À lire : l’introduction de « L’école des réac-publicains », de Grégory Chambat

G. Chambat, L’école des réac-publicains. La pédagogie noire du FN et des néoconservateurs, Paris, Libertalia, 2016.

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De quoi et de qui les réac-publicains sont-ils le nom ?

Depuis maintenant plus de trente ans, au fil d’incessantes et virulentes polémiques jamais épuisées, l’école est apparue comme le champ d’intervention privilégié d’une série de personnalités occupant une place stratégique dans la recomposition du paysage politique et intellectuel français. Alain Finkielkraut, Jean-Pierre Chevènement, Natacha Polony, Jean-Paul Brighelli, Éric Zemmour, Régis Debray… Toutes et tous « déclinent » inlassablement l’effondrement du niveau, l’abandon des savoirs et le naufrage programmé de l’École de la République, prélude à celui de la civilisation. Une obsession qui se retrouve, semaines après semaines, à la une du Figaro Magazine, de Marianne, de Valeurs actuelles, de Causeur, etc.

C’est d’abord à propos de l’école qu’a été énoncé et testé le discours sur la décadence de la société et son corollaire, la nécessaire restauration de l’ordre moral, de l’identité nationale et des hiérarchies sociales. Après avoir constitué la pointe avancée de ces combats, l’éducation est aujourd’hui le prétexte à des alliances considérées jusque-là comme contre nature. C’est à l’occasion des innombrables querelles scolaires, note Edwy Plenel, que se sont forgées « les armes idéologiques – antiégalitarisme, concurrence et privatisation – d’une contre-réforme libérale et autoritaire ».

Quand, au milieu des années 1980, sur les ruines des idéaux émancipateurs, émerge un pôle « national- républicain » appelant à la « restauration » des valeurs de la République, l’incontournable « crise de l’école » est devenue l’otage d’une offensive intellectuelle et médiatique visant à faire voler en éclats le clivage gauche/droite à travers le procès de la modernité, de la démocratisation scolaire et de la « pensée 68 ».

Une reconquête idéologique qu’il convient, en dépit des dénis hargneux ou des postures « décomplexées », de présenter comme fondamentalement réactionnaire, caressant le rêve de rétablir un état scolaire – et social – ancien. « Conservateur en colère, selon Jean-Michel Barreau, le réactionnaire veut maintenir l’ordre “naturel” des choses et se donne les moyens autoritaires de le faire. [Il est aussi] assurément un réformateur, mais un réformateur qui réforme à reculons : en reculant dans l’histoire et en reculant dans le social, dans la justice et l’égalité. » Ce courant réactualise la nature profonde du discours nationaliste et autoritaire sur l’éducation : derrière ses diatribes hargneuses contre le « laxisme », l’« égalitarisme » et le « droit-de-l’hommisme », ce sont bien – à l’école et au-delà – la liberté, l’égalité, la fraternité et, plus généralement, la démocratie, qualifiée de « médiocratie », qui sont prises pour cible.

C’est pourtant le mot « républicain » qui, bien avant d’être la nouvelle marque déposée du sarkozysme, a servi de bannière à celles et à ceux qui communient dans une même détestation des « sociologues » et des « pédagogues » jugés responsables du délabrement éducatif français. À travers leurs références obsessionnelles à la dégénérescence du système scolaire, la virulence de leurs invectives et surtout la célébration de l’âge d’or de l’école de Jules Ferry, ils entendent combattre avec acharnement l’institution dévoyée par les « pédagogistes », les « égalitaristes » et autres « démocratistes ». Au nom du retour à l’ordre républicain, une nouvelle vague réactionnaire déferle, telle un Mai 68 à l’envers, autoritaire et conservateur.

C’est pour qualifier cette nébuleuse « néoréactionnaire » qui a bâti sa stratégie de reconquête intellectuelle autour du concept de République – et de son projet scolaire revisité et mythifié – que nous avons forgé le terme de « réac-publicain ». Un néologisme, apparu en 2008 dans les colonnes de la revue N’Autre École. Une référence, bien entendu, au débat opposant « républicains » et « pédagogues », mais qui présente aussi l’intérêt de dénoncer le détournement de l’idée de République en rappelant qu’à l’usage nationaliste du concept, le mouvement ouvrier a opposé son combat pour l’avènement d’une République universelle et sociale, celle dont rêvaient les communards avant d’être massacrés par les futurs fondateurs de la IIIe République et de son école…

Le champ couvert par le courant « réac-publicain » concerne un large spectre politique qui correspond, sans le recouper absolument, au « souverainisme » français et au glissement de la gauche, voire d’une fraction de la gauche de la gauche, vers la droite de la droite au prétexte de la défense de l’ordre national et « républicain ». Ce néoconservatisme à la française apparaît d’abord comme une nébuleuse structurée autour de « personnalités » et d’intellectuels médiatiques avec leurs réseaux et leurs relais politiques. Mais, au sein de la galaxie réac-publicaine, gravitent aussi des associations et des mouvements organisés.

Dans cette mouvance, le Front national occupe une place à part. À travers le lancement de son cercle d’« enseignants patriotes » (le collectif Racine), il rêve de rallier à lui ce courant, ou du moins de tirer un profit électoral de la proximité de son discours historique sur l’école avec la rhétorique réac-publicaine. Il faut se garder de tracer une équivalence entre tous les « antipédagogistes » et l’extrême droite pour ne pas céder à la confortable mais pernicieuse facilité qui consiste à hurler au fascisme ou au « lepénisme » dès que s’exprime une certaine « nostalgie » scolaire. Force est pourtant de constater que certains ne cachent plus leur fascination pour les thèses éducatives et pédagogiques de la droite nationaliste. Ils font meeting commun et gravitent autour des mêmes réseaux. D’autres se désolidarisent de ces connivences et préfèrent se revendiquer d’une parole « iconoclaste », voire d’une gauche « décomplexée ».

Ce que le recours à l’histoire permet d’explorer, c’est la manière dont les querelles scolaires contemporaines s’inscrivent dans une tradition méconnue, celle de l’intérêt jamais démenti de l’extrême droite pour l’éducation, qui éclaire, à travers ses continuités et ses ruptures, les tentations autoritaires et antiégalitaires contemporaines. De l’antisémitisme de Drumont à « l’antidémocratisme » de Maurras, de l’école de la Révolution nationale sous Vichy au programme éducatif du FN, se révèle la cohérence d’une pensée éducative et ses orientations pédagogiques avec un projet de société autoritaire et rétrograde. Prenant prétexte des débats scolaires, l’actuelle radicalisation des discours contre la pédagogie, l’égalité et la démocratie témoigne de la résurgence des obsessions réactionnaires et de leur hégémonie dans le paysage médiatico-intellectuel.

Dès lors, l’enjeu n’est pas de s’en tenir à une simple dénonciation morale. Quand, par ses injustices, ses inégalités et sa sacralisation des hiérarchies sociales, c’est l’institution elle-même qui demeure, à bien des égards, conservatrice, non démocratique et, pour citer Célestin Freinet, « fille et servante du capitalisme », la nécessité d’une réponse sociale et pédagogique sur le terrain scolaire et au-delà exige également de prendre ses distances avec « l’École de la République », telle qu’elle s’est construite en France, sans jamais céder le monopole de sa contestation aux seuls réac-publicains.