La finance s’impose d’autant mieux qu’elle se laisse difficilement décrire. Sous quels traits personnels et impersonnels fait-on exister ce nouvel acteur dans le discours ? Ses figures polymorphes, évanescentes et omniprésentes s’incarnent et se colorent différemment dans les propos du gouverneur de banque centrale, du syndicaliste, de l’homme politique, du chercheur et de l’artiste. Les réalisateurs de cinéma, plus encore que les romanciers, l’évoquent dans un format à la fois très efficace – faire voir à un public large – et terriblement contraint – par la durée, le support et le budget. La solution cinématographique à la fois évidente et problématique dans le cas d’espèce est la personnification. La finance est incarnée par ou au moyen de personnages (un petit nombre) avec leurs sentiments, leurs relations, leurs rivalités et leurs vengeances – toutes choses très personnelles, sans compter les amours tragiques et les morts violentes– tout aussi personnelles. Tels sont les ingrédients d’une narration filmique habituelle pour décrire les marchés financiers, la volatilité et les millions de titres échangés, la spéculation et l’arbitrage, les mathématiques financières et les salles de marché, les booms et les krachs, l’opulence et la misère. Difficile défi tant le mode d’existence de la finance semble être celui de l’abstraction, du système, de la désincarnation (« bulle déconnectée de la sphère réelle »). Bref, un monde de flux, de cours, d’électronique, de titres plus qu’un monde de corps, de sentiments et de passions.
Trois films récents s’y emploient avec des stratégies différentes : Wall Street 2 – L’argent ne dort jamais d’Oliver Stone, Krach de Fabrice Génestal et Cleveland contre Wall Street de Jean-Stéphane Bron. Ces films évoquent d’une manière ou d’une autre la crise financière des années 2007-2008. Le premier est la suite directe d’un film de 1987 qui évoquait avec verve et maestria la finance des golden boys, des raiders et des junk bonds des années 1980. Il campe le même personnage principal, Gordon Gekko, à peine sorti de prison, en immoral moraliste prêt à tout, jusqu’à la trahison familiale, pour reprendre pied dans la finance au moment où celle-ci s’enfonce dans la crise. Le second développe l’histoire d’un trader français de New York, Erwan Kermor, persuadé d’avoir trouvé la formule d’évolution des marchés financiers. Il monte alors un hedge fund qui connaît un succès époustouflant, avant une chute plus fracassante encore, entraînant l’ensemble du marché dans son sillage. Le troisième est décalé par son statut même de docu-fiction. Le réalisateur a voulu mettre en scène le procès intenté – mais jamais réalisé – par la ville de Cleveland contre les banques de Wall Street pour leur responsabilité dans le krach immobilier qui dévasta la ville et mit des milliers de ménages à la rue. Il trouve (sélectionne ou même « caste ») des témoins « réels », des avocats « réels », des juges « réels », des jurés « réels » et filme un procès dont l’issue n’est pas connue à l’avance mais le déroulement soigneusement mis en scène.
La finance personnifiée
Dans les trois cas, l’importance de la personnification frappe. Wall Street 2 va le plus loin en ce sens en organisant la fiction autour d’un drame familial. On se souvient que Wall Street 1 mettait en scène un héros (Bud Fox) tiraillé entre ses deux pères, le mentor spirituel Gordon Gekko, financier intrépide qui le pousse à tout pour réussir en finance y compris à acquérir illégalement des informations privées, et son père réel, syndicaliste, engagé activement dans le sauvegarde de son entreprise et des emplois de ses collègues. Wall Street 2 reprend la même trame narrative mais en la complexifiant amplement. Jacob Moore, trader candide et idéaliste, thuriféraire des nouvelles formes d’énergie (ici la fusion nucléaire) comme moyen de sauvegarde de l’environnement, hésite entre plusieurs mentors, le très paternel PDG de sa banque qui se suicide à la suite de la faillite provoquée par des manipulations de marché, l’ombrageux PDG de la banque qui rachète la première (dont le héros apprend qu’il est aux origines des manipulations de marché) et surtout Gordon Gekko, le père de sa petite amie que celle-ci refuse de revoir. De ce concentré familial émerge une série de passions, de manipulations et de vengeances personnelles. Jacob Moore souhaite venger son premier mentor, faire renouer sa petite amie et son père, financer l’entreprise de fusion nucléaire qu’il suit. Gordon trompe le couple pour récupérer l’argent placé sur un compte en Suisse au nom de sa fille. Le couple rompt. S’ensuivent de nouvelles vengeances et le temps de la réconciliation.
