Compte-rendu de « Sartre et l’extrême gauche française », de Ian H. Birchall

Les éditions La Fabrique viennent de sortir un livre de Ian H. Birchall, intitulé Sartre et l’extrême gauche française, et sous-titré Cinquante ans de relations tumultueuses. Le titre est explicite : ce livre ne traite pas directement de Sartre en tant que philosophe ou écrivain, mais choisit de subordonner ces deux dimensions à la question politique. En matière de politique, Sartre est connu pour plusieurs raisons : « compagnon de route » du parti communiste, soutien aux luttes anti-impérialistes (en particulier en Algérie et au Vietnam), à Castro, à Mai 68 et aux maos. Ses détracteurs de droite l’accusent en général d’avoir corrompu la jeunesse en l’entretenant dans des illusions chimériques (illusions synthétisables dans l’idée selon laquelle changer le monde serait à la fois possible et souhaitable). Ses détracteurs de gauche (trotskistes) l’ont accusé quant à eux d’opportunisme, critiquant son alliance avec le PCF. Au-delà, ou plutôt en deçà de ces épisodes, Ian Birchall tente de retracer l’itinéraire politique de Sartre, en identifiant à la fois les différents moments de son parcours et la logique de son évolution.

 

Hypothèse de travail, corpus et enjeux du livre

a) Hypothèse de travail : les positions politiques de Sartre restent inintelligibles hors de son interlocution avec l’extrême gauche

L’hypothèse de travail, défendue de façon très convaincante, est qu’on ne peut pas comprendre correctement les positions politiques de Sartre si l’on ne tient pas compte des débats animant l’extrême gauche française pendant un demi-siècle. L’idée directrice est que l’œuvre de Sartre est tout simplement inintelligible politiquement si l’on ignore les influences qu’il a subies et les polémiques qu’il a entretenues avec l’extrême gauche. Ce livre substitue ainsi à l’image d’un face-à-face de Sartre avec le PCF – face-à-face plus ou moins tendu selon l’époque – celle d’une triangulation intégrant l’extrême gauche. À l’occasion de cette enquête, l’auteur dresse un tableau ramifié de l’extrême gauche française, tableau précieux car trop méconnu. Ce tableau, exposé dès l’introduction, comprend les composantes suivantes :

– les organisations trotskistes orthodoxes ;

– les dissidents trotskistes (et singulièrement le courant Socialisme ou barbarie, animé par Castoriadis et Lefort) ;

– des anarchistes et syndicalistes rescapés du syndicalisme révolutionnaire, organisés autour du journal La Révolution prolétarienne (avec Rosmer et Monatte) ;

– la gauche du Parti socialiste ;

– certains surréalistes : Breton, Péret, Leiris ;

– la presse de gauche indépendante : Combat, Franc-Tireur, France-Observateur ;

– la Nouvelle Gauche des années 50 et son successeur le PSU fondé en 1960 ;

– des personnalités issues du mouvement trotskiste : Naville, Nadeau, Rosenthal, Rousset.

Cette gauche, en défendant une démocratie directe, représentait une alternative au pouvoir étatique autoritaire du stalinisme. Ainsi, l’auteur se penche plus particulièrement sur les figures de cette gauche anti-stalinienne que sont Colette Audry, Maurice Nadeau, Pierre Naville, David Rousset, Claude Lefort et Daniel Guérin, et prend soin de détailler les discussions et les polémiques que ces figures ont eues avec Sartre (sur le matérialisme, la nature du régime soviétique, le lien entre classe et parti, l’interprétation de la Révolution française etc.). Ce travail d’exploration est très bien documenté, et vient combler une véritable lacune dans les études sur Sartre.

