« Parce que le cerveau est un muscle. »
Oriana Fallaci, La Force de la Raison
Au cours des années 2000, le champ intellectuel a eu en Italie un rôle déterminant dans le développement de l’islamophobie1. En effet, au-delà des déclarations publiques des nombreux leaders politiques de droite opposés au multiculturalisme et proclamant régulièrement l’infériorité morale de l’islam, et d’un niveau d’hostilité populaire et institutionnelle envers les musulmans qui constitue un record pour l’Europe occidentale2, il existe en Italie une mobilisation de producteurs culturels à l’origine d’une islamophobie savante. Des journalistes-écrivains fortement médiatisés – tels qu’Oriana Fallaci et Magdi Allam – ainsi que les intellectuels du parti berlusconien, de nombreux prélats et universitaires proches de l’Église catholique, et plusieurs de leurs collègues libéraux-conservateurs ont contribué à légitimer et renforcer un Zeitgeist anti-islamique qui, par-delà et grâce à l’apparente diversité des argumentaires de chacun, a développé et réinventé l’assortiment des lieux communs de la « question migratoire » et engendré une xénophobie spécifique à l’égard des musulmans. Cet article se propose de passer en revue ces différents penseurs et promoteurs italiens de l’islamophobie, autant pour en expliciter les idées respectives que pour décrire les relations et les liens qui les rattachent les uns aux autres, en un cartel intellectuel ramifié dans l’ensemble des arènes du pouvoir.
Les pourfendeurs médiatiques : geste et prophétie d’Oriana Fallaci…
La figure la plus célèbre de l’islamophobie italienne est indubitablement Oriana Fallaci (1929-2006), dont les pamphlets (La Rage et l’Orgueil, 2001 ; La Force de la Raison, 2004 ; Entretien avec moi-même – L’Apocalypse, 2004) ont été traduits et remarqués à travers le monde. L’islam y est décrit comme un ennemi monolithique en guerre contre l’Occident : une monade anhistorique et indifférenciée, sans déclinaisons ou tensions internes qui pourraient donner lieu à une analyse. Il n’existerait aucune distinction recevable entre fondamentalisme et islam modéré ou sécularisé : tous les musulmans seraient des terroristes potentiels et les immigrés l’avant-garde d’une invasion qu’il serait illusoire de vouloir intégrer par la citoyenneté ou l’acculturation. La guerre et la fermeture des frontières étant dès lors les seules solutions à ce conflit séculaire entre civilisation et barbarie. Fallaci dénonce ainsi le laxisme des sociétés civiles et des gouvernements européens, lesquels n’ont rien entrepris pour contrer le fléau des migrants et de l’islamisation en cours, dont elle voit des symptômes dans toute tolérance vis-à-vis des spécificités culturelles des musulmans. Alors même que se perpétuent le grand complot et les manœuvres concertées pour transformer l’Europe, et tout particulièrement l’Italie, en province de l’Oumma : l’Europe entièrement islamisée (« l’Eurabie ») serait pour demain, tant serait avancée la tâche insidieuse de ces fourriers du fondamentalisme musulman que sont – pêle-mêle – les sciences sociales, l’altermondialisme, les gouvernements occidentaux, qui cèdent aux sirènes d’une société multiculturelle, et le Vatican de Jean-Paul II (accusé de prôner la charité à l’égard des immigrés étrangers au lieu de prendre la tête du combat contre l’islam).
Malgré leur falsification systématique des faits (ou multiples erreurs grossières), leur recours massif aux théories du complot, à l’animalisation et à la description de leurs adversaires en pervers sexuels et en menace sanitaire, leur racisme ordurier, leurs insultes homophobes et leurs appels à la violence étatique, le tout sous une forme qui tient plus de l’invective à bâtons rompus que du raisonnement, ces ouvrages ont dominé les ventes de livres (tous genres confondus) dans l’Italie en 2000-2005 et leur auteure s’est vue décorer quelques mois avant sa mort des plus hautes reconnaissances civiques (qui lui furent remises aussi bien par la droite que par la gauche). Comment ce succès exceptionnel, qui a fait de Fallaci une référence incontournable dans le débat public sur les relations interculturelles et l’intégrabilité des musulmans, a-t-il été possible ?
Tout d’abord, parce qu’il s’agissait là de l’aboutissement de sa carrière. Son parcours singulier de résistante antifasciste, de grand reporter de terrain (notamment dans le monde musulman) ayant maintes fois risqué sa vie, de romancière populaire, et d’icône féministe et charismatique, est constamment mis en scène dans son œuvre et lui a permis d’adopter à la fin de sa vie une posture dominante multiforme au sein du champ intellectuel national ; d’autant plus facilement qu’elle s’appropria à l’automne 2001 le rôle de conscience critique nationale, conservatrice mais non partisane et prétendument non-conformiste, laissé vacant quelques mois plus tôt par le décès d’Indro Montanelli (1909-2001).
Par ailleurs, en plus de l’énorme lancement médiatique donc bénéficièrent les essais de Fallaci, résultant d’une synergie publicitaire entre les deux premiers groupes de presse nationaux – son éditeur RCS et Mondadori, possédé par Berlusconi – les trois chaînes de télévision appartenant à ce dernier, et les trois chaînes publiques qu’il contrôlait directement en tant que président du Conseil, et au-delà des nombreux obligés et appuis opportunistes dont leur auteure disposait parmi les journalistes et les intellectuels, la singulière latitude dont elle bénéficie en Italie est aussi la conséquence de sa multipositionnalité elle-même : entre les champs journalistique, littéraire, intellectuel et médiatique ; et entre l’Italie et les États-Unis (où Fallaci eut sa résidence principale durant les deux dernières décennies de sa vie et se disait encore plus reconnue qu’en Italie).
