Le tournant de Marx vis-à-vis de la périphérie suscite de l’intérêt. Sous l’impact de différentes rébellions il a modifié son regard sur l’expansion capitaliste mondiale et substitué à ses visées cosmopolites une critique du colonialisme. Il a revalorisé la lutte nationale et imaginé des transitions au socialisme à partir de formes communales.
Marx a également remplacé le schéma unilinéaire de développement des forces productives par une vision multilinéaire de développements variés. Il a perçu des jonctions entre économies développées et des fractures avec le reste du monde, mais il n’a pas défini de primautés exogènes ou endogènes dans la gestation de cette brèche.
Les libéraux transforment les dénonciations du capitalisme chez Marx en éloges. Les nationalistes ignorent son virage, se trompent sur les critiques de l’eurocentrisme et renouvellent des objections dépassées aux « peuples sans histoire ». Il a inspiré des caractérisations objectivo-subjectives de la nation et des critères pour différencier les nationalismes progressistes et régressifs. Il n’a pas formulé de théories du progrès et il a anticipé des notions sur le sous-développement.
On sait que Marx a modifié sa vision des pays sous-développés. Il concevait initialement une liaison passive de ces nations avec l’essor et le déclin du capitalisme mondial. Il a réalisé plus tard la résistance au colonialisme.
Ce changement a été intensément discuté dans les années 1970 par les analystes de son œuvre. La raison profonde de cet intérêt était l’enthousiasme pour les révolutions socialistes de la périphérie.
Les marxistes évaluaient la brèche continue entre les économies avancées et retardées à la lumière des intuitions énoncées par l’auteur du Capital. Les auteurs nationalistes critiquaient l’hostilité (ou l’indifférence) de Marx à l’égard du monde colonial. Les néo-libéraux attaquaient ou diabolisaient son œuvre. Comment Marx a-t-il abordé le problème de la périphérie ?
Socialisme cosmopolite
Dans sa première vision Marx a supposé que la périphérie répéterait l’industrialisation du centre. Il a considéré que le capitalisme se développerait à l’échelle mondiale en créant un système inter-dépendant, qui faciliterait des transitions accélérées au socialisme. Il estimait que la spoliation des artisans et des paysans conduirait à son tour à l’expropriation de ses bénéficiaires.
Le Manifeste communiste présente cette vision. Le capitalisme est décrit comme un régime qui abat des murailles et étend sa domination du centre vers la périphérie (Marx, 1967).
La Chine est présentée comme une société barbare qui sera modernisée par la pénétration coloniale. L’Inde est décrite comme un pays entravé par la prééminence de communautés rurales, de croyances mystiques et de despotes parasitaires. Ces structures sont appelées à être détruites avec l’arrivée du chemin de fer et l’importation de textiles britanniques (Marx, 1964 : 30-58, 104-111)
Mais, à la différence de ses contemporains, le penseur allemand combinait cette analyse avec de fortes dénonciations. Il constatait la destruction de formes économiques archaïques tout en mettant en cause les atrocités du colonialisme. Il relevait la fonction modernisatrice du capital tout en s’opposant aux massacres perpétrés par les envahisseurs.
Avec ce même paramètre il évaluait le libre commerce. Les éloges des échanges commerciaux – qui brisaient l’isolement de vieilles sociétés – s’accompagnaient de critique aux dramatiques conséquences de cette expansion.
Cette tension entre appréciations et rejets était compatible avec l’espérance de victoires rapides du socialisme. Marx supposait que la généralisation du capitalisme accélérerait en quelques décennies l’éradication de ce système. Il espérait aussi une vertigineuse irradiation de ce résultat du centre européen vers le reste du monde.
Cette conception cosmopolite du socialisme présupposait une séquence accélérée d’industrialisation globale, l’affaiblissement des nations et l’élimination du colonialisme. C’était une vision en accord avec l’internationalisme prolétarien de l’époque, qui reprenait les utopies universalistes apparues au siècle des Lumières.
