L’immense joueur brésilien de football Socrates est mort le 4 décembre 2011. Afin de rendre hommage à celui qui participa activement à une expérience autogestionnaire inédite dans le monde du football et rejoignit, dès sa fondation en 1980, le Parti des travailleurs, nous publions un article de Jérôme Latta, initialement paru dans les Cahiers du football en 2004.
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Il y a un peu plus de vingt ans, le football connut au Brésil un de ses aventures les plus extraordinaires. Connue sous le nom de « Démocratie corinthiane », elle vit les joueurs des Corinthians de Sao Paulo prendre les commandes de leur club, et ce alors que règne la dictature militaire, sous l’oppression de laquelle le pays se trouvait depuis 1964. Le régime tenait alors le football sous sa coupe, dont il manipulait les compétitions à coups de constructions de stades et d’accessions artificielles à la première division, s’assurant ainsi un semblant de popularité ou de paix sociale. Dans ce système, les joueurs n’étaient plus que des pions ne bénéficiant d’aucun droit, appartenant à vie à leur club et subissant des conditions de vie extrêmement précaires, à l’exception de quelques privilégiés. Au sein des équipes, ils étaient infantilisés par des dirigeants corrompus ou carriéristes passant du registre du paternalisme à celui de l’autoritarisme : « Quatre-vingt-dix pour cent des joueurs ont une condition de vie inhumaine. Soixante-dix pour cent gagnent mois que le salaire minimal. Si les joueurs l’acceptent, [les dirigeants] sont paternalistes. Sinon, ils sont autoritaires », déclarait Socrates[1].
Pour que cette histoire commence, il fallait l’intervention d’un hasard heureux. Alors que les Corinthians évoluent loin de leur lustre sportif, la présidence échoit en novembre 1981 à un sociologue de trente-cinq ans, Adilson Monteiro Alves, ancien leader universitaire qui a effectué quelques séjours en prison. Il propose aux joueurs de prendre en main leur destin, remplace le système des primes par un intéressement aux recettes de billetterie et de télévision, redistribue les bénéfices à tous les employés. Surtout, ces mesures, ainsi que toutes les décisions concernant la gestion sportive de l’équipe, sont débattues et adoptées par les joueurs eux-mêmes : ils abolissent ainsi les mises au vert, décident de la façon de préparer les rencontres ou d’organiser les déplacements, et vont jusqu’à choisir les renforts et l’entraîneur ! Le premier coach élu est, symboliquement, Zé Maria, un joueur de l’effectif (champion du monde 1970) qui poursuit aussi une carrière de conseiller municipal, histoire de frapper les esprits avant que Jorge Vieira ne prenne la suite.
Dans le contexte de la dictature, cette expérience prend une dimension politique évidente, qui sera renforcée par un geste fort : en novembre 1982, peu de temps avant l’élection du gouverneur de Sao Paulo à laquelle a été contraint un gouvernement en perte d’autorité, les joueurs entrent sur le terrain avec une inscription sur leurs maillots incitant les électeurs à aller voter. Les autorités restent impuissantes devant cette provocation, tout comme ils ne peuvent s’opposer à la victoire des « insurgés », fédérés sous la bannière « Democracia Corinthiana » lors de l’élection par les socios du président du club. Les Corinthians deviennent alors les symboles du mouvement démocratique qui traverse le pays, reçoivent le soutien des intellectuels et ne ratent jamais l’occasion d’afficher leurs convictions, entraînés par les leaders que sont Socrates, Wladimir, Casagrande ou Zé Maria.
Ce petit miracle prend d’autant plus de sens que les résultats sportifs suivent, avec un jeu spectaculaire que ne compromet en rien le style de vie épicurien de cette joyeuse bande. « Tant que dura la démocratie, le Corinthians, gouverné par ses joueurs, offrit le football le plus audacieux et le plus éclatant de tout le pays, il attira les plus grandes foules dans les stades et remporta deux fois de suite le championnat » (Eduardo Galeano, Le Monde diplomatique, août 2003). Fin 83, le club dispute la finale du championnat pauliste contre Sao Paulo et les joueurs se présentent sur le terrain avec une banderole « Gagner ou perdre, mais toujours en démocratie ». Ils gagnent. 1-0, but de Socrates.
« Nous exercions notre métier avec plus de liberté, de joie et de responsabilité. Nous étions une grande famille, avec les épouses et les enfants des joueurs. Chaque match se disputait dans un climat de fête […] Sur le terrain, on luttait pour la liberté, pour changer le pays. Le climat qui s’est créé nous a donné plus de confiance pour exprimer notre art », raconte le buteur. Paradoxalement, l’aventure s’essoufflera au moment où la bataille sera en passe d’être gagnée sur le terrain politique national. Socrates rejoint la Fiorentina en 84, regrettant notamment que l’expérience ne se soit pas étendue aux autres équipes. Tandis que la transition démocratique s’amorce, une ultime manipulation des vieux dirigeants du club leur permet d’en reprendre les rênes lors des élections d’avril 1985 et d’écarter les contestataires.
Cette petite révolution dans le Brésil d’alors en serait encore une dans le football actuel. Ce moment de grâce quasiment unique dans l’histoire de ce sport nous permet, à sa lumière, de mieux percevoir comment il a évolué — ou plutôt comment il n’a pas évolué — lors des deux dernières décennies… On relève souvent la conscience politique embryonnaire des joueurs, efficacement bouclés dans leur statut de stars, comme si leurs salaires étaient le prix de leur silence ou de leur impuissance de citoyens. On retiendra ce clin d’œil du destin : alors que la Démocratie corinthiane battait son plein, les joueurs assistèrent à la fête marquant la création du Parti des travailleurs dont le leader était un certain Lula, futur président du Brésil…
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Article paru dans le numéro 6 des Cahiers du football (avril 2004).
[1] Les citations et la plupart des informations sont extraites de deux superbes articles du regretté Francis Huertas, parus dans France Football en octobre 1998.