A l’occasion du centenaire de la Révolution russe, nous publierons en feuilleton – tout au long de l’année – la biographie politique que le théoricien et militant marxiste Tony Cliff a consacrée à Lénine (traduite par Jean-Marie Guerlin). Le premier volume de cette biographie s’intitule Construire le parti.
Lire le premier chapitre ici : « Lénine devient marxiste ».
Le 31 août 1893, Vladimir Oulianov arrivait à Saint-Pétersbourg. A l’automne de la même année, il adhéra à un cercle marxiste d’étudiants de l’Institut de Technologie (G. M. Krijanovsky, S. I. Radchendko, V. V. Starkov, G. B. Krassine, et d’autres). Comme nous l’avons vu, au printemps de 1892, la police avait arrêté de nombreux membres du groupe de Brousnev à Saint-Pétersbourg. Malgré tout, un certain nombre d’ouvriers membres du groupe étaient toujours en liberté, et une organisation ouvrière informelle continuait à exister. Elle était constituée essentiellement, sinon entièrement, d’ouvriers dont l’intérêt primordial était l’étude. Les travailleurs qui adhéraient aux cercles (kroujki) faisaient montre d’une soif insatiable de connaissances.
Plékhanov a décrit un des travailleurs qui participaient à ces groupes d’étude :
Travaillant à l’usine 10 ou 11 heures par jour, et ne rentrant à la maison que le soir, il s’asseyait devant ses livres jusqu’à une heure du matin… J’étais frappé par la variété et l’abondance de ses questions théoriques… L’économie politique, la chimie, les questions sociales, et la théorie de Darwin éveillaient toutes son intérêt… Cela lui aurait pris des dizaines d’années, dans sa position, pour satisfaire un tant soit peu sa soif intellectuelle.[1]
Lorsque j’ai demandé aux ouvriers ce qu’ils attendaient exactement des écrits révolutionnaires, j’ai obtenu les réponses les plus diverses. Dans la plupart des cas, chacun d’eux recherchait une solution à des problèmes qui revêtaient, pour une raison ou une autre, un intérêt particulier pour lui à ce moment-là. Et les questions qui occupaient l’esprit des ouvriers pensants étaient très variées, et chacun avait ses questions préférées en fonction de ses inclinations et de son caractère. L’un d’eux était particulièrement intéressé par le problème de dieu et proclamait que la littérature révolutionnaire devait consacrer l’essentiel de son énergie à détruire les croyances religieuses des gens. D’autres s’intéressaient avant tout aux problèmes historiques ou politiques, ou aux sciences naturelles. Parmi mes amis dans les usines il y en avait aussi un qui s’intéressait particulièrement à la question des femmes.[2]
Les dirigeants d’un groupe d’étude socialiste d’ouvriers juifs essayaient d’éclairer les travailleurs dans un vaste champ de sujets. Ainsi Léon Bernstein, de Vilna, enseignait à ses élèves « comment le monde avait été créé, le soleil et la terre, les mers et les volcans », et leur parlait aussi « de la vie des gens, en commençant par les tribus sauvages et en finissant par les Anglais avec leur parlement et leurs trade unions. » Dans un autre cercle, « parmi les sujets abordés se trouvaient l’apparition des classes, l’esclavage, le servage et le capitalisme. Les membres du cercle étudiaient Darwin et Stuart Mill, tout en lisant les chefs-d’œuvre de la littérature russe ».[3]
Un historien du mouvement ouvrier russe de cette période a écrit :
Ces ouvriers trouvaient dans l’alphabétisation et l’accès à la connaissance une issue à leur situation sociale désespérée, et profitaient donc avec avidité de l’occasion que leur offrait le kroujki. Certains des ouvriers les plus appliqués non seulement s’étaient approprié les éléments de base de l’étude, mais manifestaient un vif intérêt pour la « science » et pour une compréhension scientifique du monde environnant.[4]
Un travailleur, s’adressant en 1891 à ses camarades lors d’une célébration clandestine du 1er Mai, résumait de façon saisissante l’attitude dominante dans un cercle d’étude :
A l’heure présente, la seule chose que nous puissions faire est de nous consacrer à l’éducation et à l’organisation des ouvriers – une tâche que, je l’espère, nous accomplirons sans nous arrêter aux menaces et aux obstacles créés par notre gouvernement. Pour que nos efforts portent leurs fruits, nous devons faire de notre mieux pour nous éduquer, nous-mêmes et les autres, intellectuellement et moralement ; nous devons consacrer à cela la plus grande énergie possible, de telle sorte que les gens qui nous entourent nous considèreront comme des hommes intelligents, honnêtes et courageux, auront davantage confiance en nous et nous prendront comme exemple pour eux-mêmes et les autres.[5]
En pratique, le kroujki comptait sur la diffusion pacifique des idées marxistes pour accélérer le progrès de la révolution.
Les cercles étaient destinés à servir d’écoles de socialisme, mais les ouvriers les considéraient souvent comme des écoles tout court, mettant tous leurs espoirs dans le pouvoir de l’étude et accordant peu d’intérêt aux doctrines révolutionnaires. Cette attitude a été bien exprimée par un ouvrier de Vilna qui déclarait en 1892 : « Comme une mère attentionnée, la connaissance nous guidera paisiblement sur l’océan des terreurs et des souffrances jusqu’aux rivages de la vie ».[6]
Leurs perspectives étaient vagues, la vision de p. N. Skvortsov étant à cet égard typique. Un des premiers marxistes, il était le fondateur du premier cercle marxiste de Nijni-Novgorod. Un de ses élèves ; Miskevitch, a ainsi décrit son attitude :
Nous avions de longues conversations sur l’avenir du mouvement ouvrier. Le fait que nous concevions encore les formes futures du mouvement ouvrier de manière bien abstraite est démontré par les perspectives que soulignait Skvortsov : le nombre d’ouvriers qui étudient Marx augmentera progressivement ; ils attireront de plus en plus de monde dans les cercles qui étudient Marx ; avec le temps la Russie sera couverte de ces kroujki et alors nous formerons un parti socialiste ouvrier. Quelles tâches devait accomplir ce parti, et comment il devait mener sa lutte est resté obscur.[7]
Les règles officielles de « l’Union Ouvrière » social-démocrate d’Ivanovo-Voznessensk définissaient ses membres comme « des individus à la pensée critique cherchant à réaliser le progrès de l’humanité » et déclaraient que son but principal était « la propagande parmi les travailleurs des deux sexes les plus cultivés ».[8]
Pire encore, de nombreux membres des cercles s’aliénaient leurs camarades ouvriers. « Comme résultat d’une exposition prolongée au régime intellectuel du monde socialiste, de nombreux ouvriers devenaient presque impossibles à distinguer de l’intelligentsia dans leurs opinions et dans l’étendue et la profondeur de leurs connaissances ».[9]
Les travailleurs « avancés », venant pour la plupart de métiers qualifiés, étaient presque aussi séparés des ouvriers moyens que l’intelligentsia. Ils parlaient un langage plus cultivé que leurs camarades, se vantaient de leurs connaissances livresques, et s’habillaient de façon encore plus recherchée que les intelligenty d’esprit démocratique. Comme beaucoup d’entre eux étaient abstinents de tabac, d’alcool et de jurons, on pouvait à l’occasion les prendre pour des pachkovistes (membres d’une secte biblique) et ils étaient tournés en ridicule par leurs camarades de travail. De façon plus alarmante, ils avaient tendance à se distancier des grèves et des autres formes de protestation élémentaires, qui devenaient de plus en plus fréquentes.[10]
Les ouvriers des cercles, tels que les a décrits Martov,
se considéraient comme des individus s’étant extirpés de la multitude arriérée et ayant créé un environnement culturel nouveau. Mais ce n’était là que la moitié du problème. Le pire était que, du fait de cette vision du monde, ils envisageaient l’ensemble du processus de l’ascension future de leur classe d’une façon rationnelle très simplifiée : ils pensaient qu’elle serait le résultat de la diffusion du savoir et des conceptions morales qu’ils avaient eux-mêmes acquises dans les cercles et par la lecture. Des discussions avec eux nous amenèrent à la découverte stupéfiante que leur pensée sociale était dans l’ensemble idéaliste, que leur socialisme était totalement abstrait et utopique, et que l’idée d’utiliser la lutte des classes pour transformer cet environnement d’ignorance dont la critique avait provoqué leur propre éveil social leur était encore totalement étrangère.[11]
