Nous publions ici un texte important de Theodor W. Adorno, datant de 1942, dans lequel le philosophe examine la théorie des classes à partir des transformations du capitalisme, en particulier l’intégration croissante – technique et morale avant même d’être idéologique et politique – de la classe ouvrière au sein du système capitaliste.
Ainsi Adorno écrit-il : « Ce que prévoyait la théorie – à savoir l’existence de quelques rares propriétaires et d’une immense masse de dépossédés – s’est accompli, mais au lieu que l’essence de la société de classe ait par là éclaté au grand jour, elle est ensorcelée dans la société de masse, dans laquelle la société de classe trouve son achèvement. La classe dominante disparaît derrière la concentration du capital ».
Traduit par Antonin Wiser, cet article est initialement paru dans le numéro 19 (mai 2007) de Contretemps.
I.
L’histoire est, d’après la théorie, histoire de luttes des classes. Mais le concept de classe est lié à l’entrée en scène du prolétariat. La bourgeoisie, lorsqu’elle était encore révolutionnaire, s’appelait le Tiers état. Avec l’extension au passé du concept de classe, la théorie ne dénonce pas seulement les bourgeois, dont la liberté poursuit à l’aide de la propriété et de la culture la tradition de l’ancienne inégalité. Elle se dresse contre le passé lui-même. L’apparence de bonhomie patriarcale que celui-ci a prise depuis l’inexorable victoire du calcul capitaliste est détruite. La respectable unité de l’advenu, le droit naturel de la hiérarchie dans une société représentée comme un organisme, se manifeste comme unité d’intérêts. Depuis toujours, la hiérarchie fut l’organisation par la contrainte de l’appropriation du travail d’autrui. Le droit naturel correspond à l’injustice historique périmée, l’organisme structuré au système de division et l’image des ordres [Stände] à l’idéologie qui, sous la forme du salaire honnête, du travail dévoué et finalement de l’échange d’équivalents, fut d’un très grand secours à la bourgeoisie en place.
Alors que la critique de l’économie politique montre la nécessité historique qui conduisit le capitalisme à son épanouissement, elle devient critique de l’histoire en sa totalité, de l’immuabilité de laquelle la classe capitaliste, comme ses aïeux, tire son privilège. Reconnaître en sa funeste violence la plus récente forme d’inéquité1 située elle-même dans l’échange équitable, ne signifie rien d’autre que l’identifier avec le passé qu’elle renie. Si toute la répression que les êtres humains ont jamais fait subir aux êtres humains culmine dans les Temps modernes avec la froide misère du libre travail salarié, l’expression de la dimension historique elle-même des relations et des choses – l’opposition romantique à la raison industrielle – se rend manifeste en tant que trace de l’ancienne souffrance. Le silence archaïque des pyramides et des ruines se rend compte de ce qu’il est lui-même dans les pensées matérialistes : c’est l’écho du vacarme de la fabrique dans le paysage de l’immuable. La symbolique solennelle de la connaissance des idées éternelles de l’allégorie de la caverne dans la République de Platon serait établie, soupçonne Jakob Burckhardt2 d’après l’image des terrifiantes mines d’argent athéniennes. Ainsi la vérité éternelle de la pensée philosophique aurait son origine dans l’observation du calvaire contemporain.
Toute histoire est histoire de luttes des classes, parce que ce fut toujours la même chose : une préhistoire.
II.
Une indication est déjà contenue là-dedans quant à la manière dont l’histoire doit être perçue. La lumière tombe toujours sur le tout à partir de la forme la plus récente de l’injustice. De cette seule manière la théorie a la possibilité de mettre le poids de l’existence historique à la disposition de l’examen du présent, sans succomber elle-même, résignée, sous la charge. Les bourgeois ainsi que leurs partisans ont su louer dans le marxisme sa dynamique, dans laquelle ils flairaient ce mimétisme zélé envers l’histoire qui est tout proche de leur propre activité. Si l’on suit l’appréciation de Troeltsch dans son livre sur l’historicisme, la dialectique a « conservé sa force constructive et son adhérence [Einschmiegung] à l’animation fondamentale du réel3 ». L’éloge de l’adhérence constructive éveille la méfiance à l’égard de l’animation. La dynamique n’est qu’un aspect de la dialectique : celui que la foi dans l’esprit pratique, l’action dominante et l’infatigable pouvoir-faire mettent le plus volontiers en avant, parce que c’est le perpétuel renouvellement qui cache le mieux le vieux non vrai.
L’autre aspect, mal vu, de la dialectique est l’aspect statique. L’automouvement du concept, la conception de l’histoire comme syllogisme, ainsi que la philosophie de Hegel le pense, n’est pas une théorie du progrès. C’est là seulement ce qu’une mécompréhension entendue des sciences sociales en a fait. La violence avec laquelle la dialectique saisit le déploiement continuellement destructeur de ce qui est toujours nouveau consiste en ce qu’à chaque instant ce toujours nouveau soit en même temps l’ancien encore tout proche. Le nouveau ne s’ajoute pas seulement à l’ancien mais la détresse de l’ancien, son indigence, demeure alors que celle-ci s’actualise comme contradiction immanente à travers sa détermination pensante, sa confrontation inaliénable avec l’universel dans l’ancien.