 

b) Un corpus essentiellement journalistique

L’hypothèse de travail étant définie, le corpus documentaire est en grande partie centré sur la dimension journalistique de l’œuvre de Sartre, c’est-à-dire des articles et des entretiens. Le grand intérêt du travail de Birchall est de recontextualiser ces matériaux, à la fois en fonction des événements historiques et des polémiques dans lesquelles les articles de Sartre s’inséraient. Le cas de Sartre est comparable, de ce point de vue-là, à ceux de Leibniz ou Pascal : leurs œuvres sont explicitement conçues comme des interventions, et on ne peut pleinement les comprendre en dehors des polémiques qui faisaient rage au XVIIe siècle. Tout lecteur des articles politiques des Situations a ressenti la frustration de ne pas avoir accès à ce contexte et ne peut qu’être reconnaissant à l’auteur de son travail. Au-delà du corpus strictement journalistique, certains aspects politiques de quelques œuvres littéraires (Les Chemins de la liberté, Les Mains sales, Le Diable et le Bon Dieu, Nekrassov) et philosophiques (la polémique avec Naville dans L’existentialisme est un humanisme, Matérialisme et Révolution, Questions de méthode, Critique de la raison dialectique) sont abordés. Dans le premier cas, Birchall montre que la littérature de Sartre n’est pas, ou pas seulement, l’application de ses thèses politiques ou philosophiques. Dans le second cas, il montre comment les hésitations, voire les contradictions, de Sartre sur des questions comme la nature du régime soviétique l’ont empêché de mener à bien sa Critique de la raison dialectique. Toujours dans la perspective d’une contextualisation de l’œuvre et de ses interventions militantes, les entretiens des années 70 sont convoqués pour montrer comment Sartre lui-même a compris son parcours, ses hésitations et ses changements d’orientation. Birchall souligne à cette occasion l’écart entre le discours que Sartre tient sur son passé et la réalité. Ainsi, il ne faut pas croire Sartre quand il soutient rétrospectivement qu’il n’y avait rien à la gauche du PCF à la fin des années 40 et dans les années 50, puisque il entretenait des liens, certes compliqués, avec cette gauche. Il faut voir dans cette dénégation le symptôme de la difficulté qu’a Sartre à prendre au sérieux les petits groupes très minoritaires (souvent trotskistes), fasciné qu’il est par la question de la liaison aux masses. De même, Sartre a un rapport compliqué à la question électorale : sa méfiance ancienne envers le vote n’épuise pas cette question, car le souci pragmatique récurrent de 1952 à 1968 de constituer un Front de gauche le fera parfois appeler à voter (pour Mitterrand en 1965, par exemple, après bien des hésitations). La question de l’organisation est elle aussi tendue entre le désir d’alliance avec le Parti communiste (en raison du poids de son électorat) et la méfiance principielle envers tout parti. Ceci expliquera que Sartre ait à la fois souhaité un nouveau Front populaire, fait temporairement alliance avec le PCF, et été attentif au spontanéisme des maos.

 

c) Enjeux : défense politique et éloge de Sartre, rectification de mythes

Le livre se propose explicitement comme une « défense politique de Sartre », et soutient que « le bilan de ses engagements politiques de 41 à 68 et au-delà reste très positif ». Ce faisant, il s’oppose aux critiques adressées à Sartre par Tony Judt, Norman Podhoretz, Claude et Jacques Broyelle et Bernard-Henri Lévy (qui tendent à le discréditer politiquement), et veut sauver Sartre de ceux qui voudraient le réduire à un simple compagnon de route du stalinisme – ce qu’il a bien entendu aussi été. Cette défense n’a toutefois rien à voir avec une hagiographie : Sartre est accusé à plusieurs reprises de « naïveté politique » (sur la nature de la société soviétique par exemple, ou le souhait d’un nouveau Front de gauche de 52 à 68), de « mauvaise foi » (quand il s’excuse de ses mensonges sur l’URSS après sa première visite – il avait écrit, ou en tout cas signé, que « la liberté de critique y était totale »), de « faiblesses politiques » (quant à son souci du court terme et sa tendance à rallier les gros bataillons de la gauche, malgré sa méfiance envers l’électoralisme), « d’erreurs de jugement » (sur la nature du stalinisme). Mais ces critiques locales sont faites dans le contexte général d’un éloge de Sartre, avec l’idée que replacer ses déclarations et ses prises de position dans leur contexte suffit dans la plupart des cas (mais pas toujours) à les rendre, au minimum, tout à fait acceptables.