En effet, son prestige n’est pas le produit d’une réputation établie dans un champ national spécifique essaimant progressivement dans un champ voisin avec lequel le premier partage certaines instances de légitimation, et ainsi de suite. Le processus relève plutôt des garanties croisées et simultanées, dont l’itération permet d’occulter que l’image publique de virtuosité exceptionnelle dont jouit Fallaci n’est solidement fondée dans aucun domaine précis. Elle se voit ainsi affublée du titre de « plus grand écrivain italien » ou de « plus grande journaliste italienne », mais jamais par les pairs concernés ; ce qui ne l’a pas empêchée (au contraire) d’amener un vaste public d’admirateurs durablement attachés à son œuvre et à sa personne à renforcer les ressorts autoritaristes et nationalistes du sentiment islamophobe transalpin.
… témoignage et hagiographie de Magdi Allam
Magdi Allam (né en 1952) a été l’autre principal héraut intellectuel de la mobilisation anti-islamique des années 2000, selon des modalités qui en ont fait à la fois un renfort et un complément aux prises de position d’Oriana Fallaci (dont il fait souvent l’éloge). Allam est un journaliste et essayiste d’origine égyptienne, qui effectua l’ensemble de sa scolarité en italien auprès des comboniennes et des salésiens de sa ville natale du Caire, avant d’émigrer à l’âge de vingt ans en Italie où il effectua des études de sociologie et entreprit ensuite une carrière journalistique qui l’amena – dérivant progressivement vers la droite – à travailler successivement pour Il Manifesto, La Repubblica, puis Il Corriere della Sera dont il fut directeur adjoint et éditorialiste de 2003 à 2008. Parlant et écrivant couramment l’arabe (dans un pays où l’orientalisme scientifique, l’anthropologie3 et la sociologie critique des migrations sont très peu développés), il passa à la fin des années 1990 du statut de chroniqueur et reporter spécialiste des mondes musulmans à celui d’expert et de commentateur fortement médiatisé, développant une critique de plus en plus virulente contre les dérives de l’islam fondamentaliste puis contre l’ensemble des musulmans.
Depuis 2002, il a publié une dizaine d’ouvrages alarmistes (souvent autobiographiques et tous parus chez Mondadori4) dans lesquels il consolide – bien que disposant d’un moindre capital symbolique – une posture de légitimation multiforme semblable à celle de Fallaci : il s’y présente à la fois comme un hérétique en rupture avec une islam majoritairement violent (qui est allé jusqu’à le condamner à mort et à le forcer à vivre sous escorte) et une intelligentsia italienne qui en sous-estime les dangers, comme un moraliste aux accents anti-intellectuels invoquant la primauté d’une prise de position normative et claire sur les arguties explicatives, comme un véritable connaisseur des questions qu’il aborde et un « sociologue » ne cédant à la simplification que dans un souci de pédagogie, et comme un expert dont les conseils sont appréciés par les quelques vrais leaders éclairés luttant contre la violence islamique (qu’il s’agisse de politiciens, de magistrats ou des services secrets italiens). Toutefois, là où Fallaci se pose en adversaire martiale de l’islam, Allam préfère se présenter au long de ses livres en persécuté insoumis et raconter sa propre vie sous forme d’hagiographie plutôt que d’épopée : privé en bas âge d’un père que ses velléités polygames poussèrent à abandonner sa mère, de celle-ci lorsqu’elle partit travailler en Arabie Saoudite et adhéra au wahhabisme, et du cosmopolitisme cairote de sa jeunesse par la montée du nationalisme égyptien après la Guerre des Six Jours, il vécut ensuite des humiliations répétées au sein d’un milieu journalistique italien dont il se plaint qu’il tarda à reconnaître sa valeur, avant d’en attendre les sommets en dénonçant irréductiblement ceux en qui il voyait les responsables de tant de malheurs (et de bien d’autres).
Il fut ainsi amené à renier successivement dans ses livres un grand nombre de ses analyses passées : alors qu’il avait auparavant défendu la compatibilité de l’islam avec la démocratie, fait l’éloge de l’immigration comme salutaire pour l’Italie, prôné un processus de paix équilibré au Proche-Orient, et dénoncé la thèse du choc des civilisations, il adopta les positions inverses. Enfin, emporté par la conviction d’une supériorité morale et spirituelle du christianisme, il passa d’une attitude critique pluraliste – nourrissant la controverse avec des penseurs islamiques réformistes tels que Tariq Ramadan et Rached Ghannouchi – à la dénonciation du multiculturalisme en tant que tel et de ce qu’il décrit depuis comme l’essence mortifère de l’islam. Cette conviction déboucha en 2008 sur son apostasie, sa conversion spectaculaire au catholicisme (il fut baptisé par le pape dans la Basilique Saint-Pierre, durant la veillée pascale) et la création de son parti Protagonistes pour l’Europe Chrétienne / Moi, j’aime l’Italie, qui lui permit d’être élu l’année suivante au Parlement Européen sur les listes de l’UDC (droite démocrate-chrétienne). Il s’agit d’un revirement qui, à l’instar des derniers succès de Fallaci et comme on va le voir, doit être resitué dans un ensemble de relations structurant le débat public sur l’islam dans l’Italie de la dernière décennie.
