La mondialisation, les classes ouvrières et les formes de conflictualité sociale. A propos du livre de Beverly J. Silver

Beverly J. Silver, Forces of Labor : Worker’s Movements and Globalization since 1870 (Cambridge, Cambridge University Press, 2003) .

forces of labour

« La mondialisation économique entraîne-t-elle inéluctablement une course vers le bas des droits et acquis sociaux ? », telle est l’une des questions à laquelle l’ouvrage Forces of labor tente de donner une réponse. Paru en 2003, Forces of labor a suscité un intérêt important aux Etats-Unis, entraînant de nombreuses recensions et des discussions qui ont dépassé les milieux académiques. Cet ouvrage, qui s’interroge sur l’avenir des mouvements ouvriers à une échelle globale, s’est trouvé par la suite traduit vers l’espagnol, l’allemand, le coréen et le portugais. En France, Forces of labor (qu’on peut tenter de traduire par « pouvoirs ouvriers ») ne semble cependant pas avoir rencontré beaucoup d’intérêt. Cela est dommage. Alors que les études françaises sur le syndicalisme restent souvent étroitement cloisonnées selon les champs disciplinaires et focalisées sur les différenciations idéologiques au sein du mouvement ouvrier hexagonal, dégageant fréquemment un sentiment de répétition et d’ennui, Beverly Silver se livre à un véritable tour de force en inscrivant l’étude des mouvements ouvriers dans une perspective géographique et historique globale.

 S’inscrivant dans l’école du système-monde, associée à Giovanni Arrighi et Immanuel Wallerstein, Beverly Silver s’intéresse à la question de savoir si l’atonie contemporaine de la conflictualité sociale au niveau mondial et la perte d’influence depuis les années 1990 de la classe ouvrière en tant qu’acteur sociopolitique est durable ou passagère. Pour répondre à cette question, elle cherche à identifier les forces motrices des mouvements ouvriers et le répertoire de réponses à ces mouvements développé par le capital. Considérant que les luttes ouvrières à travers le monde sont reliées entre elles par la division internationale du travail et les évolutions au sein du système des Etats, Silver s’appuie sur une base de données, constituée à partir de dépouillements du Times (Londres) et du New York Times, regroupant toutes les mentions de conflits sociaux significatifs (grèves, manifestations, insurrections) à une échelle mondiale de 1870 à 1996. A partir de ce travail, elle a identifié les pics de la conflictualité sociale et les déplacements sectoriels et géographiques des points de focalisation de la conflictualité.

Délocalisations en chaîne : du Michigan à la Chine

 Dans des développements extrêmement riches, Silver s’intéresse dans un premier temps à l’industrie textile (au 19e siècle) et à l’industrie automobile (au 20e siècle) qu’elle considère comme paradigmatiques pour les formes de la révolte ouvrière et les réponses capitalistes à la conflictualité sociale. Dans l’industrie textile aussi bien que dans l’industrie automobile, Silver constate que le capital a adopté un même répertoire de réponses face à la montée de la conflictualité sociale dans les lieux d’implantation historiques de ces deux industries. Elle distingue quatre formes de réponses à l’augmentation du pouvoir ouvrier et à la perte de profitabilité qu’elle entraîne : des réponses géographiques (à travers des délocalisations vers des régions à faible présence syndicale), des réponses technologiques (à travers l’automatisation et la réorganisation du processus de production), des réponses en termes de « produits » (voyant les investissements migrer de secteurs en déclin vers des secteurs dans lesquels les profits sont plus élevés, selon les lois du cycle de vie des produits) et, surtout dans la période récente, des réponses financières (dans lesquelles les capitaux en surnombre se dirigent vers la sphère financière).

 L’industrie automobile américaine a ainsi connu, à partir de la vague des grèves « sit-down » lancées en 1936 dans les entreprises automobiles de Flint (Michigan), à la fois un processus d’automatisation de la production et un processus de délocalisations des lieux de production, d’abord vers l’Europe, ensuite vers l’Amérique latine et des pays asiatiques en réponse à l’accroissement du pouvoir ouvrier et syndical dans cette industrie. A chacune de ces délocalisations des lieux de production, de nouvelles classes ouvrières se sont formées dans les nouveaux lieux d’implantation de l’industrie automobile, aboutissant à des conflits sociaux qui ont obligé peu à peu les industriels à accroître les salaires. Le capital ne peut ainsi jamais éliminer la conflictualité sociale, mais seulement la déplacer. Le stade ultime de l’évolution voit le capital évoluer vers de nouveaux produits pour lesquels les profits à réaliser sont plus élevés ou alors vers des placements financiers.