À l’occasion de cette enquête, Birchall ne se contente pas d’explorer un corpus, mais il détruit également quelques idées fausses (des « mythes ») sur Sartre. Ainsi, Sartre n’a pas eu de « complaisance envers le stalinisme » : son stalinisme des années 50 ne fut qu’une « aberration passagère » (52-56), Les Temps modernes dénonçaient les camps soviétiques, et Sartre écrivit qu’« il n’y a pas de socialisme quand un citoyen sur vingt est au camp », il dénonça publiquement et sans réserve l’écrasement de l’insurrection de Budapest en 1956 etc.). De même, Sartre n’a jamais dit qu’« il ne faut pas désespérer Billancourt » – ce qui aurait signifié qu’il ne fallait pas critiquer la Russie pour ne pas démoraliser les ouvriers de l’usine Renault à Billancourt. En réalité, cette phrase est celle d’un personnage de la pièce Nekrassov (Vera), et Sartre pense exactement l’inverse, à savoir qu’il ne faut pas dissimuler des éléments gênant sur l’URSS, comme il l’a dit dans un entretien dans le journal Le Monde. Enfin, contrairement à ce qui est souvent dit, Birchall soutient que Sartre n’avait pas de sympathie pour le terrorisme (l’auteur se contente ici d’indiquer le malentendu lié à la visite de Baader en prison : Sartre visait seulement à critiquer les conditions de détention particulièrement exécrables des prisonniers de la Fraction Armée Rouge).

 

L’ouvrage suit la chronologie des rapports entre Sartre et l’extrême gauche. Il est organisé en quatre parties :

– naissance d’un rebelle (1930-45),

– les choix de l’après-guerre (1945-49),

– rapprochement avec le stalinisme (1952-56),

– vers une nouvelle gauche (1956-77).

Sartre s’est lui-même qualifié successivement d’anarchiste, de communiste, de marxiste et de socialiste libertaire, mais ces caractérisations ne coïncident pas exactement avec la périodisation proposée. Parcourons donc cursivement ces quatre étapes, en rappelant les ponctuations majeures de l’itinéraires sartrien.

 

Naissance d’un rebelle (1930-45) : Sartre anarchiste ?

a) Les années 30

Avant 1939, Sartre n’était membre d’aucune organisation politique et il n’a pris part à aucune campagne politique. Pour comprendre le passage d’un anarchisme non engagé au militantisme d’abord contre le fascisme, puis en faveur du communisme et du marxisme, il faut étudier les influences politiques subies pendant la période précédente, et notamment celles de la gauche anti-stalinienne au cours des années 30.