Dans toutes les médiations antithétiques, l’histoire reste par conséquent un immense jugement analytique. C’est l’essence historique de la théorie métaphysique de l’identité du sujet et de l’objet dans l’absolu. Le système de l’histoire, l’élévation du temporel à la totalité du sens, relève [hebt auf] le temps comme système et le réduit au négatif abstrait. Le marxisme, comme philosophie, est resté fidèle à celui-ci. Il confirme l’idéalisme hégélien comme le savoir de la préhistoire de l’identité propre. Mais il le met sur les pieds, en démasquant l’identité comme préhistorique. L’identique devient véritablement pour lui l’indigence, celle des hommes, que le concept ne fait qu’énoncer. La force implacable du négatif, qui met l’histoire en mouvement, est celle de ce que les exploiteurs font subir à leurs victimes. En tant que chaîne portée de génération en génération, elle entrave l’histoire elle-même aussi bien que la liberté. L’unité systématique de l’histoire, qui devrait donner sens aux souffrances individuelles ou bien les dégrader d’une manière sublime jusqu’à l’accidentel, est la dédicace philosophique du labyrinthe auquel les hommes se sont jusqu’à aujourd’hui livrés, l’incarnation de la souffrance. Dans le cercle magique du système, le nouveau, le progrès, est équivalent à l’ancien en tant que désastre toujours nouveau. Reconnaître le nouveau ne signifie pas adhérer à celui-ci et à son agitation, mais s’opposer à sa rigidité, deviner que la marche des bataillons de l’histoire du monde est un piétinement sur place. La théorie ne connaît par le moyen d’aucune « force constructive » que celle consistant à éclairer les contours d’une préhistoire à bout de souffle à partir du reflet du plus récent désastre, afin d’apercevoir en elle ses correspondances. Le plus nouveau exactement, et toujours lui seul, est l’ancien effroi, le mythe, qui consiste précisément en cette aveuglante avancée du temps, qui se reprend en soi avec une perfidie patiente et dont l’omniscience est bornée, comme l’âne qui défait la corde d’Oknos4. Seul celui qui reconnaît le plus nouveau comme étant le Même sert ce qui pourrait être différent.
III.
La phase la plus récente de la société de classe est dominée par les monopoles ; elle pousse au fascisme, qui est sa digne forme d’organisation politique. Cependant qu’avec la concentration et la centralisation, elle requiert la théorie de lutte des classes et qu’elle dresse immédiatement l’une contre l’autre la puissance extrême et l’impuissance extrême en une contradiction parfaite, elle laisse l’existence des classes ennemies tomber dans l’oubli. Un tel oubli aide les monopoles bien plus que ne le font les idéologies qui sont déjà devenues si ténues qu’elles avouent être des mensonges afin de démontrer d’autant plus énergiquement à ceux qui doivent y croire leur propre impuissance.
L’organisation totale de la société à travers le big business et sa technique omniprésente a pris possession du monde et de ses représentations avec une telle absence de mensonge que la pensée – il ne pouvait absolument pas en être autrement – est devenue un effort presque sans espoir. L’image diabolique de l’harmonie, l’invisibilité des classes dans la pétrification de leurs rapports acquiert par là seulement cette violence réelle sur la conscience, parce que la représentation, selon laquelle les opprimés, les prolétaires de tous les pays, devraient s’unir et préparer la fin de l’horreur, paraît sans perspective au vu de la répartition contemporaine de l’impuissance et du pouvoir. Le nivelle ment de la société de masse, que déplorent les conservateurs comme leurs acolytes sociologues, n’est en vérité pas autre chose que l’extrême sanction de la différence comme identité que les masses, entièrement prisonnières du système, aspirent à parachever tandis qu’elles imitent leurs maîtres mutilés dans l’espoir d’obtenir peut-être de leur part la charité, si elles parviennent toutefois suffisamment à s’en justifier. Pour les dépossédés, la croyance de pouvoir encore mener de quelque manière la lutte des classes en tant que classe organisée s’effondre avec les illusions libérales, d’une manière assez peu différente de la stylisation de la bourgeoisie en ordre dont les unions révolutionnaires purent autrefois se moquer. La lutte des classes fut exilée parmi les idéaux et dut se résigner, avec la tolérance et l’humanité, à n’être qu’un mot d’ordre dans les discours des directions syndicales. Les temps où l’on pouvait encore construire des barricades sont déjà morts et enterrés, pratiquement autant que le sont ceux de l’âge d’or de l’artisanat. La toute-puissance de la répression et son invisibilité forment un seul et même phénomène.
La société sans classe de l’automobiliste, du cinéphile et du concitoyen raille non seulement ceux qui restent en dehors, mais aussi ses propres membres, les dominés, qui ne se risquent pas à admettre que les autres ni eux-mêmes le sont, parce que le simple savoir est déjà puni par la peur panique de la perte de l’existence et de la vie. La tension s’est accrue à un point tel qu’il n’en reste même plus entre les deux pôles incommensurables. L’immense pression de la domination a dissocié les masses à un tel degré que même l’unité négative de l’être-opprimé, qui les avait transformées en classes au XIXe siècle, est déchirée. Pour cette raison elles sont immédiatement réquisitionnées par l’unité du système qui leur fait subir cela. La domination de classe se prépare à survivre à la forme anonyme et objective de la classe.
IV.
Cela rend nécessaire l’examen du concept de classe lui-même de si près qu’il soit en même temps établi et transformé. Établi : parce que son principe, la division de la société en exploiteurs et exploités non seulement se perpétue sans atténuation aucune mais gagne en violence et en fermeté. Transformé : parce que les opprimés c’est-à-dire aujourd’hui et d’après le pronostic de la théorie : l’immense majorité des êtres humains, ne peuvent plus faire l’expérience d’eux-mêmes en tant que classe. Ceux qui revendiquent son nom entendent la plupart du temps par là leurs intérêts particuliers dans l’ordre existant, un peu à la manière dont les hautes sphères industrielles emploient le concept de « production ». La différence entre les exploiteurs et les exploités n’apparaît pas de telle manière qu’elle place devant les yeux des exploités la solidarité comme ultima ratio : la conformité est pour eux plus rationnelle.
