Dans ce texte, qui servit de base pour un rapport donné à l’Institut international de recherche et de formation (IIRF), dans le cadre d’un cycle sur la révolution cubaine tenu en avril-juin 1985, Daniel Bensaïd revient sur la manière dont la révolution cubaine a reposé plusieurs des questions centrales pour toute stratégie révolutionnaire.
À travers ce bref rapport sur la révolution cubaine, examinons trois questions centrales pour le développement de la révolution socialiste :
1. Une situation spécifique de dualité de pouvoir et la transcroissance d’une révolution démocratique en révolution prolétarienne.
2. La formation d’une direction révolutionnaire au cours même de ce processus.
3. L’acte de naissance d’un État ouvrier et ses caractéristiques particulières.
Inutile de souligner dans cette introduction l’importance que revêt aujourd’hui un retour sur la révolution cubaine, afin de cerner les parentés nombreuses et les différences avec le processus révolutionnaire en cours au Nicaragua.
I. Cuba à la veille du renversement de Batista
Il faut d’abord souligner que Cuba, sous la dictature de Batista, au début des années cinquante est un État semi-colonial fortement dépendant de l’impérialisme américain voisin, mais :
– Il ne s’agit déjà plus d’un pays à prédominance agraire ; en 1953, 55 % de la population est urbaine et un sixième de la population vit à La Havane.
– La production agricole exportatrice (sucre et tabac) est dominée par une structure capitaliste. Si, depuis 1934, un nombre significatif de propriétés et de raffineries a été récupéré par des Cubains, les compagnies américaines en contrôlent encore une bonne part. À l’exception du Venezuela, Cuba est le pays d’Amérique latine où l’investissement américain par tête d’habitant reste le plus important. Quant au capital cubain, il est lui-même très concentré. En 1959, Julio Lobo et sa famille possèdent 400 000 hectares, en même temps que des parts importantes dans la banque, l’hôtellerie, les radios, les bateaux. À lui seul, il vend annuellement entre 35 et 50 % du sucre cubain et 60 % du sucre raffiné à destination des États-Unis. Or le sucre représente environ 80 % des exportations cubaines et constitue entre le tiers et le quart du revenu national.
– Le revenu annuel par tête d’habitant oscille entre 350 et 550 dollars. Seuls l’Argentine et l’Uruguay font mieux en Amérique latine. Cuba compte plus de téléphones par tête d’habitants que tout autre pays du sous-continent (à l’exception de l’Uruguay) et arrive au premier rang en ce qui concerne le nombre de postes de télévision. Mais ces moyennes ou ces chiffres absolus masquent de profondes inégalités.
Les statistiques ne permettent de dégager qu’un contour approximatif des structures sociales. On recense environ 200 000 familles de paysans, dont au moins 140 000 sont très pauvres, ne possédant, louant ou occupant que 13 hectares de terre. À côté de cette paysannerie, on trouve à peu près 600 000 travailleurs agricoles, dont plus de la moitié sont des coupeurs de canne employés seulement pendant la récolte. Ces derniers sont clairement différenciés des 100 000 travailleurs à temps complet des raffineries, qui constituent une sorte d’aristocratie ouvrière, bien organisée et prépondérante dans les syndicats, que ce soit sous la direction du PC ou sous celle de la bureaucratie jaune de Mujal après 1947.
Viennent ensuite les 400 000 familles environ du prolétariat urbain, également bien organisées dans les syndicats, et 200 000 familles de petits bourgeois, boutiquiers et parasites de toutes sortes, vivant pour la plupart du tourisme.
Il y a enfin un nombre important de sans-emploi, entre 400 000 personnes et 650 000 (soit un tiers de la population active pendant les mois creux).
Le prolétariat et le sous-prolétariat des villes et des champs représentent donc de loin la principale force sociale. La bourgeoisie proprement dite est rachitique. En revanche, il existe une petite bourgeoisie urbaine relativement importante, d’enseignants, hommes de loi, cadres commerciaux et administratifs.
Cette petite bourgeoisie a nourri des courants radicaux, démocratiques et anti-impérialistes. Mais, à plusieurs reprises déjà, sa radicalisation s’est brisée sur le pouvoir militaire. De 1898 à 1955, en passant par le gouvernement de Guiteras et Grau San Martin en 1953, l’histoire politique cubaine est celle d’une révolution bourgeoise avortée et de ses impasses. Issu de ce radicalisme, Castro lui-même est le dernier maillon d’une longue chaîne : les échecs de la révolution bourgeoisie ont fait mûrir la nécessité d’une révolution socialiste, comme seule voie de libération réelle face à l’impérialisme.
Les conditions sont mûres pour que, se détachant du démocratisme radical, il rejoigne le communisme révolutionnaire des Mariátegui et des Mella (l’un des fondateurs du PC cubain) qui, bien avant le Che et la conférence de l’Olas, appliquaient à l’Amérique latine le mot d’ordre de la révolution permanente : ou révolution socialiste ou caricature de révolution.
II. Vers la conquête du pouvoir
À la veille du renversement de Batista, en janvier 1959, le mouvement de lutte contre la dictature se structure à trois niveaux différents et combinés.
1. Il y a tout d’abord la guérilla, qui s’est développée et organisée depuis le débarquement du Granma en 1956. Elle constitue un très petit embryon (sans commune mesure avec les territoires libérés de Yougoslavie sous l’occupation allemande, ni avec la République de Yenan en Chine) de pouvoir militaire et administratif alternatif. Après l’échec de l’offensive militaire lancée par Batista en mai 1958 pour anéantir la guérilla, c’est à partir des maquis de la Sierra Maestra qu’est proclamée, de façon significative, la loi n° 1 de la réforme agraire. Elle respecte les propriétés de moins de 400 hectares, annonce la distribution des terres de Batista après son renversement, et promet une distribution de terre à ceux qui ont moins de 37 hectares cultivables. Cette loi modérée tient compte de la structure agraire du pays (1,5 % des propriétaires détiennent 42 % du sol cultivable, alors que 70 % des propriétaires les plus pauvres n’en possèdent que 12 %). Elle vise à la fois à mobiliser les petits et moyens paysans tout en rassurant la plupart des paysans riches et en épargnant les compagnies étrangères. Dès novembre, soit deux mois avant la chute de Batista, cette loi commence à être appliquée dans la province de Las Villas.
2. Il y a ensuite le mouvement ouvrier urbain, dont le problème clef est celui des rapports entre le PC (PSP) et les réseaux de résistance du Mouvement du 26 juillet
(M 26). Le 9 avril 1958, le M 26 a lancé un appel à la grève générale urbaine. Le PSP, tout en enregistrant cet appel comme le signe d’un tournant positif vers l’action de masse, s’est tenu à l’écart de la grève, œuvrant ainsi ouvertement à la division, contribuant à l’échec de la grève et ouvrant la voie à la contre-offensive militaire de Batista dès le mois suivant. Mais cet échec pose de part et d’autre la question du front uni. Soucieux de prendre le train en marche, le PSP négocie avec la direction de la guérilla. Il décide formellement l’incorporation de ses militants à l’armée rebelle, quelques semaines avant la victoire, et délègue symboliquement l’un de ses principaux dirigeants, Carlos Rafaël, dans la Sierra. D’autre part est constitué un Front ouvrier national unifié (Fonu), unitaire, qui se manifestera en janvier 1959 en lançant l’appel à la grève générale à La Havane.