Birchall identifie une triple influence : les lectures (Trotsky et le surréalisme), les amitiés politiques, les événements des années 30. En réalité, Sartre n’avait aucun lien avec l’anarchisme politique : son « anarchisme » ne renvoyait qu’à un tempérament rebelle. Son estime pour Trotsky, lu au début des années 30 s’accompagne d’une méfiance pour les organisations trotskistes, en raison d’un « dogmatisme idéologique » et de leur taille très réduite. L’admiration pour le surréalisme ne l’a pas poussé à s’intéresser à la FIARI (Fédération internationale de l’art révolutionnaire indépendant), au contraire de Maurice Nadeau et André Masson, qui allaient par la suite travailler avec lui dans Les Temps modernes. Quant aux amitiés politiques, si l’on connaît l’importance de Nizan, membre du PCF de 1927 à 1939, on connaît moins les influence d’Aimé Patri et de Michel Collinet (à la gauche de la SFIO après avoir été trotskistes) ou de Simone Weil (très active à l’époque dans les cercles trotskistes et syndicalistes). Mais l’amitié politique la plus importante et la plus sous-estimée fut celle de Colette Audry (1906-1990), militante syndicale de la gauche anti-stalinienne sur les questions de l’antifascisme, du gouvernement du Front populaire, de l’Espagne et des procès de Moscou. Enfin, relativement aux événements historiques, les années 30 furent celles de la consolidation du fascisme en Italie et en Allemagne, puis en Espagne. Sartre développa une haine profonde du fascisme à partir de l’année 1933-34, où il étudiait à Berlin. Si Sartre n’a pas voté en 1936, il s’est réjoui de l’expérience du Front populaire (alliance SFIO-PCF-Parti radical) et a quêté pour les grévistes, voyant dans les grèves le seul moyen de radicaliser l’expérience de Blum. Il ne revint jamais sur son évaluation positive des occupations d’usines, et s’indigna de la réaction du PCF, Thorez s’exclamant : « Il faut savoir terminer une grève ». En réalité, son enthousiasme pour les grèves et occupations d’usine se doublait d’une méfiance envers le PCF et la SFIO et d’une haine envers le Parti radical (composante la plus modérée de l’alliance).

 

b) La guerre, première expérience militante de Sartre

En 1939, la signature du pacte germano-soviétique fait écrire à Sartre : « Me voilà guéri du socialisme, si j’avais besoin de me guérir ». Le PCF perdait brutalement le titre d’antifasciste dont il s’auréolait jusque-là depuis cinq ans. Beauvoir écrivit que le pacte « donnait raison aux trotskistes, à Colette Aubry, à tous les oppositionnels de gauche : la Russie était devenue une puissance impérialiste, butée comme les autres dans ses intérêts égoïstes. Le prolétariat européen, Staline s’en foutait ». En mars 1940, un thème apparaît, qui reviendra souvent par la suite chez Sartre : la guerre a comme enjeu la lutte de classes, et la bourgeoisie l’utilise pour éviter le communisme (et ceci même jusque dans la défaite : « Plutôt Hitler que Thorez »). Ainsi, la dissolution du PCF, qui reste une organisation ouvrière malgré ses erreurs, voire ses crimes, serait une défaite dans la lutte des classes. Cette fétichisation du parti durera au moins jusqu’en 1956. La guerre le confronte ainsi à un paradoxe qui sera récurrent chez lui, à savoir le paradoxe de l’organisation : Sartre se méfie de toutes les organisations politiques, par principe, mais a besoin d’une organisation pour lutter contre le fascisme. C’est pourquoi il a en 1941 sa première expérience réellement militante en participant à la création de Socialisme ou barbarie (s’il a des sympathies socialistes, il se considère alors comme non-marxiste). En juillet-août 1941, Sartre et Beauvoir tentent de mettre sur pied une organisation et font une tournée à vélo dans le Sud de la France, en zone libre, dans laquelle ils rencontrent Audry, Gide et Malraux. Cette première expérience militante fut un échec. Il résuma ainsi son rôle pendant la guerre : « J’étais résistant, je voyais des résistants, mais elle ne m’a pas coûté grand-chose ».

 

Les choix de l’après-guerre : le non-alignement (1945-49)

On peut qualifier de non-alignement la position politique de Sartre de la fin des années 1940 à 1952. Une expérience proprement militante (au sein du RDR de 1949 à 1951) est encadrée d’un côté par un rapport rapidement tendu avec le PCF (dès 1946) et une proximité avec la gauche dissidente, d’un autre côté par une brève phase de scepticisme. C’est seulement après qu’il deviendra le compagnon de route du PC (en 1952).

