Sur le livre de Georges Labica : Démocratie et Révolution, Paris, Le Temps des cerises, 2003.
Il n’a jamais été simple d’être, ou, pour paraphraser l’un des adages préférés d’Althusser d’essayer d’être, marxiste en philosophie. Avancer à contre-courant n’a guère facilité la vie de ceux qui s’y sont essayés autrement qu’au titre d’un éphémère péché de jeunesse. Cela même si une telle entreprise n’a pas toujours eu à se mesurer à des rapports de forces aussi défavorables qu’aujourd’hui, dans un pays comme la France, et dans un lieu institutionnel comme l’Université. Si essayer d’être marxiste en théorie n’a jamais été facile, ce n’a pas toujours été exactement pour les mêmes raisons. Il me semble qu’on peut distinguer deux configurations historiques, que sépare cet événement terminal du « court vingtième siècle », la fin de l’Union soviétique et du mouvement communiste international tel que nous le connaissions.
Dans la configuration précédente, essayer d’être marxiste en théorie ne signifiait pas seulement affronter la société capitaliste dans ses mécanismes de légitimation et ses appareils idéologiques, avec leur formidable capacité d’intimidation, de digestion et d’intégration des forces de contestation. Cela signifiait aussi, pour s’en tenir à une certaine unité de la théorie et de la pratique politique, se confronter à une version « officielle » de cette théorie, le marxisme-léninisme ou « matérialisme dialectique », qui réalisait à sa façon cette unité sous une forme très particulière. La difficulté était donc, en fin de compte, celle d’une « lutte sur deux fronts », avant tout contre l’idéologie et la pensée des dominants bien sûr, mais aussi contre la dégénérescence du marxisme en simple discours de légitimation d’États et d’appareils contradictoirement issus des expériences révolutionnaires du siècle et les ayant conduit à l’échec.
Or, l’effondrement de l’URSS s’est également traduit par l’échec de ce pari. Autrement dit, les orthodoxies ont d’une certaine façon emporté dans leur naufrage les hétérodoxies, et, de manière encore plus éclatante, les diverses tentatives de réforme interne que le communisme critique avait entrepris. Pour le dire encore plus brutalement, aucun « antistalinisme » ne peut survivre à la fin du « stalinisme », sauf à devenir lui-même autre chose. La réalité massivement vécue du présent est donc celle d’une défaite non simplement du stalinisme ou du socialisme soviétique, mais de la révolution et du socialisme tout court.
Le deuil du deuil
C’est ici qu’il faut en venir à une première thèse du livre de Labica. Cette thèse consiste à dire qu’il faut saluer l’effondrement du socialisme soviétique et de son orthodoxie comme une libération. Cette thèse est, à mon sens, forte : elle est forte parce qu’elle est d’abord contre-intuitive. Pourquoi en effet faudrait-il saluer comme une libération ce qui se présente comme la plus grande défaite des classes dominées depuis plus d’un siècle, défaite dans laquelle culmine une série d’échecs et de reflux sans précédent pour le mouvement populaire ? En quoi cette défaite, qui signe à l’évidence la fin de tous les paris théoriques et politiques qui furent ceux du « marxisme underground »[1] du siècle passé, peut-elle être identifiée à une libération ? Une thèse n’est pas un constat. Elle a quelque chose du performatif, de l’acte de parole, comme disent les linguistes. Transformer, ou renverser, pour le dire dans un langage dialectique, la défaite en libération, voilà ce dont il est question dans l’acte de formuler ou de reprendre cette thèse. La proposition peut paraître déroutante, mais, d’une certaine façon, être dérouté est nécessaire quand il s’agit de produire une possibilité nouvelle, interne au réel, qui, en même temps, le dépasse.
À bien y réfléchir, cette proposition est simplement la seule qui permette une rupture avec ce qui, dans une défaite, devient élément de blocage et de régression. Et je ne parle pas ici des attitudes de démission ou du reniement, mais de tout ce qui, y compris parmi celles et ceux qui ont refusé de baisser les bras, contribue à maintenir la tête sous l’eau. À savoir toutes les attitudes de culpabilité, d’autoflagellation et, surtout, de deuil interminable, qui devient complaisance dans l’attitude du vaincu. Bref de tout ce que le marxiste lacanien Slavoj Zizek désigne à juste titre comme un « narcissisme de la défaite », particulièrement répandu dans une certaine gauche.
