Compte-rendu : « L’Émancipation des travailleurs. Une histoire de la première internationale », de Mathieu Léonard

Mathieu Léonard, L’Émancipation des travailleurs. Une histoire de la première internationale, Paris, La Fabrique, 2011.

 

Pourquoi revenir sur la Première Internationale ? Parce qu’elle est méconnue, souvent caricaturée ? Est-ce uniquement parce que se crée alors une divergence qui structure le mouvement ouvrier entre partisan d’une « syndicalisation généralisée » de la société et socialistes dit étatistes, insistant au contraire sur la nécessité de conquérir l’Etat ? Comment comprendre sa dislocation finale ? Est-elle avant tout l’histoire d’un échec ou d’une fondation ? L’histoire de la Première internationale est-elle riche d’autres enseignements ?

Cet ouvrage  de Mathieu Léonard s’emploie à faire œuvre de synthèse sur ce sujet. A travers une recontextualisation rigoureuse, cherchant à éviter tout déterminisme, il sait nous éclaircir sur les points qui se prêtent trop souvent à des simplifications historiques (et à des usages politiques). Ainsi, le rôle de Marx, trop souvent surévalué, est clarifié. Ce dernier joua ainsi un rôle secondaire dans la création de l’Association Internationale des Travailleurs (A.I.T), mais il fut amené à tenir un rôle de pivot dans la montée en puissance de l’A.I.T, ainsi que dans sa dislocation en 1872. Car cette synthèse ne cherche pas à dissimuler la dispute alors centrale dans l’A.I.T entre « autoritaires »  et « anti-autoritaires ». Pour autant il ne sera guère difficile d’établir de quel « côté » penche le cœur de l’auteur – par ailleurs collaborateur au journal C.Q.F.D.

Mathieu Léonard replace la naissance de l’Internationale dans la continuation d’idées déjà très distinctement énoncées pendant la Révolution française : celle d’une fraternité des peuples contre les tyrans, de l’égalité des hommes par-delà les frontières, et d’une solidarité concrète. Car la révolution industrielle en faisant éclater les anciens cadres économiques nationaux placent de fait les travailleurs en situation de concurrence permanente. Le manifeste communiste de 1848 rappelle que les coalitions ouvrières sont déjà anciennes. Dès 1836, le mouvement ouvrier anglais, à travers les dirigeants chartistes, rédige une adresse de solidarité aux ouvriers belges qui fait grand bruit en Europe. De fait l’A.I.T possède des précurseurs peu connus, à l’existence éphémère, que l’ouvrage a le mérite de rappeler.

De même, nul hasard si l’A.I.T naît à Londres, capitale de la première puissance industrielle, où se concentrent les réfugiés politiques venus de toute l’Europe après le Printemps des Peuples de 1848. Cette première Internationale dure huit ans. Huit années que Mathieu Léonard périodise ainsi : une première courte séquence modelée par les trade-unions anglais, suivie d’une période de soutien aux grèves qui se multiplient à partir de 1866, puis une séquence de montée de la lutte des classes et de la répression (culminant avec la Commune), et enfin l’explosion de l’A.I.T en 1872.

L’A.I.T sera avant tout une agence et un réseau, avec peu d’adhérents et peu de moyens – « une grande âme dans un petit corps » disait Charles Rappoport. Elle sera une somme d’intérêts disparates, qui se retrouve derrière la bannière de l’émancipation du prolétariat, sans chef, sans drapeau, sans doctrine officielle, avant que naissent des sections nationales, de poids très différents.

Malgré les origines anglaises de l’Internationale, Mathieu Léonard s’emploie à décrire préférentiellement la plus grosse section : la section française. Celle-ci est très majoritairement proudhonienne, pro-coopérative, constitué d’ouvriers instruits – qui refusent tout intellectuel ou tout bourgeois. Elle est en proie à l’opposition externe puis interne des Blanquistes qui rejoindront l’Internationale à partir de 1870. Les rapports avec Marx seront également complexes, Marx vouant un véritable mépris à Proudhon et à ses idées, mais respectent les membres français de l’Internationale comme des véritables représentants de la classe ouvrière. C’est donc une véritable histoire, détaillée, du mouvement ouvrier européen, de son évolution, à travers le prisme de l’Internationale, qui s’offre ici à la lecture.

Progressivement, malgré les dissensions, les disputes, l’Internationale adopte un programme, s’élargit, recrute, prend position sur le temps de travail, l’instruction gratuite, la guerre civile américaine, le travail des femmes, etc. A partir de 1867 sa section française est également en butte à la répression napoléonienne (procès, amende, arrestations, interdiction) qui la transforme. Une nouvelle génération en prend la tête, qui la destine plus clairement au rôle d’organisation révolutionnaire. Pour se distinguer des Blanquistes, cette nouvelle génération (Varlin, Malon, Combault) se fait appeler « communistes libéraux » (ou « antiautoritaires »). L’influence de Marx y est alors quasi-nul (Malon ne le connait même pas de nom en 1869).

A l’occasion de la vague de grève de 1867-68, l’Internationale semble trouver alors une vocation d’agence intergréviste, servant de relais (notamment de caisse de grève) à l’échelon européen, et les adhésions de cœur se multiplient (1 million d’adhérents en 1869), mais le nombre de cotisants réels est ridicule. C’est aussi la date à laquelle Bakounine constitue progressivement un « Etat dans l’Etat » en rejoignant l’Internationale avec son parti, l’Alliance des révolutionnaires socialistes. Le duel qui s’ensuit ne peut se résumer à un « combat des chefs » de deux individualités, car il exprime de vrais divergences idéologiques. Mathieu Léonard cependant ne cherche pas à cacher le rôle de la rumeur et la mesquinerie de l’affrontement pour le contrôle de l’Internationale.