Il y a enfin, au niveau de la représentation institutionnelle, le front démocratique constitué par le M 26 et les secteurs de la bourgeoisie ou de l’armée opposés à la dictature. Formellement, le programme du M 26 ne va pas au-delà d’une série de réformes démocratiques : retour à la constitution démocratique bourgeoise de 1940, plan de scolarisation, réforme agraire modérée, épuration limitée de l’armée… Dans une interview donnée au cours du mois de mai, Castro réaffirme le respect de la libre entreprise et du capital investi. Le 20 juillet, après l’échec de l’expédition militaire de Batista, le pacte de Caracas consacre la formation d’une sorte de gouvernement provisoire, la Junte d’unité du front civique révolutionnaire démocratique. Des personnalités bourgeoises souvent issues des professions libérales (Prio, Miro Cardona, Varona), des dirigeants du directoire et du M 26, des officiers hostiles à Batista et des courants chrétiens y participent. Le pacte définit « une stratégie commune pour défaire la dictature par l’insurrection armée ». Cardona, en tant que coordinateur du front, est une sorte de Premier ministre en puissance. Urrutia est baptisé « président de Cuba en armes », et Fidel Castro nommé commandant en chef des forces armées.
Déjà apparaissent certaines constantes de la politique de Castro. Il n’hésite pas à conclure des alliances avec le PC dans le mouvement ouvrier urbain ou avec certains secteurs de la bourgeoisie pourvu qu’il détienne dans ces alliances l’initiative militaire. Le programme précis du pacte de Caracas et la composition des organes politiques provisoires sont pour lui secondaires dès lors que la voie fixée est celle de l’insurrection armée et qu’il garde personnellement la responsabilité des opérations militaires.
En résistant victorieusement à l’armée de Batista en mai 1958, la guérilla affirme son prestige et assoit son autorité. Dès lors le régime se décompose. Dans l’entourage de Batista, tout le monde intrigue. Batista lui-même est surtout occupé à préparer sa fuite et à mettre ses biens au soleil. Au sein de l’État-major, le général Cantillo négocie secrètement avec Castro. Mais, après le départ de Batista, le 1er janvier 1959, il tente de s’accrocher à la place vacante. Cette tentative de dernière heure n’a pour résultat que de compromettre davantage l’armée et de radicaliser le processus révolutionnaire :
le 2 janvier, le Fonu appelle à la grève générale et organise des manifestations de masse.
Comme l’entêtement d’Urcuyo après la fuite de Somoza, l’éphémère résistance de Cantillo remet de fait en cause la perspective formelle de fusion entre l’armée rebelle et les restes de l’armée régulière, et accélère l’émergence d’un organe de pouvoir militaire directement issu de la lutte révolutionnaire.
III. La chute de la dictature et la dualité de pouvoir
Dès la chute de Batista, le pouvoir politique se scinde, comme s’il existait simultanément un gouvernement formel et un gouvernement réel.
D’un côté, dès le 2 janvier, les dignitaires du pacte de Caracas se précipitent à La Havane pour occuper les postes ministériels qui leur sont promis.
Mais, d’un autre coté, Castro prend son temps et entre d’abord à Santiago de Cuba, qu’il proclame bastion de la lutte pour la liberté et nouvelle capitale de Cuba. Cet acte d’autorité a un sens qui dépasse le symbole, et le dirigeant du directoire étudiant, Faure Chomon, se plaint ouvertement de ces déclarations unilatérales. Castro ne met ensuite pas moins de huit jours à parcourir la petite distance entre Santiago et La Havane, laissant derrière lui Raul comme commandant militaire de la province d’Oriente. Cette marche lente sur La Havane remplit une fonction politique et militaire. Elle pose les jalons du pouvoir révolutionnaire, en dehors de tout contrôle des organes formels de gouvernement.
1. Le témoignage de Carlos Franqui
D’après le témoignage de Carlos Franqui, la source réelle du pouvoir, dès le 2 janvier, ne fait guère de doute :
« [Le 1er janvier] à 11 heures du matin, Fidel est arrivé à la station de radio et a fait son allocution au peuple : il l’a prévenu du danger du coup d’État militaire, a demandé de déclarer la grève générale révolutionnaire, a ordonné aux colonnes rebelles d’avancer, a dénoncé la trahison de Cantillo et a demandé à la population de Santiago de Cuba de se préparer à la bataille immédiate […]. Le lendemain 2 janvier, la situation était encore confuse. Pour annuler l’effet du coup de La Havane, Fidel a proclamé Santiago capitale de Cuba ; il a nommé le colonel Rego Rubido (chef de la caserne Moncada) chef de l’armée, et le colonel Izquierdo, chef de la police de Santiago, devenait chef de la police nationale […]. Je me rappelle que, pendant qu’on proclamait Urrutia président à l’université de Santiago, les étudiants et le peuple criaient “Izquierdo assassin !”. Izquierdo, qui avait dirigé la répression à Santiago de Cuba et qui était chef de la police nationale à cette heure-là, fut fusillé trois jours plus tard. Urrutia, qui avait une mentalité de juge de paix, ne savait pas quoi faire ; entre autres idées biscornues, il lui était venu celle de garder deux armées : l’armée rebelle et celle de Batista. Nous nous sommes donné du mal pour le convaincre que c’était absurde et, en une minute, à la radio, nous avons nommé les ministres du nouveau gouvernement, à l’exception du Premier ministre et de ceux de l’Intérieur, des Travaux publics, de l’Agriculture, et de l’Éducation nationale, que Fidel m’avait dit de lui laisser pour les remplir plus tard. Raul Castro a nommé le ministre de la Défense nationale […]. Urrutia n’en a nommé qu’un seul, celui de la Justice. Luis Buch, celui des Finances. Aux affaires étrangères, c’était l’orthodoxe Agramonte. Les autres, nous les avons nommés. Je me souviens que le ministère des Biens acquis frauduleusement, c’est moi qui l’ai créé par une note manuscrite, et j’ai dit au speaker de la lire à la radio. Le public présent a fait une ovation à ce ministère qui allait être le premier instrument révolutionnaire du nouveau gouvernement, ainsi qu’au ministre à qui allait ce portefeuille, qui était Faustino Perez. Urrutia a demandé de ne pas applaudir un ministère ou un ministre mais tout le gouvernement. En réalité, ça a été un gouvernement radiophonique. Par la suite, Fidel a désigné Hart, Ray, Sori Marin, Luis Orlando Rodriguez et, à la surprise générale, le Dr José Miro Cardona, secrétaire du Front civique d’opposition, comme Premier ministre. La nomination de Miro Cardona a fait l’effet d’une bombe. C’était le président de l’ordre des avocats de Cuba, le représentant des grands avocats d’affaires capitalistes, et l’un des politiciens les plus pro-américains de Cuba […]. Nous n’avons pas compris cette nomination. Mais ceux pour qui elle était faite ont marché. C’était en réalité une manœuvre intelligente qui a trompé les Américains, les bourgeois, et les politiciens. Miro Cardona n’est resté Premier ministre que quarante-cinq jours. Fidel lui-même le remplaça le 16 février. »
Le rapport entre gouvernement formel et pouvoir réel est limpide à travers cette évocation. Le gouvernement est un « gouvernement radiophonique ». Personne ne l’élit ni ne négocie sa composition. C’est Fidel en personne qui désigne, nomme et dose. Le gouvernement n’est pas pour autant une simple manœuvre ou un simple masque. Son existence même traduit le fait que la bourgeoisie détient encore des positions de forces aux premiers jours de la révolution, articulées sur la présence écrasante, à l’arrière-plan, de l’impérialisme.