Certains travailleurs avaient même acquis « une espèce d’attitude condescendante, méprisante envers les masses, qui n’étaient pour ainsi dire pas dignes de se voir enseigner le socialisme. » Les cercles n’étaient, pour beaucoup, qu’un « moyen d’acquérir des connaissances et une échappatoire personnelle à la morne vie des masses laborieuses ».[12]
Vers l’agitation
La famine de 1891 amena Plékhanov à essayer, même si ce fut un échec, d’ouvrir un nouveau chapitre du mouvement marxiste en passant des cercles d’étude à l’agitation de masse. Dans sa brochure Les tâches des socialistes face à la famine en Russie, il proclamait que les marxistes devaient organiser leur travail d’éducation dans le prolétariat à deux niveaux : la « propagande » et « l’agitation ». « Une secte », expliquait-il, « peut se satisfaire de la propagande dans le sens étroit du mot, pas un parti politique… Un propagandiste expose des idées multiples à une ou à un nombre limité de personnes, alors qu’un agitateur n’en exprime qu’une, ou très peu, à des masses de gens… Pourtant ce sont les masses qui font l’histoire ».[13]
En bref, au lieu de se restreindre à « l’organisation de cercles socialistes de travailleurs », les révolutionnaires devaient essayer d’aller de l’avant et d’exciter la colère des masses sur la base de slogans politiques ou « économiques », comme la revendication de la journée de huit heures. Des demandes de ce type attireraient les ouvriers vers le mouvement socialiste. « Ainsi tous les travailleurs – même les plus arriérés – seront clairement convaincus que la mise en place de quelques mesures socialistes est importante pour la classe ouvrière… Des réformes économiques telles que la réduction de la journée de travail sont bonnes, ne serait-ce que parce qu’elles apportent des avantages directs aux ouvriers ». C’était le devoir du parti de « formuler des revendications économiques adaptées à la période présente ».[14]
L’appel de Plékhanov ne rencontra aucun écho parmi les travailleurs russes. Il y eut cependant une réaction de la part d’ouvriers juifs vivant dans la partie occidentale de l’empire russe, la Pologne. D’une manière générale, le mouvement socialiste polonais était bien en avance sur celui de la Russie. Comme l’a dit l’historien soviétique S. N. Valk : « Le mouvement socialiste polonais était dès le départ un mouvement ouvrier en même temps qu’un mouvement de masse, en complète opposition avec le mouvement socialiste révolutionnaire russe, dans lequel le ton était donné par l’intelligentsia et par les cercles ».[15] En mai 1891, il y eut une vague de grèves affectant de nombreuses villes polonaises, qui atteignirent un point culminant l’année suivante avec une grève générale à Lodz.
Les socialistes juifs étaient encore plus efficaces dans l’organisation de l’agitation. Dans des régions d’importante population juive, les grèves devinrent très fréquentes, atteignant leur summum en 1895 avec la grève de l’industrie textile de Białystok, dans laquelle près de 15.000 ouvriers étaient impliqués. En fait, les ouvriers juifs étaient très en avance sur leurs homologues russes sur le plan de l’organisation syndicale. Alors qu’en 1907, 7 % seulement des ouvriers de Saint-Pétersbourg étaient syndiqués,[16] 20 % des ouvriers juifs de Białystok étaient organisés, 24 % à Vilna, 40 % à Gomel, et 25-40 % à Minsk.[17]
Il n’est donc pas surprenant que l’appel de Plékhanov à l’agitation soit repris d’abord par les socialistes juifs, qui s’organisèrent plus tard dans le Bund juif. En 1894, A. Kremer, un dirigeant de l’organisation socialiste juive, écrivit une brochure, Ob Agitatsii (Sur l’agitation), en collaboration avec Martov. La brochure condamnait sévèrement la préoccupation des membres des cercles marxistes de leur propre « perfection ». « C’est précisément l’ouvrier social-démocrate qui le plus souvent soutient cette même préoccupation (le cercle propagandiste) que nous considérons comme inutile. » Passant en revue les réalisations de la kroujkovchtchina, la brochure exposait que « seuls les ouvriers supérieurs les plus capables ont ainsi acquis une connaissance théorique, qu’ils ont associée de façon très superficielle avec la vie et les conditions d’existence environnantes… Le désir d’accéder au savoir et d’échapper à l’obscurantisme des travailleurs a été exploité dans le but de leur imposer les généralisations et les principes du socialisme scientifique ».[18]
Le but n’était pas de créer des ouvriers intellectuels aliénés de la classe ouvrière, mais de former des agitateurs. La masse des travailleurs ne pouvait pas être gagnée au socialisme au moyen d’une activité intellectuelle abstraite. « Les larges masses sont amenées à la lutte, non pas par des considérations intellectuelles, mais par le cours objectif des événements ».[19]
La lutte [économique]… enseigne à l’ouvrier de se dresser pour la défense de ses propres intérêts, elle augmente son courage, elle lui donne la confiance dans sa propre force et la conscience de la nécessité de l’unité, elle place devant lui des tâches plus importantes qui exigent une solution. Préparée de la sorte à une lutte plus sérieuse, la classe ouvrière en vient à se mesurer avec ces questions vitales. La lutte des classes sous cette forme plus consciente crée le terreau d’une agitation politique dont le but est de changer les conditions politiques existantes au bénéfice de la classe ouvrière. Le programme de la social-démocratie coule dès lors de source…[20]
Pour s’approprier cette question de détail susceptible de pousser les ouvriers à la lutte, il est nécessaire de comprendre quelles injustices suscitent le plus l’intérêt des travailleurs, de choisir le moment le plus favorable pour passer à l’action, de savoir quelles méthodes de lutte, dans les conditions de temps et de lieu, sont les plus efficaces. De telles connaissances impliquent que l’agitateur soit en contact constant avec les masses laborieuses, qu’il suive de façon continue les développements à l’œuvre dans une branche d’industrie donnée. Dans chaque usine on compte des injustices innombrables, et l’ouvrier peut être intéressé par les détails les plus mesquins ; savoir à quel moment mettre en avant une revendication particulière, prévoir à l’avance les complications possibles – telle est la véritable tâche de l’agitateur… Une connaissance des conditions de vie, des sentiments et des émotions des masses… fera de lui leur dirigeant naturel.[21]
Le rôle des socialistes comme dirigeants des masses était défini de la façon suivante :
La tâche des sociaux-démocrates est une agitation constante parmi les ouvriers d’usine sur la base de leurs besoins quotidiens et de leurs revendications… Il faut comprendre que la façon dont les sociaux-démocrates voient l’agitateur déterminera la voie dans laquelle il mènera la foule. Il doit toujours être d’un pas en avant des masses, il doit éclairer leur lutte, leur expliquant d’un point de vue général le caractère irréconciliable de leurs intérêts [avec ceux des patrons] et il doit ainsi élargir les horizons des masses.[22]
Ob Agitatsii avait une théorie mécaniste des rapports entre la lutte industrielle, la lutte contre les employeurs, et la lutte politique contre le tsarisme, basée sur l’idée d’ « étapes ». Dans les années suivantes, cela devint le fondement du développement de « l’économisme », sévèrement condamné par Lénine. Ainsi, la brochure déclarait :
En s’abstenant pour l’instant de proposer aux masses des objectifs plus larges, la social-démocratie laissait à la lutte elle-même le soin de faire l’expérience de la confrontation des travailleurs, non plus avec des employeurs individuels, mais avec la classe bourgeoise toute entière et la puissance gouvernementale qui se tenait derrière elle, et, sur la base de cette expérience, d’élargir et d’approfondir son agitation.[23]
