou même aux mondes de l’art. En outre la catégorie de French Theory est tout sauf une solution à l’ambigüité du terme de théories critiques : elle renvoie à un packaging américain, à une étiquette culturelle stéréotypée (au sens où serait nécessairement transgressive une pensée French), bref à une citation dans l’ordre des déplacements intellectuels plus qu’à une catégorie objectivement valide… Enfin c’est ce qui me semble, pour avoir tenté de faire le tour des usages de l’expression dans le contexte nord-américain.

 

CT : Comment proposes-tu de situer la nouveauté des « nouvelles » pensées critiques ? Nombre d’intellectuels universitaires de gauche, voire marxistes, dans les pays anglophones, se sont inscrits dans la vaste mouvance du postmodernisme à partir des années 1980. Cette nouveauté intègre-t-elle ce tournant, avec son inventivité et ses pièges, ou est-elle, au contraire, rupture avec ce moment des années 1980-1990 ?

R. K. : L’usage de l’adjectif « nouveau » pour qualifier les pensées critiques actuelles nous plonge au cœur du problème de périodisation que nous évoquions en commençant. Dire que ces pensées sont « nouvelles » implique de les considérer comme étant, au moins dans une certaine mesure, en rupture avec celles qui précédaient. De nombreux éléments corroborent la nouveauté des nouvelles pensées critiques : comme on l’a dit, le marxisme n’est plus hégémonique, de nouveaux thèmes sont venus au devant de la scène critique, comme l’écologie, les médias ou la question postcoloniale, l’académisation-professionnalisation des penseurs critiques s’est approfondie, le rapport à la politique concrète s’est encore distendu, la chute de l’URSS a changé la donne géopolitique, etc…

En même temps, l’histoire est faite de cycles qui se superposent. Que l’un de ces cycles s’achève n’implique pas que les autres se terminent également. Comme aimait le dire Daniel Bensaïd, les temps sont « discordants ». Si bien que, parallèlement aux éléments de nouveauté que j’ai suggérés, les pensées critiques se caractérisent aussi par des éléments de continuité, qui sont peut-être constitutifs d’un cycle politico-intellectuel de plus longue durée : des thématiques comme l’Etat ou l’analyse du capitalisme persistent, la question des opérateurs (pour ne pas dire « sujets ») de l’émancipation reste omniprésente, le (non) rapport entre la théorie et la pratique demeure tout aussi anxiogène pour les intellectuels critiques contemporains… L’histoire dont nous parlons est en réalité en train de se faire, elle vient même à peine de commencer. Il y a donc peu de certitudes…

Concernant ta question sur le postmodernisme, si l’on prend ce terme au sens que lui confère Jean-François Lyotard de fin des « grands récits », il est clair que les penseurs critiques dont je parle s’opposent en principe au postmodernisme ainsi entendu, puisque tous cherchent à leur manière à réactiver des projets d’émancipation à grande échelle (pas nécessairement sous la forme de « récits », mais c’est une autre affaire). Il arrive donc que j’aborde des auteurs communément classés dans la catégorie des « postmodernes », comme Donna Haraway par exemple, mais lorsque je le fais, c’est avec l’intention de montrer que leurs idées peuvent être lues comme participant de l’histoire des théories de l’émancipation, c’est-à-dire comme « modernes » (au sens là encore de Lyotard). Dans le cas de Haraway, ce n’est d’ailleurs pas difficile à montrer, puisque son fameux Manifeste cyborg a pour sous-titre « La science, la technologie et le féminisme-socialiste à la fin du XXe siècle », ce qui montre qu’elle même considère le cyborg comme une figure socialiste !