Mais déjà l’unité de l’État bourgeois en tant qu’instrument de domination d’une classe a volé en éclat avec la chute de Batista et la grève générale. Ce que Carlos Franqui met parfaitement en lumière : « La grève ouvrière nationale dura plus d’une semaine ; ce fut un facteur décisif de la victoire, qui anéantit les tentatives de coup militaire, de médiation américaine, et consolida le nouveau pouvoir révolutionnaire. Pour comprendre l’importance décisive de la grève, il faut se dire que lorsque le général Cantillo a fait sa tentative de coup militaire, il avait l’appui de la toujours puissante ambassade des États-Unis, de la Cour suprême, des classes aisées et riches du pays, des vieux politiciens, de l’Église, de la presse traditionnelle et des secteurs conservateurs du pays. En plus, il avait Columbia, l’armée, la police, et les corps répressifs de la tyrannie, il avait plusieurs dizaines de milliers d’hommes qui possédaient toutes les armes, tandis que l’armée rebelle et les milices rebelles ne comptaient pas plus de 5 000 hommes armés, dont beaucoup sans fusils, pour tout le pays. La grève a pesé de façon décisive dans la balance pour désarmer psychologiquement les militaires. »
2. Le processus de rupture avec la bourgeoisie
Qui trouve-t-on dans ce premier gouvernement formé début janvier ?
Des représentants de la bourgeoisie d’opposition à Batista, membres du Front civique : Miro Cardona certes, mais aussi Agramonte (aux Affaires étrangères), Bonilla (au Commerce), Lopez Fresquet (aux Finances) et Felipe Pazos (à la Banque nationale). Pour le M 26, on trouve Faustino Perez (pour les propriétés confisquées), Manuel Ray (aux Travaux publics), Armando Hart (à l’Éducation), Sori Marin (à l’Agriculture), Martinez Sanchez (à la Défense). Fidel est commandant en chef des forces armées.
Mais quelles sont les forces sociales qui se tiennent derrière ces portefeuilles. Les bourgeois membres du gouvernement ne sont pas, comme Alfonso Robelo et Violette Chamorro dans la première Junte de reconstruction nationale au Nicaragua, les représentants directs du grand patronat national organisé dans un quartier général tel que le Cosep. Ce sont pour l’essentiel des hauts fonctionnaires et des notables, qui sont en quelque sorte l’ombre portée de l’impérialisme, d’emblée véritable centre de la contre-révolution. Toutefois cette bourgeoisie faible et atomisée dispose encore de points d’appuis, dans les institutions judiciaires, dans les restes de l’armée régulière, dans les organes de presse, et surtout d’une base économique avec le maintien de la grande propriété privée, y compris dans l’agriculture.
De leur côté, Castro et le M 26 s’appuient sur la mobilisation des masses urbaines et des paysans gagnés à la perspective de la réforme agraire, et surtout sur l’armée rebelle qui constitue d’emblée l’ossature du nouvel appareil d’État. Significativement, Fidel néglige les réunions du gouvernement et « agit comme une sorte de président parallèle ». Où donc se prennent les décisions ?
Au sein du Mouvement du 26 juillet ? Pas même. Ce mouvement n’est pas un parti. Il reste hétérogène et inorganique. Pazos, Ray, Barquin, Sori Marin, Hubert Matos en sont membres. Après le débarquement de la baie des Cochons, Ray se réfugiera aux États-Unis, Sori Marin sera fusillé, Hubert Matos emprisonné. Les lignes de fractures entre classes traversent le M 26 lui-même.
Le centre réel du pouvoir se trouve donc concentré dans un petit cercle de dirigeants à la tête de l’armée rebelle. Guevara et Raul Castro n’ont pas de fonctions gouvernementales officielles. Mais la caserne de la Cabaña, dirigée par le Che, est bien plus qu’un cantonnement ordinaire : l’embryon d’un gouvernement de l’ombre. Des départements s’y organisent, pour l’agriculture, l’éducation, l’armée… qui doublent les ministères officiels.
La faiblesse de la bourgeoisie et l’effondrement de l’armée de Batista face à la grève générale marquent la spécificité de cette situation de dualité de pouvoir issue du renversement de la dictature. Le démantèlement de l’appareil d’État bourgeois est déjà plus avancé qu’il ne l’était en Russie après février 1917, au Portugal après avril 1974, ou encore en Iran après février 1979. Dans chacun de ces cas, l’essentiel de l’armée bourgeoise restait sur pied. Mais les organes du nouveau pouvoir sont faiblement développés : il n’y a ni comités de masse, ni soviets, ni larges territoires auto-administrés. L’armée rebelle ne constitue que le squelette décharné du nouveau pouvoir. La conscience des masses est beaucoup plus démocratique que socialiste, et il n’existe pas de parti d’avant-garde clairement délimité autour d’un programme.
La tâche centrale mise à l’ordre du jour par le renversement de Batista, c’est le développement et la consolidation des éléments de pouvoir révolutionnaire. Les tâches strictement démocratiques (comme les élections libres) sont déjà en retard sur le développement réel de la révolution, et susceptibles de servir de drapeau aux premiers pas de la contre-révolution démocratique (parlementaire).
Hugh Thomas ne voit que partiellement juste lorsqu’il constate que « la popularité de Castro l’a aidé, au moment de la victoire, à ignorer ses alliés et à oublier le pacte de Caracas, comme s’il avait gagné seul la guerre ». Cette popularité n’est pas l’effet de quelque influence magnétique irrationnelle. Elle a des racines intelligibles : en l’absence de parti révolutionnaire ou d’organes incarnant la volonté populaire, Castro exprime et représente la dynamique radicale de la révolution.
Sa première intervention à la radio de La Havane, le 6 janvier, montre bien la conscience de cette faiblesse. Castro ne peut compter pleinement, pour conduire la bataille, ni sur un mouvement qui demeure interclassiste ni sur l’armée rebelle, elle-même hétérogène et réduite à environ 5 000 combattants. Son premier discours est donc une mise en garde contre les dangers qui guettent la révolution : « Qui peuvent être les ennemis de la révolution ? » Il s’agit d’en appeler directement aux masses, pour qu’elles ne soient pas encore frustrées du fruit de la victoire et affaiblies par des guerres de cliques soucieuses avant tout de se partager le butin, comme ce fut le cas dans le passé.
Le premier effort pour la consolidation des éléments de pouvoir révolutionnaire dans le cadre de la dualité de pouvoir porte sur le contrôle des appareils de coercition. Les soldats et les policiers qui n’ont pas torturé sous la dictature sont libres mais la plupart, bon gré mal gré, quittent leurs fonctions. Une nouvelle police se met en place, avec à sa tête Aldo Vera (chef du sabotage du M 26 à La Havane) et Efigenio Ameijeiras (combattant de la guérilla), qui proclame ouvertement agir non sous les ordres du ministre de l’Intérieur mais sous la direction du commandant en chef des forces armées, soit Fidel en personne. Fin janvier, de nouveaux responsables ont déjà été nommés à la direction de 15 commissariats de La Havane sur 19. En ce qui concerne l’armée, Camilo Cienfuegos réaffirme encore le 4 janvier le projet du pacte de Caracas : la fusion des deux armées (rebelle et régulière) en une seule. Mais, dès son discours du 8 janvier, Castro, sans reprendre cette idée, modifie les données du problème et déclare : « Le peuple est la plus sûre colonne de la nation. » Le 14 janvier, le Che inaugure la première école militaire de l’armée rebelle à La Cabaña. La plupart des commandants de province sont sous le contrôle direct de Fidel.