La réaction initiale des membres des cercles à la brochure fut dans de nombreux cas très hostile. Martov rapporte que des représentants des cercles social-démocrates de Kiev et de Kharkov, après avoir visité Vilna, argumentèrent contre l’adoption de l’agitation. L’un d’entre eux disait que cela constituerait une « infraction au système de conspiration stricte qu’il avait fallu des années pour construire, et sur lequel tout l’édifice de la propagande de cercle était construit ». Un autre objectait que l’agitation « ne touchait que la surface de la conscience prolétarienne, alors que la véritable tâche de la social-démocratie était de former « une avant-garde d’ouvriers ayant une conscience de classe », ce qui pour eux signifiait « des ouvriers-marxistes bien formatés et éduqués » ».[24] Akimov, un chroniqueur du mouvement à ses débuts, citait un ouvrier, membre d’un cercle marxiste, qui disait : « Les tracts sont une perte de temps. Qu’est-ce qu’on peut expliquer sur une simple feuille ? C’est un livre qu’il faut donner à l’ouvrier, pas un tract. Il doit être éduqué. Il doit être inscrit dans un cercle! »[25]
Un camarade de Kiev racontait :
J’allai voir une ouvrière et la trouvai en larmes. Je lui demandai ce qu’elle avait, et elle me répondit que certains de ses amis, d’anciens membres d’un cercle d’ouvriers, lui avaient rendu visite et s’étaient moqués d’elle parce qu’elle osait prêcher sans avoir été formée elle-même dans un cercle : « Ils t’ont transformée en agitatrice social-démocrate à moitié cuite, n’est-ce pas ? Il faut que tu étudies toi-même avant d’enseigner! »[26]
Un ouvrier, Abram Gordon, dans une brochure appelée Lettre aux intellectuels, rappelait aux intellectuels sociaux-démocrates leur devoir de servir les travailleurs plutôt que de les utiliser comme « la chair à canon de la révolution ». Il dénonçait l’agitation comme une tentative de plus de maintenir les ouvriers dans une demi-ignorance et de perpétuer leur dépendance envers des dirigeants intellectuels d’origine bourgeoise.[27]
Critiquant cette attitude, Akimov disait que ces ouvriers
… n’arrivaient pas à comprendre le sens profond de ce changement de tactique. Il leur semblait qu’en abandonnant l’activité propagandiste dans les cercles ouvriers, les intelligenty renonçaient à leur rôle culturel, qu’ils cherchaient à exploiter le mouvement élémentaire inconscient des masses et considéraient les ouvriers comme une vulgaire « chair à canon ». En fait, les ouvriers appartenant aux cercles s’avérèrent moins démocrates que les révolutionnaires issus de l’intelligentsia. Ils se sentaient supérieurs aux masses et étaient irrités par la présence de travailleurs ignorants dans les réunions. Le résultat, c’est que des branches d’industrie entières, y compris les typographes qui jusque là avaient donné le ton, se retirèrent du mouvement.[28]
Beaucoup d’ouvriers membres des cercles « considéraient l’auto-éducation, dans le sens le plus noble du terme, comme l’alpha et l’oméga du mouvement socialiste, et ils trouvaient insupportable l’idée qu’au lieu de consacrer tout leur temps à devenir des ‘personnes pensant de façon critique’, ils devaient recruter des gens doués pour l’agitation et les équiper des connaissances minimales nécessaires pour influencer les masses ».[29]
Malgré cette forte opposition interne des cercles, l’agitation s’implanta et remplaça la kroujkovchtchina. En avril 1894, un exemplaire d’Ob Agitatsii arriva à Moscou, où il fut hectographié et envoyé à d’autres groupes social-démocrates dans toute la Russie. En 1896, la brochure fut imprimée à Genève par le Groupe Liberté du Travail avec une préface d’Axelrod, et fut largement distribuée.
Plékhanov n’est pas à la hauteur
Le passage à l’agitation ne fut pas accompli par une proportion importante, ou peut-être une majorité, des ouvriers membres des cercles. Mais même si c’était Plékhanov qui, le premier, avait défendu en 1891 le passage à l’agitation, lorsqu’il fut question de la mettre en pratique, lui et son Groupe Liberté du Travail étaient aux abonnés absents.
Dès 1892, A. Voden, un jeune marxiste cultivé de Saint-Pétersbourg, rendit visite à Plékhanov pour lui transmettre une requête du groupe de Brousnev qui avait besoin de littérature populaire pour les ouvriers. Plékhanov remarqua caustiquement qu’à l’évidence ces jeunes praktiki « manquaient du désir d’apprendre à penser comme des marxistes, » et il parut à Voden qu’il parlait « avec un ressentiment accumulé sur une longue période ».[30] Il n’y eut pas moins de six missions semblables avant 1895, résultant toutes en conflits insolubles.
La femme de Plékhanov, Rosalia Markovna, décrivait l’irritation de son époux face à la « vulgarité, la rudesse et la présomption… de ces espèces de Lassalle provinciaux » qui, selon ses termes, « venaient essayer de se mesurer avec nous ».[31]
En 1897, Toutchapsky, un marxiste de Kiev, fut envoyé en Suisse pour demander à Plékhanov et à Axelrod de publier une série de brochures de propagande populaire pour les ouvriers russes. La requête fut immédiatement rejetée au motif qu’ils n’avaient pas le temps de se consacrer à de telles tâches.[32]
Il est vrai qu’un an auparavant le groupe de Plékhanov avait accepté de publier un journal, Listok Rabotnika (le Bulletin ouvrier) qui devait être consacré essentiellement aux nouvelles du mouvement ouvrier et des luttes industrielles en Russie. Cependant Plékhanov lui-même refusa d’y être mêlé, et Véra Zassoulitch et Axelrod étaient clairement contrariés de devoir entreprendre cette tâche. Dans une lettre écrite à la fin de 1896, Véra Zassoulitch se plaignait d’avoir « commencé à se révolter » lorsqu’elle posa les yeux sur les « phrases désespérément incroyables » des articles proposés pour Listok Rabotnika.[33] Axelrod écrivit : « Bien sûr, il est possible de publier de telles caricatures littéraires sans moi ».[34] Deux ans plus tard, il écrivait à Plékhanov que lui-même et Véra Zassoulitch étaient « désireux de se soustraire au devoir d’éditer des publications illettrées ou semi-illettrées ».[35]
Le manque d’enthousiasme pour la publication de littérature ouvrière populaire aboutit à ce que plus de la moitié d’une année s’écoula entre la décision de publication et la première parution de Listok Rabotnika, et qu’un seul numéro de ce journal fut imprimé entre novembre 1896 et novembre 1897!
L’écart entre le soutien théorique du Groupe Liberté du Travail au tournant vers l’agitation de masse et sa réticence à le mettre en pratique peut être expliqué par l’absence de perspectives révolutionnaires immédiates dans les années 1880 et au début des années 1890, période pendant laquelle le groupe fut formé. Véra Zassoulitch mettait franchement l’accent sur le gouffre qui séparait le groupe et les nouveaux agitateurs émergeant en Russie. Elle écrivit à Plékhanov : « N’est-il pas clair pour toi que nous ne pouvons œuvrer avec ce genre de personnes dans une seule organisation ? Et ce n’est pas parce qu’elle est mauvaise! C’est simplement une différence d’âge, de compréhension, et d’humeur ».[36] Quelques semaines plus tard, elle écrivait à nouveau :
Nous avons contre nous pratiquement toute la jeune émigration unie aux éléments étudiants qui ont déjà agi ou se préparent à agir sérieusement. Ils sont pleins d’énergie, sentent que la Russie est derrière eux… Nous ne pouvons accomplir la fonction de l’Union, créer une littérature ouvrière… Nous ne pouvons pas publier une littérature pour les travailleurs qui soit de nature à satisfaire les exigences des Russes. Et il semble à tout le monde que nous faisons obstacle à ceux qui le peuvent… Ils n’atteindront pas non plus leur idéal, mais ils ont cet idéal, et pas nous. Ils ont soif d’une activité de ce genre, mais pas sous notre direction.
Je suis en faveur d’une admission pure et simple que nous n’avons quant à nous pas trouvé fameux les résultats de notre publication de littérature ouvrière et que nous donnons à ceux qui nous critiquent l’occasion de se faire les dents.[37]
Lénine agitateur d’usine
Lénine s’adapta parfaitement aux besoins de l’agitation ouvrière. De plus, quoi qu’en disent les biographes officiels, la vérité est que dans les années 1894-96, il ne dénonçait pas Ob Agitatsii comme unilatéral, mécaniste, et « économiste ». Ses écrits de la période coïncident exactement avec la ligne que celui-ci mettait en avant.