 Face à l’épuisement du rôle dominant joué par l’industrie automobile comme industrie paradigmatique du 20e siècle et le passage à des modes d’organisation du travail post-fordistes (production just-in-time et désintégration verticale des entreprises), Silver soulève la question de savoir quelle sera l’industrie paradigmatique du 21e siècle. Elle passe en revue les secteurs des services, de l’informatique et de l’éducation, sans cependant arriver à une conclusion définitive. Pour chaque secteur, elle essaie de déterminer les potentialités de développement de formes de pouvoir ouvrier en distinguant entre le pouvoir de négociation (« structural power ») que l’organisation de la production dans un secteur peut conférer aux travailleurs et la potentialité de développer du pouvoir d’association (« associational power ») à travers des formes d’auto-organisation ouvrières ou des mobilisations centrées sur les lieux de vie (« community mobilizations »). Alors que l’organisation de la production dans l’industrie automobile conférait un pouvoir de négociation structurel élevé aux ouvriers, le secteur des services se caractérise par un pouvoir de négociation sensiblement moins élevé des salariés. Cela rend nécessaire la construction de formes de pouvoir d’association, à travers des mobilisations basées sur les lieux de vie, la sensibilisation des consommateurs ou des tentatives de coordination interprofessionnelles. En France, les exemples de conflits sociaux récents dans le secteur de la restauration rapide (McDonalds, Pizza Hut), mais aussi les grèves de salariés sans-papiers, montrent ainsi fréquemment une volonté de sortir des frontières de l’entreprise à travers notamment des formes de « community mobilization ». Dans le contexte des luttes récentes des enseignants en France, il est aussi intéressant de noter que Silver souligne le potentiel de pouvoir de négociation structurel que pourraient développer les enseignants, notamment du fait qu’ils sont à l’abri des menaces de délocalisations du fait de la faible mobilité de leur « matière première » (les élèves).

 Silver apporte également des éléments intéressants sur la relation entre la conflictualité sociale globale et des événements historiques, en particulier les évolutions des relations interétatiques. Les deux guerres mondiales ont ainsi été suivies d’importants pics de la conflictualité sociale à une échelle globale. Les nécessités des économies de guerre ont renforcé le pouvoir de négociation des ouvriers dans les pays belligérants et conduit à des concessions qui ont alimenté les conflits sociaux d’après-guerre. Silver rappelle aussi le rôle des classes ouvrières du Sud dans les processus de décolonisation, ainsi que dans les transitions démocratiques dans les années 1980 dans des pays comme l’Afrique du Sud, le Brésil ou la Corée du Sud. Les délocalisations ont abouti à un renforcement des classes ouvrières dans ces pays et à un accroissement de leur pouvoir qui peut alors se déployer dans des conflits sur des revendications sociales et démocratiques.

La possibilité d’un internationalisme ouvrier

 Un aspect du livre qui mériterait une discussion plus ample est celui des possibilités de construire un internationalisme ouvrier. Forces of labor développe une analyse relativement pessimiste à ce propos. Silver affirme ainsi qu’il y a relativement peu de chances de voir s’égaliser les conditions de vie entre les travailleurs des pays du Sud et ceux du Nord et de voir émerger des intérêts communs. Si les délocalisations du Nord vers le Sud pourraient contribuer à diminuer le fossé Nord-Sud, les innovations technologiques et le protectionnisme des pays du Nord le reconstruiraient en permanence. Silver estime également que les classes ouvrières du Nord s’inscrivent dans des configurations protectionnistes fréquemment marquées par des dimensions racistes et xénophobes. Cette analyse est sans doute inspirée par les attitudes passées du syndicalisme américain à l’égard de l’immigration1. La réduction de la problématique de l’inscription des droits sociaux et des dispositifs d’organisation de la solidarité dans des frontières de branches (conventions collectives) ou d’Etats-nations (systèmes sociaux et législations nationales) à une question de protectionnisme et de xénophobie apparaît cependant un peu rapide, notamment à la lumière des débats que connaissent le syndicalisme et les mouvements sociaux européens à propos de l’harmonisation sociale au sein de l’Union européenne. A terme, la résistance à la financiarisation de l’économie peut aussi fournir une base d’intérêts commune favorable à la reconstruction d’un internationalisme ouvrier, de même que la critique de la marchandisation des différentes sphères de la vie, telle qu’elle est portée en particulier par le mouvement alter-mondialiste.

 De manière générale, Forces of labor dresse un panorama impressionnant des relations entre les formes de résistance ouvrières et les politiques du capital. L’ouvrage de Silver ouvre de nouveaux horizons à la recherche sur les mouvements sociaux et le syndicalisme. Il bat en brèche les théories sur la fin des conflits sociaux ou la fin des luttes ouvrières (particulièrement répandues aux Etats-Unis, mais aussi en Europe), en montrant comment les tentatives du capital de répondre à la crise de la profitabilité engendrent sans cesse de nouvelles contradictions et des déplacements perpétuels des lieux de la conflictualité.

Adrien Thomas est docteur en science politique de l’Université Paris I – Panthéon Sorbonne. Il a consacré une thèse aux évolutions organisationnelles du syndicalisme en France et en Allemagne.

1Les syndicats américains ont conduit au début du 20e siècle un lobbying intensif en faveur d’une politique de restriction de l’immigration qui a durablement marqué l’orientation politique et les pratiques d’organisation du syndicalisme américain (voir à ce sujet Gwendolyn Mink, Old Labor and New Immigrants in American Political Development: Union, Party and State, 1875-1920, Ithaca, Cornell University Press, 1986).

 

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