Krach comme Wall Street 2 est aussi articulé autour de quelques histoires d’amour et quelques rivalités, mais celles-ci sont moins structurantes que dans ce dernier. Le héros séduit une climatologue dont les modèles numériques semblent s’appliquer à la prédiction de l’évolution du marché. Mais gagné par l’ivresse de la réussite, il la délaisse peu à peu. Il est en rivalité avec son ancien patron de salle de marché, lequel, jaloux de son succès, fait tout pour découvrir le secret de la formule et provoquer la faillite du fonds. C’est là aussi la combinaison d’une déconvenue amoureuse et d’une trahison qui précipite la fin. Le film reste néanmoins structuré par l’intrigue financière : il décrit l’ascension et la chute d’une étoile de la finance et l’intrigue personnelle est mise à son service au point que les critiques, souvent sévères avec ce film, lui ont reproché le manque d’épaisseur des personnages secondaires, en particulier de la climatologue avec lequel le héros noue une relation amoureuse.
On aurait pu attendre que la reconstitution d’un procès entre une ville et les banques de Wall Street, dans Cleveland contre Wall Street, donne un poids relativement faible à la personnalisation par rapport à l’établissement des preuves de la responsabilité des banques dans l’effondrement immobilier qui affecte la ville. Pourtant, la mise en scène du procès s’articule surtout sur les dépositions de huit témoins par un jeu d’interrogatoires et de contre-interrogatoires, entrecoupés par des petites séquences où les témoins, les avocats, les jurés sont suivis dans leur environnement habituel. Le film n’hésite pas à jouer sur l’émotion avec la présentation de trois témoins qui ont perdu leur maison et qui ne savent pas où ils vont vivre, dont un garçon de douze ans fils du premier témoin, dont le témoignage n’apporte aucun autre contenu que la charge émotionnelle.
Quelle réalité ?
Il est dès lors intéressant de voir ce que ces trois films, inégalement pris dans les contraintes de la personnification, réussissent à montrer de la finance via des relations personnelles. Malgré des moyens considérables, Wall Street 2 peine à la dépeindre. Bien que décrit comme un trader, Jacob Moore en ne suivant qu’une seule entreprise semble plus proche de l’investisseur de Private Equity, qui s’occupe, qui plus est, d’opérations, par les montants, relativement modestes (cent millions de dollars ce qui reste une opération modeste à l’échelle de la banque) au point que l’intérêt de ses PDG à suivre l’opération en personne, (voire à l’empêcher pour complaire à l’industrie pétrolière) laisse sceptique. Les opérations de manipulation de marché qui alimentent la trame du film restent fort obscures. Du point de vue de l’intrigue financière, la séquence la plus intéressante est la scène, fort théâtrale mais néanmoins efficace, de discussion à la FED sur le soutien qu’il faut apporter ou non à la banque en faillite qui emploie le jeune trader et sur le « risque moral » qu’un tel soutien ne manquerait pas d’entraîner[1].
La FED et son président sont aussi campés dans Krach qui propose une truculente joute oratoire entre l’institution régulatrice et le trader intrépide. Même s’il ne dispose pas des moyens de Wall Street 2, le mérite de Krach est de proposer à sa modeste échelle une description assez réaliste des comportements financiers, sous réserve que l’on élargisse le réalisme à la mythologie que l’univers construit autour de son activité. La gourouisation du personnage principal est sans doute un peu outrée (la finance étant très diverse, les gourous ne deviennent généralement des étoiles qu’au sein de micro-communautés de la finance) mais elle décrit finalement avec réalisme la mythologie du gourou financier. On trouve tout à la fois des détails folkloriques (les sports extrêmes, la coke, les call-girls) et, sous forme de concentré, les pratiques anodines et courantes de la finance : les blagues de sexe, la violence verbale, le comportement sexiste, le licenciement en quelques minutes avec la boîte en carton pour emporter ses affaires, etc. Par certains points, même, les contraintes de personnification propres au cinéma, loin de les déformer, rencontrent les pratiques courantes de la finance. Pour ne pas perdre les spectateurs, il est en effet courant de ne suivre qu’un petit nombre de personnages, qui dès lors ne cessent de se croiser et de se recroiser, quand bien même ils changent radicalement d’univers. Ainsi lorsqu’Erwan Kermor monte son hedge fund, on retrouve parmi ses nouveaux collaborateurs son ancien assistant trader, la vendeuse de choc de sa salle de marché et son courtier (par l’intermédiaire duquel le trader passe toujours une grande partie de ses ordres). Dans un tout autre univers, la focalisation sur un si petit nombre de personnages pourrait ne devoir sa logique qu’à la trame narrative. Mais en finance, les opérateurs financiers vedettes ont acquis la capacité à transporter l’activité financière avec eux : outre leurs personnes, ils emportent aussi les savoir-faire et les logiciels, les formules d’arbitrage et les clients, les équipes et les collaborateurs[2]. Ils deviennent des entrepreneurs de leur propre personne qui s’affranchissent des frontières classiques de la firme. Les véritables firmes financières sont alors plus à trouver dans le réseau de relations unissant les opérateurs financiers que dans les unités séparées des firmes financières concurrentes. Krach décrit ainsi, en un sens, la structure réticulaire de la finance : un petit monde qui se polarise autour d’une personne en laquelle on croit, ou ce même petit monde perdant la foi et se désolidarisant de son centre dans un sauve-qui-peut généralisé.