F. C. : A lire le livre de Razmig on entend « nouvelles » comme s’appliquant davantage aux modalités de la critique qu’aux pensées elles-mêmes, la nouveauté moins comme affaire de contenu conceptuel ou argumentaire que comme affaire de focale, et d’orientation : pluralisation des voies de la critique (qui s’attaque non seulement au terrain social « classiste », mais aussi au contrôle social, à l’encadrement normatif, à l’oppression sexuelle ou identitaire, aux nouvelles bien-pensances, etc.), déplacements des enjeux qui font une place plus grande aux enjeux culturels ou de reconnaissance, mais renouvellement aussi des objets à mesure que le capitalisme néolibéral entrait dans une phase nouvelle : fin de sa rivalité structurante avec son autre supposé (le capitalisme d’Etat soviétique), essor des nouvelles technologies et du profit « cognitif », production directe de la subjectivité et des normes de vie au sens de Foucault. Voilà en quoi les auteurs variés que passe en revue cette cartographie, et qui forment effectivement à eux tous un rempart intellectuel contre l’ordre dominant, peuvent être qualifiés de « critiques » en un sens neuf : non pas en termes de paradigmes ou d’organisation du discours, mais en termes d’objet, d’énonciation, de « genre » aussi ou de type de discours. Et ce moyennant un déclin relatif de l’énonciation philosophique classique et des sciences sociales, au profit d’un discours théorique plus prescriptif et plus fragmentaire mais aussi d’énonciations de type littéraire ou de contre-récits historiques. Bref : il serait un peu rapide d’en conclure qu’il n’y a rien de neuf sous le soleil intellectuel critique (ou qu’à l’Ouest rien de nouveau, compte tenu de l’émergence de penseurs venus d’Asie ou de l’hémisphère sud), mais disons que le recours si courant à Deleuze, Foucault ou Negri, et les déclarations de guerre un peu rhétoriques aux « maîtres » d’il y a cent ans, n’ont pas invalidé pour autant, chez beaucoup de ceux qui les prolongent aujourd’hui, les perspectives générales de la dialectique historique (Marx) et de l’analyse critique de la subjectivité (Freud).

Quant au mot « postmoderne » pour coiffer la plupart des nouveaux courants critiques en question, je m’en méfie beaucoup : il est plus normatif qu’explicatif, il révèle davantage un jugement axiologique chez qui l’emploie qu’il ne désigne quoi que ce soit de cohérent. Même son sens en théorie littéraire comme « déstructuration » ou sa définition lyotardienne comme « incrédulité à l’égard des grands récits » sont aujourd’hui trop galvaudés pour éclairer quoi que ce soit. La seule chose intéressante avec ce mot un peu insultant de « postmoderne » (disons pour faire vite que quiconque l’utilise ne l’aime pas, car qui s’en revendiquerait ?) est la vague polarisation sentimentale qu’il produit : moderne vs postmoderne c’est plus que Marx vs les Queer Studies (car pourquoi seraient-elles incompatibles ?), la mélancolie vs l’ironie, la nostalgie vs la mémoire sélective, le temps de la rupture vs le temps composite, la libido totalisante vs le désir circulatoire, etc. En fin de compte, différence d’attitude, ou de style, plus que de contenu.

 

CT : On peut être aussi tenté de voir dans cette diversification des problèmes et enjeux un effet de l’université concurrentielle qui doit « innover », trouver des niches pédagogiques et éditoriales, entrer dans ou entretenir des logiques de prestige (à l’image d’un marché des « groupes » sociaux et des reconnaissances dans lequel l’Etat lui-même joue un rôle central de fragmentation et de codification). Que penser de cette ambiguïté ? Sur ce terrain, pourrait-on d’ailleurs imaginer que, paradoxalement, la loi LRU de mise en concurrence (et d’appauvrissement pur et simple) des universités françaises, favorise une réception plus active et l’aménagement d’un espace contradictoire des pensées critiques ?

R. K. : Les mécanismes qui sous-tendent la réception des pensées critiques en France depuis quelques années sont très intéressants. Cette réception repose, semble-t-il, sur cinq principaux acteurs. D’abord, une nouvelle génération d’éditeurs radicaux, sortes de rejetons tardifs de Maspero, qui importent avec une belle ténacité les penseurs critiques internationaux : Prairies ordinaires, Amsterdam, Agone, Lignes, la Fabrique, etc. Il faut saluer le travail de ces éditeurs, qui ne ménagent pas leur peine dans une conjoncture économique difficile.

Deuxième acteur : une série de figures tutélaires, qui appartiennent à la génération 68 (pour faire bref), qui ont « tenu » pendant les années 1980 et 1990, et dont les travaux retrouvent aujourd’hui une seconde (ou même une première…) jeunesse en étant lus par un nouveau lectorat. Je pense notamment – dans des styles certes très différents – à Alain Badiou, Jacques Rancière, Etienne Balibar, Daniel Bensaïd… Ces penseurs produisent eux-mêmes des pensées critiques, mais du fait de leur forte internationalisation, ils exercent aussi une fonction d’« interface » entre la France et des penseurs étrangers. Voir par exemple le duo philosophique formé par Badiou et Slavoj Zizek : copublication de L’Idée du communisme (chez Lignes), échange de lettres à propos des écrits de Mao (à La Fabrique), etc.