Pour soutenir cette thèse, le livre de Labica offre un certain nombre d’outils ou de munitions, comme on voudra. Je commencerai par ce que d’aucuns lecteurs auront certainement trouvé incommodant, voire inconvenant, à savoir sa forme. D’abord il y a le style, familier à ceux qui connaissent Labica, qu’on trouve ici dans une version radicalisée, à savoir un mélange de gouaille et d’élégance, un sens de la formule joint à une bonne dose d’ironie, une rigueur conceptuelle mêlée à un lyrisme contenu. Puis, il y a l’organisation à proprement parler du matériau, la structure de l’ouvrage. Précisons immédiatement, pour celles et ceux qui n’en auraient pas pris connaissance, qu’il s’agit d’un ensemble d’articles et de textes écrits à des occasions et des dates diverses, sans l’intention préalable d’en faire un ouvrage. Simple assemblage donc de fragments disjoints ? Pas exactement, car, sans vouloir forcer le trait, toutes les pièces ont ceci de commun, qu’elles sont conçues comme autant d’interventions dans des conjonctures déterminées, visant à produire quelques effets particuliers sur lesquels nous dirons quelques mots dans un instant. Relevons toutefois qu’une conception bien précise de la théorie, plus exactement de la philosophie, se trouve ici en jeu. Cette conception qui hérite de l’acquis du marxisme underground de la période précédente, consiste à dire que la philosophie n’a pas d’objet, qu’elle n’est pas l’énoncé des lois universelles de la nature et de l’histoire comme le prétendait le diamat[2], ni même une ontologie critique ou une entreprise systématique de refonte dialectique de catégories existantes comme l’ont tenté par exemple, et respectivement, Lukacs et Sartre. Elle n’est pas autre chose qu’une intervention dans une situation précise, qui vise à en déplacer les lignes de démarcation pour contrecarrer les effets de l’idéologie dominante et ouvrir sur des possibilités nouvelles, dont l’enjeu est clairement politique et le terrain celui de la lutte idéologique.
À ceci, qui est un héritage d’Althusser, il convient sans doute d’apporter une rectification, que Labica a formulée dans ses écrits antérieurs[3] et qui constitue la toile de fond de ce livre : le statut de l’intervention en question, contrairement à ce qu’Althusser a jusqu’au bout maintenu, n’est pas celui d’une philosophie marxiste ou pour le marxisme, mais celui d’une « sortie de la philosophie », l’Ausgang dont parlent Marx et Engels dans L’Idéologie allemande. Une sortie que je comprends pour ma part comme une traversée de la philosophie orientée vers son dépassement. Dépassement non pas dans le sens d’une transcroissance de la philosophie en science universelle, qui ne ferait que reconduire le phantasme traditionnel de la métaphysique, mais en tant que reprise de tous les éléments de fracture, de toutes les limites et les béances internes au champ de la philosophie. Cette reprise s’opère à partir d’une position théorique qui lui demeure irréductible, celle du matérialisme historique, mixte radicalement inédit et hybride de théorie et de pratique, ou, si on veut de production de connaissance, sous condition d’intervention dans le terrain de la lutte idéologique, à partir donc d’une position nécessairement, inévitablement, partiale et partisane.
Venons-en à présent aux axes de l’intervention théorique tels que nous propose cet ouvrage. J’en distinguerai trois, correspondant aux trois parties qui le composent : le langage, les notions clés de l’idéologie dominante, l’hypothèse politique.
Intervenir dans le langage
Commençons part le langage, point de départ obligé d’une intervention marxiste en théorie, telle qu’elle a été esquissée auparavant. Pourquoi ? Tout d’abord, parce que, pour un marxiste, le langage n’est pas un instrument neutre, ni comme le veut Habermas, un médium orienté, sur un plan transcendantal, vers l’intercompréhension et le consensus entre les humains. Le langage, dans la moindre de ses unités et de ses articulations, est la cristallisation la plus évidente du « sens commun » (Gramsci) d’une époque et d’une culture. Il véhicule une multiplicité contradictoire et incohérente de conceptions du monde en leur permettant de se déposer, de se sédimenter dans toute son épaisseur matérielle. Mais par là même, le langage rend ces conceptions du monde actives, il leur confère d’emblée un statut pratique, agissant, conflictuel. C’est pourquoi le langage est de part en part idéologique, enjeu et terrain primordial donc de l’intervention théorico-politique. Car, on l’aura compris, la théorie, la théorie marxiste en l’occurrence, n’est pas extérieure à l’idéologie. C’est en intervenant dans le terrain conflictuel du langage, pour en déplacer les lignes de force, que la théorie peut produire de la connaissance. Pour le dire autrement, on n’accède pas à la connaissance, ni à la pratique politique « directement », mais bien à travers le langage et à travers l’idéologie.