 

a) Tensions avec le PC

À la Libération, Sartre n’était pas encore révolutionnaire. Il crée Les Temps modernes, avec Merleau-Ponty, dans un contexte d’euphorie de la gauche, où le PCF avait un immense prestige, lié à la Résistance. L’ensemble de l’intelligentsia entretenait de bons rapports avec le PC : Sartre, Camus, Malraux, mais aussi Rousset, Naville etc. Dans l’immédiat après-guerre, la gauche non communiste et le PC vivent une brève idylle, avant d’entretenir une longue relation conflictuelle. Sa collaboration avec le PC réjouissait Sartre, et seuls les trotskistes maintenaient la critique du PC, mais ils n’étaient pas écoutés. La ligne de fracture commence avec le début de la guerre d’Indochine : les ministres communistes votent les crédits de guerre, les députés se contentent de s’abstenir, alors que la guerre suscite la critique des Temps modernes : appel à un retrait des troupes, nombreux articles contre cette guerre (il n’y a toutefois pas d’appel explicite à l’indépendance). C’est en 1946 que Sartre attaque frontalement le marxisme d’obédience stalinienne (représenté par Garaudy et Naville), dans Matérialisme et Révolution, et tente de faire de l’existentialisme le support théorique d’un mouvement révolutionnaire. Il est à la recherche d’une alternative révolutionnaire au PCF, et l’influence de Merleau-Ponty, en particulier grâce à sa connaissance du trotskisme, ne peut pas être sous-estimée. Dans cette perspective, les Réflexions sur la question juive vont bientôt renouveler l’étude de la question de l’oppression et du racisme. La ligne de fracture entre Sartre et le PC s’étend en 1947, suite aux critiques explicites de l’URSS et de la politique du PCF. Sont alors mobilisés contre Sartre l’inénarrable Kanapa (dont Birchall cite des passages très amusants, qui pourraient figurer en bonne place d’une anthologie de la stupidité), ainsi que Garaudy et même Lukacs. C’est à ce moment que Les Temps modernes se lient à la gauche dissidente américaine (la revue trotskiste Politics, le communiste non-aligné Richard Wright). Sartre se rendait compte que la gauche anti-stalinienne était plus disposée à discuter avec lui que la gauche stalinienne.

 

b) L’expérience militante du Rassemblement Démocratique Révolutionnaire

C’est alors qu’a lieu la seconde expérience militante de Sartre. Pendant presque deux ans (janvier 1948 – octobre 1949), Sartre, au sommet de sa gloire littéraire, fut très impliqué dans le RDR, dont il était l’un des dirigeants. Cette organisation eut jusqu’à 4 000 adhérents, ce qui est à la fois peu (relativement au PCF ou à la SFIO) et beaucoup (c’est plus de membres qu’aucun groupe trotskiste entre 1945 et 1968). Elle se démarquait à la fois du stalinisme et de la social-démocratie, du PCF pro russe et de la SFIO pro américaine. La solidarité avec les grandes grèves de mineurs de 1948, la recherche d’une unité syndicale dans le contexte d’un affaiblissement du syndicalisme, et l’anti-impérialisme (Maroc et Indochine) ont été les principaux axes militants du mouvement, et Sartre s’est beaucoup impliqué dans chacun d’eux.

Toutefois, Birchall valide le jugement de Gilles Martinet sur ce rassemblement (le terme est important, car Sartre se méfiait des partis) : il n’avait pas de doctrine, mais seulement des « formules doctrinales aussi sommaires qu’hétéroclites ». Le départ de Sartre a précipité la fin de l’organisation, incapable de définir positivement une alternative. Mais pendant près de deux ans, Sartre a été au contact étroit de trotskistes et de dissidents marxistes, dont certains retravailleront avec lui.

 

Rapprochement avec le stalinisme (1952-56)

Compagnon de route du PC, Sartre va de façon prévisible être attaqué sur sa gauche.

