Compte-rendu : « Marx au pays des soviets », d’Emmanuel Barot

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Emmanuel Barot, Marx au pays des soviets, Montreuil, La Ville brûle, 2011.

À l’heure d’un certain renouveau de la pensée marxiste et des débats stratégiques qui l’agitent, l’ouvrage d’Emmanuel Barot n’est pas seulement un ouvrage pédagogique. Pour qui n’a jamais lu Marx, il serait faux de dire qu’il n’y trouvera pas ici résumées et explicitées quelques-unes de ses idées. Pourtant l’ouvrage d’Emmanuel Barot n’est pas une de ces exégèses laborieuses ou de ces travaux de vulgarisation qui dissimulent leurs choix idéologiques. Emmanuel Barot possède sa propre perspective et ne s’en cache pas. Il l’annonce d’emblée : « pour éviter de naviguer purement à vue en s’en remettant au hasard des circonstances ou en exhortant au miracle, il est nécessaire de préparer le terrain sur lequel cette résolution concrète en situation concrète aura à être menée. » Est-il besoin d’ajouter que ce livre est édité par La Ville Brûle dans la collection « Engagé-e-s » ? Voilà donc la problématique de cet ouvrage : saisir les problèmes radicalement, c’est-à-dire à la racine, en évitant une lecture figée d’un Marx sacré. Car il est bien ici question de recontextualiser l’œuvre de Marx, ce qu’il fait avec beaucoup d’à-propos, d’essayer de la comprendre en lien avec les révolutions des XIXe et XXe siècles, il est aussi question d’examiner notre position à l’aune des échecs du passé.

Il est donc bien question dans ce livre de poser des questions, mais aussi d’y aborder des concepts qui engagent – tout simplement parce que ces idées ont déjà saisis nos sociétés. Voilà ce que l’on trouvera donc ici : comment des idées deviennent des forces matérielles agissantes ? Le prolétariat a-t-il disparu ? De quoi la double épreuve du XXe siècle est-elle la preuve ? Quelques affirmations, démontrées, viennent aussi se glisser dans un propos toujours assez finement didactique : « une révolution est certainement la chose la plus autoritaire qui soit » ; l’Etat, bourgeois ou prolétaire, n’est pas un « instrument », etc… Titres de chapitre qui engagent chacun à penser son propre rapport à Marx, sa propre vision du « socialisme réellement existant » et des expériences passés.

Car les « deux visages du spectre » feraient du communisme ce Janus à deux face. Une face heureuse, celle des grandes luttes populaires d’émancipation et puis au-delà de 1917, cette URSS qui aurait « trahi » Marx. Comme l’écrit Barot, on peut alors dans cette vision tout aussi bien jeter le bébé avec l’eau du bain et marteler la dangerosité intrinsèque du marxisme, bref, voir Staline dans Marx – et pourquoi pas Pol Pot dans Robespierre ? Mais c’était compter sans Emmanuel Barot, philosophe de formation et de qualité : « et si la question était mal posée ? Et si l’on prenait les effets pour les causes ? » Car l’Histoire n’est pas écrite par avance (on se permettra à ce propos de suggérer la lecture de Derrida dans Spectres de Marx, autre relecture spectrale du marxisme qui en montre la pertinence actuelle et future sans jeter le bébé avec l’eau du bain).

Les questions d’Emmanuel Barot sont bien plutôt : comment des idées deviennent des forces matérielles agissantes, sans qu’on puisse les réduire à une question mécanique d’application ou de déviation (opposition donc à la fois au matérialisme mécaniste mais aussi aux critiques libérales anti-marxiste). Car rappel d’évidence salutaire, le projet marxiste est révolutionnaire, c’est à dire qu’il est intrinsèquement contradictoire entre sa fin et ses moyens : la révolution passe par la violence qu’elle veut abolir.