L’appartenance à une même classe ne se change plus, depuis longtemps, en communauté d’intérêt et d’action. Ce n’est pas d’abord dans l’aristocratie ouvrière, mais dans le caractère égalitaire de la classe bourgeoise elle-même qu’il faut chercher le moment contradictoire du concept de classe, qui ressort aujourd’hui de manière funeste. Si la critique de l’économie politique signifie celle du capitalisme, le concept de classe, son centre, est toutefois constitué d’après le modèle de la bourgeoisie. Celle-ci, en tant qu’union anonyme des propriétaires des moyens de production et de ceux qui sont à leur remorque, est la classe par excellence. Mais le caractère égalitaire qu’elle renferme est lui-même dissout par la critique de l’économie politique, non seulement lorsqu’on le rapporte au prolétariat mais également comme détermination de la bourgeoisie elle-même. La libre concurrence des capitalistes entre eux implique déjà la même injustice qu’ils font subir, unis, aux salariés, qu’ils n’exploitent pas d’abord comme ce qui leur fait face dans l’échange mais bien plutôt qu’ils produisent en même temps à travers le système. L’égalité de droit et de chances des concurrents est en outre fictive. Leur succès dépend de la puissance du capital – formé en dehors du mécanisme de concurrence – avec lequel ils entrent dans la concurrence ; du pouvoir politique et social qu’ils représentent ; d’anciens et de nouveaux brigandages de conquistador ; des liens avec des propriétés féodales, que l’économie concurrentielle n’a jamais sérieusement liquidées ; des relations avec l’appareil de commandement direct des militaires. L’égalité d’intérêt se réduit à la participation au butin des grands, qui est accordée lorsque tous les propriétaires leur concèdent le principe souverain de propriété qui garanti le pouvoir de chacun et sa reproduction élargie : la classe en tant que tout doit être prête à une extrême sollicitude envers le principe de propriété, qui s’applique en réalité d’abord à la propriété des grands. La conscience bourgeoise de classe vise la défense du sommet, la concession que les propriétaires véritablement dominants font à ceux qui se dévouent envers eux corps et âme. La tolérance bourgeoise veut être tolérée. Elle ne signifie pas la justice envers ceux d’en bas, pas même envers ceux de leur propre classe qui sont condamnés par le sommet par le biais des « tendances objectives » ; et la loi de l’échange équivalent ainsi que ses formes réfléchies juridiques et politiques forment le contrat qui régit tacitement, au sens d’un rapport de force, les relations entre le noyau de la classe et sa majorité, les vassaux bourgeois. En d’autres termes, plus la classe a de réalité, plus elle est déjà elle-même idéologie. Lorsque la théorie démontre qu’on cultive cela de manière suspecte au moyen de l’échange équivalent, de la liberté et de l’humanité bourgeoises, la lumière tombe par là sur le double caractère de la classe. Il consiste en ceci que son égalité formelle a pour fonction aussi bien d’opprimer l’autre classe que d’assurer le contrôle de la sienne propre par les plus forts. Cette égalité est stigmatisée par la théorie comme unité, en tant que classe opposée au prolétariat, afin de mettre à nu en sa particularité l’intérêt collectif qu’elle représente. Mais cette unité particulière est nécessairement absence d’unité en elle-même. La forme égalitaire de la classe sert d’instrument au service du privilège des maîtres sur ceux qui prennent leur parti, privilège qu’elle recouvre en même temps. La critique de la société libérale ne peut s’arrêter devant le concept de classe, qui est aussi vrai et non vrai que le système du libéralisme. Sa vérité est la critique : il désigne l’unité dans laquelle se réalise la particularité de l’intérêt bourgeois. Sa non-vérité réside dans l’absence d’unité de la classe. Sa détermination immanente à travers les rapports de domination est le tribut qu’elle doit verser à sa propre particularité, à laquelle son unité profite. Devant son absence réelle d’unité, l’unité tout aussi réelle n’est pas encore devenue un voile.
V.
Dans l’économie de marché, la non-vérité du concept de classe était latente : à l’époque du monopole, elle est devenue aussi visible que sa vérité, la survivance des classes, est devenue invisible. La règle du jeu de la lutte, l’intérêt commun, qui maintenait ensemble les concurrents, a disparu de l’unité de classe dans une même mesure que la concurrence et sa lutte. S’il devient si facile pour la bourgeoisie de nier son caractère de classe vis-à-vis du prolétariat, c’est parce que dans les faits son organisation se débarrasse de la forme de consensus d’intérêts semblables, qui l’avait constituée en classe aux XVIIIe et XIXe siècles, et la remplace par l’autorité politique et économique directe des grands, qui pèse sur les partisans de ceux-ci et sur les travailleurs avec la même menace policière, les contraint aux mêmes fonctions et aux mêmes besoins, et rend de ce fait à peu près impossible pour les travailleurs de deviner le rapport de classe. Ce que prévoyait la théorie – à savoir l’existence de quelques rares propriétaires et d’une immense masse de dépossédés – s’est accompli, mais au lieu que l’essence de la société de classe ait par là éclaté au grand jour, elle est ensorcelée dans la société de masse, dans laquelle la société de classe trouve son achèvement. La classe dominante disparaît derrière la concentration du capital. Celle-ci a atteint une taille et gagné un poids mort à travers lesquels le capital s’expose comme institution, comme expression de la société tout entière. Le particulier usurpe le tout grâce à la toute-puissance avec laquelle il s’impose : l’ancien caractère fétiche de la marchandise, qui reflète les rapports entres les hommes comme des rapports entre les choses, s’achève dans l’aspect totalement social du capital. L’ordre entier de l’existence en est aujourd’hui venu à être semblable à ces choses. En lui la possibilité de la formation en classe est, pour le prolétariat, objectivement entravée par le libre marché qui fut toujours déjà pour les travailleurs un mensonge, et finalement empêchée au moyen de mesures par la volonté consciente des dominants au nom du grand Tout qu’ils sont eux-mêmes. Les prolétaires, s’ils veulent vivre, doivent toutefois s’adapter. Partout l’autoconservation pousse le collectif à devenir une clique comploteuse. La division en dirigeant [Führer] et suiveur, qui s’accomplit dans la classe dominante elle-même, se reproduit sous la contrainte chez ceux d’en bas. Les syndicats deviennent des monopoles et les fonctionnaires des bandits, exigeant une obéissance aveugle de la part de ceux qui sont tolérés, terrorisant ceux qui restent au dehors, mais étant toutefois prêts à se montrer loyaux dans le partage du butin avec les autres détenteurs de monopole, pour autant que ceux-ci ne s’accaparent pas auparavant toute l’organisation pour leur compte, en un fascisme avoué. La marche du commerce met fin à l’épisode libéral ; la dynamique d’hier se révèle être le passé paralysé d’aujourd’hui et la classe anonyme être la dictature d’une élite autoproclamée. Même l’économie politique, dont la conception fixa par avance et de manière effroyable la théorie des libéraux, se dissout comme étant éphémère. L’économie est un cas particulier de l’économie, du manque organisé en vue de la domination. Les lois de l’échange n’ont pas conduit à la domination la plus récente en tant que forme historiquement adéquate de la reproduction de la société dans son ensemble au stade actuel, mais l’ancienne économie était parfois entrée dans l’appareil économique afin de démanteler celui-ci – par ailleurs alors en pleine disposition – et de se faciliter la vie. Avec une telle suppression des classes, la domination de classe parvient à elle-même.