Les idéologues occidentalistes du berlusconisme
Le succès et la vaste audience de Fallaci et Allam ne peuvent s’expliquer sans tenir compte des soutiens dont ils ont bénéficié de la part d’intellectuels d’institution (catholique) et/ou d’organisation (berlusconienne)5 occupant des positions-clés simultanément dans le champ politique et au sein des débats d’idées. En effet, la moindre différenciation entre les champs, par comparaison à ce qu’il en est dans les autres pays européens, est une spécificité italienne (déjà pointée dans les travaux sur le XIXe siècle6) qui s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui. Marcello Pera (né en 1943), professeur de philosophie à l’Université de Pise et héritier jusqu’au milieu des années 1990 d’une tradition popperienne qui le rapprochait des revendications libérales-libertaires du Partito Radicale, est aujourd’hui le chef de file du mouvement théo-conservateur italien : sénateur berlusconien depuis 1996, il fut président du Sénat de 2001 à 2006, et a coécrit ou préfacé plusieurs ouvrages avec Joseph Ratzinger (Benoît XVI), notamment Senza radici (2004) et Perchè dobbiamo dirci cristiani (2008). Gaetano Quagliariello (né en 1960) fut son conseiller aux affaires culturelles auprès de la présidence du Sénat. Ancien responsable national du Partito Radicale passé à droite, il poursuit aussi une double carrière académique et politique : professeur d’histoire contemporaine à la LUISS de Rome, sénateur berlusconien depuis 2006 et responsable du département « Culture » de Forza Italia en 2007-2008, il est notamment l’auteur de Cattolici, pacifisti, teocon (2006). L’essayiste et journaliste Ferdinando Adornato (né en 1945), ancien dirigeant national des jeunesses du PCI, fut quant à lui l’un des corédacteurs en 2004 de la « Charte des valeurs » de FI, siégea comme député berlusconien de 2001 à 2008 (avant de passer à l’UDC), et présida jusqu’en 2006 la commission Culture, Science et Éducation de la Chambre. Il a récemment publié : La nuova strada. Occidente e libertà dopo il Novecento (2003), ainsi que Fede e libertà (2007) avec le futur archevêque Rino Fisichella. Enfin, le père Gianni Baget Bozzo (1925-2009), qui milita dans la Démocratie Chrétienne puis au Parti Socialiste Italien (pour lequel il fut deux fois eurodéputé) avant de rejoindre FI dès sa création en 1994, contribua aussi à la rédaction de la « Charte des valeurs » et fut le conseiller spécial de Silvio Berlusconi pour les questions liées à l’islam. Éditorialiste multicartes et essayiste prolifique, il a notamment publié : Di fronte all’Islam (2001), L’Impero d’Occidente (2004) et Tra nichilismo e Islam (2006). Pera, Quagliariello, Adornato et Baget Bozzo – à l’instar de Giuliano Urbani (né en 1937), professeur de science politique à l’Université Bocconi de Milan, éditorialiste, député berlusconien en 1994-2005 et ministre de la Culture de 2001 à 2005 – acclamèrent tous les quatre la « trilogie » d’Oriana Fallaci.
En effet, outre un passé plus ou moins à gauche, des rôles-clés dans l’appareil et à la tête des think tanks de FI7, une proximité avec la Curie romaine (notamment avec sa Congrégation pour la doctrine de la foi), un statut d’intellectuels reconnus par ces derniers comme par le grand public, et une même maison d’édition (Mondadori), ils partagent aussi une conception de la démocratie comme incompatible avec le multiculturalisme ou la laïcité républicaine à la française. La démocratie serait en effet inséparable d’une origine chrétienne à qui elle devrait sa supériorité morale et qui devrait être constamment reconnue et valorisée, afin d’éviter que civilisation occidentale et ordre social ne soient emportés avec leurs « racines » par un flux migratoire allogène. Par ailleurs, de même qu’ils ramènent souvent le christianisme au catholicisme, les intellectuels organiques de FI considèrent l’islam comme une entité religieuse et culturelle unitaire, intrinsèquement violente, particulièrement menaçante pour la survie des « valeurs » européenne et des libertés individuelles, et surdéterminant les actions de chaque musulman qui en serait ainsi forcément inintégrable, même à l’issue d’un long processus d’acculturation.
Ainsi, au-delà de doter la formation politique de Silvio Berlusconi de références culturelles conservatrices et d’une critique savante dont une partie de son électorat déplorait le manque durant les premières années de Forza Italia, davantage marquées par une orientation néo-libérale, ces idéologues ont contribué à la mise en place de l’un des pivots qui a fait tenir la coalition de droite au cours de la dernière décennie. Islamophobie et occidentalisme chrétien ont en effet permis à FI de donner des gages de xénophobie à ses alliés de la Ligue du Nord, laquelle n’a pour sa part jamais vraiment cherché à fonder son racisme essentialiste sur des justifications complexes8. Mais ils ont aussi simultanément renforcé ses liens avec le centre-droit démocrate-chrétien et l’Église, que l’engagement forziste en défense du catholicisme comme composante centrale de l’identité italienne (et européenne), ainsi que sur les questions bioéthiques et en faveur des écoles privées catholiques, a amenés à tolérer en retour la forte personnalisation du pouvoir au profit de Silvio Berlusconi, ainsi que la dimension pornocratique du régime rendue publique au cours des trois dernières années.
