Les morts-vivants. Trump, Buchanan et le retour de Nixon

Je crois avoir enfin compris pourquoi les zombies nous obsèdent autant.

Le linceul abandonné, les bruissements dans les herbes folles, les apparitions vaporeuses que l’on a rapportées de Pocatello au lac Wobegone, l’armée fantôme de ses admirateurs… Nous étions avertis de son retour ; nous n’y avons pas prêté attention.

La veille de Halloween, la « nouvelle » Bibliothèque Nixon a lancé une coûteuse campagne publicitaire dans la presse, nous invitant à « découvrir combien l’héritage de Richard Nixon continue de marquer le monde de son empreinte ». Selon les publicités, ce fut lui le héros qui « a protégé l’environnement […], déségrégué les écoles, mis un terme à la guerre du Vietnam ». « Achetez votre billet d’entrée dès maintenant », ordonnait la Bibliothèque.

C’est ce qu’ont fait près de soixante millions de nos concitoyens. Certains sont restés dans le rang pendant des décennies, leur fringale intacte malgré les années Reagan et Bush, attendant patiemment de prendre la plus froide et cruelle des revanches. D’autres – flics, soldats, sous-directeurs d’école, frat boys[1] et maris traditionnels – aspirent à une bonne vieille reprise en main, qui fera rentrer dans le rang les Non-Blancs et les femmes.

Mais le tragique, c’est que beaucoup, rejetés et méprisés par les élites démocrates comme républicaines, sont tout simplement curieux de savoir ce que contient la boîte de Pandore ou, mieux, la tombe de Nixon. Ils finiront par découvrir, comme les mythiques « hard hats[2] » des années 1970, que le nationalisme blanc n’est pas du Viagra pour les cheminées d’usine, mais la dose de poison qui achèvera leur cher pays profond.

Si le trumpisme vous semble trop improvisé et mal dégrossi pour constituer un authentique avatar de la coalition nixonienne, je ne saurais trop vous inviter à lire les œuvres complètes de Pat Buchanan. Voici quarante qu’il s’échine à ressusciter Nixon – ou plutôt l’essence nixonienne (moins Kissinger) qu’il idéalise – et qu’il prône la préférence nationale, le nationalisme économique et le néo-isolationnisme. Ses tentatives d’obtenir l’investiture républicaine dans les années 1990 trouvèrent un terrain favorable dans le Sud raciste et le Midwest antisémite, mais son fanatisme le rendait radioactif aux yeux des néoconservateurs entourant la dynastie des Bush.

Dans la campagne de 2008, l’aspiration de Buchanan à revenir à cet âge d’or où il écrivait les discours de Nixon, œuvrant aux côtés de Daniel Moynihan et Kevin Philips à transformer les prémices du backlash blanc en « nouvelle majorité républicaine », ne semblait plus qu’un faible cri, poussé depuis ses terres à l’intention des réactionnaires vieillissants. Il y avait plus incompréhensible encore – du moins pour quiconque avait moins de 90 ans : le fait que Buchanan invoque à tout bout de champ « l’Amérique d’abord », slogan du mouvement isolationniste des années 1939-1941 où des pacifistes et des socialistes comme Norman Thomas s’allièrent brièvement avec des admirateurs affichés du régime nazi, comme Charles Lindbergh.

Or le récit archaïque fabriqué par Buchanan, de même que le démon de Nixon qu’il fait ressurgir des ténèbres, est soudain devenu le scénario hanté du plus grand bouleversement politique de l’histoire américaine. La question n’est pas de savoir si Trump a discrètement fait son éducation assis sur les genoux de Buchanan ou s’il se trouve spontanément sur la même longueur d’ondes : il existe entre eux une stupéfiante communauté d’idées.

« Qu’a créé Trump ? » se demandait Buchanan sur son blog lundi dernier. « Trump n’a pas créé les forces qui ont porté sa candidature. Mais il a su les reconnaître et s’en servir ; ainsi il a libéré une poussée nationaliste et populiste qui n’est pas près de se dissiper. » Quid de l’establishment républicain ? « La dynastie [des Bush] est aussi finie que celle des Romanov. »

Et, selon Buchanan, les règles traditionnelles de la démocratie le sont tout autant. Il admet volontiers que pour accéder à l’investiture, et désormais à la présidence, Trump a menti, tenu un discours codé, joué les brutes. « Pourquoi ? s’interroge l’establishment paniqué. Pourquoi, malgré tout, Trump a-t-il réussi à conserver ses soutiens ? Pourquoi le peuple américain n’a-t-il pas réagi comme il l’aurait fait naguère ? […] Réponse : nous vivons désormais dans un pays différent, un pays où c’est eux ou nous. »

Les pays où règne la logique du « eux ou nous » sont bien sûr ceux qui, traditionnellement, ont été le terreau fertile du fascisme. Les experts médiatiques ont naïvement cru que les idées et propositions de Trump étaient incohérentes, qu’elles ne constituaient pas la solide armature d’une politique : elles sont on ne peut plus sensées (et dangereuses) dans le patois du Nixonland de Buchanan. La résistance doit lire l’original.

 

Note personnelle : La nuit dernière[3], la guerre a été déclarée contre nos filles. J’en ai deux. Casey (13 ans), qui n’avait pas pleuré depuis son jeune âge, était inconsolable et pleurait des larmes amères. Roisin (29 ans à jamais) a passé la soirée à Manhattan, devant le bâtiment où se déroulait la fête de Trump, en compagnie de journalistes irlandais hagards. Elle a appelé à 2 heures du matin, peinant à raconter la scène à laquelle elle avait assisté.

Impression de déjà-vu. La nuit qui précéda l’élection de 1972, une amie et moi parvînmes à nous glisser dans le dernier meeting de Nixon, à l’aéroport d’Ontario en Californie. Le raout avait un air de Nuremberg. Nous entonnâmes deux, trois « Ho, Ho Chi Minh » tandis que les Reagan et les Nixon arpentaient le tapis rouge. Inutile de dire qu’on s’est aussitôt fait empoigner, tabasser et jeter à terre.

Ce qui m’a hanté depuis lors, ce n’est pas la fureur et la haine réactionnaire – nous en avions fait les frais d’innombrables fois –, mais la répugnante extase de la foule prosternée devant ses divinités. Elle me rappelait ce que j’avais pu lire à propos du sentiment de camaraderie qu’éprouvent les cannibales en partageant la dépouille de leurs ennemis : nous, en l’occurrence.

 

Traduit de l’anglais par Nicolas Vieillescazes.

 

Notes

[1] Les frat boys sont les jeunes hommes appartenant à des fraternités universitaires et réputés pour leur goût de l’alcool, leur violence et leur sexisme (NdT).

[2] Travailleurs du secteur de la construction (ainsi nommés en référence à leur casque), soutiens de la guerre du Vietnam et fervents nationalistes (NdT).

[3] Ce texte a été publié le lendemain de la victoire de Donald Trump (NdT).