Krach décrit un mécanisme générique – la construction et la destruction de la croyance – mais n’entre pas dans les arcanes techniques de la crise de 2008 (qui constitue pourtant l’arrière-plan du film). Cleveland contre Wall Street, en revanche, se donne une telle ambition : expliquer la crise, établir les responsabilités, par le jeu des interrogatoires et des contre-interrogatoires. Or là, surprise : il n’y a pas de banquiers parmi les témoins. On entend un conseiller du pouvoir, partisan de la dérégulation, un consultant en informatique qui a mis au point un logiciel d’évaluation des subprimes et un courtier en prêt hypothécaire, mais pas de banquier. Le réalisateur a peut-être eu du mal à trouver des personnes prêtes à témoigner dans son film. Ce dernier apporte surtout par sa description de la finance de bas niveau, notamment les rapports ambivalents entre les courtiers et les habitants pauvres qui espèrent (et à qui on fait espérer) l’accès à la propriété, l’insuffisance de l’information dont ils disposent, la compréhension limitée de leurs engagements et finalement la fragilité de leur accord sur les termes du crédit.
Quelle critique ?
Avec cette architecture centrée sur les personnes, quelle critique de la finance ces trois films portent-ils ? On aurait pu attendre qu’ils utilisent un dispositif simple de dénonciation morale, qui consiste à juxtaposer le bonheur des uns et le malheur des autres et à faire comprendre que le second est in fine la cause du premier[3]. C’est ainsi le dispositif essentiel de Ma part du gâteau de Cédric Klapisch où le film confronte les deux bouts de la chaîne financière, l’opérateur financier à succès et âpre au gain et les salariés licenciés à la suite des manipulations de cours du premier. L’immoralité de la situation déteint alors facilement sur le système par contamination métonymique, via une condamnation du personnage désigné comme responsable de cette situation.
Il est frappant de voir que ce dispositif de responsabilisation/condamnation morale par confrontation du bonheur et du malheur, bien que présent, ne fonctionne guère dans Cleveland contre Wall Street. Face au malheur des pauvres gens ayant perdu leurs maisons, le jury déclare-t-il finalement les banques coupables ? Même s’il avait composé le jury, le réalisateur ne pouvait prédire à l’avance son verdict. Or le jury n’atteint pas la majorité qualifiée pour condamner (virtuellement) les banques. Trois jurés s’y refusent. Ils ne voient pas la responsabilité des banques dans le surendettement des habitants de Cleveland. Ils ne voient que des décisions libres et des contrats libres entre des emprunteurs, leurs courtiers et leurs banquiers. La production de l’immoralité et du sentiment d’injustice par le rapprochement des habitants expulsés de leur logement et des banques opulentes n’a pas pris. La force du capitalisme financier (et du capitalisme en général comme Marx l’avait montré) tient dans sa capacité à résister à l’indignation morale[4]. La finance organise une injustice systémique d’autant plus difficile à dénoncer qu’elle reste toujours légale et même, mesurée à l’aune de liberté contractuelle, en un certain sens juste.
