Depuis le 20 octobre 2011, les étudiants bloquent les facultés de philosophie et de lettres de Belgrade. À travers le slogan « Le savoir n’est pas une marchandise », ils mettent en cause les conditions d’accès à l’éducation et au savoir. En Serbie, cet accès se paie cher : 800 à 3 000 euros de frais d’inscription par an, dans un pays où le salaire mensuel par habitant atteint à peine 300 euros par mois.
Ces frais exorbitants donnent tristement accès aux bibliothèques sans livres, aux salles de cours sans chauffage, aux professeurs qui confondent « autorité » avec « mépris ». Et pendant ce temps, l’opinion ignore les étudiants en lutte et les médias leur tournent le dos. Le recteur de la faculté de lettres, le seul à s’être fait entendre, a exigé publiquement l’intervention des forces de l’ordre afin de disperser ces bandes d’« anarchistes », de « communistes », de « toxicomanes », qui sèment le trouble dans un établissement en proie de devenir sa propriété privée. Malgré ces menaces, les étudiants restent déterminés dans leur volonté de « bloquer le blocage du savoir » et appellent à désingulariser leur cause en se solidarisant avec des manifestants de New York, Londres ou Madrid.
Les mobilisations à Belgrade ne constituent pas un événement isolé dans la région. En 2009, les étudiants croates ont occupé, pendant plusieurs mois, les facultés de Zagreb, la capitale. Dans ces pays tragiquement détruits par des années de guerre, de déferlante nationaliste et de privatisations opaques génératrices de grandes inégalités, les universités sont-elles sur le point de devenir des espaces d’émancipation politique ?
Pour Ivan Selimbegovi?, doctorant en philosophie à l’université de Belgrade occupée, les étudiants défendent un bien commun.
Alors que depuis plusieurs jours les étudiants bloquent les facultés de philosophie et de lettres de Belgrade, l’analyse publique de leurs revendications – à l’exception de l’excellent article du professeur Todor Kulji? – se fait toujours attendre. Nos doyens, recteurs et ministres persistent dans leur aveuglement et refusent de considérer à quel point le problème soulevé par les étudiants est sérieux et profond. Les médias, quant à eux, se contentent d’analyses sensationnalistes, incapables de discuter la question dans un contexte où la qualité du système éducatif est présentée comme globalement satisfaisante. Les étudiants ont-ils raison et faut-il les soutenir ? Ces questions pourtant essentielles sont soigneusement évacuées du débat public. Partant de l’analyse du slogan qui résume le cœur même des revendications étudiantes – « Le savoir n’est pas une marchandise » – j’apporte à ces questions une réponse positive. Quel est le sens de ce slogan ?
Il faut d’abord définir la notion même de marchandise. Deux de ses caractéristiques doivent être soulignées : la marchandise est soumise à une appropriation exclusive (elle fait l’objet d’échanges commerciaux) et elle est toujours consommable. Or, le savoir ne correspond à aucun de ces deux critères.
Le savoir est un bien public et ce, pour deux raisons. Premièrement, le savoir n’est jamais le produit d’un seul homme. Chaque grande découverte résulte d’un travail séculaire dans lequel un nombre toujours plus grand de participants est engagé. Prenons par exemple le système héliocentrique de Copernic. Le qualifier de « copernicien » nous fait oublier qu’il fut inventé en réaction au système ptoléméen qui a échoué dans sa tentative d’expliquer le mouvement des corps célestes. Cet échec ne fut pas pointé par un seul scientifique, mais par une armée de scientifiques qui se consacrèrent avec obstination à l’observation des firmaments, en soulignant les manques de la théorie ptoléméenne, mais tout en essayant aussi de l’adapter (ou de lui trouver une alternative), pour finalement aboutir à une forme qui répondait difficilement à la conscience scientifique de l’époque copernicienne. Aussi, il ne faut pas oublier les nombreux astronomes qui dans leur effort à concevoir des tableaux de mouvements célestes, conduisirent Copernic à formuler son hypothèse héliocentrique. De même, n’oublions pas les interlocuteurs qui l’ont aidé, par leurs critiques et suggestions, à concevoir, préciser, articuler son hypothèse… N’oublions pas enfin les nombreux successeurs de Copernic qui en validant ou en discutant sa théorie, lui ont donné la force de changer le monde.