L’histoire est, d’après l’image de la dernière phase de l’économie, l’histoire des monopoles. Et d’après l’image de l’usurpation manifeste qui est exercée aujourd’hui en bonne intelligence par les dirigeants du Capital et du Travail, elle est l’histoire des luttes de bandes, des gangs et du racket.
VI.
Marx est mort alors qu’il travaillait à la réalisation de la théorie des classes et le mouvement ouvrier a laissé celle-ci dormir dans un tiroir. Elle n’était pas seulement le moyen d’agitation le plus efficace mais elle atteignit le stade du conflit à l’époque de la démocratie bourgeoise, du parti de masse prolétarien et des grèves, devant la victoire patente des monopoles et une expansion du chômage telle qu’il devint une seconde nature. Seuls les réformistes s’engagèrent à discuter de la question des classes, afin de cacher la trahison qui s’amorçait au moyen de la contestation de la lutte, de la reconnaissance statistique des classes moyennes et de la louange du progrès dominant. La dénégation mensongère des classes conduisit les responsables de la théorie à maintenir le concept de classe lui-même comme une pièce de théorie, sans le pousser plus loin. Par là, la théorie fut prise en défaut de porter la coresponsabilité de la ruine de la pratique. La sociologie bourgeoise de tous les pays en a profité largement. Si au total celle-ci fut détournée en suivant Marx comme une boussole et est devenue apolitique à mesure qu’elle s’est raidie sur la neutralité axiologique [Wertfreiheit], son positivisme, sa véritable adhérence à la réalité factuelle, a pu ainsi encaisser le salaire de ses peines, là où les faits ne rendaient pas justice à la théorie atrophiée qui, en tant qu’article de foi, déclina elle-même au rang de témoignage sur la réalité factuelle. Le nominalisme de la recherche – qui exila l’essentiel, c’est-à-dire le rapport de classe, dans la méthodologie sous la forme de l’idéal-type et laissa la réalité devenir cette occurrence extraordinaire à laquelle elle se contente de fournir un apparat – rejoignit les analyses qui convainquirent de traits oligarchiques la classe – dans ce qui est plus ou moins son équivalent spécifiquement politique : le parti –, traits que la théorie négligea ou ne prit en considération qu’avec mauvaise grâce comme un appendice du « capitalisme de monopole ». Plus on purifiait profondément les faits du concept concret, de leur relation à l’état actuel du système d’exploitation – relation immanente de manière déterminante à toute réalité factuelle – d’autant mieux ceux-ci entraient-ils dans le concept abstrait, cet ensemble de caractères qui couvre toutes les époques et qui, en tant qu’il est simplement extrait des faits, n’a plus aucun pouvoir sur eux.
Oligarchie, idéologie, intégration, division du travail se transforment de moments de l’histoire de la domination, dont la sombre forêt est cachée par les arbres verts de la vie personnelle, en catégories générales de la socialisation humaine. Le scepticisme face à la prétendue métaphysique des classes est devenu ce qui constitue la norme dans les signes de la sociologie formelle : il n’y a pas de classe à cause des faits inflexibles ; mais leur inflexibilité remplace la classe, et là où le regard sociologique cherche les pierres de la classe, il trouve toujours le pain des élites et fait quotidiennement l’expérience qu’il ne se vend tout simplement pas sans idéologie et qu’il est ainsi plus judicieux de s’en tenir aux formes de la socialisation et peut-être, le coeur saignant, de faire des affaires de l’incontournable élite leur propre idéologie. Devant l’illusion bene fondatum, se référer à des contre-exemples, nier le caractère oligarchique du parti de masse ou reconnaître que la théorie est réellement devenue idéologie dans la bouche de ses fonctionnaires serait pure impuissance et apporterait simplement l’esprit apologétique dans la théorie contre laquelle les apologistes bourgeois ont tissé leurs filets. Il n’y a aucun secours possible lorsque la vérité des concepts sociologiques se tourne contre la non-vérité qu’elle produit. Ce que la sociologie produit contre la réalité des classes n’est pas autre chose que le principe de la société de classe : l’universalité de la socialisation est la forme sous laquelle la domination s’impose historiquement. L’unité abstraite elle-même, par l’établissement de laquelle la sociologie, à partir de faits aveugles, croit réalisée son image trompeuse d’une absence de classe, est la disqualification de l’homme en objet produite par la domination et qui gagne aujourd’hui également les classes. La neutralité sociologique répète la violence sociale et les faits aveugles derrière lesquels elle se retranche sont les débris du monde que détruisit l’ordre avec lequel les sociologues s’accordèrent. Les lois générales n’opposent rien à un avenir sans lois, parce que leur universalité est elle-même la forme logique de la répression, dont il faut se débarrasser afin que l’humanité ne retombe pas dans la barbarie dont elle n’est pas du tout encore sortie. Que la démocratie soit oligarchie, cela ne tient pas aux êtres humains qui ne seraient pas mûrs pour la démocratie, de l’avis de leurs dirigeants qui eux le sont ; mais cela tient à l’inhumanité qui grave le privilège dans la nécessité objective de l’histoire. Tandis que la domination nue des cliques se lève en fin de compte à partir de la dialectique de la classe, la sociologie qui a toujours pensé cela se trouve liquidée. Ses invariants formels se révèlent être des prévisions des plus récentes tendances matérielles. La théorie, qui aujourd’hui apprend de la conjoncture à reconnaître dans les classes les bandes, est la parodie de la sociologie formelle qui dénia les classes pour immortaliser les bandes.