Si Wall Street 1 n’était pas tellement loin d’une critique fondée sur la révélation de l’immoralité de certains personnages et du système (avec le héros écartelé entre les deux pères, le père financier et le père réel syndicaliste dont l’emploi est menacé par les projets du premier), Wall Street 2 s’en éloigne par une fin beaucoup plus amorale. Après son lot de trahison et de vengeances, le film se termine sur une famille enfin réconciliée entourée d’une flopée de ballons qui s’envolent vers le ciel, métaphore des bulles financières toujours renouvelées. Cette fin heureuse n’est permise finalement que par la dynamique amorale du capitalisme, à la résilience étonnante, qui donne la possibilité au père de tromper sa fille et son gendre et d’en tirer profit. C’est ainsi que résonne le sous-titre : L’argent ne dort jamais. La puissance financière, profondément amorale, est à la fois vaine, superficielle, mais aussi terriblement efficace.
Krach appuie sa critique autour d’une revisitation du mythe d’Icare. Le mythe grec constitue le fil directeur du film. Le héros est un adepte de l’aile volante. Il intitule son hedge fund The Flying Fund. Il tente d’échapper aux équipes de la FED et du FBI par un ultime saut en parachute de la fenêtre de son bureau. Il s’écrase sur un immeuble, retombe sur le trottoir enveloppé dans son aile blanche qui forme le linceul de ce nouvel Icare moderne. Comme ce dernier, il a été victime de son ubris. Il a cru que sa maîtrise technique lui permettait de défier les dieux, de maîtriser le marché. Le réalisateur innove ici dans sa conception de la chute : celle-ci n’est pas le seul corollaire de la démesure ou de la transgression, mais tient à l’effondrement collectif de la confiance dans la capacité de cet homme à incarner le marché. Le dieu vengeur du marché, loin d’être transcendant, n’est rien d’autre que la collectivité informe des acteurs financiers.
Quelle esthétique ?
On peut esquisser alors un modèle typique du film de fiction sur et contre la finance. La personnalisation propre à une trame narrative habituelle tend à faire des passions personnelles (amours, haines, vengeances) l’ingrédient principal d’évolution des situations financières (booms et krach). Cette personnalisation fonctionne aussi comme opérateur d’une dénonciation morale. Le rapprochement causal de deux extrêmes, bonheur des uns, malheurs des autres, se fait d’autant mieux qu’affleure l’immoralité personnelle des personnages qui profitent de cette asymétrie.
Ce modèle, qui heureusement n’est d’ailleurs que très imparfaitement suivi par les trois films étudiés, a une certaine efficacité pour intéresser largement à la finance et à sa critique. Mais il n’est pas sans limites et peut souffrir d’une certaine inefficacité politique, d’un manque de réalisme et d’une platitude esthétique.
Un projet plus exigeant, plus réaliste, plus radical esthétiquement supposerait de construire une structure narrative qui sache s’affranchir de la logique à la fois usée et ici inadaptée de l’histoire d’amour, une structure qui restitue la pluralité des acteurs, des logiques financières et des univers de travail.
L’évocation de L’Éclipse d’Antonioni (1962) comme représentant d’une esthétique financière alternative pourrait surprendre, dans la mesure où ce film est centré sur l’incommunicabilité au sein du couple, notamment celui formé par une femme (Monica Vitti) et un agent de change (Alain Delon). Il contient pourtant deux scènes sur la bourse de Rome, respectivement de cinq et quinze minutes, d’une radicalité surprenante. Une séance ordinaire de hausse et une séance de déroute en pleine crise des missiles. L’univers traditionnel de la criée, aujourd’hui disparu, est dépeint dans toute sa complexité : formidable cohue des corps qui se bousculent, des bras tendus qui se croisent, des accords qui se scellent, impassibilité des scrutateurs qui notent les prix, naïveté, croyances et illusions des petits porteurs aux marges de la corbeille. Toutes les gradations de la communication sont dépeintes : informations publiques lues dans le journal, dernières nouvelles des bourses plus importantes de Gênes et de Milan recueillies par téléphone, rumeurs commentées à voix haute pour mieux les diffuser, tuyaux que l’on sollicite, secrets chuchotés entre agents de change d’une même charge, parfois écoutés et exploités par quelque oreille indiscrète. Il ne s’agit pas pour autant d’une esthétique de documentaire. Le film n’est pas pédagogique : de nombreux détails, comme l’aller-retour d’Alain Delon à la limite de la légalité[5] ou le partage 50/50 d’une erreur de notation des prix entre deux agents lors du règlement, risquent de rester assez mystérieux au spectateur peu initié aux rouages de la bourse. Plus encore, le quotidien boursier, loin d’être restitué tel quel, sert de matière première à une véritable composition. Ainsi cette scène étonnante : le président des agents de change propose une minute de silence en l’honneur d’un confrère récemment décédé, témoignage des rituels en vigueur dans un monde boursier à l’époque fort corporatiste. Pendant une minute complète, la caméra s’attarde sur les visages silencieux et impassibles, sur l’architecture néoclassique de la bourse de Rome, sur le concert des sonneries de téléphone auxquels personne ne répond, sur les apartés narquois d’Alain Delon à la belle Monica Vitti, jusqu’à ce que la cloche sonne la reprise frénétique des transactions financières. Cette scène en apparence hyperréaliste participe pourtant d’une composition sur la communication humaine. L’intrigue financière n’est certes pas sans lien avec l’intrigue amoureuse, mais elle ne lui est pas subordonnée. Tout en se développant en toute autonomie, elle lui tend un miroir qui l’éclaire.