Si le hasard a choisi Copernic pour rompre avec les théories existantes, en aucun cas cette nouvelle théorie ne peut être attribuée à lui seul. Elle est la conséquence du travail de ses prédécesseurs et c’est ce tout qui a rendu sa théorie non seulement possible, mais nécessaire. En outre, sans le soutien de leurs communautés, ces scientifiques n’auraient jamais pu consacrer l’énergie nécessaire à leur travail et contribuer ainsi à ces nouvelles découvertes. Le contexte actuel confirme cette thèse : il n’existe pas de théorie scientifique sans un travail concerté de chercheurs qui s’appuient sur d’autres équipes de chercheurs…qui sont d’ailleurs rémunérés grâce au budget de l’État, c’est-à-dire avec l’argent des contribuables. Il en découle qu’une théorie ne peut en aucun cas être la propriété d’un seul individu, voire même d’un nombre limité d’individus – le savoir produit par cette théorie s’impose comme la propriété collective de tous les individus, et ne peut en conséquence être payant.
Dire que le savoir est un bien public comporte une autre dimension importante. Récemment, les médias [en Serbie, NdT] ont annoncé que les livres ne pourront plus être photocopiés, y compris pour des besoins scolaires, sous prétexte que les étudiants, une fois salariés, vont tirer profit du savoir acquis, et que par conséquent, l’achat des outils scolaires est un investissement dans leur propre futur. L’absurdité de cet argument saute aux yeux dès lors qu’on se pose la question suivante : Copernic est-il le seul à avoir profité de sa découverte ? Newton, Tesla, Einstein, Watson, Crick sont-ils les seuls à avoir profité des découvertes qu’on leur attribue ? Non ! Aujourd’hui, la planète entière récolte les fruits de « leurs » théories. Leur travail de recherche a apporté des changements qui touchent quasiment chaque habitant de cette planète. Ils n’ont pas travaillé pour leur propre bien – ils ont travaillé pour le bien de tous. Jamais, ni dans son éclosion, ni dans ses conséquences, le savoir ne peut être pris pour un bien privé, pour de la propriété privée. Il est donc excessif de faire payer le travail visant son approfondissement, à moins qu’on ne le paie – tous. Ce qui signifie aujourd’hui que c’est à l’État de le financer.
Au regard de ces considérations, il est non seulement curieux de constater qu’un grand nombre d’étudiants ne rejoint pas la lutte qui est en cours dans les facultés belgradoises – mais il est encore plus incompréhensible de voir l’ensemble de l’opinion publique rester paisiblement assise à regarder comment une centaine d’étudiants se mobilisent pour le bien de tous. Aucun groupe social ne peut se permettre de rester indifférent à la nécessité d’avoir une éducation gratuite. Alors que l’enseignant contribue à la prospérité de l’ensemble de la communauté, il est honteux de voir cette même communauté rester les mains croisées, tandis qu’un petit nombre d’étudiants se débat pour améliorer notre avenir. Cette même communauté qui aujourd’hui ignore les étudiants, va s’attendre à ce que demain les médecins la soignent, que les ingénieurs construisent des ponts, des maisons, des usines, que les philosophes et les sociologues discutent et articulent les problèmes que l’on rencontre, que les chercheurs découvrent des moyens pour améliorer nos conditions de vie. Ceux qui ne sont pas prêts à rejoindre la lutte pour le savoir ne doivent pas prétendre à en bénéficier. Et quant aux politiciens qui nous ignorent, et aux recteurs qui nous calomnient, ils doivent se voir interdire tout accès à l’espace public.
Le savoir n’est pas un objet de consommation. Dans le documentaire de Jason Barker, Marx reloaded, présenté dans le cadre de l’enseignement alternatif à la faculté de Belgrade, le philosophe slovène Slavoj Žižek défend cette thèse avec un exemple très simple : si vous avez devant vous un steak et que je suis le seul à le manger – il ne vous reste rien. Mais si le savoir, je le partage avec vous, alors nous sommes tous gagnants. Parce que non seulement nous sommes tous dotés de ce même savoir, mais le savoir est de telle nature que son partage l’enrichit : plus il y a de gens pour penser à une chose, et plus cette chose sera réfléchie, critiquée, mieux articulée. Aucun argument ne peut justifier que le savoir devienne payant, car celui qui le partage ne perd rien. Au contraire, il se donne la possibilité de l’enrichir en le partageant dans la discussion avec d’autres. De plus, non seulement le savoir ne se consume pas dans l’échange, mais il ne se consume pas tout court. Par exemple, sans la théorie de la gravitation de Newton, même si elle est aujourd’hui « dépassée » par celle de la relativité, on n’enverrait pas des satellites dans l’espace. Aujourd’hui encore, la théorie des idées de Platon inspire des chercheurs et des philosophes de courants multiples. Sans parler des bienfaits et des méfaits des mathématiques euclidiennes. On devrait s’émerveiller devant les 130 ans du pont qui, à Belgrade, traverse le Danube et relie la ville. Or aujourd’hui, pas un seul politicien serbe ne se donne les moyens de promouvoir la production de savoirs dont la durée de vie est autrement plus grande.