Pourquoi cette violence est-elle nécessaire ? On peut sans trop s’avancer penser que la thèse centrale de l’ouvrage se situe dans le chapitre-clef intitulé : « Le prolétariat, sa dictature et la démocratie de masse ». On ne dévoilera pas entièrement la réponse apporté à cette question, mais l’ambition de ce livre est de rappeler que le marxisme est inséparable de la notion de dictature du prolétariat. La Commune de Paris serait le prototype de cette dictature du prolétariat comme démocratie réelle (à travers le peuple en arme, l’élection au suffrage universel de conseillers responsables et révocables aux mandats impératifs, la gratuité de l’instruction, le dépouillement de la police de ses attributs politiques, etc…) Mais elle serait aussi le prototype du conseil (soviet) que Marx qualifie de « corps agissant, exécutif et législatif à la fois » (La Guerre civile en France, p. 155). Et surtout la Commune serait une forme expansive, autonome, non enfermée à l’avance dans des formes institutionnelles rigides. L’échec cependant de la Commune est pourtant décrit par Marx comme la conséquence d’un manque de cohésion, de centralisation (mais aussi sa trop grande « magnanimité » car ne se décidant pas à écraser immédiatement ses adversaires politiques lorsque cela était possible). C’est cette tension entre forme associative et dispositifs étatique (potentiellement autoritaire) qui posera question à Lénine, et qui permettront la critique évidente d’un communisme autoritaire pensé à l’aune de la dictature stalinienne. Pour Barot, toute l’histoire de l’URSS rappelle à quel point cette transition révolutionnaire condense une série de risques et de pièges qui sont l’expression de la nature intrinsèquement contradictoire de la révolution. Et le fait que la dimension étatique ne puisse se réduire à un « instrument » utilisable à loisir par le pouvoir prolétarien n’est pas la moindre des difficultés.

L’idée de dictature du prolétariat serait donc à comprendre au sens de l’Antiquité romaine (et non pas selon sa signification contemporaine) comme un régime d’exception transitoire ; dictature de l’immense majorité, celle des travailleurs, sur une minorité de propriétaires. Ce passage au crible de l’acuité intellectuelle des concepts marxistes de dictature du prolétariat, de lutte des classes, bref de cet historicisme qu’est le matérialisme historique, permet à Emmanuel Barrot de rappeler qu’en dernière instance le marxisme est gouverné par l’argument suivant : « la misère n’est ni naturelle, ni éternelle, ni nécessaire. Elle est le produit d’une histoire réorientable. »

Dans un premier temps l’auteur fera donc fi d’une séparation entre un jeune Marx éthique et un Marx mature et scientifique. Séparation – issue d’Althusser – triplement absurde, d’abord parce que pour Marx la théorie n’est jamais neutre, ensuite, parce que la radicalité, l’indignation, est présente tout au long de son œuvre, mais surtout parce que Marx lui même est bien frappé par cet historicisme que Lukacs définit ainsi : « Toute action, toute pensée, tout sentiment de l’homme (qu’il le veuille ou non, qu’il l’admette ou préfère s’en défendre) est indissolublement lié à la vie de la société, à ses luttes, à sa politique ; c’est de là qu’ils naissent objectivement, c’est là qu’ils débouchent objectivement ». C’est l’idée majeure du matérialisme historique, les hommes sont toujours le produit de leur propre histoire, et on ne voit pas pourquoi Marx y échapperait. Cela permet également d’écarter la vision d’un Marx fataliste, mécaniste ou dogmatique, échappant à toute évolution dans sa pensée.

Barot rappelle également que ce qui domine cet auto-engendrement c’est la séparation entre ceux qui produisent et ceux qui exploitent ce travail, dont la lutte des classes est l’expression. Le capitalisme serait contradictoire puisqu’il nourrirait une socialisation croissante (concentration des travailleurs, étatisation). Aussi la révolution socialiste ne saurait être seulement économique mais nécessairement celle d’hommes refusant de rester ce qu’ils étaient. Il serait donc faux de réduire le marxisme à un économisme puisqu’il a pour fil conducteur l’unité de toutes les dimensions du social, du politique, du juridique, etc.