La réalisation de Krach qui, par certains aspects, s’inscrit aussi dans le projet d’une intrigue financière autonome montre toutefois toute la difficulté d’une telle entreprise. Le projet de départ s’inspirait de la faillite spectaculaire de LTCM en 1998, un hedge fund dirigé par le trader charismatique John Merriwether, qui réunissait la fine fleur des mathématiciens de la finance[6]. Il s’agissait de camper un homme qui pense connaître la mathématique secrète du marché au point de l’incarner lui-même et qui assiste impuissant à l’échec de sa formule, au marché qui se retourne contre lui, aux clients qui l’abandonnent. Son réalisateur Fabrice Génestal a eu d’énormes difficultés à convaincre les financeurs de soutenir son film[7]. Cet impératif de financement oblige à des concessions esthétiques. L’histoire d’amour entre le trader et une scientifique était pour le réalisateur un point de passage obligé. La remplacer ne serait-ce que par une histoire d’amour homosexuelle aurait annihilé les chances de convaincre les financeurs. En outre, une des conditions pour obtenir des financements est de réussir à convaincre des acteurs « bancables », des acteurs dont on pense que par leur seule notoriété ils vont engendrer des entrées. Le réalisateur songe un temps à des acteurs de renom tels Romain Duris ou Vincent Cassel, entre pour cela en contact avec leur agent qui accepte ou non de lire le scénario, de le communiquer ou non à l’acteur, et doit composer avec les tergiversations, les incompatibilités calendaires et les revirements subits des vedettes. Même avec l’amour, même avec des stars, le scénario peine à convaincre. La finance est trop complexe, trop ésotérique pour intéresser le public. Ce n’est finalement que grâce à la crise qui donnait à l’histoire une résonance nouvelle qu’il a obtenu un financement limité, qui n’a finalement couvert que les deux tiers du budget prévisionnel, l’obligeant à réduire considérablement la dimension financière de l’intrigue. Ainsi, un film esthétiquement exigeant sur la finance a du mal à trouver son financement.
Olivier Godechot – CNRS-Centre Maurice Halbwachs
[1] Le risque moral est un concept économique qui décrit le fait que l’assurance (ici face au risque de faillite) augmente la prise de risque.
[2] Sur ce point, cf. Olivier Godechot, Working Rich, Paris : La Découverte, 2007.
[3] Cf. Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris : Gallimard, 1999.
[4] Cf. Karl Marx, Le Capital, in Karl Marx, Œuvres, Économie I, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris : Gallimard, 1965. La première section du Capital, sur la marchandise, peut-être vue comme une démonstration que le problème de l’échange marchand capitaliste n’est pas un problème moral mais un problème logique et systémique.
[5] Alain Delon tend l’oreille pour surprendre une discussion entre deux agents de change sur l’imminence d’une opération en capital d’une entreprise italienne. Il se précipite à la corbeille achète des titres, les revend quelques minutes plus tard à un nouveau prix beaucoup plus élevé. Les agents de change en Italie, comme en France, n’avaient officiellement pas le droit de faire des opérations pour leur propre compte. L’opération en outre peut être vue comme un délit d’initié.
[6] Cf. Donald MacKenzie, “Long-Term Capital Management and the Sociology of Arbitrage,” Economy and Society, vol. 32, 2003, p. 349-380 .
[7] Conversations avec Fabrice Génestal.
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