Le troisième acteur de cette réception, ce sont les mouvements sociaux, qui ont repris quelques couleurs après les « cauchemardesques » années 1980 et 1990. L’intérêt actuel pour les nouvelles pensées critiques n’est pas abstrait, il intervient dans un contexte de crise du capitalisme et d’affaiblissement de l’hégémonie néolibérale, où le besoin de penser les alternatives au système est grandissant.

Le quatrième acteur, ce sont les générations d’« intellos précaires » que l’université produit désormais en quantité industrielle. Ces intellectuels ont réalisé leurs thèses dans des conditions souvent difficiles, et se trouvent ensuite en galère de postes, ou lorsqu’ils ont la chance d’en avoir un, ils s’aperçoivent que les tâches administratives qui pèsent sur un maître de conférences, du fait des réductions drastiques d’effectifs chez les Biatoss, font de la recherche un luxe de plus en plus inatteignable. Une part significative du lectorat des pensées critiques est composée de ces intellos précaires.

Le cinquième acteur de la réception des pensées critiques est le plus problématique. L’institution la plus à l’avant-garde de cette réception est incontestablement Sciences Po, modèle de l’université française du futur… Le CNAM, m’a-t-on dit, est lui aussi en pointe sur certains de ces thèmes. On trouve à Sciences Po depuis plusieurs années des cours où il est question de Spivak, Jameson, Rancière, Stuart Hall, Haraway, etc. Si ce que la LRU nous prépare est la généralisation du modèle économique et pédagogique de l’IEP (ou une version amoindrie de celui-ci), la réception des pensées critiques se fera dans les meilleures conditions… Deux questions se posent à partir de ce constat : d’abord, quelles sont les motivations des directions de ces institutions (semi-)privées lorsqu’elles mettent des penseurs radicaux à leur programme ? Ensuite, que faire pour que les pensées critiques ne deviennent pas le dernier courant de pensée inoffensif à la mode ?

Concernant la première question, les pensées critiques ont pour elles l’attrait de la nouveauté, une nouveauté qui, de plus, est en provenance des Etats-Unis. Il est possible aussi, comme tu le dis, qu’une logique de « niche » pédagogique dans un contexte de concurrence accrue entre universités se mettent en place. Une prime à l’innovation pédagogique (superficielle) sera l’une des conséquences de cette concurrence. Que le pouvoir joue la fragmentation des intérêts des classes populaires, et que ceci trouve une traduction dans les disciplines et traditions des sciences humaines est possible aussi, même si une analyse plus approfondie serait nécessaire pour établir ce fait.

Concernant la seconde question, la réponse est assez simple : le seul moyen d’éviter que les pensées critiques ne soient aseptisées par leur circulation dans ce genre d’institutions est de les arrimer solidement à des mouvements sociaux antisystémiques…

F. C. : Je n’ai rien à redire aux cinq facteurs avancés par Razmig de l’émergence, ou de la ré-émergence, en France des pensées critiques en question, sinon qu’il s’agit autant d’effets que de causes, de symptômes que de facteurs au sens strict. Car j’insisterais davantage ici sur deux lames de fond, deux conditions plus globales, l’une historique et l’autre relevant d’une nouvelle géopolitique des concepts : il y a l’essor, à partir de la seconde moitié des années 1990 (dans la foulée du mouvement social de la fin 1995 et des mouvementismes de 1996-1997), de formes de lutte et de problématisation nouvelles, sur les ruines de l’unitarisme social à l’ancienne (celui du PCF et des grands bastions syndicaux), autour d’un nouage inédit entre luttes spécifiques liées aux formes de vie et de survie, logiques minoritaires et identitaires, et réappropriation de l’initiative intellectuelle par des collectifs de lutte, un tournant majeur dont on connaît les combats les plus acharnés (pour le droit au logement, les sans-papiers, les minorités sexuelles ou la mondialisation des luttes) et qui a dessiné, au-delà de la seule cause « altermondialiste » la mal-nommée, le cadre de réception de ces pensées critiques ; et puis il y a la mondialisation des instances de production des savoirs critiques, à partir de l’université anglo-américaine et de son marché des pensées subversives, mais pas seulement, toute une géopolitique nouvelle des concepts où l’on trouve de tout (le meilleur comme le pire des discours postcoloniaux, postféministes ou techno-anarchistes) et dont la France repliée sur elle-même des années 1980 était restée coupée, pour cause de chantage antitotalitaire et de désillusion de la gauche au pouvoir. Or cette France-là rejoint bon gré mal gré depuis quelques années l’arène critique mondialisée, parce que les conditions politiques aussi bien que les générations changent, si bien que sous couvert d’objets théoriques exotiques comme le postcolonialisme ou la critique queer, nous reviennent depuis peu, à la faveur de cette entrouverture tardive et encore difficile, les corpus intellectuels critiques élaborés en Europe occidentale, notamment en France (de Foucault et Deleuze jusqu’à l’Ecole de Francfort), ces référents théoriques qu’avaient cru pouvoir invalider pour toujours les penseurs réactionnaires du tournant des années 1980.