Marx partageait le projet humaniste de transcender immédiatement la nation par des communautés sans frontières. A la différence du cosmopolitisme radical hérité de la Révolution française, il préconisait l’égalité sociale conjointement à la citoyenneté universelle (Lowy, 1998 : 11-21).
En soulignant que « le capital n’a pas de patrie », le révolutionnaire allemand voyait dans la mondialisation de la domination bourgeoise une transition vers la dissolution conjointe des nations et des classes. Cette visée d’une fraternité globale bénéficiait d’un grand écho dans un artisanat géographiquement mobile qui nourrissait la Ie Internationale (Anderson, P, 2002).
Rébellions et virages
Marx a été très frappé par la révolte chinoise de Taiping (1850-64) marquée par des millions de morts. Il a dénoncé le colonialisme britannique et considéré cette tragédie comme un processus destructif dépourvu d’alternatives. Il a également été secoué par la révolte des Cipayes en Inde (1857-58), écrasée dans le sang par les Anglais. C’est alors qu’il a commencé à saisir comment l’expansion du capitalisme générait de grandes résistances de la part des opprimés (Marx, 1964 : 139-143, 161-181).
Ces soulèvements ont modifié ses vues. Il n’a plus sous-estimé ce qui s’était produit dans les colonies, et n’a pas réaffirmé que les sociétés asiatiques étaient destinées à copier le modèle européen. L’acteur oublié dans le Manifeste communiste a commencé à prendre corps. Marx a été l’un des premiers penseurs européens à appuyer l’indépendance de l’Inde.
Mais les changements les plus importants se sont produits avec les soulèvements en Irlande. Il a affirmé alors que le pillage colonial détruit les sociétés sans permettre leur développement ultérieur. Marx a comparé la dévastation britannique de son voisin avec les déprédations que réalisaient les Mongols. Il a observé que la réorganisation rurale imposée dans l’île était une caricature de celle réalisée en Angleterre. Loin d’augmenter la productivité agraire elle avait renforcé l’aristocratie territoriale, l’expulsion des paysans et la concentration de la propriété.
L’auteur du Capital a également noté comment la bourgeoisie anglaise bloquait l’apparition de manufactures irlandaises pour garantir la prééminence de leurs exportations. En outre, les capitalistes se fournissaient en main-d’œuvre bon marché pour restreindre les améliorations des salariés britanniques.
En voyant le saccage de l’Irlande, Marx a abandonné ce qu’il attendait jusqu’alors de l’expansion capitaliste. Il a réalisé que l’accumulation primitive n’était pas l’antichambre immédiate de processus d’industrialisation dans un pays soumis au pillage (Marx, 1964 : 74-80).
A partir de ce moment il a transformé sa sympathie pour la résistance en Inde et en Chine en un éloge explicite de la lutte nationale. Il a exalté la rébellion des Irlandais qui, en reprenant de vieilles traditions communales, ont obligé les Britanniques à militariser l’île.
Le théoricien allemand a participé intensément aux campagnes pour obtenir l’adhésion des ouvriers anglais à cette lutte. Il a compris la nécessité de contrecarrer la division créée par les capitalistes entre les salariés des deux nations. Il a relevé que la lutte irlandaise contribuait à réduire ces tensions et il a adopté la fameuse sentence en soutien aux résistants fenians (« un peuple qui en opprime un autre ne peut être libre ») (Barker, 2010).
Les écrits de 1869-70 illustrent ce mûrissement. Marx avait renoncé à concevoir l’indépendance de l’Irlande comme un résultat des victoires prolétariennes en Angleterre. Il a privilégié une séquence inverse et même considéré que l’élimination de l’oppression nationale était une condition de l’émancipation sociale. Il a souligné l’étroite interaction entre ces deux processus et rappelé comment dans le passé l’écrasement de l’Irlande avait contribué à faire échouer les révolutions contre la monarchie anglaise (Marx ; Engels, 1979).