Ces observations apportent d’autres conclusions précieuses. Non seulement le savoir n’est pas un objet de consommation – mais il n’est pas non plus un objet tout court. Le savoir n’est pas l’information. Les informations se trouvent sur du papier ou dans les ordinateurs, mais elles sont mortes en soi. C’est seulement quand ces informations sont réfléchies, discutées, dépouillées, interprétées, que le savoir advient. Pour employer une métaphore, on pourrait dire que « le savoir est la vie de l’information » – et non pas l’« information vivante », expression absurde, du fait même que l’information se vit quand on en fait quelque chose, quand la communauté la travaille. On assiste ici à une autre absurdité du système éducatif. La tendance générale des réformes européennes de l’éducation du processus dit « de Bologne » consiste à opérer la distinction entre l’enseignement et la recherche : le savoir est enseigné dans les universités, il est produit dans les instituts. Ainsi, dans les universités, on paie pour acquérir le savoir (on l’achète), tandis que dans les instituts, on est payés pour le produire (on le vend). Hormis le fait que cette pratique fait de nous, les étudiants, des poussins, et de nos professeurs de l’université, des 33 tours, qui, dans les instituts, se transforment en taupes qui creusent quelque temps sous terre pour ressortir occasionnellement les traces de leur savoir dans l’espace public – elle est contraire à la nature même du savoir. Le savoir advient dans son articulation avec d’autres, dans son partage et dans les discussions. À ce propos, il est intéressant d’observer que des auteurs aussi opposés que Karl Marx et John Stuart Mill auraient partagé ce constat. Le savoir est toujours une chose publique, l’objet d’un en-commun – en conséquence, la lutte pour le savoir doit être soutenue par tous, car cette lutte dépasse les enjeux politiciens.
Les luttes étudiantes d’aujourd’hui montrent justement que le système éducatif actuel défie la nature même du savoir, qu’il empêche le progrès et l’enrichissement du savoir, et de ce fait le progrès et la prospérité de la communauté dans son ensemble.
Le fait que les étudiants militent pour la reconnaissance du savoir comme bien public, et non pour leurs propres intérêts (même quand ils n’en ont pas conscience), nous éclaire sur la forme prise par la mobilisation. L’occupation de l’université est un acte symbolique par lequel les étudiants s’approprient l’espace même de production et d’enseignement du savoir – les étudiants veulent l’université, ils veulent s’éduquer, ils veulent le même accès au savoir pour tous. Le terme choisi, celui du « blocage », peut induire en erreur : il ne s’agit pas de bloquer l’enseignement et le développement du savoir – mais plutôt de bloquer le blocage du savoir qui prospère dans les universités sous le masque du processus de Bologne et des frais de scolarité devenus exorbitants. L’organisation quotidienne des enseignements autour des thèmes divers montre l’intérêt véritable que les étudiants portent au savoir. D’éminents professeurs, conscients de la vérité pour laquelle les étudiants se mobilisent, sont invités à donner des cours dans le cadre de l’« enseignement alternatif ». L’enseignement se poursuit dans les universités bloquées.
En dernier lieu, se pose ici la question de l’articulation concrète des revendications étudiantes. Cette question est discutée nuit et jour dans les universités bloquées. Hier, à la faculté de philosophie, elle fut encore posée dans le débat qui a suivi l’exposé du professeur Todor Kulji?. Il apparaît clairement que les revendications sont parfois mal articulées, il apparaît aussi que trop de concessions ont été faites à la vogue de la « bolognisation » et de la « capitalisation » du savoir : aucun argument ne justifie les frais de scolarité qui équivalent trois salaires mensuels. L’enseignement doit être gratuit ! C’est le cœur du problème, du fait que les problèmes soulevés par les classements et le nombre de points nécessaires pour être exempté des frais de scolarité peuvent difficilement se poser dans les universités où le savoir est libre et accessible à tous. Ces positions s’articulent lentement mais sûrement et tous ceux qui tiennent ne serait-ce que peu à la vérité et à une vie meilleure, n’ont d’autre choix que de rejoindre cette lutte.
Traduction : Milena Jakši?.