 

a) Sartre, compagnon de route du PC

Après une période de désorientation de 2 ans (1949-1951), liée à la déception causée par l’échec du RDR, la trajectoire politique de Sartre change de direction. Il y a une rupture avec la politique de non-alignement de la période précédente : en 1952, Sartre devient le compagnon de route du parti communiste, jusqu’en 1956 (écrasement par les Soviétiques de l’insurrection hongroise à Budapest). C’est dans cette période, où il produit des écrits essentiellement polémiques, qu’il soutient que « tout anticommuniste est un chien ». La série d’articles Les Communistes et la Paix, présentant une analyse de la gauche française, publiée dans Les Temps modernes, inaugura un rapprochement de Sartre avec le stalinisme. Dans le contexte d’une manifestation contre le général américain Ridgway et de l’incarcération subséquente du dirigeant du PCF Jacques Duclos, Sartre défend l’idée d’un nouveau Front populaire, en accord avec la stratégie électorale du PCF. Le thème principal de l’argumentaire de Sartre est celui du rapport entre la classe et le parti[1] : sans Parti, la classe ouvrière ne peut que « tomber en poussière ».

C’est durant cette période que Sartre écrit la plupart des articles et accorda des entretiens contenant des jugements malavisés. La visite de l’URSS en 1954 et le compte rendu mensonger qui s’ensuivit est l’un des épisodes regrettables les plus connus de la trajectoire de Sartre. Sans chercher à l’excuser, Ian Birchall insiste toutefois sur le contexte de l’engagement de Sartre auprès du PCF dans les années 50 : la France était largement à droite, et les deux dirigeants de gauche ayant dirigé un gouvernement furent Mendès-France (qui exclut la SFIO et le PCF de son cabinet) et Guy Mollet (qui fait torturer en Algérie). Autrement dit, Sartre restait à contre-courant, et ne peut être accusé d’opportunisme. D’autre part, Les Temps modernes sont restés tout au long de cette période une revue indépendante, et critiquaient le stalinisme. Ce compagnonnage avec le PCF ne pouvait laisser la gauche dissidente indifférente.

 

b) Sartre attaqué par les trotskistes

Ainsi, pour cette gauche révolutionnaire anti-stalinienne, Sartre se rendait coupable de trahison en s’associant au PCF. Alain Badiou, dans Le Siècle, a présenté ce Sartre comme la figure généreuse mais pathétique d’un « compagnon de route sans route », en raison du caractère installé et non révolutionnaire du Parti communiste. Attaqué par le trotskisme orthodoxe, Sartre polémique avec Mandel (dirigeant de la IVe Internationale) sur les rapports entre classe et parti. Il est également attaqué par Castoriadis et Lefort (Socialisme ou barbarie), qui rejettent la notion bolchevique de parti d’avant-garde. La discussion tourne sur plusieurs points cruciaux : la nature de la société russe, considérée par Sartre comme un État ouvrier (ce qui revient pour Castoriadis à négliger l’exploitation), l’origine du stalinisme, le débat spontanéisme/organisation et le rôle éventuel du parti dans la prise de conscience de classe etc. Ces thèmes, venus de son interlocution avec le trotskisme, ne le quitteront plus.

L’écrasement de Budapest en 1956 met fin à l’idylle entre Sartre et le PC – mais en 1957, Sartre appelle encore de ses vœux un Front populaire.

 

Vers une nouvelle gauche (1956-80) : Sartre marxiste, anti-impérialiste, socialiste libertaire, soutien aux maoïstes