VII.
Le lieu de la théorie marxiste des classes qui s’offre le plus ouvertement à la critique apologétique semble être la théorie de la paupérisation. La misère générale transforme les prolétaires en classe. Cela découle comme conséquence de leur place dans le processus de production de l’économie capitaliste et s’enracine avec ce processus dans l’intolérable. Ainsi la misère devient elle-même une force de la révolution qui doit surmonter la misère. Les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes et tout à gagner : le choix ne devrait pas leur être difficile, et la démocratie bourgeoise est à ce point progressiste qu’elle accorde un espace à l’organisation de classe, dont le poids numérique entraîne la subversion. On peut engager là-contre toutes les statistiques.
Les prolétaires ont plus à perdre que leurs chaînes. Leur standard de vie, par rapport à la situation anglaise d’il y a un siècle que les auteurs du Manifeste avaient devant les yeux, ne s’est pas dégradé mais améliorée. Un temps de travail plus court, une meilleure nourriture, un logement et des habits, une protection des membres de la famille et des personnes âgées, une durée de vie moyenne plus élevée : voilà ce qui a échu aux travailleurs avec le développement des forces de production techniques. Il ne peut plus être question d’affirmer que la faim est nécessaire à l’union sans condition et à la révolution.
Pour cette raison, l’union comme la révolution de masse sont devenues suspectes. L’individu progresse mieux dans l’organisation d’intérêts que dans celle qui s’oppose aux intérêts ; la concentration de la puissance technico-militaire du côté des entrepreneurs est si formidable qu’elle renvoie d’avance le soulèvement à l’ancienne dans le domaine généralement toléré de la mémoire héroïque et le fait que la démocratie bourgeoise, là où sa façade existe encore, admette la formation d’un parti de masse qui pense à la révolution et parle d’elle est tout à fait improbable. Ainsi s’effondre la construction traditionnelle de la paupérisation. Seuls les contre-apologistes de la social-démocratie – dont les oreilles s’étaient déjà tellement émoussées devant leur propre hurlement qu’ils ne comprenaient même plus la raillerie de leurs efforts qui retentissait à partir de l’expression de paupérisation relative – pouvaient parvenir à raccommoder cette construction à l’aide de ce concept de paupérisation relative, ainsi qu’on essayait de le faire depuis l’époque de la querelle du révisionnisme. Une considération du concept de paupérisation lui-même est nécessaire, et non la modification sophistique de son domaine de validité. C’est toutefois un concept strictement économique, défini par la loi absolue de l’accumulation. Armée de réserve, surpopulation, paupérisme croissent proportionnellement au « capital en fonctionnement »5 et font baisser en même temps les salaires. La paupérisation est la négativité du libre jeu des forces dans le système libéral, dont le concept est conduit par l’analyse marxiste ad absurdum : la pauvreté sociale augmente avec la richesse sociale dans le cadre des rapports de production capitalistes, à cause de la contrainte systémique immanente. On présuppose le déroulement paisible et autonome du mécanisme économique, ainsi que la théorie libérale le postule : l’équilibre du tableau économique à analyser. Tout le reste est payé en supplément aux « circonstances » qui se modifient, « dont l’analyse n’a pas sa place ici6 ».