Dans cette logique, j’ajouterai, sur la question de la « diversité » des causes défendues et du « marché de la reconnaissance », qu’il faut se méfier de la polarisation trop symétrique, terme à terme, entre le preux combat social unitaire et la balkanisation égoïste des petites différences, l’affaire étant à la fois plus complexe et, sur le terrain, beaucoup plus mélangée.

Enfin, sur la loi LRU, comme d’ailleurs sur ce rôle étrange de passeur que joueraient ici des institutions dominantes telles que Sciences Po ou le CNAM (pour reprendre le « cinquième facteur » de Razmig), je ne pousserais pas trop loin le paradoxe, ou cette ruse de la raison marchande favorisant soudain les pensées critiques pour attirer étudiants et capitaux : imaginer qu’une université néolibérale, fragmentée (ou reféodalisée) sinon privatisée, suffirait à ouvrir un boulevard à tous les discours critiques du moment, c’est croire que les obstacles français à cette pensée critique, si flagrants pendant si longtemps, seraient imputables uniquement aux logiques institutionnelles, au centralisme à la papa de l’université d’hier. Alors que la résistance est plus profonde en France, ou plus ancienne, elle renvoie à tout un rapport à la science et à l’objectivité, à une idéologie sous-jacente de l’Etat rationnel et de l’universalisme abstrait, à une vulgate « anticommunautariste » qu’entonnent aussi bien les gaullistes historiques que les socialistes d’appareil, ou même Jean-Luc Mélenchon qu’Alain Finkielkraut. En bref, la circulation et le succès des pensées critiques est certes fonction d’un marché intellectuel et universitaire, mais pas seulement, et Valérie Pécresse n’est pas avant tout une contrebandière de discours en vogue contre le pouvoir du mâle blanc hétérosexuel…

 

CT : Pour finir, si le domaine des pensées critiques dans ses dimensions académiques, culturalo-centrées (pour une large part) et nord-américaines, avec ses logiques de prestige, tend à être dominant en général (à l’exclusion relative de la France), peut-on encore lui trouver un extérieur, des intellectuels qui ne seraient pas encore médiés par lui et qui, bien que moins ou pas visibles, doivent être nombreux ? Ou le champ intellectuel critique contemporain tient-il sa condition d’existence – avec toutes ses nuances et contradictions – à ce seul horizon, sans déconnexion possible ? Razmig, je retiens de ta conclusion que tu répondrais par l’affirmative à cette dernière question.

Peux-tu en dire un peu plus ici et suggérer ce qui pourrait constituer une alternative à cette dominante ? François, au-delà des migrations de la « théorie française » aux Etats-Unis, tu t’intéresses à quelque chose comme une géopolitique des cultural studies et d’un champ intellectuel qui est aussi celui des pensées critiques. Penses-tu que puissent exister une pertinence et une capacité d’intervention intellectuelle en deçà de cet écran mondialisé ? Ne pourrions-nous pas être coupables, finalement, d’un effet de disproportion de milieux intellectuels cooptés par l’impérialisme et la communauté de l’argent, et ce, aux dépens d’un monde qui resterait, en vérité, autrement plus vaste et méconnu ?