Esclaves et opprimés
La nouvelle conception de convergences entre le prolétariat européen et les dépossédés du reste du monde a motivé l’appui de Marx au Nord dans la guerre de Sécession aux États-Unis (1860-65). Il s’est approprié le drapeau de l’abolitionnisme face à la forte pression des fabricants britanniques en faveur du Sud. Les capitalistes se procuraient le coton récolté par les esclaves et appelaient les ouvriers textiles anglais à préserver leur emploi, en évitant toute participation dans le conflit américain.
Marx a dénoncé ce chantage et affirmé la nécessite d’actions communes de part et d’autre de l’Atlantique, pour mettre fin à l’association des exploiteurs britanniques avec les planteurs du Sud.
Cette campagne a aussi visé à contrecarrer la fracture raciste au sein de la classe ouvrière étasunienne naissante. Les salariés immigrants considéraient l’esclave comme un concurrent qui écrasait leurs salaires. Marx a inspiré des déclarations de la Ie Internationale pour créer des liens entre les travailleurs blancs et les opprimés afro-américains.
La guerre de Sécession se développait dans un pays perçu comme une démocratie potentielle de grande envergure. Marx considérait que la libération des esclaves et l’écrasement des planteurs apporteraient un exemple majeur de conquêtes révolutionnaires.
Il critiquait dans ce sens la timidité initiale de Lincoln qui refusait d’armer les Noirs comme le réclamaient les abolitionnistes radicaux. Ces hésitations mettaient en danger la victoire du Nord, largement supérieur aux confédérés sur le plan économique et militaire (Marx ; Engels, 1973 : 27-74, 83-171).
Dans sa nouvelle étape Marx a célébré les incendies naissants dans diverses parties du monde. Il n’a jamais douté de la primauté européenne dans le passage à un avenir socialiste, mais il a souligné le rôle d’autres sujets. Il s’est réclamé des juntes radicales constituées à Cadix face à l’invasion napoléonienne et évoqué avec une grande sympathie les révoltes aux Antilles contre le colonialisme anglo-français.
Mais le plus significatif a été son appui au Mexique. Il a dénoncé l’expédition de Maximilien pour recouvrer les dettes en occupant le pays et il a soutenu les grandes réformes démocratiques introduites par Benito Juárez. Avec cette position il a abandonné sa justification antérieure de l’appropriation du Texas par les colons anglo-américains (Marx ; Engels, 1972 : 217-292).
Marx a abandonné sa thèse précédente d’émancipation externe de la périphérie. Il n’a plus supposé que les changements dans le monde seraient plus rapides que le mûrissement interne des sociétés non-européennes. Sa conception de l’avenir post-capitaliste a commencé à inclure des rébellions dans la périphérie convergentes avec le prolétariat européen.
Démocraties et communes
Ces nouvelles considérations ont enrichi la conception de Marx sur les batailles démocratiques dans le vieux continent. Ces luttes incluaient les demandes d’autodétermination nationale des peuples soumis aux monarchies impériales de Russie et d’Autriche.
Le théoricien communiste était un participant actif de ces confrontations et soutenait les unifications de l’Allemagne et de l’Italie que refusaient les autocraties. Marx appuyait la radicalisation socialiste de ces luttes. Il proclamait que le prolétariat n’avait pas de patrie et imaginait des processus de convergence populaire qui déborderaient les frontières. Mais il appuyait aussi les insurrections nationales qui affaiblissaient le tsarisme et les Habsbourg (Munck, 2010).
Marx mettait l’accent sur ceux qui résistent et sur la spécificité de chaque bataille. Il raisonnait en termes d’action et de protagonistes de grandes épopées. C’est ainsi qu’il soutenait la résistance des Hongrois contre l’occupant autrichien et la combativité des Polonais contre l’oppresseur russe.
Il considérait en particulier le combat de la Pologne comme un « thermomètre de la révolution européenne ». Ce pays avait perdu son indépendance avec le partage entre la Russie, la Prusse et l’Autriche et était l’épicentre de soulèvements répétés (1794, 1830, 1843, 1846).