Parallèlement, pendant les premiers jours de janvier, les tribunaux criminels sont dissous et sont mis sur place des tribunaux révolutionnaires composés de deux à trois membres de l’armée rebelle, un assesseur et « un citoyen respecté » de la ville ou du village. Ces tribunaux accomplissent une première tâche d’épuration, avant que soient remis en place des tribunaux réguliers fin janvier.
Personne, y compris parmi les composantes bourgeoises du gouvernement, n’ose poser ouvertement la question des élections et de la convocation d’une assemblée. Mais dès le 7 février le gouvernement tranche la question et s’instaure lui-même pouvoir législatif. Conscients de leur impuissance et de leur rôle de figurants, Cardona et Urrutia veulent démissionner. Le 16 février, pour résoudre cette crise, Castro accepte le poste de Premier ministre, mais en réclamant de larges pouvoirs pour pouvoir mettre en pratique une politique énergique.
Le commentaire désabusé de Cardona lui-même sur l’épisode donne à la fois une idée du rapport de forces et du statut tout formel du gouvernement : « Je démissionnais. Castro ne protesta pas. On accepta. Cuba applaudit. »
Dans la foulée du remplacement de Cardona par Castro, Ramiro Valdes (combattant du 26 juillet) devient chef de la police politique, Raul remplace Fidel comme commandant en chef des forces armées. En prenant ses nouvelles fonctions, Fidel caractérise la révolution non comme un acte consommé mais comme un processus consistant en une longue série de lois conscientes.
Le 17 mai, est rendue publique la loi de réforme agraire, sous l’égide de Nunez Jimenez et de Guevara. Il s’agit d’une loi prudente et modérée, dans la continuité de la loi n° 1 de la Sierra Maestra. Elle touche les propriétés supérieures à 400 hectares, en laissant encore de larges possibilités d’exceptions, jusqu’à 3 300 hectares pour les propriétés ayant un rendement supérieur à la moyenne nationale. Les compagnies étrangères ayant des propriétés supérieures à 400 hectares sont également épargnées par dérogation. Les terres saisies doivent être remboursées par l’État sous forme de bonds à 4,5 % remboursables sur vingt ans (conditions comparables à celles de la réforme agraire au Japon après la guerre). Enfin, cette réforme est peu redistributive (à la différence des réformes appliquées dans les démocraties populaires, comme en Pologne et en Bulgarie) et veut éviter la prolifération de micropropriétés non rentables.
Mais l’un des aspects les plus importants de la réforme réside ailleurs que dans les mesures proprement dites. L’Inra, chargé de la réforme, devient une sorte de gouvernement parallèle, un nouveau centre de pouvoir qui s’ajoute à celui de l’armée rebelle. L’institut absorbe nombre d’institutions agricoles, s’occupe de logement, d’éducation, de santé. Et le président de l’Inra n’est autre que… Castro !
Malgré la modération de la réforme, la puissante association des éleveurs ne tarde pas à protester contre le maximum de 3 300 hectares (pour les terres à fort rendement) et, dès le 11 juin, les États-Unis demandent une compensation rapide et adéquate pour les compagnies américaines, comme la United Fruit et autres géants de l’agro-alimentaire, susceptibles d’être touchées. Dès le lendemain, Castro réplique par un remaniement ministériel (Raul Roa remplace Agramonte, trop lié à Washington, aux Affaires étrangères) et refuse de changer une virgule à la réforme. C’est l’épreuve de force avec le pouvoir judiciaire qui conteste la légalité de la loi. Au terme de la crise, le 17 juillet, Fidel fait une fausse sortie.
Il donne sa démission, dénonce à la radio l’incompétence et les entraves d’Urrutia. Spontanées ou non, les prises de position plébiscitant Fidel affluent. Urrutia démissionne et Fidel reprend ses fonctions.
Aussitôt les mois de septembre et octobre voient un nouvel approfondissement de la révolution. Dans un climat d’austérité et de difficultés économiques, les taxes à l’importation sont relevées. Sans lancer l’idée de milices, Fidel commence à parler d’une « armée volontaire de travailleurs ». Impuissants devant cette dynamique, Felipe Pazos se retire de la direction de la banque centrale, où il est remplacé par Guevara. Faustino Perez et Manuel Kay démissionnent de leurs ministères respectifs, le second étant remplacé aux Travaux publics par Osmani Cienfuegos, considéré comme communisant. D’après Hugh Thomas, « la démission de Pazos et de ses collaborateurs signifie la disparition de l’aile libérale de la révolution, des authentiques réformateurs respectés à Washington ». Il y a bien encore des ministres bourgeois dans le gouvernement. Mais ils ne sont que de purs otages au sein d’un gouvernement de plus en plus formel, qui ne se réunit officiellement que deux fois entre novembre 1959 et mars 1960.
3. L’affrontement avec l’impérialisme et la fin de la crise capitaliste
L’impérialisme américain avait maintenu jusqu’alors une position prudente, visant à préserver ses intérêts à Cuba. Il n’avait pas soutenu Batista jusqu’au bout, et Castro avait fait, début 1959, une visite conciliante aux États-Unis.
Mais tout au long de l’année 1959 le processus de rupture avec la bourgeoisie s’approfondit, d’abord avec les bourgeois libéraux, puis, en octobre, dans les rangs même du Mouvement du 26 juillet. La dynamique de transcroissance de la révolution démocratique en révolution anticapitaliste devient limpide. Dès le printemps 1960, une série de nouvelles mesures marquent le cap. Fidel lance le projet des milices et nomme Acevedo à leur tête. Il encourage les syndicats de l’imprimerie et de la presse à exercer une sorte de contrôle sur les publications bourgeoises, en insérant des « coletillas » (communiqués critiques) à la suite des articles jugés mensongers, déformés ou faux. En mars, il reçoit Mikoyan, représentant de l’Union soviétique.
Parallèlement, le Che dénonce la fonction du quota sucrier, qui garantit au sucre cubain un débouché annuel aux États-Unis à un prix légèrement supérieur aux prix du marché mondial mais en échange de contreparties (achat de matériel, limitation de la production pour peser sur les prix mondiaux), perpétuant la monoculture et la dépendance.
Après la récolte de la fin 1959, la réforme agraire s’accélère. Dans les dix premiers mois après la chute de Batista, 850 000 hectares seulement avaient été confisqués dont
40 000 redistribués à 6 000 paysans. Un an plus tard, 3 800 000 hectares auront été nationalisés et 101 000 paysans auront bénéficié de redistributions.
Au printemps de nouvelles mesures sont prises qui poussent à bout la bourgeoisie et l’impérialisme :
• Le pouvoir décrète le gel des avoirs bancaires des collaborateurs de Batista. Cette mesure touche directement les propriétaires de la presse bourgeoise privée (Prensa libre, Diario de la Marine) et des stations de radio privées regroupées dans la Fédération indépendante des stations libres (Fiel). C’est donc un coup indirect au contrôle de la bourgeoisie sur les médias.