En 1895, il écrivit dans sa prison un projet de programme pour les social-démocrates. Ce document sortit clandestinement de la prison, puis fut perdu pour n’être redécouvert qu’après la révolution. C’est une œuvre intéressante, résumant très clairement l’opinion de Lénine sur Ob Agitatsii. Il y écrit :
Ce passage des ouvriers à une lutte énergique pour satisfaire leurs besoins vitaux, pour arracher des concessions au capital, pour obtenir de meilleures conditions de vie, un salaire plus élevé et la réduction de la journée de travail, a déjà commencé dans toute la Russie. Il marque un grand pas en avant des ouvriers russes ; c’est donc à cette lutte, au concours qu’il convient de lui apporter, que doit être surtout [souligné par moi – Tony Cliff] consacrée l’attention du Parti social-démocrate et de tous les ouvriers conscients.
Cette lutte économique, expliquait Lénine, démontrait d’abord aux travailleurs la nature de l’exploitation économique ; ensuite, elle les rendait combatifs ; et troisièmement, elle développait leur conscience politique. La conscience de classe, y compris la conscience politique, se développe automatiquement à partir de la lutte économique.
La conscience de classe des ouvriers, c’est la compréhension par ceux-ci du fait que pour améliorer leur sort et réaliser leur émancipation, il n’est d’autre moyen que de lutter contre la classe des capitalistes et des fabricants qui sont apparus avec les grandes fabriques et usines. C’est ensuite la compréhension du fait que les intérêts de tous les ouvriers d’un pays sont identiques, solidaires, que tous ces ouvriers constituent une même classe, distincte de toutes les autres classes de la société. C’est, enfin, la compréhension du fait que, pour parvenir à leurs fins, les ouvriers doivent nécessairement chercher à influer sur les affaires de l’État, comme l’ont fait et continuent de le faire les grands propriétaires fonciers et les capitalistes.
Comment cette compréhension vient-elle aux ouvriers ? Ils la puisent constamment dans la lutte même qu’ils engagent contre les fabricants et qui se déploie de plus en plus largement, s’intensifie et entraîne un nombre croissant d’ouvriers à mesure que se développent les grandes fabriques et usines.(…)
En raison de leurs conditions d’existence, les masses ouvrières ne peuvent pas, n’ont ni le loisir ni la possibilité de réfléchir aux questions politiques. Mais la lutte des ouvriers contre les fabricants, pour leurs besoins quotidiens, les pousse d’elle-même, inévitablement, à s’occuper de questions politiques, à se demander comment l’État russe est gouverné, comment et au profit de qui sont promulgués les lois et les règlements. Tout conflit au sein de la fabrique met nécessairement les ouvriers en conflit avec les lois et les représentants du pouvoir.
Lénine poursuit le cours de cette pensée de façon constante dans les tracts et les brochures d’agitation qu’il écrit dans les années 1894-1896. Pas à pas, le lecteur était conduit à des conclusions politiques qui n’étaient pas exprimées de façon explicite. Ainsi, par exemple, la conclusion de la brochure Explication de la loi des amendes infligées aux ouvriers d’usine, écrite en prison en 1895, était que les ouvriers
… comprendront que le gouvernement et ses fonctionnaires sont avec les fabricants, et que les lois sont faites pour que le patron puisse plus facilement serrer la vis à l’ouvrier… Quand ils l’auront compris, les ouvriers verront qu’il ne leur reste qu’un moyen de se défendre : s’unir pour lutter contre les fabricants et contre le régime d’injustice établi par la loi.
A cette époque, le ton de ses revendications était plutôt de profil bas. Par exemple, son tract « L’ouvrier et l’ouvrière de l’usine Thornton » se concentrait exclusivement sur des questions économiques, et ne faisait aucune allusion à la politique. Il se terminait dans un langage très modéré : « Défendre ces revendications, camarades, ce n’est pas du tout nous révolter : nous ne faisons que réclamer ce que la loi a déjà accordé à tous les ouvriers des autres fabriques et qu’on nous a enlevé en espérant que nous ne saurions pas défendre nos droits. ».
En novembre 1895, dans un article intitulé « A quoi pensent nos ministres ? » Lénine utilisait l’expédient consistant à laisser le tsar en dehors de la discussion, se bornant à mentionner les nouvelles lois qui favorisaient les employeurs et les ministres opposés à la classe ouvrière. Le monarque était toujours « le petit père » pour les ouvriers et les paysans, et Anna, la sœur de Lénine, rapporte les propos suivants de son frère : « Evidemment, si vous commencez d’entrée de jeu par critiquer le tsar et le système social, vous ne faites que braquer les travailleurs ».[38]
A la fin de 1894, Lénine et Krijanovsky rencontrèrent Gréchine-Kopelson, Nikitine-Sponti et Liakhovsky, qui à l’époque militaient respectivement dans les groupes marxistes de Vilna, Moscou et Kiev, mais qui avaient tous une expérience de première main du mouvement de grève de Vilna et acceptaient les thèses de base d’Ob Agitatsii. A la suite de cette réunion, en 1895, Lénine, Martov, Krjijanovsky et quelques autres fondèrent à Saint-Pétersbourg la Ligue de Combat pour l’Emancipation de la Classe Ouvrière. La Ligue était constituée d’environ deux douzaines d’intellectuels et ouvriers, et elle joua un rôle crucial dans le démarrage de l’agitation social-démocrate dans la classe ouvrière de Saint-Pétersbourg. A partir de sa fondation, le marxisme russe n’a jamais cessé d’être associé avec les ouvriers de Saint-Pétersbourg. Martov et Lénine étaient les dirigeants reconnus de la Ligue, et son activité principale était la distribution de tracts dans les usines. Dans la rédaction de ceux-ci, Lénine bénéficiait de l’aide efficace de Nadejda Konstantinovna Kroupskaïa, la jeune femme qu’il avait rencontrée en 1894 et épousée quelques années plus tard.
Kroupskaïa avait adhéré en 1890 au cercle marxiste de Brousnev et avait enseigné pendant cinq ans (1891-1896) dans ce qu’on appelait « l’Ecole du Dimanche soir » dans les faubourgs industriels de Saint-Pétersbourg. Tous les dimanches et deux soirs de semaine, elle apprenait aux ouvriers l’arithmétique, l’histoire et la littérature russe, du niveau primaire à un stade tout à fait avancé. L’école fournissait un contact avec des ouvriers sérieux, ce qui en était tout l’intérêt pour la jeune Kroupskaïa et les autres professeurs marxistes de la même école. Il y avait Alexandra Kalmykova, une éditrice aisée, propriétaire d’une librairie populaire qui devait plus tard financer le premier journal immigré, l’Iskra ; Lydia Knipovitch, qui était destinée à devenir un des agents clandestins du même journal ; et également Elena Stassova, qui remplaça Kroupskaïa en 1917 comme secrétaire du parti. Les enseignants marxistes de l’école fondèrent un cercle clandestin pour coordonner leurs activités.
Il faut dire que les ouvriers témoignaient une confiance illimitée à leurs « institutrices » : le morose gardin des chantiers de bois Gromov venait annoncer d’un air radieux à son institutrice la naissance de son fils ; heureux de savoir lire et écrire, un ouvrier poitrinaire du textile la remerciait en lui souhaitant un bon mari ; un sectaire ayant cherché Dieu toute sa vie écrivait avec satisfaction qu’il venait d’apprendre par Roudakov (un autre élève de l’école) qu’il n’y a pas de Dieu[39]
L’école servait de source de recrutement d’ouvriers révolutionnaires.
Les ouvriers appartenant à l’organisation fréquentaient l’école afin d’observer le peuple et de voir ceux qu’ils pouvaient attirer dans les cercles, dans l’organisation. Ils faisaient des distinctions entre les institutrices et savaient discerner le degré de préparation de chacune d’elles. S’ils estimaient qu’une institutrice était « des leurs », ils se faisaient reconnaître par une phrase quelconque.[40]
Kroupskaïa parlait facilement avec les ouvriers-écoliers et joua un rôle central à la fois dans la collecte d’informations sur les conditions de travail dans les usines pouvant servir d’éléments pour la rédaction des tracts de la Ligue et dans l’organisation de la distribution des tracts dans les usines.