Les magistères catholiques : du Saint-Siège à Comunione e Liberazione
La convergence idéologique de ces intellectuels avec le Saint-Siège et une partie de la hiérarchie catholique ne peut être comprise qu’à la lumière de l’évolution que les positions de l’Église connurent à la fin du pontificat de Jean Paul II, puis – de manière plus marquée – dès que Benoît XVI lui succéda en 2005. Contrairement à Karol Wojtyla, qui fut un professeur d’éthique fortement investi dans son activité pastorale et dont le pontificat fut marqué par le dialogue interreligieux symbolisé par les rencontres d’Assise, Joseph Ratzinger (né en 1927) eut une carrière exclusivement universitaire en tant que professeur de théologie dogmatique avant d’accéder au cardinalat, au cours de laquelle il contribua notamment à transformer le Saint-Office (l’ancienne Inquisition romaine) en Congrégation pour la doctrine de la foi, dont il prit ensuite la tête dès 1981. En tant que préfet de la congrégation, il a fortement limité le pluralisme au sein de l’Église catholique, se faisant connaître pour son autoritarisme et son intransigeance en termes d’orthodoxie, et pour ses réserves concernant l’œcuménisme et la possibilité d’une éthique partagée par les principales religions. En 2000, sa déclaration Dominus Iesus rappelait la primauté salvifique du catholicisme sur les autres confessions chrétiennes et non chrétiennes. En mai 2004, en pleine période de débat sur l’opportunité de mentionner « l’héritage chrétien » dans le préambule du traité établissant une Constitution pour l’Europe, il participa à deux conférences avec Marcello Pera prolongées par un échange épistolaire, dont est issu le livre qu’ils publièrent ensemble la même année : Ratzinger y dénonce le multiculturalisme actuel comme porteur d’une haine de l’Occident vis-à-vis de lui-même, qu’il définit comme pathologique. Enfin en 2006, suscitant d’autant plus de clameur à travers le monde qu’il était devenu pape l’année d’avant, Benoît XVI se bâtit une image publique teintée d’islamophobie lors du désormais célèbre discours de Ratisbonne, au cours duquel il eut la maladresse de fonder le début de sa réflexion sur une citation de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue ramenant l’essence de l’islam à la violence.
Ces positions du nouveau pape, étayées de références savantes, sont d’autant plus volontiers accueillies par les droites italiennes qu’elles rejoignent celles des sommets de l’épiscopat italien – dominés alors par sa frange la plus conservatrice – dont l’opposition à un multiculturalisme national incluant l’islam était déclarée depuis plusieurs années. En effet, depuis la fin des années 1990, la thèse de la non-intégrabilité des immigrés musulmans fait débat aux plus hauts niveaux de la hiérarchie catholique italienne, où elle est notamment soutenue avec véhémence par les cardinaux Giacomo Biffi (un proche de Benoît XVI)9 et Camillo Ruini, qui fut le président de la Conférence épiscopale italienne de 1991 à 2007. Ce dernier déclarait ainsi dès 1997 que les immigrés n’étaient les bienvenus dans le pays que si leurs origines « culturelles et religieuses sont compatibles avec celles italiennes », c’est-à-dire s’ils sont chrétiens.
Par ailleurs, la convergence des hiérarchies ecclésiastiques et des idéologues de Forza Italia sur des positions islamophobes – loin de s’être opérée spontanément – est aussi le fruit d’une intense activité de médiation effectuée par des acteurs solidement installés dans une multipositionnalité entre les champs politique et intellectuel, mais aussi ecclésial (et dont la prégnance en Italie réduit d’autant l’autonomie de chacun de ces champs), tels que par exemple Rino Fisichella ou le mouvement Comunione e Liberazione.
L’archevêque Salvatore dit Rino Fisichella (né en 1951) a en effet été professeur de théologie fondamentale à l’Université pontificale grégorienne de Rome jusqu’en 1998, recteur de l’Université pontificale du Latran de 2002 à 2010, et président de l’Académie pontificale pour la vie de 2008 à 2010. Membre de la Congrégation pour la doctrine de la foi, il s’est vu confier en juin 2010 la présidence d’un nouveau dicastère de l’Église : le Conseil pontifical pour la promotion de la nouvelle évangélisation, chargé de lutter contre le recul du christianisme et la sécularisation dans les pays occidentaux. Ses principales prises de position dans le débat intellectuel, en défense des « racines chrétiennes » de l’Europe et contre son « islamisation », figurent dans l’ouvrage cosigné avec Adornato ainsi que dans deux autres parus récemment chez Mondadori10. Mais Fisichella a aussi été l’organisateur de la rencontre entre Pera et Ratzinger ayant débouché sur leur livre commun ; ainsi que le principal confident d’Oriana Fallaci au cours de ses deux dernières années marquées par la maladie, l’artisan de son rapprochement avec Benoît XVI (qui reçut la journaliste-écrivain en août 2005) et le relecteur attentif de son troisième essai islamophobe. Il est par ailleurs le « guide spirituel » de Magdi Allam (dixit ce dernier), dont il a encouragé et accompagné la conversion. Enfin, il est habitué à intervenir directement et indirectement dans le champ politique : non seulement parce qu’il a été de 1994 à 2010 le chapelain de la Chambre des Députés, mais aussi en défendant régulièrement dans les médias la moralité de Silvio Berlusconi. Fisichella s’est en outre rapproché, en 2005-2010, de Comunione e Liberazione (CL) et a notamment été invité en 2007 et 2008 au meeting international rassemblant chaque été à Rimini des centaines de milliers de ses membres.