Voilà pourquoi dans cet ouvrage Labica s’acharne, avec les armes à la fois du concept et du style, sur les mots. Voilà pourquoi distinguer ou opposer, par exemple, « américain » à « étatsunien » n’est pas un simple jeu. Parler de « frappes chirurgicales », de « dommages collatéraux » ou de « sécurisation d’objectifs » est en soi un acte violent et une déclaration de guerre. S’en prendre à la prolifération incontrôlée du vocabulaire « citoyen », aux anglicismes et à toutes ces euphémisations qui transforment, comme par magie, un « ouvrier » en « opérateur de saisie » et un balayeur en « technicien de surface », ne relève pas du fétichisme des mots, et ne se laisse pas réduire à une affaire de goût et d’opinion. C’est une intervention proprement théorique, visant un effet de vérité – ce que font les militants dans leur pratique quotidienne – qui attaque les fondements de l’hégémonie idéologique actuelle, c’est-à-dire la manière dont les rapports sociaux les plus quotidiens sont dits. Pour être agis, et éventuellement transformés, ces rapports doivent nécessairement être dits. Cette hégémonie a aujourd’hui un nom, c’est le libéralisme, économique et politique. Or, la langue de cette hégémonie a ceci de particulier, qu’elle vise, à travers le vocabulaire omniprésent du consensus, à rendre impossible la diction, et donc l’expression, du conflit et du clivage social. Elle initie en ce sens la destruction du politique, qui est, comme le souligne avec force Labica, la marque distinctive de la victoire du libéralisme, à laquelle elle fournit un formidable fondement pratique. Elle détruit la politique pour lui substituer la gestion, ou la « gouvernance », de même qu’elle détruit la pensée au profit de la « pensée unique », c’est-à-dire la non-pensée.
Inversement, la lutte contre cette hégémonie, commence par la lutte dans et contre ce langage. La lutte contre certains mots, et pour certains autres, que les précédents ont pour fonction d’éliminer, comme bien entendu, les mots de « classes », d’« ouvrier », de « peuple », d’« impérialisme ». Dans cette lutte des mots, il n’y pas simplement l’attaque frontale, il y a aussi le détournement, l’ironie, le retournement des mots contre eux-mêmes, bref il y a tout une guérilla linguistique qui se met en place. C’est pourquoi on trouvera aussi dans ce livre des poèmes, des rengaines, voire de véritables catalogues à la Prévert comme le morceau d’anthologie titré « consensus », qui d’une certaine façon résume tout.
Intervenir dans et contre le droit
L’intervention théorique dans l’idéologie ne se résume pas au langage « ordinaire », marqué par les contradictions et les incohérences du sens commun. Elle nécessite un niveau supérieur, plus abstrait et plus systématique, qui unifie les formes idéologiques, leur permet de communiquer et de concentrer leurs effets. Ces formes idéologiques plus sophistiquées cimentent l’hégémonie d’un groupe déterminé et elles sont l’affaire de spécialistes, qui sont les intellectuels organiques propres à ce groupe. Dans la société capitaliste, c’est le droit qui fournit cette matrice idéologique. C’est pourquoi, critiquer le droit c’est s’en prendre au point fort, au cœur de l’idéologie dominante. Là encore, critiquer le droit en marxiste, ce n’est pas le dénoncer comme un entreprise de manipulation, c’est contester ses prétentions fondatrices, le mythe d’une société civile autonome et d’une sphère privée dont il censé garantir l’inviolabilité. Cela revient à révéler le caractère étatique du droit, et le caractère proprement politique de ses enjeux, qu’il dissimule tout en les formulant, au sens strict – en leur donnant forme. C’est comprendre, plus précisément, que, du fait de son caractère étatique et de sa subordination politique, le droit n’est pas l’opposé de l’illégalité, mais le moyen même de sa constitution et de sa transformation en fonction des conjonctures. Il n’est pas l’opposé de la violence mais sa codification, le traçage et le déplacement continu de ses frontières ainsi que sa captation « légitime » par les appareils d’État. L’existence d’un État dit de droit ne met donc pas un terme à la question de la contre-violence des dominés, mais il en modifie les formes et les conditions, depuis les divers illégalismes populaires, tantôt individuels tantôt plus collectifs, jusqu’à la violence de masse qui est le signe infaillible des situations révolutionnaires. Non parce que tel serait le choix des acteurs de la révolution, mais parce qu’elle est imposée par la violence des classes menacées dans leur domination et par l’action des appareils répressifs qui en concentrent l’usage.