Pour obtenir les informations nécessaires à leurs tracts, les militants de la Ligue commencèrent à distribuer des questionnaires individuels aux ouvriers avec lesquels le contact avait été établi par les enseignants. L’ajusteur Ivan Babouchkine raconte : « Nous recevions des listes avec des questions préparées, qui exigeaient de nous une observation attentive de la vie de l’usine… Ma boîte à outils était constamment bourrée de notices les plus diverses, et je m’employais à noter sans être observé les salaires journaliers payés dans notre atelier ».[41]
Lénine a écrit :
J’ai toujours présente à l’esprit ma première expérience, que je n’aurais jamais recommencée. Durant des semaines, je questionnai « de parti pris » un ouvrier qui venait chez moi, sur tous les détails du régime de la grande usine où il travaillait Je parvins, à grand’ peine il est vrai, à faire la description de cette usine (d’une seule usine !). Mais parfois, à la fin de notre entretien, l’ouvrier en essuyant la sueur de son front, me disait avec un sourire : « Il m’est plus facile de faire des heures supplémentaires que de répondre à vos questions ! » ».[42]
Les informations obtenues de cette façon étaient mises en ordre et servaient à rédiger les tracts destinés aux ouvriers des diverses entreprises. Les tracts traitaient de problèmes concrets que tous les ouvriers comprenaient.
Lénine passa des mois à étudier la législation du travail, afin de pouvoir expliquer clairement les lois en vigueur et les pratiques dominantes dans les usines, et formuler les revendications que les ouvriers devaient présenter à la direction. Kroupskaïa a écrit :
Vladimir Ilitch s’intéressait à chaque détail de la vie ouvrière ; à l’aide de ces menus traits, il s’efforçait d’embrasser la vie de l’ouvrier dans son ensemble, de trouver le joint par où la propagande révolutionnaire pourrait le mieux pénétrer jusqu’à lui. La plupart des intellectuels de l’époque connaissaient mal les ouvriers. Ils se contentaient de venir faire dans les cercles des sortes de conférences.[43]
Je me rappelle, par exemple, comment fut recueillie la documentation sur l’usine Thornton. Je fus chargée de faire venir chez moi un de mes élèves, Krolikov, trieur à cette usine, déjà frappé auparavant d’une interdiction de séjour, et d’obtenir de lui tous les renseignements nécessaires suivant un plan tracé d’avance par Vladimir Ilitch. Krolikov arriva revêtu d’une pelisse élégante qu’il avait empruntée et m’apporta tout un cahier de notes qu’il compléta verbalement. Ces notes étaient fort précieuses et Vladimir Ilitch se mit à les lire avec avidité. Ensuite, Apolline Alexandrovna Iakoubova et moi vêtues comme des ouvrières et la tête dûment couverte d’un fichu noué sous le menton, nous nous rendîmes dans les dortoirs de l’usine Thornton, dont nous visitâmes la partie réservée aux célibataires et celle attribuée aux ménages. C’était un milieu épouvantable.
C’était seulement après s’être documenté de la sorte que Vladimir Ilitch rédigeait ses correspondances et ses tracts. Que l’on prenne celui qui fut adressé aux ouvriers et ouvrières de l’usine Thornton, quelle connaissance détaillée de la cause ne révèle-t-il pas ! Et quel enseignement cela constituait pour tous les militants d’alors ! C’est bien à cette école que l’on formait « l’attention aux petits détails ». Et comme ces détails se gravaient dans nos esprits ![44]
On peut avoir une idée de ce qu’était dans la pratique l’agitation à cette époque à partir des souvenirs de Kroupskaïa sur le sort d’un des tracts écrits par Lénine : « Je me souviens que Vladimir Ilitch rédigea le premier tract destiné aux ouvriers de l’usine Sémiannikov. Nous n’avions alors aucune idée de la technique. Le tract fut recopié à la main en caractères d’imprimerie et fut distribué par Babouchkine. Deux des quatre exemplaires établis furent saisis par des gardiens, les deux autres passèrent de main en main. ».[45]
L’effet immédiat de l’agitation industrielle entreprise par la Ligue de Saint-Pétersbourg – Lénine, Martov et leurs amis – était extrêmement limité. Un historien l’a décrit de la façon suivante :
La proclamation de Lénine [aux ouvriers de Thornton] fut imprimée sur le polycopieur du groupe le 10 novembre 1895, mais le même jour les tisserands reprirent le travail sans avoir obtenu de concessions de la direction. Les stariki [vétérans — Lénine, Martov, etc – TC] échouèrent ainsi dans leur premier effort pour attiser les flammes du mécontentement ouvrier.
Alors que la grève de Thornton continuait, une grève spontanée éclata en même temps à la manufacture de tabac de Leferm (9 novembre), et quatre jours plus tard une autre se produisit dans l’usine de chaussures Skorokhod. Dans les deux cas, sur la base d’éléments fournis par les ouvriers des usines en grève par le canal du Groupe Ouvrier Central, les stariki préparèrent des proclamations définissant les revendications des grévistes. Ils n’exercèrent dans aucun de ces cas une influence sur le cours des événements, les grèves faisant long feu et se terminant sans qu’aucune concession ne soit accordée aux ouvriers. Mais les efforts entrepris permirent de faire connaître l’organisation illégale.
La seule grève que les stariki réussirent à stimuler avant que la police ne leur tombe dessus eut lieu dans une section de l’usine Poutilov. Zinoviev, un ouvrier de Poutilov et l’un de ses représentants au Groupe Central, écrivit une proclamation aux ouvriers de la division des machines à vapeur, les exhortant à poser les outils. Sa proclamation fut polycopiée par Martov et eut pour résultat un arrêt de travail d’une journée le 5 décembre. Un appel de Martov aux filatiers de l’usine Koenig, imprimé à la même époque, semble n’avoir eu aucun résultat.
En termes de résultats concrets, l’effet des appels et des proclamations rédigés par les stariki en novembre et au début de décembre fut pratiquement nul.[46]
Lénine et cinq autres membres de la Ligue furent arrêtés en décembre 1895, et plusieurs autres, parmi lesquels Martov, au début de la nouvelle année. Mais la lutte ne s’avéra pas infructueuse. Quelques mois plus tard, la première grève de masse de Russie se produisit sous la bannière de la social-démocratie. C’était une grève des ouvriers du textile de Saint-Pétersbourg, en mai 1896. Les membres de la Ligue, du moins ceux qui étaient encore en liberté, jouèrent un rôle central dans cette grève massive. Elle commença sous la forme d’une protestation contre le non-paiement des salaires pour le congé de trois jours célébrant le couronnement de Nicolas II. Mais elle se transforma bientôt en lutte pour une réduction des heures de travail et une augmentation des salaires et se propagea à vingt des plus grandes usines de Russie, employant 30.000 ouvriers. Ceux-ci poursuivirent la lutte pour la journée de 10 heures ½ pendant trois semaines, et lorsqu’ils décidèrent finalement de reprendre le travail, ils le firent comme un seul homme dans toutes les usines en même temps. Ce n’avait pas seulement été la plus grande grève de Russie jusque-là. C’était aussi la première à aller au-delà des limites d’un seul établissement industriel, et la Ligue de Saint-Pétersbourg y avait joué un rôle de premier plan. Pour la première fois dans la longue histoire du mouvement ouvrier russe, les révolutionnaires avaient mis les masses en action. La social-démocratie devenait un mouvement important.