CL est née à Milan dans les années 1950 et a connu un essor important après 1968 en s’affirmant comme l’organisatrice d’un renouveau des formes d’engagement pour la jeunesse catholique : plus résolument spontanéiste que ses prédécesseurs (notamment l’Azione Cattolica), et néanmoins davantage fondé sur une catéchèse prônant l’entrisme et la confrontation culturelle, l’esthétisme et l’antimarxisme. Reconnue par l’Église dès 1982 comme une association de droit pontifical, le « mouvement » est aujourd’hui l’une des organisations dominant le champ du pouvoir en Italie du Nord (le cœur économique du pays), où il compte plusieurs milliers d’affiliés et des dizaines de milliers d’affidés. Il contrôle notamment la Lombardie depuis 1995 et l’élection à la présidence régionale de l’un de ses cadres historiques, Roberto Formigoni (désormais berlusconien), dont le système clientéliste et l’emprise sur les différents secteurs institutionnels s’appuient largement sur la Compagnia delle Opere, bras séculier de CL qui tient à la fois du syndicat patronal, du prestataire de services, du consortium philanthropique et assistantiel, et de la fédération éducative et culturelle. Parmi les principaux hommes politiques italiens appartenant à CL, plusieurs se sont engagés au cours de la dernière décennie en défense des racines chrétiennes de l’Europe contre le multiculturalisme et l’islam. Bien qu’habituellement modéré dans ses prises de position, Mario Mauro (né en 1961), président des eurodéputés berlusconiens, ancien vice-président du Parlement européen en 2004-09 et responsable du département « Université » de Forza Italia en 2002-2009, a ainsi publié plusieurs essais sur ces questions, dont L’Europa sarà cristiana o non sarà (2004) et Il Dio dell’Europa (2007). Tandis que Maurizio Lupi (né en 1959), député berlusconien et vice-président de la Chambre, a été la seconde personne à encourager Magdi Allam à se convertir, ainsi que son parrain lors de son baptême en 200811.
Par ailleurs, l’influence intellectuelle de CL tient aussi au fait que le premier syndicat étudiant italien (le CLDS) est une émanation directe du mouvement et que le principal leader laïc de celui-ci est aujourd’hui Giancarlo Cesana. Cesana (né en 1948) est un professeur de médecine et d’hygiène à l’Université de Milan-Bicocca et un haut dirigeant du système de santé lombard, dont l’autorité scientifique sert tout particulièrement l’engagement « pro-vie » de CL, mais qui n’hésitait pas en 2010, lors du meeting annuel du mouvement, à clamer son indignation contre Umberto Eco, dénoncé en tant que chantre de la tolérance et du pluralisme idéologiques ainsi que pour sa critique du fanatisme religieux contenue dans Le Nom de la rose…
Les experts libéraux-conservateurs et la figure de l’étranger incompatible
En plus de ces catholiques (qui bien sûr n’épuisent pas l’ensemble des prises de position exprimées au sein de l’Église) et des berlusconiens, un troisième groupe d’intellectuels, partageant des propriétés sociales communes et des modalités semblables en termes de prises de position, a contribué au développement de l’islamophobie en Italie ; notamment en acclamant unanimement les essais de Fallaci, quitte à en critiquer les tons excessifs pour mieux en célébrer les prétendues véracité et exactitude analytique. Il s’agit de politologues libéraux-conservateurs et attachés à la laïcité – soutiens critiques de la droite italienne attentifs à ne jamais verser dans un militantisme pouvant remettre en cause la neutralité revendiquée de leur expertise – qui cumulent une carrière académique ou professionnelle prestigieuse avec une activité régulière d’éditorialiste.
Sergio Romano (né en 1929), ancien directeur général des relations culturelles du ministère des Affaires étrangères italien, ambassadeur auprès de l’OTAN et en Union Soviétique, puis professeur d’histoire des relations internationales à l’Université Bocconi, est aujourd’hui un essayiste prolixe qui a consacré de nombreuses analyses aux rapports de l’Italie avec l’islam et le monde musulman. Ernesto Galli della Loggia (né en 1942) a été professeur d’histoire politique contemporaine à l’Université de Pérouse, à l’Université (privée) San Raffaele de Milan, et est membre depuis 2009 du prestigieux Istituto Italiano di Scienze Umane, ainsi que le coauteur avec le cardinal Camillo Ruini d’un ouvrage sur le rôle social du christianisme12. Enfin, Angelo Panebianco (né en 1948) est professeur de sciences politiques à l’Université de Bologne. Tous les trois sont depuis longtemps éditorialistes au Corriere della Sera, le premier quotidien d’information italien, dans lequel Fallaci publia en avant-première de très larges extraits de ses trois pamphlets et dont Allam fut directeur-adjoint. Sans verser dans l’occidentalisme ou la défense d’une suprématie morale chrétienne, c’est au nom du réalisme politique qu’ils convoquent une analyse culturaliste des pays de tradition musulmane et de leurs ressortissants afin de dénoncer leurs difficultés à accepter une société démocratique, laïque et tolérante.