L’hypothèse politique
Cette question de la violence, grand refoulé de l’actuelle domination libérale, m’amène naturellement à celle de l’hypothèse politique qui sous-tend cette intervention théorique. Car la reconnaissance du caractère pratique de l’intervention dans l’idéologie, dans la langue et dans les catégories de l’hégémonie dominante, demande à être conduit à son terme, c’est-à-dire à sa traduction politique comme formulation des conditions de la contre-hégémonie des classes dominées. C’est ainsi en effet que se comprend l’« effectivité », la « réalité ou la puissance de la pensée » pour reprendre les formulations de Marx dans les Thèses sur Feuerbach[4]. Cette hypothèse politique peut s’énoncer simplement, comme toutes les thèses fortes, mais ses implications sont nombreuses. Je la formulerai pour ma part en ces termes : avec l’effondrement de l’URSS et la défaite des expériences révolutionnaires du XXe siècle, il n’y plus désormais qu’un seul adversaire, dépourvu de contrepoids, brisant ses régulations internes et libérant ses pulsions les plus meurtrières et destructrices. Contre cet adversaire se lèvent donc des forces immenses, mais diverses, multiformes et même hétérogènes, dont la convergence ne saurait en aucun cas être considérée spontanément acquise ou garantie. Tel est l’objet de l’hypothèse politique à proprement parler : penser les modalités de cette convergence, les conditions de leur constitution en bloc hégémonique capable de remporter la victoire.
Sur quoi peut s’appuyer cette hypothèse ? Quels sont, pour le dire autrement, à l’intérieur même de l’hégémonie libérale actuelle, les lignes de fractures, les éléments présents à l’intérieur même du sens commun des dominés qui permettent de formuler une proposition contre-hégémonique ? C’est, nous dit Labica, la montée de l’exigence démocratique, de manière à la fois diffuse et universelle, et qui est la grande et dure leçon des expériences passées, y compris de l’échec des régimes issus des révolutions populaires. C’est pourquoi cette exigence est plus instruite et plus consciente qu’elle ne l’a jamais été auparavant. Or, le néolibéralisme, même s’il feint d’en respecter, voire d’en étendre les formes, est l’ennemi et le fossoyeur de la démocratie et de la politique en tant que telle. La reprise et la consolidation des processus de démocratisation ne sont pas simplement des moyens de résister. Ce sont aussi les voies de la contre-offensive car, pour rester effectif, le processus démocratique doit s’attaquer à la propriété privée et à l’État qui en concentre politiquement le pouvoir social. Poser la question de la démocratie, d’une démocratie effective et victorieuse, c’est donc, immanquablement, poser la question du pouvoir, et cela contre toutes les thèses libertaires aujourd’hui en vogue, qui ne peuvent se passer de ce même « pouvoir » oppresseur face auquel elles en appellent à l’affirmation des « contrepouvoirs » et autres « désirs » des multitudes.
C’est sur le terrain, mais aussi dans la finalité de la démocratie que peuvent converger les forces sociales multiples que l’emprise du capital dresse contre elles, et qu’aucune forme organisationnelle ne peut à elle seule contenir. C’est enfin sur ce terrain que se décide en fin de compte la question de la violence révolutionnaire, non de manière simplement défensive, comme moyen de défense contre la violence des minorités exploiteuses, mais aussi comme rupture de légalité, moment de suspension du droit, qui marque l’instauration d’un ordre nouveau, comme Kant l’avait déjà fort bien vu à propos de la Révolution française. Une démocratie donc, on l’aura compris, qui émerge entièrement refaçonnée du processus même de son déploiement concret, non don, à la manière des libéraux, comme régime politique ou règles procédurales, mais comme ensemble de pratiques traduisant la capacité expansive de la politique. Démocratie et révolution, pour reprendre le titre de l’ouvrage, sont donc inséparables en ce qu’elles sont distinctes : non parce qu’elles seraient différentes, mais parce qu’elles désignent le même processus sous une double modalité, c’est-à-dire dans le mouvement même de son déploiement.
Texte d’une communication présentée le 1er octobre 2004 au Congrès Marx International IV (Université de Paris X Nanterre). Il a été publié une première fois dans le numéro 13 de Contretemps, en mai 2005.
[1] Cf. Pour reprendre une expression d’un autre ouvrage G. Labica, Le Marxisme léninisme, Paris, Bruno Huisman, 1984.
[2] Matérialisme dialectique, du moins tel qu’il fut codifié et imposé par Staline au mouvement communiste majoritaire. [Ndlr]
[3] Cf. plus particulièrement G. Labica, Le statut marxiste de la philosophie, Paris, PUF, 1976.
[4] Auxquelles Labica a consacré un ouvrage entier ; cf. G. Labica, Karl Marx. Les Thèses sur Feuerbach, Paris, PUF, 1987.