Enjeu véritable, comme la section française le prouvera. Ainsi ses membres joueront un rôle décisif dans l’organisation de la Commune, notamment grâce à la légitimité qu’ils acquièrent dans le soutien aux grèves ouvrières des années 1860. Le gouvernement de Napoléon III, conscient du bouillonnement, tente un plébiscite de libéralisation du régime tout en frappant l’Internationale. Les procès ne font que rendre plus célèbre l’Internationale – même si la presse en donne une image disproportionnée et déformée – et servent de tribunes à ses idées. Mais c’est la guerre de 1870 qui va véritablement diviser l’Internationale.

Une fois la république proclamée, Marx soutient la lutte des Français et craint une révolte de Paris, dont il entrevoit déjà l’échec. Le désastre d’un premier soulèvement à Lyon, où Bakounine est partie prenante – il parvient cependant à s’enfuir – le confirme dans cette idée. Pour Marx, Bakounine est responsable du discrédit qui risque de retomber sur l’Internationale (« vous comprenez que le fait même qu’un Russe – représentés par les journaux de la Bourgeoisie comme un agent de Bismarck – vint prétendre à s’imposer comme le chef d’un comité du salut de la France était tout à fait suffisant pour faire tourner l’opinion publique » écrit-il à Beesly le 19 octobre 1870). Notons que pendant la Commune les sections françaises de l’Internationale sont profondément désorganisées et chacun agira, du moins dans un premier temps, de son côté. Quant à Marx, moins d’un mois après les débuts de la Commune, il écrit : « S’ils succombent, ce sera uniquement pour avoir été “trop gentils”. Il eut fallu marcher tout de suite sur Versailles […] » (Lettre à Kugelman du 12 avril 1871). Le massacre de la Commune va permettre de consommer la rupture entre les deux camps de l’Internationale, malgré le soutien commun à l’expérience communard.

Après 1870, les insultes antisémites visant Marx répondent aux accusations de sectarisme contre les hommes de Bakounine. Le congrès de la Haye de 1872 achève la rupture, Bakounine, minoritaire sauf dans les pays latins, décide le boycott du congrès. Certaines sections nationales (Espagnoles ou Italiennes par exemple) choisissent très majoritairement un camp. Le congrès lui même est entaché d’irrégularités dans la distribution des mandats. Marx est à la manœuvre en personne. La minorité présente conteste la transformation du Conseil général en direction politique et la centralisation croissante. A l’issue du congrès le Conseil général peut désormais dissoudre des sections – pouvoir justifié par la possibilité de sections vérolées par la police – et la centralisation est encore renforcée. Le conseil général est transféré à New York, hors de l’influence des anarchistes, des blanquistes et laissant Marx libre de se consacrer à ses travaux théoriques. Les blanquistes, notamment les anciens de la Commune, quittent l’Internationale. Les Anglais font de même en se repliant sur leurs questions internes. La fédération jurassienne, la belge également, entrent en sécession comme de nombreuses sections, pas forcement anarchistes, mais attachées à leur autonomie. En septembre 1872 naît une Internationale antiautoritaire, qui s’isole et subit la répression, loin de pouvoir de constituer un mouvement de masse. L’A.I.T « officielle » est également un échec, avec un congrès de 1873 où nul ne vient. Elle est dissoute en 1876.

Ce court résumé tente de montrer que cet ouvrage n’est pas une aride histoire désincarnée des idées, mais un récit, plus ou moins fluide, donnant à voir cette conjonction concrète de la pratique militante et de l’élaboration théorique qu’a voulu être l’A.I.T. Cependant, plus le livre avance, plus il semble s’appesantir et hésiter entre description des luttes embrouillés entre les deux factions, et le lien entre l’Internationale et le contexte européen plus général de la lutte sociale. La description se fait parfois aussi jugement, qui ne semble pas vouloir trancher, offrant ainsi – involontairement ? – l’image d’un Marx machiavélique, d’un Bakounine fantasque, et d’une A.I.T de plus en plus détachée du mouvement réel de la lutte des classes. Mouvement qui ne semble pas sortir du cadre national. Tardivement dans le livre, des coupes – ou plutôt des choix de très courts passages – dans des citations d’Engels (notamment le texte de 1873 « les Bakouninistes à l’œuvre ») jettent un doute sur la neutralité que l’auteur affichait jusque-là. Dans les dernières phrases du dernier chapitre, dans une formule contradictoire, il juge que la forme de la 2ème Internationale – souvent présenté, selon une logique déterministe, comme conséquence logique de l’évolution historique du mouvement ouvrier – était condamnée à se bureaucratiser. Il affirme en tout cas que l’Internationale « n’a laissée que peu d’outils pour renforcer la solidarité des travailleurs du monde entier. »

Si l’on partage certains des constats historiques de l’auteur – « dans chaque pays, le prolétariat, encadré par des partis ouvriers nationaux, s’intègre dans la collectivité nationale et le nationalisme peut faire son lit sur le déclin de l’idée internationaliste à la fin du XIXème siècle » – l’analyse n’ira pas plus loin. Ce n’est peut-être d’ailleurs pas l’objectif de ce livre, qui reste le plus souvent factuel et descriptif. On aura cependant plus de mal à conclure avec l’auteur qu’il y a un danger dont Marx « n’a jamais voulu prendre en considération, c’est celui de la “bureaucratie rouge” ». Un ouvrage peut-être décisif pour ouvrir des débats tout aussi décisifs pour le mouvement ouvrier.

 

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