Sans nier l’opportunité et jusqu’à la possibilité d’une Italie davantage multiculturelle (comme le font, dans une perspective quelque peu anachronique, l’ensemble des intellectuels présentés précédemment) ces auteurs dressent des diagnostics divers de la façon dont l’islam y fait obstacle. Pour Romano, le problème tient avant tout au fait que les pays arabes n’ont pas encore rencontré une conjoncture historique et géopolitique favorable à leur démocratisation et à l’émergence d’un « État moderne », et ne socialisent donc pas leurs habitants à une vie civique respectueuse et pluraliste ; l’islam n’étant ainsi qu’une dimension causale parmi d’autres de cette situation13. Pour Galli della Loggia, analyste et promoteur depuis les années 1990 d’une « identité nationale italienne » inévitablement pétrie de catholicisme, l’islam poserait un problème spécifique en ce qu’il nierait trop souvent les droits individuels et les libertés de la personne (notamment ceux des femmes et des minorités sexuelles) et parce qu’il s’agirait d’une religion uniquement fondée sur la soumission à l’autorité, aux textes et à la loi divine, alors que le christianisme ferait davantage de place au logos et à la raison14. Enfin, pour Panebianco, c’est la volonté d’hégémonie culturelle inhérente à l’islam (et exacerbée par le réveil islamiste) qui rend les immigrés musulmans et leurs enfants particulièrement difficiles à intégrer pacifiquement dans les sociétés européennes. Ainsi, pour les trois auteurs, les problèmes d’intégration que les musulmans rencontrent en Italie sont forcément liés à leur manque de conformité – conjoncturelle pour Romano, doctrinale pour Galli et relationnelle pour Panebianco – et d’adaptabilité à leur nouveau pays, alors que n’est jamais évoquée la possibilité que celui-ci pourrait chercher à composer avec certaines spécificités de cette fraction de sa population (qui compte désormais environ un million et demi d’individus).
De fait, cette ligne d’analyse aux accents culturalistes et assimilationnistes (bien que les auteurs concernés s’en défendent) est également adoptée et légitimée depuis une décennie par le plus célèbre politologue italien, quasi-unanimement révéré : Giovanni Sartori (né en 1924), professeur émérite à l’Université Columbia de New York et à l’Université de Florence, et lui aussi éditorialiste régulier pour Il Corriere della Sera. Depuis l’appendice à l’édition 2002 de son ouvrage Pluralismo, multiculturalismo e estranei, dans lequel il affirmait qu’« On ne peut intégrer que ce qui est intégrable », jusqu’au débat qui l’a opposé il y a un an à l’économiste Tito Boeri, il soutient que les expériences historiques anciennes et récentes démontrent toutes sans exception que les minorités musulmanes sont inintégrables, peu enclines à la tolérance et à la reconnaissance interconfessionnelles, tendanciellement violentes, et seraient donc un élément disruptif de l’ordre et de la paix sociale de tout État qui les accueille(rait), a fortiori s’il s’agit d’une démocratie attachée à la laïcité15. Le problème étant précisément, selon Sartori, que l’islam serait une religion totalisante et irréductible à la sécularisation. C’est donc au nom du réalisme que l’Italie devrait à la fois attirer les « bons » immigrés indispensables à son économie, et tout faire pour éviter d’avoir à accepter des musulmans et à leur conférer à terme sa nationalité. D’autant plus que Sartori défend le droit de la majorité autochtone à la xénophobie, c’est à dire au refus d’une altérité culturelle qui leur fait peur.
Pourquoi une islamophobie savante (et pseudo-savante) ?
Si les prises de position de ces différents intellectuels ont bien pour mot d’ordre commun la lutte contre le « relativisme culturel » propre à l’islamophobie telle qu’elle s’est plus largement développée en Italie au cours de la dernière décennie, ce sont les « valeurs » qu’ils déclarent défendre qui les distinguent entre eux. Plutôt laïques et pluralistes (mais opposées au multiculturalisme politique) pour les uns et chrétiennes voire catholiques pour les autres, il s’agit toutefois le plus souvent d’une combinaison entre les deux cherchant à établir d’une façon ou d’une autre la nécessité du lien entre christianisme et démocratie. Tandis qu’un pluralisme culturel trop permissif dans son ouverture aux musulmans serait la porte ouverte au désordre (moral) et à (la tolérance pour) la barbarie. Les années 2000 ont en effet été marquées par un durcissement de ces deux registres critiques à l’égard de l’islam, mais aussi par un glissement progressif de nombreux intellectuels d’une position laïque vers un alignement sur le Vatican, souvent doublé d’un acte de foi : outre les cas déjà évoqués d’Oriana Fallaci, Magdi Allam et Marcello Pera, on peut aussi citer à ce propos celui de Giuliano Ferrara, directeur d’Il Foglio, quotidien d’idées contrôlé par Berlusconi. Par ailleurs, les nombreux ouvrages de dialogue avec de hauts prélats catholiques (Pera avec Ratzinger, Adornato avec Fisichella, Galli della Loggia avec Ruini) ont contribué ultérieurement à reconfigurer en termes interreligieux le débat sur la place des immigrés africains dans la société italienne16 : les « Marocains » des années 1990 s’étant transformés en « Musulmans » voire en « Islamiques »17 durant les années 2000. Mais cette influence de la hiérarchie de l’Église sur de nombreux intellectuels conservateurs, ou leur captation par celle-ci, s’expliquent également par la faiblesse en Italie d’une tradition libérale constituée.