Toutefois la théorie de la paupérisation elle-même se révèle par là dépendante du double caractère de la classe, de la différence que contient son concept entre répression médiate et immédiate. La paupérisation atteint un point tel que la classe bourgeoise est réellement anonyme et inconsciente et qu’elle et le prolétariat sont dominés par le système. Au sens d’une nécessité purement économique, la paupérisation s’accomplit de manière absolue : si le libéralisme était réellement ce libéralisme que Marx a pris au mot, le paupérisme consisterait alors en un monde pacifié, qui se manifeste aujourd’hui dans les pays belliqueux asservis. Mais la classe dominante n’est pas seulement dominée par le système, elle domine à travers le système et en définitive le domine elle-même. Les circonstances qui se modifient restent extraterritoriales par rapport au système de l’économie politique, mais centrales dans l’histoire de la domination. Dans le processus de liquidation de l’économie, elles ne sont pas des modifications mais bien l’essence elle-même. À ce point, elles affectent la paupérisation : celle-ci n’est pas autorisée à se manifester, afin ne pas faire sauter le système. Dans son aveuglement, le système est dynamique et accumule la misère, mais l’autoconservation que le système réalise par une telle dynamique trouve également son terme, en regard de la misère, dans ce caractère statique qui met depuis toujours le point d’orgue à la dynamique préhistorique. Moins l’appropriation du travail d’autrui s’accomplit, dans la période monopolistique, par les lois du marché, moins s’accomplit également la reproduction de la société dans sa totalité. La théorie de la paupérisation implique immédiatement des catégories du marché sous la forme de la concurrence des travailleurs à travers laquelle le prix de la marchandise force de travail chute, tandis que cette concurrence, avec tout ce qu’elle signifie, est devenue aussi fragile que la concurrence des capitalistes. Avec celle de l’accumulation, la dynamique de la misère est immobilisée. L’amélioration ou la stabilisation de la situation économique de ceux d’en bas est extra-économique : le standard plus élevé est payé par les rentrées ou les profits des monopoles, non par le biais du capital variable7 . On trouve une aide allouée aux chômeurs même là où elle n’est pas déclarée, là où l’apparence de travail et de salaire se maintient de manière serrée : les primes, argent de poche du point de vue des dominants. La bonne volonté et la psychologie n’ont rien à voir avec cela. La raison de tels progrès est l’autoconscience qu’a le système des conditions de sa perpétuation et non pas la mathématique inconsciente des modèles. Le pronostic de Marx se vérifie d’une manière inattendue : la classe dominante est si fondamentalement nourrie par le travail d’autrui qu’elle lie son destin – devoir nourrir les travailleurs – à sa propre affaire et assure aux « esclaves une existence à l’intérieur de son esclavage », pour attacher les siens. Au début la pression des masses, la révolution potentielle, aurait pu opérer un retournement. Plus tard, avec la consolidation du pouvoir des lieux centraux des monopoles, la situation de la classe laborieuse aura été toujours davantage améliorée par la perspective d’avantages situés au-delà d’un système économique définit par sa propre fermeture – et non pas immédiatement par le moyen des profits coloniaux. L’établissement définitif du pouvoir entre en ligne de compte dans tous les postes du calcul. La scène sur laquelle se produit le cryptogramme, la misère quasi censurée, c’est toutefois l’impuissance politique et sociale. Elle fait ainsi de tous les hommes de simples objets d’administration des monopoles et de leurs États comme l’étaient à l’époque du libéralisme uniquement ces pauvres qu’on a laissé mourir au coeur même de la haute civilisation. Cette impuissance permet la poursuite de la guerre dans tous les pays. Comme cette dernière confirme ultérieurement que les faux frais de l’appareil de pouvoir sont des investissements rentables, elle encaisse le crédit de la misère, que les cliques dominantes ajournaient intelligemment, tandis que leur intelligence trouve toutefois dans la misère sa limite inamovible. Seule leur chute, et non une manipulation comme toujours voilée, supprimera la misère.
VIII.
« Ce qui tombe, vous devez le pousser8 ». La phrase de Nietzsche exprime sous la forme d’une maxime un principe qui définit la pratique réelle de la société de classe. Cela devient une maxime uniquement contre l’idéologie de l’amour dans un monde de haine : Nietzsche appartient à la tradition de cette pensée bourgeoise qui depuis la Renaissance, à partir de la révolte contre la non-vérité de la société, met en jeu sa vérité de manière cynique comme idéal contre l’idéal et a contribué par la violence critique à l’affrontement de cette autre vérité, qu’elle raille de la plus terrible façon comme étant la non-vérité en quoi elle est changée par envoûtement depuis la préhistoire. La maxime dit toutefois plus que la thèse de la guerre de tous contre tous, qu’on trouve au début de l’époque de la libre concurrence. L’alliance de la chute et de l’impulsion est un chiffre du vénérable double caractère de la classe, qui n’est manifeste qu’aujourd’hui. La tendance objective du système est toujours redoublée, estampillée, légitimée, par la volonté consciente de ceux qui en tiennent les commandes. Par conséquent le système aveugle est la domination ; pour cette raison, il profite toujours aux dominants, également là où il est ouvertement menaçant ; les services d’accouchement des dominants attestent du savoir de cela et érigent à nouveau le sens du système lorsqu’il est voilé par l’objectivité du régime historique, sa propre figure aliénée. Il existe une tradition appartenant au libre commerce bourgeois et qui conduit de la conspiration des poudres9 – peut-être même du renversement des Hermès à Athènes10 – jusqu’à l’incendie du Reichstag, et les intrigues comme la corruption de Hindenburg ou la rencontre chez le banquier Schroeder11 – sur lesquels le connaisseur des tendances objectives jette un coup d’oeil désintéressé comme sur des coïncidences dont se sert l’esprit malin du monde [Weltungeist] pour se réaliser ainsi à travers elles – ne sont pas du tout le fruit du hasard: ce sont des actes de la liberté, qui témoignent de ce que la tendance objective historique devient à tel point une mystification qu’elle ne s’accorde pas sans autre avec les intérêts subjectifs de ceux qui commandent à l’histoire au moyen de l’histoire. La Raison est encore plus rusée que ne pouvait l’attester Hegel. Son secret est moins celui des passions que celui de la liberté elle-même. Celle-ci, dans la préhistoire, signifie que les cliques disposent de cet anonymat du désastre qu’on appelle le destin. Elles sont vaincues par l’apparence de l’essence, qu’elles ont elles-mêmes introduite dans le jeu, et pour cette raison ne sont vaincues qu’en apparence. L’histoire est le pro- grès dans la conscience de leur propre liberté à travers l’objectivité historique et cette liberté n’est rien d’autre que l’image inversée de la non-liberté des autres. C’est la véritable interaction de l’histoire et des bandes, « l’identité intérieure […] dans laquelle […] la nécessité est élevée à la liberté12 ».