a) Contribution au renouveau du marxisme

La crise de 1956 oblige Sartre à revenir à la théorie, dans Questions de méthode et Critique de la raison dialectique. Sa ligne politique est alors tiraillée entre stalinisme et anti-stalinisme : Sartre déclare officiellement qu’il est marxiste (jusque dans les années 70) et qu’il est déterminé à travailler indépendamment du PC. Dans Questions de méthode, où Sartre alterne méthodologie et questions politiques posées par la crise du stalinisme, on trouve deux thèmes principaux : d’une part, la place de l’individu dans la conception marxiste de l’histoire avec le souci de développer un marxisme non réductionniste ; d’autre part, l’état actuel de la recherche marxiste et le renouvellement du marxisme en tant que méthode critique. Birchall rend alors compte de la polémique entre Sartre et Guérin autour de l’interprétation de la Révolution française. Dans le premier volume de Critique de la raison dialectique, paru en 1960, Sartre poursuit son dialogue avec les gauche stalinienne et anti-stalinienne, en tentant de répondre aux questions soulevées par le rapport Khrouchtchev et le processus de déstalinisation, et rejette l’hypothèse d’une URSS simplement non socialiste (défendue par Socialisme ou Barbarie). Selon Birchall, il y a là un échec de Sartre (de façon amusante, Birchall soutient que Sartre était contraint de multiplier les épicycles : il était comme les astronomes médiévaux post-coperniciens refusant d’accepter que la Terre tourne autour du Soleil). Dans la même perspective, la complexification entreprise par Sartre du rapport entre base et superstructure reste insatisfaisante, et demande toujours des raffinements supplémentaires. Le second volume de la Critique, inachevé, est publié après sa mort. Sartre y analyse le conflit entre Staline et Trotsky, et tente de les réconcilier. Malgré cet échec, le livre soulève beaucoup de questions essentielles en cherchant à expliquer le rôle de Staline. Sartre ouvrait la voie à une approche critique de l’histoire de l’expérience russe, évitant de tomber dans la glorification ou la diabolisation de Staline.

Birchall fait un milan mitigé de cette période : théoriquement, Sartre ne réussit pas à résoudre les problèmes qu’il se pose, mais au niveau militant, les réflexions développées dans Questions de méthode menèrent à une nouvelle période de militantisme, notamment par rapport à l’Algérie. Et après avoir été influencé par l’extrême gauche, Sartre allait contribuer théoriquement et pratiquement à l’émergence d’une gauche véritable, une gauche en dehors du PCF et indépendante de celui-ci.

 

b) L’Algérie : Sartre anti-impérialiste

Pendant la guerre d’Algérie (entre 1954 et 1962), la conduite de Sartre fut ainsi celle « d’un anti-impérialiste exemplaire ». En effet, Les Temps modernes commencent la campagne contre la guerre dès 1955 (et furent saisis quatre fois en Algérie). De même, L’Express fut confisqué à propos d’un article de Sartre sur la torture du communiste algérien Henri Alleg. Sartre défendit aussi Fernand Iveton, communiste algérien qui avait posé une bombe dans une usine de gaz (sans qu’il fût possible qu’il y ait de victime) et fut exécuté sur décision du garde des Sceaux François Mitterrand (qui avait auparavant interdit le premier meeting d’opposition à la guerre, cette fois en tant que ministre de l’Intérieur). En 1960, Sartre s’implique dans le Manifeste des 121, qui juge légitime la désertion (« Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien »). En 1961, il participe à la manifestation après l’assassinat de centaines d’Algériens dans les rues de Paris. Là encore, ce fut dans la gauche non stalinienne que Sartre trouva des alliés. Rappelons qu’en 1954, le PCI (parti trotskiste qui ne comptait « qu’une poignée de membres ») fut la seule organisation politique à soutenir l’indépendance de l’Algérie. Le PCF, qui condamna l’insurrection du 1er novembre 1954 organisée par le FLN, refusait de défendre l’indépendance algérienne. Et en 1956, Guy Mollet (SFIO) demandait au Parlement de lui accorder des « pouvoirs spéciaux » (le PC vota pour, pour ne pas compromettre la stratégie d’un Front de gauche) – Sartre appela alors la SFIO « le parti de ceux qui torturent en Algérie ». La gauche était bien « ce grand cadavre à la renverse », selon l’expression célèbre de Sartre.

 

c) Sartre tiers-mondiste ?

Birchall examine ensuite l’image d’un Sartre tiers-mondiste. En réalité, Sartre cherchait une alternative au communisme poststalinien susceptible d’aider au réveil de la gauche en France et dans le monde. C’est dans cette perspective qu’il fait l’éloge du PC italien (réformiste) dirigé par Togliatti en même temps que celui de Cuba. Il ne faut pas voir de contradiction dans cet éloge paradoxal du réformisme et de la guérilla, mais une attention à un communisme non stalinien. Dans la décennie qui suivit l’insurrection hongroise (1956-1965), Birchall qualifie les résultats politiques de Sartre d’« au mieux ambigus » : « Sartre n’avait pas accompli grand-chose, mais il incarnait les contradictions de toute une période historique » (p. 318).