Les déclinaisons et élaborations savantes de l’islamophobie présentées dans cet article ne prennent néanmoins tout leur sens qu’en comparaison d’autres vagues d’intolérance – à l’égard par exemple des Albanais et des Roms – ayant touché l’Italie au cours des vingt dernières années. Dans le cas des Roms, la xénophobie ne passe pas par une élaboration intellectuelle de l’anti-tsiganisme : celui-ci se fonde sur des représentations populaires durables, la performativité d’accusations publiques répétées, et les routines institutionnelles, et donc instituantes, qui ont stabilisé depuis longtemps la réalité des Roms, c’est-à-dire le stéréotype leur correspondant18. Ils sont quasi-unanimement perçus comme un groupe socialement homogène, une catégorie foncièrement déviante – dont les apparences vont jusqu’à susciter répulsion et dégoût physique – avant tout constitutive d’un problème social. De même que continuent à circuler (notamment du fait des choix éditoriaux de la presse) les récits les présentant comme des vagabonds prédateurs, voire comme des voleurs d’enfants. Tandis qu’à l’égard des Albanais et des Kosovars, dont la religion n’est que rarement soulignée, prédomine la représentation du bandit balkanique sanguinaire, réactivée par la médiatisation des guerres yougoslaves durant les années 1990. Par contraste, il n’existait pas en Italie jusqu’aux années 2000 de mise en récit ou de cadrage négatifs propres à l’islam ; d’où l’insistance récente de Fallaci et de ses épigones et soutiens à innover en pointant les prétendues saleté, violence et/ou perversion des musulmans, et à exhumer la « mémoire » des invasions arabes médiévales, des croisades, des guerres contre l’Empire ottoman, et la rivalité entre les villes marinières italiennes et les Barbaresques19 ; d’où, surtout, la nécessité d’une construction idéologique articulée, afin de bâtir les soubassements culturels d’un sentiment islamophobe. Mais cette opération à plusieurs voix, et aux argumentaires différenciés et plus ou moins raffinés selon les cas afin de toucher tous les groupes sociaux, a exclu d’autant plus facilement les musulmans d’une commune humanité que les réalités locales italiennes sont en grande partie fondées sur des rapports de grandeur domestique20 – tendanciellement exclusifs à l’égard de ceux qui ne « sont pas d’ici » – et non sur une méritocratie immédiatement ouverte à tous21 ; ce qui rend les Italiens particulièrement imperméables aux critiques antiracistes et aux considérations en termes de justice procédurale indépendantes de la durée de l’investissement local de chacun.
Enfin, la contribution des nombreux intellectuels italiens que nous venons de passer en revue à la progression de l’islamophobie, ne saurait être complète sans évoquer le silence (parfois gêné mais souvent bienveillant) avec lequel la plupart d’entre eux accueille quasi-systématiquement les usages politiques les plus évidemment populistes et instrumentaux de celle-ci. Ainsi, si Silvio Berlusconi se distinguait en 2010 pour avoir baisé respectueusement la main de Kadhafi et l’avoir aidé l’année précédente à recruter un public choisi de 600 jeunes femmes que le colonel avait encouragé à se convertir à l’islam lors de conférences à l’ambassade libyenne à Rome, il n’a pas hésité depuis à faire appel aux ficelles islamophobes les plus grossières pour bâtir sa défense face au scandale dit du Rubygate : un procès où il est inculpé d’avoir impliqué des mineures dans ses « bunga bunga » (jeux sexuels qu’il s’est vanté de tenir de Kadhafi) et d’avoir fait libérer abusivement de garde à vue l’une d’entre elles – la jeune call-girl marocaine Karima El Mahroug, alias Ruby Rubacuori, fille d’un vendeur ambulant suivie par les services sociaux – en la faisant passer pour la nièce de l’alors président égyptien Moubarak… Face à ces accusations solidement documentées, l’une des versions des faits élaborée par les avocats du président du Conseil italien, et largement reprise par les médias nationaux, est qu’il aurait recueilli et aidé financièrement la jeune fille par pure générosité désintéressée, après avoir appris qu’elle avait été violée par ses oncles paternels à l’âge de neuf ans, que sa mère avait couvert ces derniers pour préserver l’honneur de sa fille, que son père la battait violemment et l’avait ébouillantée à l’huile lorsqu’elle avait voulu se convertir au catholicisme, et qu’elle s’était alors enfuie et vivait depuis dans le dénuement. Cela serait donc, encore une fois, la faute des immigrés musulmans… et d’ailleurs, face aux révolutions arabes de 2011, nombre d’intellectuels italiens se préoccupent avant tout qu’il n’en arrive d’autres.
Bruno Cousin est maître de conférences en sociologie à l’Université de Lille 1. Tommaso Vitale est associate professor de sociologie à Sciences Po.