L’idéalisme, à qui on a reproché à bon droit sa transfiguration du monde, est en même temps la plus terrible vérité sur le monde : même dans le moment de sa positivité – la théorie de la liberté – il contient de manière transparente l’image de couverture de son contraire, et c’est précisément là où il détermine les êtres humains comme rescapés que ceux-ci, dans la préhistoire, sont devenus esclaves du malheur le plus complet. Ce n’est certes pas dans l’État prussien mais dans le charisme du Führer que la liberté parvient à elle-même en tant que répétition de la nécessité. Lorsque les masses ne prêtent plus l’oreille aux discours sur la liberté qu’à contre-coeur, ce n’est pas seulement la faute de ceux-ci ou de leur abus, entraîné par le nom lui-même. Elles pressentent que le monde de la contrainte était précisément celui de la liberté, de la disposition, de la composition et qu’était libre celui qui pouvait se le permettre. Ce qui serait autrement est sans nom et ce qui en tient à peu près lieu aujourd’hui – solidarité, douceur, prévenance, égard – n’a qu’une mince ressemblance avec la liberté de ceux qui aujourd’hui sont libres.
IX.
L’impuissance sociale du prolétariat, dans laquelle les tendances à la paupérisation économique et l’amélioration extra-économique du standard de vie, en renvoyant l’une à l’autre, trouvent leur résultante, n’a pas été prévue comme telle par la théorie. À l’examen prédominant de la première tendance correspond cette attente, que le poids de la pauvreté devienne immédiatement une force contre les oppresseurs. Mais la pensée de l’impuissance n’est pas étrangère à la théorie. Elle apparaît sous le nom de déshumanisation.
L’industrie menace de déformer la conscience, par la manière dont elle fait des victimes, mutilés physiquement, malades ou déformés. Le fait de brutaliser les travailleurs, qui font subir de manière contrainte une nouvelle fois ce qu’ils ont subit à ceux qui sont dépendants d’eux, ainsi que leur aliénation croissante par le procès de travail mécanisé méritent une mention expresse. La question n’a pas été posée de savoir comment des êtres à ce point déterminés peuvent être capable d’action, laquelle n’exige pas simplement intelligence, vue d’ensemble et présence d’esprit, mais aussi d’être capable d’un extrême sacrifice de soi. Le danger de psychologisme – et l’auteur d’une « psychologie du socialisme » n’est pas par hasard devenu finalement fasciste comme les sociologues de l’essence du parti – est prévenu dès l’origine, bien avant que la philosophie bourgeoise ne s’acharne à défendre son objectivité dans la sphère de la connaissance. Marx ne s’est engagé dans aucune psychologie de la classe ouvrière. Elle présuppose l’individualité, une sorte d’autarcie des corrélations de motivations dans l’individu. Une telle individualité est elle-même un concept socialement produit, qui tombe sous le coup de la critique de l’économie politique.
L’individu est déjà en grande partie idéologie à l’époque de la concurrence bourgeoise, et l’individualité est refusée à ceux d’en bas par l’ordre de la propriété. La déshumanisation ne peut rien vouloir dire d’autre. La confrontation avec le prolétariat désavoue le concept bourgeois d’être humain tout autant que les concept de l’économie bourgeoise. Il fut retenu simplement pour être exposé dans sa propre contradiction, mais sans être confirmé par une « anthropologie » marxiste. Avec l’autonomie de l’économie de marché et l’individualité bourgeoise formée sur elle, c’est également son contraire qui a disparu : la déshumanisation sanglante de ce que la société répudie. L’image du travailleur rentrant ivre la nuit et rouant de coups sa famille est concise au plus haut point : sa femme doit craindre plus que lui le social worker qui la conseille. En effet, il ne saurait être aucunement question d’un abrutissement du prolétaire qui ne comprendrait même plus son propre procès de travail. Le haut degré de division du travail a certes éloigné toujours plus le travailleur du produit final assemblé, alors qu’il était familier à l’artisan, mais en même temps il a rapproché toujours davantage les processus individuels de travail entre eux dans leur disqualification, de sorte que celui qui sait faire une chose peut virtuellement faire toutes les autres et comprendre le tout. Celui qui travaille à la chaîne chez Ford et doit effectuer toujours le même geste sait parfaitement ce qu’il en est de la voiture achevée, qui ne renferme aucun secret ne pouvant être représenté d’après l’échantillon de ce geste. Même la différence entre le travailleur et l’ingénieur, dont le travail lui-même est mécanisé, devrait peu à peu se réduire à un simple privilège ; le besoin de guerre en techniciens spécialisés révèle combien les différences sont flexibles et à quel point les spécialistes n’en sont plus. Toutefois, aussi peu la misère d’autrefois s’est-elle transformée en révolution, aussi peu cela apporte-t-il pour l’instant de changement à l’impuissance.