 

d) 1965 : la radicalisation

 

À partir de 65, une période radicalement nouvelle s’ouvrit avec le bombardement du Nord-Vietnam, qui commença au printemps. Le PCF mettait en avant un slogan inoffensif : « La paix au Vietnam ». À nouveau, c’est aux côtés de la gauche anti-stalinienne que Sartre allait trouver des alliés. Le Comité Vietnam national, dans lequel Sartre était très impliqué, avait un mot d’ordre plus offensif : « FLN vaincra ». Durant cette période, Sartre réoriente ses positions sur plusieurs points. Sa conception de la Russie se transforme radicalement après l’invasion de la Tchécoslovaquie, et se rapproche des positions de Lefort et Rousset des années 40 et 50. Au début du mois de mai 68, Sartre rompt également définitivement avec le PCF, qui se prononce contre le mouvement en cours, et se range sans ambiguïté au côté de la gauche révolutionnaire. C’est seulement à ce moment que Sartre rejette la stratégie d’un Front populaire. On peut donc parler à nouveau d’une radicalisation de Sartre, qui se définit comme « socialiste libertaire ». Le livre traite rapidement de sa proximité avec les maos : son intérêt pour leur spontanéisme et leurs actions illégales lui permit de développer une nouvelle pratique militante (directeur de publication de plusieurs journaux révolutionnaires, il les vendait aussi dans la rue). On peut remarquer au passage que le Sartre terminal, celui des entretiens avec Benny Levy, n’est pas examiné. Birchall évoque un « supposé intérêt pour le judaïsme », des « ambiguïtés et des confusions », mais ces affirmations ne sont pas étayées, ce qui est regrettable au vu de la querelle d’héritage auquel a donné lieu ce Sartre terminal.

 

Conclusion

Ce parcours cursif, très détaillé dans ce livre qui compte 400 pages, permet ultimement à Birchall de dresser un bilan de l’œuvre politique de Sartre.

À son actif : la création des Temps modernes, son opposition au racisme, ses efforts pour créer un courant de gauche indépendant du stalinisme (époque du RDR), son anti-impérialisme constant (en particulier au service de l’Algérie), sa contribution à la renaissance du marxisme après 1956, son influence sur les étudiants dans les années 60 et au-delà.

À son passif : sa défense des régimes autoritaires de l’Est (surtout entre 1952 et 1956), l’inachèvement de Critique de la raison dialectique, son incapacité à orienter et conseiller la gauche révolutionnaire pendant les années 60 et 70.

On entend parfois dire qu’il valait mieux avoir raison avec Aron plutôt que tort avec Sartre. À la lecture de ce livre, grâce à Ian Birchall et aux éditons La Fabrique, on se dit que Sartre a souvent eu raison de son vivant. Rajoutons : peut-être même aussi après sa mort. Il a dit un jour lui-même que chaque fois qu’il avait eu tort, c’est qu’il n’avait pas été assez radical. Dans les années 80, Thatcher ne cessera de répéter le mot d’ordre repris aujourd’hui encore en chœur par les propagandistes du néolibéralisme : « There is no alternative » (TINA). Nous savons ce que Sartre aurait pensé d’un tel slogan, et nous ressentons depuis sa tombe la combinaison de mépris et de haine dans laquelle il l’aurait tenu.



[1] Agamben écrit dans Le Temps qui reste que cette question du rapport entre classe et parti, et de l’extériorité éventuelle du parti à la classe, question centrale au XXe siècle dans la tradition marxiste, est techniquement comparable à la question du rapport de l’intellect agent et de l’intellect patient au Moyen Âge.

 

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