Marx a fait de cette aspiration nationale un drapeau permanent. Il n’a pas seulement relevé la solidarité spontanée qu’il suscitait dans tout le continent. Il a également polémiqué avec les courants anarchistes qui dénigraient cette résistance, tant pour ses liens avec la noblesse que pour son éloignement des revendications ouvrières. En proclamant que « la Pologne doit être libérée en Angleterre », Marx polémiquait avec une conception qui anesthésiait la conscience internationaliste des travailleurs (Healy, 2010).
Le révolutionnaire allemand assignait à l’indépendance de ce pays une grande influence sur la bataille contre le tsarisme. Comme il priorisait la défaite de cette force conservatrice, il a pris parti contre la Russie dans la guerre de Crimée avec l’Empire ottoman. Il refusait le neutralisme et donnait la primauté aux victoires sur l’ennemi principal.
A partir de ses observations sur l’Inde, la Chine, l’Irlande et le Mexique, Marx a intégré une nouvelle hypothèse de forces transformatrices au sein de l’Empire russe. Il a reconsidéré le rôle des vieilles formes communales à la campagne, qu’il voyait jusque-là comme de simples séquelles du passé. Il a estimé qu’elles pouvaient jouer un rôle progressiste et envisagé la possibilité d’une transition directe au socialisme en partant de ces formations collectives (Marx ; Engels, 1980 : 21-65).
Son nouveau regard sur la périphérie a influencé cette acceptation d’un saut direct vers des étapes post-capitalistes. Marx a modifié son rejet antérieur de cette éventualité. Ce qu’il avait écarté en 1844 dans une modalité ingénue de « communisme cru » s’est transformé trente ans plus tard en une alternative réaliste. C’est pourquoi il a étendu l’étude des communes à d’autres cas (Inde, Indonésie, Algérie).
Un nouveau paradigme
Dans sa première période Marx a relevé la dynamique objective du développement capitaliste comme processus d’absorption de formes de production préexistantes. Il a souligné le rôle forces productives comme déterminantes primordiales du cours de l’histoire. Il a de ce fait supposé que le capitalisme se développerait en incorporant la périphérie dans le torrent de la civilisation.
Dans sa deuxième période Marx a abandonné l’idée d’une adaptation passive du monde colonial au devenir du capitalisme. Il a pris en compte les sauts d’étape et indiqué les forces actives qui à la périphérie pouvaient accélérer la mise en place du socialisme.
Kohan interprète ce virage conceptuel comme un changement de paradigme. Une philosophie unilinéaire appuyée sur le comportement des forces productives a été remplacée par une vision multilinéaire qui mettait en avant le rôle transformateur des sujets. La révision de la problématique nationale-coloniale a précipité le tournant.
Cette caractérisation contraste avec la traditionnelle dichotomie entre deux Marx introduite par Althusser. Ce point de vue distinguait entre le jeune « humaniste » – absorbé par la problématique philosophique de l’aliénation – et le vieux « scientifique » focalisé sur la détection de lois du capitalisme. Dans le traitement de la périphérie cette séquence s’est inversée. Le penseur débutant du Manifeste était plus intéressé par les processus objectifs d’expansion capitaliste et l’auteur mûr du Capital soulignait la force d’attraction subjective de la lutte nationale et sociale (Kohan, 1998 : 228-254).
Kevin Anderson souligne également cet itinéraire. La chronologie rigide d’intégration de la périphérie à la modernisation du centre a été remplacée par une conception de processus ouverts et variés de développement historique.
Il estime aussi que les singularités de la périphérie ont conduit Marx à laisser de côté le modèle strict d’adaptation des superstructures (politiques, idéologiques ou sociales) aux ciments économiques. Le schéma de l’adaptation du contexte social (rapports de production) au développement économique (forces productives) a été remplacé par une vision de processus codéterminés et sans direction préétablie (Anderson K, 2010 : 2-3, 9-10, 237-238, 244-245).
D’autres auteurs soutiennent que ce tournant de Marx n’a pas modifié son modèle initial (Sutcliffe, 2008). Mais la teneur des changements indique des modifications substantielles. En 1850 Marx envisageait le mouvement démocratique de Chine et d’Inde comme un simple allié des ouvriers européens. En 1870 il considérait déjà l’indépendance de l’Irlande comme un moteur de la révolution en Angleterre. En 1880 il est allé plus loin et a considéré que la Russie partageait avec l’Europe une place clé dans le début du socialisme.