C’est-à-dire que le communisme va nécessairement requérir une vision des possibles (une fin) qui ne se réduit pas à cette dernière (car il faut un mouvement). Le communisme sera le produit du capitalisme (qui crée le prolétariat) mais cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas formation d’aristocraties ouvrières et des illusions réformistes. La révolution pour Marx n’est pas plus inéluctable que le capitalisme est éternel. C’est d’ailleurs bien pourquoi Marx veut créer un parti capable d’unifier le mouvement ouvrier. Parti qui ne peut se substituer à la participation réellement démocratique des travailleurs à leur libération (« l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux mêmes »). Si tout cela peut paraître des rappels de bon sens de la part d’Emmanuel Barot, on cherchera vainement de tel rappel aussi fondateur dans la pensée critique récente. Un ouvrage symptomatique du renouveau de la pensée stratégique marxiste ?

Car Barot va plus loin : pour Marx, la tâche du parti est d’articuler les tâches immédiates et les tâches futures, c’est bien pourquoi cet entre-deux donne une pluralité d’approche chez Marx dont les enjeux convergent avec la question de l’action politique. Or l’état actuel du mouvement ouvrier fait que le communisme est réduit à sa part « idéelle », les masses sont loin de s’être ré-emparée de la catégorie du communisme, et celle-ci d’être redevenue une force matérielle puissante. Cette analyse, on peut la sentir largement partagée, mais là où Barot est semble-t-il décisif, c’est qu’il en tire la conclusion suivante : « Mais il ne faudrait pas transformer cette situation transitoire en principe, c’est à dire figer la catégorie en Idée. Ce serait disloquer les deux visages du communisme, communisme-fin et communisme-mouvement, et oublier la nature dialectique et historique de leur relation. La chose est d’autant plus à éviter que c’est un démembrement de ce genre qui a de façon bien dommageable amené le marxisme à se scinder au XXe siècle en courants « froids » scientistes et « chauds » utopistes, et à faire la part trop belle à la philosophie. » (p. 69). L’allusion polémique est sans doute destinée à Badiou.

Autrement dit, et si le « socialisme-réel » avait été rendu possible par la faiblesse du « communisme-fin » et du « communisme-mouvement » plus que par sa force ? Et si la faiblesse du mouvement ouvrier actuelle, dans un mouvement dialectique, ouvrait l’opportunité de repenser l’actualité éminente du marxisme ? Il faut donc creuser les voies d’incorporation du communisme aux luttes, et non s’en défendre, l’oublier ou se faire le fils indigne, hypocrite et honteux d’un spectre encombrant, voilà la thèse centrale et rafraîchissante de l’ouvrage d’Emmanuel Barot. La prolongation de cette idée stratégique c’est qu’il faut « profiter de la liberté républicaine » pour s’organiser. « profiter » c’est-à-dire ne pas faire de ces « États de droit » ni de leur défense une fin. C’est surtout rappeler que la violence révolutionnaire n’est pas un choix, mais la conséquence de la nature du système à combattre et des moyens qu’il mobilise pour se préserver. Ce qui pour Barot ravive l’actualité de la critique conseilliste à l’aune de l’expérience stalinienne. Les dangers de l’autoritarisme révolutionnaire étaient bien déjà apparent et critiqué dès 1917. L’URSS a bien été le pays de la destruction des soviets, ce qui mérite d’être encore profondément étudié pour ne pas être reproduit. Les épreuves du XXe ont-elles prouvé que la révolution communiste était définitivement impossible ? Ou plutôt, le fait que le capitalisme soit toujours capable de faire pire rend-elle impossible l’alternative de Luxembourg : « Socialisme ou barbarie » ?

La conclusion de Barot sur ce point est claire. Depuis un certain temps la bourgeoisie recommence à utiliser des formes autoritaires et répressives pour gérer les conflits de classe. C’est bien que la domination n’est pas sans failles, et plus cet autoritarisme s’accentue plus réapparaît avec lucidité l’incompatibilité entre liberté et despotisme du capital. Bref, le communisme révolutionnaire pourrait retrouver la simplicité de sa mission. Il lui faut pour cela être une contre-hégémonie organisée.

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