R. K. : Perry Anderson a montré qu’à l’époque du marxisme classique, celui de Lénine, Trotsky, Rosa Luxemburg ou Otto Bauer, les principaux producteurs de marxisme étaient aussi les principaux dirigeants des organisations ouvrières de leur temps. A partir du milieu des années 1920, une rupture s’opère entre la théorie et la pratique, du fait de la glaciation stalinienne notamment, si bien que la distance se creuse entre les producteurs de marxisme et ces organisations. Anderson ne dit pas qu’à l’époque du marxisme classique, le mouvement ouvrier était dirigé par des « intellectuels », fussent-ils des intellectuels marxistes. Il dit que la théorie et la pratique étaient à cette époque indistinctes, ce qui est très différent. En somme, Lénine ou Trotsky n’étaient pas des « intellectuels » au sens actuel de ce terme. Cette analyse d’Anderson procède en partie d’une idéalisation à posteriori du marxisme classique, mais elle saisit quelque chose d’important le concernant.

Quelle est la situation aujourd’hui sur le front des rapports entre la théorie et la pratique ? L’écrasante majorité des penseurs critiques que j’évoque dans mon livre sont des universitaires, sans affiliation organisationnelle d’aucune sorte. Zizek, Jameson, Rancière et consorts ont certes pu croiser à un moment ou un autre de leurs parcours le champ politique proprement dit, mais pour l’essentiel ils se cantonnent à un rôle de conférenciers radicaux, le plus souvent dans de prestigieuses universités, au mieux dans des forums sociaux mondiaux ou régionaux. La seule exception notable à ce constat est Alvaro Garcia Linera, le vice-président bolivien, qui est aussi un théoricien subtil, que l’on peut par conséquent considérer comme une sorte de marxiste classique perdu dans un siècle qui n’en produit plus…

La professionnalisation-académisation des pensées critiques est due à plusieurs facteurs. Le principal est l’approfondissement constant de la division du travail, dont se nourrit le capitalisme, et en particulier de la division entre le travail manuel et le travail intellectuel, que Marx considère comme la matrice de toutes les divisions du travail. Ce constat est effectivement pour moi une donnée irréductible de la période, qu’il faut bien entendu combattre activement, mais dont il faut commencer par prendre la mesure.

F. C. : Oui, tout tient encore et toujours aux conditions d’articulation d’une élaboration théorique autonome et de champs de pratique (et de lutte) constitués, ou au vieux rapport entre textes et contextes, entre lectures et usages, ou mises en œuvre, comme c’était déjà le cas sous Blanqui, sous la « République des professeurs », puis sous le règne des marxistes « scientifiques » de la rue d’Ulm. Sauf qu’il y a aujourd’hui beaucoup à faire, et à reconstruire. Entre la constitution du champ universitaire critique en classe intellectuelle d’élite roulant plus souvent pour ses carrières que pour le « hors-texte », le déclin des sciences sociales qui avaient offert pendant quelques courtes décennies un certain modèle de rapport entre théorie et pratique, la dispersion aussi bien des paradigmes théoriques que des sites et des motifs de la lutte politique, et en arrière-plan la logique autophage d’un capitalisme cognitif (ou d’une « société apprenante ») qui finit souvent par mettre les outils intellectuels critiques au service de ce contre quoi ils furent d’abord élaborés…

On est dans une situation où beaucoup est à faire pour éviter que le travail intellectuel ne soit irrémédiablement déconnecté du combat social. Mais beaucoup se fait, surtout hors de France, cette vigilance-là est partagée par pas mal de monde, et quels qu’en soient les qualificatifs (avec les limites qu’on a dites du mot « critiques »), le travail intellectuel effectif me semble aujourd’hui plus éloigné qu’hier du fantasme de l’omniscience, de la religion de la théorie, du mythe des idées changeant le monde. Et on avancerait un peu, il me semble, à se représenter l’intellectuel contemporain moins sous les traits du maître-penseur ou du subversif en chaire (tenured radicals, disent les Américains) que sous les aspects du collectif de lutte, du militant détricotant un texte de loi, de l’artiste pratiquant le happening comme une maïeutique, ou du précaire se bricolant un kit de survie entre lectures et séminaires. Un peu comme Deleuze trouvait qu’un mathématicien, un musicien ou un psychothérapeute alternatif sont souvent plus directement des « philosophes » que ceux qui en font profession.

 

Propos recueillis par Thierry Labica. Cet article est paru dans la revue Contretemps n° 8

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références

références
1 Razmig Keucheyan, Hémisphère gauche. Une cartographie des nouvelles pensées critiques, Zones, 2010 ; François Cusset, French Theory, Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis, La Découverte, 2003.