Convergence et fractures
La vision rudimentaire de la périphérie qu’a exposée le premier Marx était en accord avec l’immaturité de sa pensée économique. C’est pourquoi le Manifeste envisageait un vertigineux processus de mondialisation qui s’est réalisé au siècle suivant.
Avec Misère de la philosophie et Travail salarié et capital, le Manifeste s’est situé à mi-chemin dans l’élaboration de Marx. Il avait déjà développé sa critique de la propriété privée, découvert la centralité du travail, modifié l’analyse anthropologique de l’aliénation et compris l’utilité de la conception matérialiste de l’histoire.
Mais il n’avait pas dépassé Ricardo, ni reformulé la théorie de la valeur avec le concept de la plus-value. Les corrections qualitatives elles-mêmes que Marx a introduites dans sa vision de la Chine, de l’Irlande ou de la Russie ont été incorporées à sa vision de l’économie.
Dans le Manifeste il exposait des analogies entre l’ouvrier et l’esclave qui étaient encore apparentées au « salaire de subsistance » de Ricardo. Il ne caractérisait pas encore la valeur de la force de travail comme paramètre historico-social, sujet à l’impact contradictoire de l’accumulation. Il y avait des références à la « misère croissante » qui seront remplacées par des conceptions centrées sur la déclination relative du salaire. Les crises étaient conçues comme des effets de la sous-consommation, sans intégrer l’étroitesse du pouvoir d’achat au mouvement descendant du taux de profit (Katz, 1999).
Ces insuffisances permettent de comprendre les erreurs commises par Marx dans ses premières analyses de l’Asie et de l’Amérique latine. Au fur et à mesure du perfectionnement de ses recherches sur le capitalisme, il a substitué la présentation des tendances génériques du marché mondial par des analyses spécifiques de l’accumulation à l’échelle nationale.
Dans la préparation du Capital, Marx a analysé en détail l’économie anglaise. Il a étudié les tarifs, les salaires, les prix, les profits, les taux d’intérêt, les rentes et il a pu observer des contradictions entre le développement et le sous-développement.
Il a analysé, par exemple, les liens entre le retard de l’Irlande et le développement industriel britannique. Il a constaté comment la mise à niveau des économies centrales coexistait avec des brèches croissantes relativement au reste du monde.
L’époque de Marx (1830-70) a été marquée par l’irruption de différents foyers d’accumulation (Europe occidentale, Amérique du Nord, Japon), ainsi que par une nouvelle variété de colonialisme. C’est ce qui a conduit au protectionnisme des économies émergentes et au libre-commerce à l’échelle mondiale.
Dans sa deuxième étape, le théoricien allemand a commencé à percevoir des variations dans l’évolution de la périphérie liées à la diversité qui se produisait au centre. Le développement britannique initial avec l’industrialisation – préparé par des bénéfices commerciaux et agricoles – a été suivi par l’expansion manufacturière française qui a eu une grande incidence sur les banques. La Russie a étendu sa structure manufacturière par son action militaire en maintenant le servage et les États-Unis ont suivi un modèle opposé de décollage purement capitaliste.
Quand il affirme que « le pays le plus développé montre au suivant l’image de son propre avenir » il fait allusion à ce type d’économies équivalentes. Il n’étend pas cette égalisation à la périphérie. Il s’agit d’une évolution entre pairs ou d’une transition vers cette égalisation.
Dans cette étape de maturité, Marx n’a pas seulement établi une distinction entre l’industrialisation classique d’économies ouvertes (Angleterre) et l’industrialisation tardive de structures protégées (Allemagne). Il a aussi différencié le bloc des pays subordonnés aux impératifs du capital étranger (Chine).