On pouvait juger du chemin parcouru par la Russie depuis la fin de 1895 en lisant une circulaire confidentielle du ministère des finances à l’inspection des usines de cette époque : « En Russie, heureusement, il n’y a pas une classe ouvrière au même sens et de la même importance qu’en Occident ; et par conséquent nous n’avons pas non plus de question ouvrière, et ni l’une ni l’autre ne trouvera et ne peut trouver chez nous un terrain où pousser »![47]
La défaite dans la victoire
Le succès du mouvement provoqua cependant une grave crise interne. Le mouvement social-démocrate commença à se diviser en deux courants, l’un « économiste » et l’autre « politique ». La correction de l’unilatéralisme de la kroujkovchtchina – l’importance excessive donnée à la théorie – mena à un opposé tout aussi unilatéral, « l’économisme ». Ce danger était déjà implicite dans Ob Agitatsii, comme Lénine et d’autres le notèrent rétrospectivement en 1898. Il faut se rappeler la conclusion qui était celle d’Ob Agitatsii :
La tâche des social-démocrates consiste en une agitation permanente parmi les ouvriers d’usine sur la base des besoins quotidiens et des revendications existantes. La lutte provoquée par cette agitation entraînera les ouvriers à défendre leurs propres intérêts, accroîtra leur courage, leur donnera confiance dans leurs propres capacités et une conscience de la nécessité de l’unité, et en dernière analyse les confrontera finalement à des questions plus importantes exigeant une solution. Préparée de cette manière à une lutte plus sérieuse, la classe ouvrière s’orientera vers la solution de ses questions les plus fondamentales.
Cette formule ouvrait la porte à la théorie des stades, caractéristique des futurs « économistes ». Les socialistes devraient limiter leur agitation à des questions purement économiques, d’abord dans l’établissement industriel, ensuite dans le cadre de plusieurs usines, et ainsi de suite. Deuxièmement, à partir d’une agitation économique étroite, les travailleurs apprendraient, par l’expérience de la lutte elle-même, qu’il y avait besoin de politique, sans que les socialistes dussent mener une agitation sur les questions générales, politiques et sociales, auxquelles était confronté le peuple russe dans son ensemble. L’arrestation de Lénine, de Martov et des autres accéléra la dérive vers « l’économisme » dans la Ligue de Saint-Pétersbourg, les nouveaux camarades qui adhéraient au groupe ayant moins d’expérience théorique.
« On devait se donner tout entier à l’agitation. » écrit Kroupskaïa. « Quant à la propagande, il ne fallait plus y songer… La grève des tisserands en 1896 eut lieu sous l’influence des social-démocrates et tourna la tête à bien des gens. Le terrain était propice à l’éclosion de l’économisme. ».[48]
Dans le testament politique de F. I. Dan, le vétéran menchevik, écrit quelque 50 ans plus tard, la montée de la tendance « économiste » dans la social-démocratie était décrite de la façon suivante :
En répondant de façon sympathique aux notes politiques qui résonnaient dans l’agitation économique de la Ligue, des dizaines de milliers d’ouvriers, entrant pour la première fois dans la lutte organisationnelle active, acceptaient malgré tout l’émancipation politique comme le simple but lointain, « ultime », de leur mouvement. Pour eux, l’objectif pratique « immédiat » était contenu dans les revendications économiques au nom desquelles ils étaient prêts à prendre le risque de la grève et d’une perte éventuelle de salaire. A cet égard, l’humeur de la nouvelle couche d’ouvriers avancés, la nouvelle « intelligentsia ouvrière », qui commençait à prendre forme dans le feu de la lutte de masse, divergeait fondamentalement non seulement de l’intelligentsia marxiste, mais aussi de la première génération de travailleurs social-démocrates, qui étaient venus à la social-démocratie non pas par la voie « pratique » de la lutte économique mais par le chemin « idéologique » de la propagande dans de petits groupes.[49]
Un historien de cette période de la social-démocratie russe analyse assez correctement le contenu de « l’économisme » :
Les racines de l’Economisme peuvent être trouvées dans la méthode d’agitation de la social-démocratie. Les socialistes qui avaient mis au point cette méthode reconnaissaient l’indifférence des travailleurs à la politique et proposaient de la surmonter en démontrant le lien théoriquement indissoluble entre les intérêts économiques et l’ordre politique du pays. Alors qu’en théorie l’agitation était politique, en pratique elle restait limitée à l’économie. A partir de l’agitation, qui reléguait la politique à l’arrière-plan dans le cadre d’une manœuvre tactique, il n’y avait qu’un pas à l’Economisme lui-même, qui subordonnait la politique à l’économie en tant que question de principe. L’Economisme naquit ainsi en Russie en 1896-1897 dans le sillage du mouvement ouvrier de masse émergent.[50]
S’ajoutant à l’impact de « l’économisme » et au danger qu’il représentait pour le socialisme, deux autres facteurs affectaient le mouvement ouvrier russe à cette époque. L’un était la politique de la police secrète tsariste en matière sociale, l’autre la montée d’un puissant courant révisionniste, sous la direction d’Edouard Bernstein, dans le Parti Social-Démocrate Allemand, qui était de loin le parti socialiste le plus important au monde.
La police secrète était intéressée par l’idée d’utiliser « l’économisme » comme réaction à la montée des luttes sociales en Russie. Le général Trépov, chef de la police secrète, écrivait en 1898 :
Si les besoins et les revendications mineures des travailleurs sont exploités par les révolutionnaires pour de telles visées profondément antigouvernementales, le gouvernement ne devrait-il pas, et le plus tôt possible, arracher cette arme, si profitable aux révolutionnaires, de leurs mains et assurer lui-même l’accomplissement de cette tâche… Les policiers sont obligés de s’intéresser à la même chose que les révolutionnaires.
Suivant cette logique, comme nous le verrons plus loin, le colonel Zoubatov, chef de la police de sécurité moscovite, organisa des syndicats contrôlés par la police, d’abord parmi les travailleurs juifs, où l’agitation « économiste » trouvait le terrain le plus favorable, puis chez les Russes, entreprise qui culmina dans l’organisation de syndicats par le pope Gapone à Saint-Pétersbourg, et mena au « Dimanche rouge », premier acte de la Révolution de 1905.
Le second facteur renforçant « l’économisme » — le révisionnisme allemand –- fut introduit par la publication à son de trompe, en janvier 1899, du livre d’Eduard Bernstein Les prémisses du socialisme et les tâches de la social-démocratie. L’idée centrale de cet ouvrage était celle du gradualisme, la réforme par étapes du capitalisme dans sa transformation en socialisme. L’influence du parti, écrivait-il « serait bien plus grande qu’elle ne l’est aujourd’hui si la social-démocratie trouvait le courage de se libérer d’une phraséologie démodée et s’efforçait d’apparaître comme ce qu’elle est en fait aujourd’hui, un parti démocratique socialiste de réforme … Pour moi, ce que l’on désigne généralement comme le but suprême du socialisme n’est rien ; c’est le mouvement lui-même qui est tout ». Ceci coïncidait parfaitement avec les idées des « économistes » russes. Pour eux aussi, « le mouvement », dans le sens de l’obtention de petites améliorations concrètes dans la condition économique des ouvriers, était le plus important. Ainsi le but politique d’ensemble du mouvement – et par dessus tout le renversement du tsarisme – était perdu de vue.
Le lien entre « l’économisme » et le révisionnisme de Bernstein reçut une expression concrète dans un document appelé le Credo (1899). Son auteur, Y. D. Youskova, était à l’époque membre de l’Union des Social-Démocrates Russes à l’Etranger. Il déclarait sans ambages que le révisionnisme de Bernstein constituait sa base théorique. La loi générale de l’activité de la classe ouvrière, déclarait-il, devait être de suivre « la voie du moindre effort ». « La voie du moindre effort ne sera jamais orientée chez nous dans le sens de l’activité politique. L’intolérable oppression politique fera beaucoup parler d’elle et retiendra spécialement l’attention, mais jamais elle ne poussera à agir pratiquement ». En Russie, la « voie du moindre effort » était l’action économique contre les employeurs et une concentration sur l’organisation de syndicats.