• Le pouvoir demande aux grandes compagnies impérialistes (Texaco, Standard Oil, Royal Dutch) de se préparer à raffiner le pétrole soviétique dont il est en train de négocier l’importation.
Dès lors la campagne bourgeoise se déchaîne, avec le soutien de la hiérarchie catholique. La réaction tente d’organiser ses partis politiques et ses groupes de subversion contre-révolutionnaire, dont le MRP (Mouvement révolutionnaire du peuple) fondé par Manuel Ray, ancien responsable du Mouvement du 26 juillet et ancien ministre. Aux États-Unis, le 22 juin, le porte-parole du président Eisenhower plaide devant les sénateurs l’abrogation du quota sucrier. Le 28 juin, le Sénat autorise le président à suspendre l’achat de sucre cubain. Le 6 juillet, Eisenhower suspend le quota.
La rupture avec les bourgeois libéraux à Cuba conduisait inévitablement à l’affrontement direct avec l’impérialisme lui-même. Et cet affrontement constituait bel et bien la dernière épreuve de force décisive sur la voie de la révolution socialiste et de la formation de l’État ouvrier.
À chaque pas de Washington dans l’escalade, Castro réplique du tac au tac par une nouvelle mesure de rétorsion. Le 25 juin, il déclare la guerre économique ouverte avec les États-Unis. Le 28 juin, jour où le Sénat vote la suspension du quota, il nationalise Texaco, Esso et Shell. Le 6 juillet, jour où Eisenhower ratifie la suspension du quota, il décrète l’armement des milices et place 600 entreprises américaines sous contrôle de l’État. Le 26 juillet, il pose pour la première fois dans toute son ampleur la dimension continentale de la révolution cubaine en proclamant que la Cordillère des Andes doit devenir la Sierra Maestra de l’Amérique latine. Le 6 août, il annonce la nationalisation des entreprises sous contrôle étatique. Le PSP, qui voyait surtout en Castro un allié démocratique, un nouveau Nasser latino-américain, est loin d’être enchanté par cet emballement de la révolution.
En Octobre, le début du blocus américain et l’apparition de guérillas contre-révolutionnaires dans l’Escambray reçoit une nouvelle réponse : la nationalisation de 382 entreprises privées cubaines (banques, raffineries, distilleries, etc.) et de 166 entreprises américaines (dont Coca-Cola, Remington et Westinghouse). Une réforme urbaine interdit la double résidence. Le 11 octobre, le Che convoque Julio Lobo, le roi du sucre, pour lui annoncer que son tour est venu, qu’il doit choisir entre l’exil et l’intégration à la révolution comme directeur de l’industrie sucrière nationalisée.
Lobo objecte que Khrouchtchev croit à la coexistence pacifique et à la compétition entre deux systèmes de production, et le Che répond que la coexistence est peut-être possible entre deux nations, mais à coup sûr impossible au sein d’une même nation.
Le 13 octobre, Lobo part pour Miami et tous ses biens sont nationalisés.
Enfin, en avril 1961, Castro parle pour la première fois de la révolution cubaine comme d’une révolution socialiste. Au grand dam des Soviétiques qui conçoivent mal qu’une révolution se proclame socialiste en dehors de leur contrôle et sous une direction qui n’est pas un sous-produit de leur sérail. Les milices mixtes organisent alors 150 000 combattants et combattantes. La direction castriste s’efforce d’étendre la mobilisation populaire à travers la construction des Comités de défense de la révolution (CDR). L’Inra absorbe la plupart des organismes économiques et se transforme de fait en organe de planification. L’Anap, qui organise de façon distincte les petits agriculteurs, étend son contrôle sur 60 % de la terre privée.
1959 a été l’année de la libération, 1960 celle de la réforme agraire, 1961 sera l’année de l’éducation et 1962 l’année de la planification.
Premier territoire libéré d’Amérique latine, Cuba en a fini non seulement avec la dictature mais avec la tutelle impérialiste et le capitalisme. L’un ne pouvait aller sans l’autre.
IV. Trois questions de méthode
1. La question de la direction
Une direction qui fait la révolution et fonde un État ouvrier est une direction révolutionnaire. On ne peut pas sortir de là. Nous l’avons déjà vu à propos de la Yougoslavie et de la Chine. Dans ces deux cas, pouvait-on caractériser les directions comme staliniennes au moment de la prise du pouvoir ?
Nous n’avons pas du stalinisme une compréhension idéologique mais matérialiste : le stalinisme n’est pas une série de thèmes ou de déformations programmatiques mais une force matérielle. C’est la subordination du mouvement ouvrier aux intérêts particuliers de la bureaucratie soviétique. Ce que nous pouvons dire, c’est que les déformations programmatiques et organisationnelles facilitent par la suite des processus de bureaucratisation chaque fois spécifiques.
S’entêter à caractériser des directions qui ont fait la révolution comme staliniennes ou, dans le cas de Cuba, comme petites bourgeoises, ne pas les reconnaître dans leur pays comme des directions révolutionnaires, ne peut aboutir qu’à une accumulation d’incohérences théoriques :
– soit le stalinisme peut jouer un rôle révolutionnaire et progressiste, et ce de façon non exceptionnelle, puisque la Yougoslavie, la Chine, le Vietnam sont concernés…
– soit la petite bourgeoisie peut conduire un processus révolutionnaire prolétarien jusqu’au bout…
– soit la pression des masses, en l’absence de direction révolutionnaire et contre les obstacles supplémentaires accumulés par une direction traîtresse, est assez forte pour conduire à l’instauration d’un État ouvrier…
Dans chacune des trois hypothèses, on débouche sur une révision théorique fondamentale : sur la question du stalinisme et de la bureaucratie, dans le premier cas ; sur celle de la révolution permanente et du rôle de la petite bourgeoisie, dans le second ; sur celle du parti au profit d’un spontanéisme radical, dans le troisième.
Revenons donc à la direction castriste. Il faudrait un long développement pour entrer dans les détails de son héritage. Les facteurs qui l’ont forgée sont multiples : l’expérience accumulée du radicalisme petit bourgeois à Cuba, les origines révolutionnaires du communisme cubain et les théories de Mella, le contre-exemple d’un PC compromis dans la politique de front populaire et la participation gouvernementale aux côtés de Batista, la formation marxiste de certains dirigeants et leur expérience internationale (Castro à Haïti, Guevara au Guatemala à l’époque du renversement d’Arbenz).
Il en résulte que la définition du Mouvement du 26 juillet comme une direction petite bourgeoisie dans son ensemble pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. Il s’agit plutôt d’un front démocratique interclassiste, déjà travaillé par des contradictions et des différenciations de classe.
L’évolution du noyau castriste au sein de ce front est le résultat combiné de la pression des événements et des réponses conscientes et délibérées apportées aux défis de la réaction et de l’impérialisme. Au cours de ce processus, ce noyau se transforme pour jouer le rôle d’une direction révolutionnaire qui devient prolétarienne. Il faut souligner à ce propos que, par sa composition et par son programme, cette direction embryonnaire était à l’origine infiniment moins prolétarienne que le PC yougoslave ou même le PC chinois.