Cette caractérisation a anticipé la fracture postérieure entre semi-périphéries ascendantes et périphéries reléguées. Dans le premier bloc figurent seulement les économies partie prenantes de l’industrialisation, qui ont créé des marchés internes et absorbé la révolution agraire (Bairoch, 1973 : chap. 1 et 2). L’Allemagne et les États-Unis ont en outre pointé le nez aux côtés de l’Angleterre et de la France, dans la mesure où les puissances coloniales ne pouvaient pas freiner leurs rivales.
La périphérie est restée explicitement exclue de ces convergences. Le cas irlandais illustre comment les autorités coloniales ont frappé d’impôts élevés toutes les activités manufacturières locales pour garantir l’entrée d’importations anglaises.
Marx a mûri sa conception et certains chercheurs soutiennent qu’il aurait distingué deux types d’économies. Celles qui assimilaient l’expansion capitaliste à partir d’un état inférieur (« attardées ») et celles qui ne prospéraient pas du fait de leur soumission au colonialisme (« transplantées ») (Galba de Paula, 2014 : 101-108, 141-143).
Causes exogènes et endogènes
Marx a compris que le capitalisme engendre des segmentations entre le centre et la périphérie, mais il n’a pas défini les causes de cette polarisation. Il a suggéré divers déterminants exogènes dans sa critique du colonialisme et indiqué des causes endogènes dans son analyse des structures pré-capitalistes. Mais il n’a pas précisé lesquelles avaient le plus d’incidences dans la fracture globale. Il a seulement observé l’élargissement de cette brèche dans l’origine et dans la formation du capitalisme.
Le théoricien allemand a évalué le premier impact dans son étude du pillage perpétré au cours de l’accumulation primitive. Il a décrit les transferts de ressources consommées pour générer l’accumulation initiales d’argent requise par le système. Il a décrit comment les métaux soustraits aux colonies ont cimenté le début du capitalisme européen. Cette ligne d’analyse s’est poursuivie avec les études de l’industrialisation forcée de l’Irlande et les confiscations subies par la Chine ou l’Inde (Marx, 1973 : 607-650).
Marx a aussi décrit les élargissements de la brèche centre-périphérie sous le capitalisme déjà formé. Ses observations sur l’échange inégal illustrent ce traitement. Il a affirmé que dans le marché mondial le travail le plus productif reçoit une rémunération supérieure à celui qui est moins avancé, ce qui renforce la suprématie des économies qui opèrent avec des techniques avancées (Marx, 1973 : chap. 20).
Mais dans d’autres commentaires également nombreux Marx attribue le retard de la périphérie à l’incidence d’entraves pré-capitalistes qui empêchent la massification du travail salarié, prolongent l’asservissement ou élargissent l’esclavage.
Il a indiqué que ces formes archaïques d’exploitation se recréaient pour satisfaire la demande internationale de matières premières, ce qui augmentait les rentes accaparées par les latifundistes, les fermiers et les planteurs d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine.
Marx n’a pas tranché sur la primauté de l’origine coloniale-exogène ou rentiste-endogène du sous développement. Il a seulement paru indiquer une gravitation changeante en différents moments du capitalisme.
De nombreux historiens marxistes et systémiques ont mis l’accent sur l’une ou l’autre composante. Les exogénistes montrent comment l’Europe s’est nourrie de la « désaccumulation primitive » imposée à l’Amérique et de l’holocauste des esclaves généré en Afrique (Amin, 2001 : 15-29).
Ils soulignent que le colonialisme a réussi à séparer l’Europe de sociétés qui avaient atteint un niveau semblable de développement (Moyen-Orient, Afrique du Nord, Méso-Amérique) et offert à la Grand-Bretagne une primauté sur ses concurrents. Ils pensent que dans des conditions agricoles, étatiques et industrielles comparables, l’Angleterre a pris la tête du fait de ses atouts de l’Outre-mer (Wallerstein, 1984 : 102-174 ; Blaut, 1994).