Les mécaniciens intelligents d’aujourd’hui sont aussi peu devenu des individus que les pensionnaires sourds des working houses il y a un siècle ne l’ont été, et il n’est à vrai dire pas vraisemblable que leur individualité active la révolution. Pendant ce temps, le procès de travail dont ils comprennent les modèle encore plus en profondeur que celui qu’ils ne comprenaient pas autrefois : il est devenu un « voile technologique ». Ils prennent part au double caractère de la classe. Si le système a mis un frein à la déshumanisation, qui menaçait les dominants au point de les atteler à leur propre inhumanité, le jugement de Marx à propos du fait que le système produirait le prolétariat s’est révélé exact dans une mesure qui n’était absolument pas prévisible. Les êtres humains, à cause de leurs besoins et des exigences omniprésentes du système, sont véritablement devenus des produits de celui-ci : la déshumanisation des êtres civilisés atteint son achèvement à l’époque du monopole sous la forme de leur propre et saisissante réification, et non comme une barbarie incompréhensible ; elle s’effondre même avec leur civilisation. La totalité de la société fait ses preuves en réquisitionnant ses membres non seulement en chair et en os, mais en les créant à son image. En dernière instance, c’est cela qui est visé par la polarisation de la tension entre puissance et impuissance. Le monopole ne paye que ceux qui sont comme lui de ses attentions, sur lesquelles repose aujourd’hui la stabilité de la société. Se rendre identique à celle-ci, se civiliser, s’intégrer requiert toute l’énergie qui pourrait rendre les choses différentes, jusqu’à ce que de l’humanité toute entière conditionnée émerge la barbarie qu’elle est. Tandis que les dominants reproduisent de manière entièrement planifiée la vie de la société, ils reproduisent même par là l’impuissance de ceux qui sont planifiés. La domination émigre dans les être humains. Ils n’ont pas besoin d’être « influencés », comme sont enclins à le penser les libéraux en vertu de leur représentation du marché. La culture de masse les rend simplement toujours encore tels qu’ils sont de toute façon sous la contrainte du système, elle contrôle les lacunes, intègre encore la part officielle d’opposition à la pratique comme public moral de celle-ci et leur prépare des modèles à imiter. Les films auxquels déjà ne croient pas entièrement ceux qui sont identiques ne sont capables d’aucune influence sur ceux qui sont différents : avec les restes d’autonomie disparaissent aussi les restes des idéologies, qui opéraient la médiation entre l’autonome et la domination. La déshumanisation n’est pas une puissance extérieure, cette propagande toujours identique, elle n’est pas une exception de la culture. Elle est exactement l’immanence des opprimés dans le système, qui s’est au moins une fois manifestée à travers la misère, alors qu’aujourd’hui sa misère consiste en ce qu’elle ne peut plus se manifester, en ce qu’elle soupçonne la vérité d’être de la propagande, alors qu’elle accepte la propagande culturelle qui, fétichisée, se change en folie de la réflexion sans fin d’elle-même. Mais par là, la déshumanisation est en même temps son contraire. La réification trouve sa limite dans les êtres humains réifiés. Ils rattrapent les forces productives techniques, dans lesquelles se cachent les rapports de production : ceux-ci perdent ainsi au travers de la totalité de l’aliénation l’horreur de leur caractère étranger et bientôt peut-être également leur pouvoir. Ce n’est que lorsque les victimes acceptent entièrement les traits de la civilisation dominatrice qu’ils sont capables d’arracher cette domination. Ce qui reste de la différence se réduit à l’usurpation nue. Ce n’est que dans son anonymat aveugle que l’économie apparaît comme destin : son envoûtement est brisé par l’horreur d’une dictature voyante. La pseudo-morphose de la société de classe en une absence de classe a ainsi réussi certes à absorber les opprimés mais aussi à ce que toute oppression soit devenue manifestement inutile. Le vieux mythe dans sa toute-puissance la plus récente est tout à fait faible. Si la dynamique fut toujours la même, alors sa fin aujourd’hui n’est pas la fin.
Traduit de l’allemand par Antonin Wiser.
Source originale : Sociologische Schriften I, Gesammelte Schriften 8, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 1997 (1972), pp. 373-391.
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références
⇧1 | Nous nous permettons de former le néologisme inéquité pour traduire Unrecht
(injustice) afin de tenter de rendre l’écho que lui renvoie im gerechten Tausch, c’est-à-dire ici et après Marx le rapport d’échange se présentant comme « juste » parce que représenté comme échange d’équivalents – d’où la traduction par échange équitable, en un sens lui-même à épurer de toute connotation morale. Comme le suggère Marx dans la Critique du programme de Gotha, le concept bourgeois de droit (Recht) trouve ses racines dans l’échange d’équivalents qui règle la sphère de circulation des marchandises (Ndt). |
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⇧2 | Cf. Jacob Burckhardt, Griechische Kulturgeschicte, t. I, 4e édition, Stuttgart 1908, p. 164, note 5. |
⇧3 | Ernst Troeltsch, Der Historismus und seine Probleme, Tübingen, 1922, p. 315. |
⇧4 | Allusion au mythe grec d’Oknos, condamné pour l’éternité à tresser avec ses dents une corde qu’un âne mange et défait au fur et à mesure (Ndt). |
⇧5 | Cf. Marx, Kapital I, éd. Adoratskij, p. 679 f. (Trad. française par J.P. Lefebvre, Le Capital, Livre 1, Paris, PUF, p. 723). |
⇧6 | Ibid. |
⇧7 | Adorno écrit ici « v. », c’est-à-dire, selon toute vraisemblance, l’abréviation standard utilisée par Marx pour désigner le capital variable. |
⇧8 | Adorno cite ici approximativement le passage suivant d’Also sprach Zarathoustra (3e partie, Von alten und neuen Tafeln, 20) : « Aber ich sage : was fällt, das soll man auch noch stossen ! » (Ndt). |
⇧9 | En 1605, un groupe de catholiques anglais prépara un attentat contre le roi Jacques 1er et une partie de l’aristocratie en posant des barils de poudres dans les caves de Westminster. L’attentat échoua à la suite d’une dénonciation. L’épisode est retenu sous le nom de conspiration des poudres (Ndt). |
⇧10 | Référence à l’épisode des mutilations des statues d’Hermès à Athènes en 415 av. J.-C., à la veille de l’engagement de la cité dans la guerre du Péloponnèse (Ndt). |
⇧11 | Allusion à la rencontre chez le baron et banquier von Schroeder, le 4 janvier 1933, de von Papen, ancien chancelier, et de Hitler afin d’évoquer l’arrivée au pouvoir de ce dernier (Ndt). |
⇧12 | Hegel, Sämtliche Werke, éd. Glockner, t. 4 : Wissenschaft der Logik, 1re partie, Stuttgart 1928, p. 719. (Trad. française par G. Jarczyk et P.-J. Labarrière, Science de la logique, t. 1, livre 2, Paris : Aubier, p. 294). |