En revanche, l’aile marchante de cette direction étant initialement étrangère au cadre de formation stalinien, elle prend sur des points programmatiques fondamentaux des positions en rupture plus radicale avec le stalinisme. Ainsi, elle n’a jamais, jusqu’à aujourd’hui, fait sienne, la théorie du socialisme dans un seul pays et a toujours posé l’avenir de la révolution cubaine dans une perspective au moins continentale. Cette position n’est pas restée platonique : la convocation en 1967 de la conférence de l’Olas et l’aide active apportée à une série de mouvements révolutionnaires sur le continent en sont la traduction pratique. De même, de toutes celles qui ont dirigé une révolution prolétarienne depuis la Révolution russe, la direction castriste est celle qui est allée le plus loin et le plus clairement dans le sens d’une réhabilitation de la théorie de la révolution permanente : ou révolution socialiste ou caricature de révolution.
La compréhension de la révolution cubaine et l’approche de sa direction ont été l’un des tests décisifs qui ont permis d’aboutir en 1963 à la réunification de la IVe Internationale. Les thèses du congrès de réunification parlaient de l’évolution vers le marxisme révolutionnaire des dirigeants du 26 juillet. Elle constatait que la direction cubaine, grâce à ses liaisons profondes avec les masses et malgré ses limitations idéologiques, a « œuvré en pratique sur une ligne de révolution permanente ». Elles soulignaient que la direction cubaine est la première depuis Lénine à en appeler aux masses à l’échelle d’un continent.
Deux ans plus tard, les thèses du VIIe congrès mondial caractérisaient la direction castriste « comme un courant autonome fondamentalement révolutionnaire », défendant une ligne de révolution permanente, un internationalisme continental et un égalitarisme antibureaucratique. On peut ajouter qu’en 1967 cette direction approcha les éléments fondamentaux de l’analyse de la dégénérescence bureaucratique.
2. La dualité de pouvoir et le gouvernement ouvrier-paysan
Avant la réunification de la IVe Internationale, le secrétariat international, d’une part, et les camarades du SWP des États-Unis, d’autre part, ont développé à propos de la révolution cubaine des positions convergentes :
a) Le secrétariat international (SI) considère que la chute de Batista ouvre une situation spécifique de dualité de pouvoir, et que l’ensemble des mesures prises pendant l’été et l’automne 1960 tranchent cette situation dans le sens de l’instauration d’un État ouvrier.
b) Le SWP considère le gouvernement après la chute de Batista comme un gouvernement de coalition, puis, après la démission d’Urrutia, comme un gouvernement ouvrier et paysan. Enfin, après les mesures de nationalisation de 1960, il caractérise l’État comme un État ouvrier.
Par des voies différentes, on atteint au même moment la même conclusion. Du côté du SI, le VIe congrès mondial de janvier 1961 salue le nouvel État ouvrier cubain. Du côté du SWP, le plénum de janvier 1961 en fait de même.
Les démarches différentes renvoient à des problèmes de théorie et de méthode. La difficulté est réelle. La caractérisation d’un État ouvrier consolidé combine une série de critères : exercice du pouvoir politique, rapport de propriété, planification. Mais dans le processus d’instauration de l’État ouvrier, ces critères ne sont pas en général remplis simultanément. La révolution prolétarienne commence par la conquête du pouvoir politique, la naissance de la dictature du prolétariat. Le rythme et l’ampleur des nationalisations relèvent de sa consolidation.
Si le critère politique (qui détient le pouvoir politique réel et au profit de quelle classe ?) reste dominant, il faut voir cas par cas le processus historique concret et la combinaison concrète des différents critères.
En octobre 1917 en Russie, la dualité de pouvoir est tranchée par la voie insurrectionnelle au profit de la souveraineté des soviets. Dès lors, aucun bourgeois ne peut croire que sa classe détient encore le pouvoir ou qu’elle peut le reconquérir pacifiquement. De même en Chine, en 1949, la prise du pouvoir par le PC tranche une longue situation de dualité territoriale de pouvoir. Dès lors que la dualité de pouvoir est résolue à l’avantage du prolétariat, on peut parler d’État ouvrier, de dictature du prolétariat.
Le problème est plus compliqué dans des cas comme Cuba ou le Nicaragua, où le renversement de la dictature, dans le cadre d’une alliance avec la bourgeoisie d’opposition, ne dénoue pas la dualité de pouvoir mais lui donne naissance. Ce qui est en jeu ici c’est la trajectoire de la révolution permanente. Il s’agit d’une transcroissance de révolution démocratique bourgeoise en révolution prolétarienne. Au début, l’alliance avec une fraction significative de la bourgeoisie est effective. La rupture s’opère au cours même du processus révolutionnaire.
En janvier 1959 à Cuba et en juillet 1979 au Nicaragua, l’appareil d’État bourgeois est plus démantelé qu’il ne l’était en Russie en février 1917 mais il n’est pas remplacé encore par un nouveau pouvoir d’État unifié comme en octobre 1917.
La notion clef, celle qui permet de saisir le mouvement réel de la révolution, de définir des tâches, d’échapper à des notions formelles qui tendent à figer en instantanés le tourbillon révolutionnaire par lequel le pouvoir d’État passe d’une classe à une autre, est celle de dualité de pouvoir.
Dans son chapitre de L’Histoire de la Révolution russe consacré à ce sujet, Trotski écrit :
« Le phénomène du double pouvoir, insuffisamment évalué jusqu’à présent, est-il en contradiction avec la théorie marxiste de l’État, qui considère le gouvernement comme le comité exécutif de la classe dominante ? Autant dire : l’oscillation des cours sous l’influence de la demande et de l’offre contredit-elle la théorie de la valeur basée sur le travail ? Le dévouement de la femelle qui défend son petit réfute-t-il la théorie de la lutte pour l’existence ? Non, dans ces phénomènes, nous trouvons seulement une combinaison plus complexe des mêmes lois. Si l’État est l’organisation d’une suprématie de classe et si la révolution est le remplacement de la classe dominante, le passage du pouvoir des mains de l’une aux mains de l’autre doit nécessairement créer des antagonismes dans la situation de l’État, avant tout sous forme d’un dualisme de pouvoirs. Le rapport de forces de classes n’est pas une grandeur mathématique qui se prête à un calcul a priori, lorsque le vieux régime a perdu son équilibre, un nouveau rapport de forces ne peut s’établir qu’en résultat de leur vérification réciproque dans la lutte. Et c’est là la révolution. »
Trotski est parfaitement conscient du danger théorique, de la « contradiction » possible avec la théorie marxiste de l’État : peut-on avoir pendant un temps un État qui n’est plus l’instrument d’une classe ? ou peut-on avoir un gouvernement en contradiction avec la nature de l’État dont il est censé être l’organe ? Trotski ne résout pas la difficulté à l’aide de la notion douteuse de gouvernement ouvrier et paysan, mais avec la notion de dualité de pouvoir : la transition, la passation de pouvoir est possible, parce que, pendant un certain temps, l’unité de l’État est rompue au profit de combinaisons plus complexes, « antagoniques », qui caractérisent la dualité de pouvoir.