La lutte économique, elle aussi, est difficile, extrêmement difficile, mais elle est possible, et enfin elle est pratiquée par les masses elles-mêmes. Apprenant par cette lutte à s’organiser, et s’y heurtant à tout instant au régime politique, l’ouvrier russe créera finalement ce qu’on peut appeler une forme du mouvement ouvrier, créera l’organisation ou les organisations les plus conformes aux conditions russes. A l’heure actuelle, on peut affirmer en toute certitude que le mouvement ouvrier russe se trouve encore dans un état amiboïde et n’a créé aucune forme. Le mouvement gréviste, qui existe quelle que soit la forme d’organisation, ne peut encore être considéré comme une forme cristallisée du mouvement russe ; quant aux organisations illégales, elles ne méritent pas d’attention, ne serait-ce que du point de vue purement quantitatif (pour ne rien dire de leur utilité dans les conditions actuelles)…
…alors, que reste-t-il à faire à un marxiste russe ? Les propos sur la création d’un parti politique ouvrier indépendant ne sont que l’effet de la transplantation sur notre sol d’objectifs étrangers, de résultats étrangers…
Pour un marxiste russe, il n’y a qu’une issue : participer, c’est à dire contribuer à la lutte économique du prolétariat et prendre part à l’activité de l’opposition libérale.[51]
Dès lors, le devoir des socialistes était d’assister les travailleurs dans leurs efforts pour construire des syndicats, et de collaborer avec la bourgeoisie libérale dans la lutte politique.
Lorsque Lénine, alors en déportation en Sibérie, reçut un exemplaire du Credo, il se hâta d’écrire une réplique, Protestation des social-démocrates de Russie (août 1899). Le texte en fut discuté dans une réunion de 17 marxistes en exil dans la région de Minousinsk, et adopté par eux. Il fit de Lénine quelqu’un de largement connu dans les cercles social-démocrates, et eut l’effet escompté. Comme devait le dire Martov des années plus tard, il rallia des centaines de déportés dispersés dans toute la Sibérie au marxisme révolutionnaire.[52]
Les années 1883-1899 avaient vu le développement erratique des marxistes russes, d’une secte propagandiste isolée de la classe ouvrière à une organisation d’agitation se limitant à la lutte quotidienne des travailleurs, de la théorie pure à la pratique étroite. La critique sévère du Credo par Lénine avait démontré qu’une synthèse de la théorie et de la pratique devenait nécessaire.
La fameuse bernsteiniade, telle que la comprennent habituellement le grand public en général et les auteurs du « credo » en particulier, est une tentative de rétrécir la théorie du marxisme, de faire du parti ouvrier révolutionnaire un parti réformiste…
D’une part, le mouvement ouvrier se dissocie du socialisme : on aide les ouvriers à mener la lutte économique, mais on ne leur explique pas du tout ou pas assez les buts socialistes et les objectifs politiques du mouvement dans son ensemble. D’autre part, le socialisme se dissocie du mouvement ouvrier : les socialistes russes recommencent de plus en plus à dire que la lutte contre le gouvernement doit être menée par les intellectuels avec leurs propres forces, car les ouvriers se cantonnent dans la lutte économique.[53]
Contre cela, Lénine faisait la synthèse des luttes économique et politique de la classe ouvrière telle que la voient les marxistes.
Pour un socialiste, la lutte économique sert de base à l’organisation des ouvriers en un parti révolutionnaire, au développement de leur lutte de classe unie contre le régime capitaliste dans son ensemble. Mais si l’on considère que la lutte économique se suffit à elle-même, alors elle ne contient rien qui soit socialiste (…)
La tâche du politicien bourgeois est de « contribuer à la lutte économique du prolétariat » ; la tâche du socialiste est de faire contribuer la lutte économique au mouvement socialiste et aux succès du parti ouvrier révolutionnaire. La tâche du socialiste est de contribuer à la fusion indissoluble de la lutte économique et de la lutte politique dans une lutte de classe unique des masses ouvrières socialistes.
L’agitation de masse doit consister dans l’agitation économique et politique la plus large qui soit à propos de toute manifestation de l’oppression, dans une agitation que nous devons utiliser pour attirer un nombre toujours croissant d’ouvriers dans les rangs du parti social-démocrate révolutionnaire, pour stimuler toutes les manifestations possibles de la lutte politique, pour organiser cette lutte en la faisant passer de ses formes spontanées à une lutte menée par un parti politique unifié. Ainsi, l’agitation doit être un moyen d’amplifier la protestation politique et des formes plus organisées de lutte politique. A l’heure actuelle, le cadre de notre organisation est trop étroit, le cercle des questions qu’elle aborde est trop limité, et notre devoir est de ne pas légitimer cette étroitesse, mais de tendre au contraire à nous en dégager, à approfondir et élargir notre travail d’agitation.[54]
Lénine fait observer que les racines historiques du réformisme résident dans l’unilatéralisme à la fois de la kroujkovchtchina et de la réaction à celle-ci : « … à l’origine, les social-démocrates russes se sont bornés à la propagande dans des cercles. En abordant ensuite l’agitation parmi les masses, nous n’avons pas toujours su éviter de tomber dans l’autre extrême ».[55] Il continue en expliquant qu’une certaine étroitesse organisationnelle, qui caractérisait aussi bien le stade de la kroujkovchtchina et celui de l’agitation industrielle, ont favorisé « l’économisme » :
… militant en ordre dispersé dans des petits cercles ouvriers locaux, ils n’ont pas prêté assez d’attention à la nécessité d’organiser un parti révolutionnaire en coordonnant toute l’activité des groupes locaux et permettant d’organiser un travail révolutionnaire régulier. Or, la prépondérance de l’action en ordre dispersé est tout naturellement liée à la prépondérance de la lutte économique.[56]
Le conflit entre les marxistes orthodoxes comme Lénine et Martov et les « économistes » prit aussi une forme organisationnelle, qui anticipait le débat sur l’organisation qui devait opposer plus tard les bolcheviks et les mencheviks. Cela dit, à ce point de la discussion les protagonistes des deux futures tendances, Lénine et Martov, étaient du même côté.
Après la grève victorieuse de Saint-Pétersbourg en 1896, de nombreux nouveaux adhérents du mouvement, ouvriers aussi bien qu’intellectuels, exigèrent que l’organisation cesse d’être centrée sur un noyau de révolutionnaires professionnels. Les « économistes » expliquaient que le caractère politique et illégal de la Ligue était le résultat de la priorité donnée par les intellectuels à l’activité politique et de leur manque de compréhension des véritables besoins de la masse des travailleurs. Dans le cadre d’une démarche économique tournée essentiellement vers l’agitation, le besoin d’activité illégale et de centralisme serait beaucoup moins important. Une organisation « économiste » aurait un caractère local et serait concernée par les problèmes auxquels faisaient face les ouvriers dans une seule usine, ou un petit nombre d’usines dans une localité, et une organisation locale et régionale peu structurée suffirait. L’opposition du centralisme et du localisme était le reflet sur le plan de l’organisation de la scission entre les révolutionnaires politiques et les « économistes ». Les révolutionnaires professionnels, dans le projet des « économistes », devaient être écartés et remplacés par des ouvriers n’ayant pas à quitter leur lieu de travail et leur logement local ordinaire.