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références
⇧1 | Cet article est une version abrégée du chapitre Italian intellectuals and the promotion of islamophobia after 9/11 à paraître dans : George Morgan et Scott Poynting (dir.), Global Islamophobia. Muslims and Moral Panic in the West, Farnham, Ashgate. Nous tenons à remercier Alfredo Alietti, Daniel Céfaï, Giacomo Costa et Simone Tosi pour leurs commentaires. |
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⇧2 | Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, Enquête de l’Union européenne sur les minorités et la discrimination. Données en bref / Les musulmans, 2009. |
⇧3 | Notamment parce que certains enseignants-chercheurs versent souvent eux-mêmes dans l’essayisme. Ainsi, Ida Magli (née en 1925), jadis spécialiste reconnue en anthropologie culturelle et religieuse à l’Université La Sapienza de Rome, adopte désormais une approche exclusivement critique qui l’a amenée à s’ériger en force rhétorique d’appoint pour défendre l’héritage culturel italien en dénonçant le « péril » que représenterait l’immigration en général et les immigrés musulmans en particulier (notamment dans ses virulentes chroniques publiées par Il Giornale, l’un des titres les plus offensifs appartenant à la famille Berlusconi). |
⇧4 | Diario dall’Islam (2002), Bin Laden in Italia (2002, republié en 2003 sous le titre Jihad in Italia), Saddam (2003),Kamikaze made in Europe (2004), Vincere la paura (2005), Io amo l’Italia (2006), Viva Israele (2007), Grazie Gesù(2008), Europa cristiana libera (2009). |
⇧5 | Concernant ces modes d’engagement, voir Gisèle Sapiro, « Modèles d’intervention politique des intellectuels. Le cas français », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 176-177, 2009, p. 8-31. |
⇧6 | Christophe Charle, Les intellectuels en Europe au XIXe siècle. Essai d’histoire comparée, Le Seuil, 1996. |
⇧7 | Pour une analyse détaillée des positions et de la rhétorique xénophobes des fondations Magna Carta (dirigée par M. Pera et G. Quagliariello), Liberal (dirigée par F. Adornato) et Ideazione, voir : B. Cousin et T. Vitale, « La question migratoire et l’idéologie occidentaliste de Forza Italia », La Vie des Idées, n° 11, 2006, p. 27-36. |
⇧8 | Voir Anna Cento Bull, « Lega Nord: A Case of Simulative Politics? », South European Society and Politics, n° 14(2), 2009, p. 129-146 et Roberto Biorcio, La rivincita del Nord, Rome-Bari, Laterza, 2010. |
⇧9 | Voir notamment, de Giacomo Biffi : La città di San Petronio nel terzo millennio. Nota pastorale, Bologne, EDB, 2000 : Sull’immigrazione, Rivoli, Elledici, 2000. |
⇧10 | Rino Fisichella, Nel mondo da credenti. Le ragioni dei cattolici nel dibattito politico italiano, Milan, Mondadori, 2007 : Identità dissolta. Il Cristianesimo, lingua madre dell’Europa, Milan, Mondadori, 2009. |
⇧11 | On peut en complément remarquer que d’autres leaders politiques ou religieux issus de CL, catholiques conservateurs mais non ralliés à Berlusconi ou à la ligne ratzingerienne anti-multiculturaliste, refusent l’approche essentialiste de l’islam au profit d’un dialogue interreligieux mené sur des bases plus pragmatiques. C’est notamment le cas du cardinal Angelo Scola (né en 1941), le très influent patriarche de Venise, mais aussi de Rocco Buttiglione (né en 1948), président de l’UDC, professeur de philosophie politique à la LUSPIO de Rome, exégète de Jean-Paul II, ancien europarlementaire, ancien sénateur, ministre de la Culture du gouvernement Berlusconi III (en 2005-2006), et aujourd’hui vice-président de la Chambre. |
⇧12 | Confini. Dialogo sul cristianesimo e il mondo contemporaneo, Milan, Mondadori, 2009. |
⇧13 | Voir notamment S. Romano, Con gli occhi dell’Islam. Mezzo secolo di storia in una prospettiva mediorientale, Milan, Longanesi, 2007. S. Romano est aussi éditorialiste pour Panorama, le deuxième hebdomadaire d’information du pays, possédé par Berlusconi. |
⇧14 | Voir par exemple : E. Galli della Loggia, « A proposito di Oriana », Il Corriere della Sera, 17 septembre 2006. |
⇧15 | G. Sartori, Pluralismo, multiculturalismo e estranei, Milan, Rizzoli, 2002 (2nde édition) : La democrazia in trenta lezioni, Milan, Mondadori, 2008 : « L’integrazione degli islamici », Il Corriere della Sera, 20 décembre 2009 : « Una replica ai pensabenisti sull’Islam », Il Corriere della Sera, 5 janvier 2010. |
⇧16 | Stefano Allievi, « How the Immigrant has become Muslim. Public Debates on Islam in Europe », Revue européenne des migrations internationales, n° 21(2), 2005, p. 135-163. |
⇧17 | Ces termes ayant désormais une acception néo-ethnique, comme l’a montré Olivier Roy dans L’Islam mondialisé, Le Seuil, 2002. |
⇧18 | Luc Boltanski, De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Gallimard, 2009. |
⇧19 | Ce travail de dramatisation mémorielle est aussi mené à l’écran par Renzo Martinelli (né en 1948), metteur en scène engagé à droite – proche de la Lega Nord et de Berlusconi – qui se définit lui-même comme un « intellectuel ». Généreusement financé par la RAI, il a réalisé une série de films emphatiques sur : Al-Qaida en Europe (Il mercante di pietre, 2006) : Alberto da Giussano, le héros légendaire de la Ligue lombarde médiévale (Barbarossa, 2009) : le rôle de Marco d’Aviano dans la Bataille de Vienne (11 settembre 1683, sortie prévue en 2011). Dans le monde du cinéma, les derniers ouvrages d’Oriana Fallaci furent par ailleurs encensés par le réalisateur et metteur en scène Franco Zeffirelli (né en 1923), connu notamment pour son Jésus de Nazareth, et qui fut sénateur berlusconien de 1994 à 2001. |
⇧20 | Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, 1991. |
⇧21 | Notons qu’il ne s’agit pas ici de pointer le « familialisme amoral » (Banfield), l’« esprit de clocher » (le parochialismd’Almond et Verba) ou le manque d’une culture de l’engagement civique (Putnam) qui seraient propres à l’Italie ou à certaines de ses régions – des analyses causales qui sont d’ailleurs très fortement contestées par la sociologie italienne – mais plutôt de rappeler l’ajustement des représentations et des attentes à la structure d’opportunités locale et aux épreuves qui la régissent. Edward Banfield (avec Laura Fasano Banfield), The Moral Basis of a Backward Society, Chicago, Free Press, 1958 : Gabriel A. Almond et Sidney Verba, The Civic Culture. Political Attitudes and Democracy in Five Nations, Princeton, Princeton University Press, 1963 : Robert D. Putnam, Making Democracy Work. Civic Traditions in Modern Italy, Princeton, Princeton University Press, 1993. |