Il souligne également que la dualité de pouvoir ne signifie en rien le partage à égalité du pouvoir. Au contraire, il y a toujours un côté qui, même de façon précaire, prend le dessus, sur le front mouvant du rapport de forces. Dès lors, l’analyse concrète du pouvoir ne relève pas d’un inventaire statique et formel des institutions mais d’une compréhension dialectique du combat engagé, qui anéantit certaines institutions, en crée de nouvelles, en remodèle d’autres ou modifie leur fonction :
« La dualité de pouvoirs, non seulement ne suppose pas mais, généralement, exclut le partage de l’autorité à parties égales et, en somme, tout équilibre formel des autorités. C’est un fait non constitutionnel mais révolutionnaire. Il prouve que la rupture de l’équilibre social a déjà démoli la superstructure de l’État. La dualité de pouvoirs se manifeste là où des classes ennemies s’appuient déjà des organisations d’État foncièrement incompatibles – l’une périmée, l’autre se formant – qui, à chaque pas, se repoussent entre elles dans le domaine de la direction du pays. La part de pouvoir obtenue dans ces conditions par chacune des classes en lutte est déterminée par le rapport des forces et par les phases de la bataille. »
Le fait que le pouvoir révolutionnaire (dans l’armée et au sein du gouvernement) soit prédominant à Cuba dès janvier 1959 et au Nicaragua dès juillet 1979 ne signifie pas pour autant que la dualité de pouvoir soit résolue. Dans ce cadre, la notion de gouvernement ouvrier et paysan peut être utilisée pour caractériser un gouvernement qui s’appuie toujours davantage sur la mobilisation des masses et s’engage plus avant dans la voie de la rupture de la bourgeoisie, au seuil même du dénouement de la dualité de pouvoir : quand le pouvoir révolutionnaire prend le dessus et quand l’alternative contre-révolution ou dictature du prolétariat devient un problème immédiat. Dans ce cas, la notion de gouvernement ouvrier et paysan est bien celle, selon la formule du programme de transition, d’un « court épisode » sur la voie de la dictature du prolétariat.
Étendue au-delà de cette utilisation très limitée, la notion de gouvernement ouvrier et paysan devient arbitraire ou subjective. Arbitraire : pourquoi caractériser le gouvernement cubain comme ouvrier et paysan après la démission d’Urrutia, en juillet 1959 ? Cette démission représente-t-elle un changement qualitatif ? Pourquoi pas la chute de Cantillo, la démission de Cardona ou celle de Pazos ? Tous les témoignages que nous avons cités montrent bien où était, dès le 2 janvier, le centre réel du pouvoir, qui faisait et défaisait les ministres. Subjective : la notion ne désignerait pas une réalité à partir de critères objectifs mais une tendance du processus révolutionnaire sur la base de la confiance accordée à sa direction.
Enfin, et surtout, le concept stratégique, celui qui commande les tâches, reste fondamentalement celui de dualité de pouvoir, non celui de gouvernement ouvrier et paysan.
Dans le cadre de la dualité de pouvoir, le problème central n’est déjà plus celui des revendications démocratiques et pas même celui des nationalisations, mais essentiellement celui de l’extension de la mobilisation des masses et du renforcement des éléments de pouvoir révolutionnaire en vue de l’épreuve de force finale C’est seulement dans ce cadre que l’on peut comprendre et soutenir la démarche de Castro hier, des sandinistes aujourd’hui, sur la question des élections. Après son arrivée à La Havane, le 9 janvier, Castro annonce un délai de huit à dix mois pour réorganiser les partis : « Les hommes appartenant à des partis politiques ont déjà des postes dans le gouvernement provisoire et les autres feraient mieux de se taire. » Le 22 janvier, il demande à la foule assemblée de lever la main pour approuver la révolution et déclare que des millions de Cubains ont déjà ainsi voté. Après la démission de Cardona, il renvoie les élections… jusqu’à ce que partis et programmes soient définis. En avril 1959, il dit à l’ambassadeur américain que les élections viendront lorsque la réforme agraire sera complète, quand tous les enfants pourront lire et écrire, quand ils auront accès à l’école et à la médecine.
Il est donc clair que la revendication des élections devient une machine de guerre de la bourgeoisie, mais en l’absence d’expression organisée de la volonté des masses, la dictature du prolétariat prend inévitablement un cours plébiscitaire et bonapartiste.
3. Les traits du nouvel État ouvrier
Les thèses du congrès de réunification, en 1963, définissent Cuba comme « un État ouvrier dont la forme n’est pas encore fixée ». Elles cherchent ainsi à tenir compte des particularités de la révolution cubaine. Si le pouvoir n’y est pas directement exercé par les masses, à travers un système de conseils démocratiquement centralisé, les déformations bureaucratiques originelles ne sont pas non plus comparables à ce qu’elles étaient en Chine dès 1949 ou, à plus forte raison, dans les démocraties populaires.
Il y a à cela des raisons à la fois objectives et subjectives. Objectives dans la mesure où la lutte relativement brève n’a pas donné naissance à la charpente administrative consolidée d’un nouvel appareil administratif et militaire. Subjectives dans la mesure où le parti se forge et évolue à travers le processus révolutionnaire même, sans disposer d’emblée d’un réseau de cadres pliés à une idéologie homogène.
Pour faire face aux manœuvres de la contre-révolution et aux menaces constantes de l’impérialisme, cette direction ne cesse, à partir de la chute de Batista, de mobiliser audacieusement les masses ouvrières et paysannes. Ainsi surgissent plusieurs embryons possibles d’une démocratie ouvrière large et directe :
– Dans l’agriculture, où dès 1962 la formation de fermes d’État officialise la transformation de fait des coopératives, existe un système de direction mixte. Mais l’administrateur nommé par l’Inra prime en dernière instance par rapport au coordinateur élu par les travailleurs de la ferme.
– Dans les entreprises, les conseils techniques d’assesseurs (CTA) sont des organes mixtes, nommés et élus, qui n’ont qu’une fonction consultative.
– Au niveau des villages et des quartiers, les Comités de défense de la révolution (CDR) exercent des tâches de vigilance et d’encadrement social, sans pouvoir de décision politique réel.
– Les Juntes unifiées de coordination économique et industrielle (Jucei) qui sont mises en place à l’époque où Guevara est ministre de l’Industrie en tant que relais régionaux du Plan, auraient pu devenir d’authentiques organes de pouvoir en centralisant toutes les formes d’organisations populaires, mais ce ne fut pas le cas.
– L’une des manifestations les plus claires de la mobilisation des masses et de la réalité de leur pouvoir reste donc la formation et l’essor des milices, qui sont armées en 1961 face à l’agression impérialiste, mais désarmées en 1964 et finalement dissoutes en 1973.
S’il n’y a pas mise en place d’un mécanisme de représentation parlementaire à Cuba, il n’y a pas non plus un mécanisme soviétique de centralisation démocratique des organes de masse. Cette absence facilite le développement d’une bureaucratie (dont la direction castriste est consciente très tôt), affaiblit la légitimité du pouvoir révolutionnaire, et renforce inévitablement ses traits paternalistes et bonapartistes. Il faut cependant souligner la difficulté réelle posée par un processus de révolution permanente, où les masses passent de façon accélérée d’objectifs démocratiques à des tâches socialistes, alors qu’elles conservent massivement des préjugés religieux et souvent anticommunistes, hérités de leur vieille éducation. Le développement effectif de la démocratie socialiste n’est alors concevable qu’à travers une bataille de « révolution culturelle » (alphabétisation, scolarisation, mobilisation politique).