De nombreux membres des cercles, nous l’avons vu, n’avaient pas fait la transition vers l’agitation industrielle. Mais parmi ceux qui l’avaient faite, très peu avaient sombré dans « l’économisme ». C’étaient les nouveaux militants apparus dans la lutte industrielle elle-même, qui avait culminé dans la grève du textile de 1896, qui avaient été les plus nombreux à succomber. Le témoignage du dirigeant menchevik Dan, près de 50 ans après les faits, fait le lien entre ces évènements et le développement ultérieur du bolchevisme et du menchevisme :
Il est important de noter que plus tard presque tous les social-démocrates ouvriers importants de ce « premier appel » qui vécurent les révolutions de 1905 et de 1917 (Babouchkine, Chelgounov, Chapoval, Poletaïev, et d’autres) le firent comme bolcheviks, alors que des rangs de « l’intelligentsia ouvrière », qui avait connu son baptême du feu dans le mouvement de grève de la seconde moitié des années 1890, émergèrent les futurs cadres du mouvement des syndicats légaux et semi-légaux, des coopératives, de l’action culturelle, etc., qui constituèrent pendant longtemps le principal soutien du menchevisme.[57]
Tordre la barre
Les années 1894-1896 furent essentielles dans la transformation de Lénine en dirigeant ouvrier. Citons Kroupskaïa :
Cette période de l’activité de Vladimir Ilitch fut une période de travail extrêmement important, mais, en somme, de travail, caché, imperceptible, sans effet apparent, comme il l’a lui-même caractérisé. Il ne s’agissait pas alors d’accomplir des actions d’éclat, mais d’organiser un contact étroit avec la masse, d’apprendre à se faire l’interprète de ses meilleures aspirations, à se mettre à sa portée et à l’entraîner avec soi. Et c’est précisément cette période passée à Saint-Pétersbourg qui fit de Vladimir Ilitch le chef de la masse ouvrière.[58]
Malgré l’unilatéralisme de l’agitation d’usine à l’époque, Lénine a toujours considéré cette période comme une étape nécessaire et très importante dans le développement de la social-démocratie russe. Il était prêt à admettre à la fois son rôle progressif et les dangers qu’elle comportait. Ainsi, dans une lettre à Plékhanov du 9 novembre 1900, il écrivait :
… la tendance économiste, naturellement, a toujours été une erreur, mais cette tendance est toute récente, et l’engouement pour l’agitation « économique » a existé (et existe encore par endroits) même sans tendance ; étant donné la situation où se trouvait notre mouvement en Russie à la fin des années 80 et au début des années 90, cet engouement était le corollaire légitime et inévitable de tout pas en avant. Cette situation était mortelle à un point que vous n’imaginez pas, et l’on ne peut condamner des gens qui trébuchaient en se tirant avec peine de cette situation. Pour s’en sortir, il fallait une certaine étroitesse, elle était inévitable et légitime : elle l’était, mais lorsqu’on s’est mis à l’ériger en théorie et à la lier au bernsteinisme, la situation s’est évidemment modifiée radicalement… vous admettiez également que l’agitation « économique » et le culte du mouvement « de masse » constituaient un engouement bien naturel.[59]
Cette disposition à tordre la barre trop loin dans une direction et ensuite de prendre le chemin inverse et de la tordre trop loin dans la direction opposée était une caractéristique qu’il a conservée toute sa vie. Elle était déjà clairement apparente à ce premier stade de son évolution de dirigeant révolutionnaire.
A chaque étape de la lutte, Lénine recherchait ce qu’il considérait comme le chaînon-clé dans la chaîne du développement. Il insistait ensuite de façon répétée sur l’importance de ce chaînon, auquel tous les autres devaient être subordonnés. Après les faits, il pouvait dire : « Nous en avons fait trop. Nous avons tordu la barre trop loin », ce par quoi il ne voulait pas dire qu’il avait eu tort d’agir de la sorte. Pour remporter la bataille essentielle de la journée, la concentration de toutes les énergies sur la tâche était nécessaire.
Le développement inégal des différents aspects de la lutte rendait toujours nécessaire de chercher le chaînon-clé dans toute situation concrète. Lorsqu’il y eut besoin d’étudier, de poser les fondations des premiers cercles marxistes, Lénine mit l’accent sur le rôle central de l’étude. A l’étape suivante, lorsqu’il y eut besoin de dépasser la mentalité de cercle, il insista inlassablement sur l’importance de l’agitation industrielle. Au tournant suivant de la lutte, lorsqu’il fallut briser « l’économisme », Lénine s’y employa avec une énergie décuplée. Lénine clarifiait toujours la tâche du jour, répétant ce qui était nécessaire à l’infini dans des formules très simples, pesantes, obsessionnelles et frappantes. Après coup, il retrouvait son équilibre, redressait la barre, puis la tordait à nouveau dans l’autre sens. Si cette méthode a des avantages pour surmonter les obstacles courants, elle contient également des dangers pour quiconque désire utiliser les écrits de Lénine sur les questions tactiques et organisationnelles comme des sources de citations. L’autorité des citations n’est nulle part moins justifiée que dans le cas de Lénine. Si on le cite sur des questions de tactique ou d’organisation, il faut rappeler de façon absolument claire les problèmes concrets auxquels le mouvement faisait face à l’époque.
Une autre caractéristique de Lénine, déjà apparente à ce premier stade de son développement, est une attitude à l’égard des formes d’organisation qui consiste à les considérer comme étant toujours historiquement déterminées. Il n’a jamais adopté de schémas organisationnels abstraits, dogmatiques, et il était toujours prêt à changer la structure d’organisation du parti à chaque nouveau développement de la lutte des classes. Sa conviction était que l’organisation devait être subordonnée à la politique, ce qui ne signifiait pas pour autant qu’elle n’avait pas d’influence indépendante sur la politique. Il y avait entre elles une relation de réciprocité. Dans certaines situations, l’organisation devait se voir accorder la priorité.
Traduit de l’anglais par Jean-Marie Guerlin.
[1]G.V. Plekhanov, « Русский рабочий в революционном движении », Sochineniia, vol.3, p. 121.
[2]Plekhanov, ibid., p. 143.
[3]E. Mendelsohn, « Worker opposition in the Russian Jewish socialist movement : From the 1890s to 1903 », International Review of Social History, 1965.
[4]A.K. Wildman, The Making of a Workers’ Revolution : Russian Social Democracy, 1891–1903, Chicago 1967, p. 31.
[5]Vladimir Akimov on the Dilemmas of Russian Marxism, 1895–1903, edited by J. Frankel, London 1969, pp. 235–36.
[6]Cité in Mendelsohn, op. cit.
[7]S.I. Mitskevitch, Революционная Москва, Moscou 1940, p. 144.
[8]Wildman, op. cit., p. 34.
[9]ibid., p. 32.
[10]ibid., p. 37.
[11]L. Martov, Записки социал-демократа, Berlin-Petersbourg-Moscou 1922, pp. 224–25.
[12]ibid., p. 227.
[13]Plekhanov, О задачах социалистов в борьбе с голодом в России, Geneva 1892, p. 58.
[14]ibid., p. 79.
[15]S.N. Valk, « Материалы к истории Первого мая в России », Красная летопись, no.4, 1922, p. 253.
[16]V.V. Sviatlovsky, История профессионального движения в России, Leningrad 1925, p. 301.
[17]D. Pospielovsky, Russian Police Trade Unions, London 1971, p. 7.
[18]Об агитации, Genève, 1896, p. 1.
[19]ibid., p. 9.
[20]ibid., p. 16
[21]ibid., p. 17.
[22]ibid., pp. 17–18.
[23]Martov, История РСДРП, Moscou 1922, p. 28.
[24]Martov, Записки социал-демократа, op. cit., pp. 250–52.
[25]Akimov, op. cit., p. 238.
[26]ibid., p. 288.
[27]Martov, Записки социал-демократа, op. cit., pp. 227–32.
[28]Akimov, op. cit., p. 214.
[29]Martov, Записки социал-демократа, op. cit., pp. 227–28.
[30]A. Voden, « На заре «легального марксизма» », Летопись марксизма, n°3, 1927, p. 80.
[31]Wildman, op. cit., p. 166.
[32]ibid., p. 164.
[33]L. Deutsch, ed., Группа освобождение труда vol.6, Moscow 1928, p. 174.
[34]Переписка Г. В. Плеханова и П. Б. Аксельрода, op. cit., vol.1, p. 166.
[35]ibid., p. 32.
[36]Deutsch, op. cit., pp. 204–05.
[37]ibid., pp. 207–08.
[38]Новый мир, juin 1963.
[41]Geyer, op. cit., p. 49.
[42]Lénine, « Que Faire ? », Œuvres, vol.5, p. 503-504 (note en bas de page).
[46]R. Pipes, Social Democracy and the St. Petersburg Labor Movement, 1885–97, Cambridge, Mass., 1963, pp. 93–94.
[47]Pokrovsky, op. cit., vol.2, p. 37.
[49]F. Dan, The Origins of Bolshevism, New York 1964, pp. 211–12.
[50]Pipes, p. 124.
[51]Lénine, Œuvres, vol.4, pp. 177-178
[52]Martov, Записки социал-демократа, op. cit., p. 410.
[53]Lénine, Œuvres, vol.4 (pp. 180 et 382).
[54]ibid., pp. 302-303.
[55]ibid., p. 382.
[56]ibid.
[57]Dan, op. cit., p. 212.
[59]Lénine, Œuvres, vol.36, pp. 38–39.