À ces faiblesses structurelles de l’État ouvrier cubain naissant, il faut ajouter aussitôt le poids écrasant des facteurs internationaux. Dès 1960, c’est le blocus américain et l’effort colossal pour échapper à la dépendance. Les dirigeants cubains, le Che en particulier, impressionnés à juste titre par les résultats des économies planifiées, se tournent tout d’abord, pour mettre fin à la monoculture, vers le modèle soviétique de priorité absolue à l’industrie lourde. Un projet d’investissement de 850 milliards de dollars en quatre ans (autant que le total des investissements américains en cinquante ans) est élaboré. L’URSS prend une place sans cesse croissante dans la relève commerciale (achat du sucre) et technologique des États-Unis.
Mais la planification venue d’URSS et des démocraties populaires n’apporte pas que les avantages et les supériorités de l’économie planifiée. Elle apporte en même temps l’arbitraire, le chaos administratif et les incohérences d’une planification complètement bureaucratisée, immédiatement contradictoire avec le développement d’une révolution vivante. Très vite, et plus profondément qu’en Chine ou au Vietnam, les dirigeants cubains corrigent le tir. Dans son discours d’Alger en 1965, le Che ira jusqu’à dénoncer publiquement les conditions économiques honteuses de la « solidarité » soviétique ou chinoise.
Pourtant, l’échec de la zafra des 10 millions en 1968 et l’isolement continental de la révolution cubaine après la mort du Che en Bolivie aboutiront à une dépendance économique renforcée envers l’URSS et le Comecon, qui concentrent 80 à 90 % des échanges cubains.
Pour faire face à ces puissants facteurs de bureaucratisation, un parti révolutionnaire fort, disposant d’une large couche de cadres éduqués, est nécessaire. Or l’absence de parti révolutionnaire solidement constitué avant la prise du pouvoir se fait ici pleinement sentir.
Après le renversement de Batista, le mouvement ouvrier cubain a connu un processus de restructuration qui l’a profondément modifié. Début 1959, le PSP (PC prosoviétique) comptait environ 17 000 membres. Dans l’élan de la victoire et de l’enthousiasme, ceux qui se réclament du Mouvement du 26 juillet sont plus nombreux, mais aussi plus confus, plus hétérogènes, moins organisés. Très vite le PSP s’attelle aux tâches d’organisation. Il ouvre partout des locaux et publie un programme en quatre points des plus modérés : convertir l’armée rebelle en noyau de l’armée future, appliquer la réforme agraire d’octobre 1958, revenir à la Constitution de 1940, se tourner vers l’Europe de l’Est.
Le PSP parvient à prendre pied dans les structures de l’armée rebelle. En revanche, dès la fin janvier, il est mis à l’écart du nouveau directoire de la Fonu. Les rapports orageux entre les militants du PC et ceux du 26 juillet au sein du mouvement ouvrier sont pétris de confusion. L’hostilité envers les militants du PSP mélange des griefs réels (la participation au gouvernement avec Batista, la passivité des dernières années dans la lutte contre la dictature) avec des préjugés carrément anticommunistes. Les apostrophes contre les militants du PSP lors de l’assemblée de la Fonu sont significatives. Ils se font traiter de « melons », verts en dehors et rouges en dedans : pour l’écrasante majorité de la population et des cadres mêmes du 26 juillet, la révolution reste « vert olive » et non pas socialiste.
Lors du Xe congrès de la Centrale des travailleurs cubains, en novembre 1959, le PSP est encore réduit à la portion congrue. Mais aussitôt après, le processus de rupture avec la bourgeoisie s’accélère, les arrêtes de la lutte de classe s’aiguisent. Sous couvert d’une campagne anti-jaunes, le PSP regagne du terrain et reconquiert d’importantes responsabilités dans le syndicat. Au point que le vieux bureaucrate du PSP Lazaro Pena accède à la direction du syndicat, tandis que David Salvador, ancien responsable syndical du Mouvement du 26 juillet repasse dans l’opposition « pour un castrisme sans Castro ». Dès lors des comités d’épuration commencent à fonctionner dans les syndicats.
Au fur et à mesure que la direction castriste tranche ses liens avec la bourgeoisie, elle est précipitée vers le PSP. Faute de posséder son propre parti solidement organisé et son propre réseau de cadres homogènes, elle a besoin quotidiennement de l’expérience organisationnelle du PSP. En juillet 1961, un pas important vers la fusion est franchi avec la création des Organisations révolutionnaires intégrées (ORI). Le 9 mars 1962 est annoncée la formation d’une direction unifiée de 25 membres (13 fidélistes, 10 PSP, plus Faure Chomon pour le directoire, et le président Dorticos). Hoy devient l’organe du parti sous la direction du vieux stalinien Blas Roca, et Carlos Rafaël prend la direction de l’Inra. Les dirigeants du PSP sont bien parvenus à prendre en marche une révolution qu’ils n’ont pas faite et qu’ils n’ont pas souhaitée.
Mais quatre jours après seulement, c’est la première crise publique. Fidel accuse le dirigeant du PSP Escalante, responsable à l’organisation du parti unifié, d’avoir censuré le testament d’un martyr de la dictature. C’est l’insolence et les méthodes bureaucratiques des cadres staliniens qui sont en cause : la fusion demeure et demeurera une cohabitation conflictuelle et orageuse entre deux traditions, deux conceptions, deux projets politiques distincts.
Le poids de l’aile stalinienne a été incontestablement renforcé par le rôle croissant des relations économiques et militaires avec l’URSS. Parallèlement, le noyau castriste s’est progressivement réduit sans qu’apparaisse une relève. Les remaniements gouvernementaux du début 1980 marquent une concentration accrue des responsabilités entre les dirigeants historiques du 26 juillet, et plus particulièrement Fidel et Raul.
Les traits spécifiques de cette direction castriste subsistent cependant :
– elle n’a pas renoncé à une extension de la révolution socialiste. Son attitude envers la révolution sandiniste en témoigne ;
– elle s’efforce de conserver sa marge d’autonomie politique envers l’URSS et les PC et soutient en Amérique latine un réseau d’organisations révolutionnaires (sandinistes, Mir, BPR, etc.) en dehors des PC ;
– elle maintient pour l’essentiel la perspective de révolution permanente affirmée à travers la propre expérience de la révolution cubaine : le discours de Castro du 26 juillet 1980 en est une nouvelle illustration ;
– elle conserve avec les masses cubaines des liens vivants, qui lui ont permis, face à l’épreuve de l’ambassade du Pérou, d’en appeler à la mobilisation des masses avec un succès inimaginable dans tout autre État ouvrier.
C’est pourquoi on ne peut pas considérer, en dépit de profondes déformations bureaucratiques, qu’une contre-révolution politique a triomphé à Cuba. Ces déformations nécessitent la défense d’un programme politique indépendant, international (notamment le programme de la révolution politique en URSS, en Chine et dans les pays de l’Est) et national (pour l’épanouissement de la démocratie socialiste en s’appuyant sur les expériences existantes). Mais la défense d’un tel programme peut encore emprunter la voie des réformes et non du renversement de la direction cubaine.
Les développements révolutionnaires à venir en Amérique centrale et en Amérique latine, en brisant l’isolement continental de la révolution cubaine, auront de profonds effets à Cuba même. Soit ils favoriseront la relance d’une politique internationaliste et révolutionnaire, soit ils précipiteront, à travers des épreuves de force au sein même de la direction cubaine, la victoire de la bureaucratie.
L’une ou l’autre hypothèse devra être vérifiée par des faits probants avant de pouvoir en tirer des conclusions pratiques nouvelles concernant nos tâches à Cuba et sur le continent.