A l’inverse, les théoriciens endogénistes expliquent le sous-développement de la périphérie par l’absence de transformations agraires. Ils estiment que le pillage colonial n’a pas été opérant pour la consolidation du capitalisme central. Ils considèrent que les puissances maritimes ont perdu du poids dans ce décollage (Portugal, Espagne, France, Hollande), que le vainqueur est entré tard dans la course (Angleterre) et que différents concurrents heureux ont évité les batailles extérieures (Belgique, Suisse, Allemagne, Scandinavie, Autriche, Italie) (O’Brien, 2007).
Ils rappellent également que l’Europe s’est développée grâce à son auto-suffisance en matières premières et ils considèrent que le colonialisme a eu des effets négatifs sur l’esprit d’entreprise. Ils attribuent les avantages de l’Angleterre à un modèle tripartite de révolution agraire (propriétaires, métayers et salariés) qui a préparé le décollage manufacturier avec l’expansion démographique et industrielle dans les campagnes (Bairoch, 1999 : 87-137 ; Wood, 2002 : 94-102).
Mais le point de vue de Marx a aussi inspiré des positions intermédiaires, qui illustrent comment le colonialisme a eu davantage d’influence au moment originel que dans la consolidation du capitalisme. Ils affirment que le poids initial des ressources soustraites des colonies a ensuite été remplacé par la suprématie des plus-values, dérivées de processus internes d’accumulation. Cette hypothèse est cohérente avec la primauté changeante des déterminants internes et externes qu’a suggérée l’auteur du Capital (Mandel, 1978 : chap. 2).
Interprétations libérales
Les auteurs libéraux ignorent les deux visions de Marx sur le problème national-colonial. Ils ne retiennent que la première période, mettent en avant ses caractérisations de l’Inde et omettent le virage de l’Irlande. Avec cette réduction ils situent le théoricien du socialisme dans la tradition « diffusionniste » qui évalue le progrès et l’expansion capitaliste.
Warren a été le principal propagandiste de cette vision qui accorde au point de vue initial du Manifeste un statut de théorie du développement. Il a affirmé que Marx valorisait le colonialisme britannique en Asie pour son effet dissolvant de la vie végétative. Il affirme aussi qu’il a apprécié les réussites économiques de la colonisation occidentale, en comparant ces avancées à la situation antérieure de la périphérie (Warren, 1980 : 1-2, 9, 27-30).
Mais Marx n’a jamais exalté d’empire et il n’a pas plus recouru à des contre-points historiques linéaires. Ce qu’il faut mettre en opposition c’est l’effet de l’expansion capitaliste en Europe et dans les colonies et expliquer pour quelles raisons cela a engendré une accumulation à un pôle et une désaccumulation à l’autre. Les libéraux ignorent tout simplement cette fracture.
Ils estiment que Marx a évité des qualifications morales, a refusé le romantisme et valorisé l’individualisme. Ils affirment qu’il a particulièrement applaudi la culture humaniste de la modernisation industrielle (Warren, 1980 : 7-18).
Mais toute l’œuvre du penseur allemand a été une dénonciation et non un éloge du capitalisme. Ses descriptions terrifiantes de l’accumulation primitive, du travail des enfants et de l’exploitation des ouvriers illustrent ce rejet. L’indulgence initiale elle-même à l’égard du personnalisme bourgeois s’est diluée dans la revendication ultérieure de la commune. Les améliorations sociales que les libéraux assignent au capitalisme étaient considérées par Marx comme le résultat de la résistance ouvrière. Il est absurde d’affirmer que le théoricien communiste a soutenu les crimes commis par l’Angleterre pour faciliter l’implantation du capitalisme dans les sociétés non-européennes (Warren, 1980 : 39-44, 116). Si Marx avait été un Cecil Rhodes insensible aux souffrances coloniales, il n’aurait pas impulsé des campagnes de solidarité avec les victimes du pillage impérial.
D’autres auteurs fascinés par le marché s’accordent à présenter le théoricien allemand comme un promoteur enthousiaste de l’occupation britannique de l’Inde. Ils considèrent que cette approbation était cohérente avec l’installation d’un mode de production plus avancé (Sebreli, 1992 : 324-327).
Mais ce raisonnement positiviste oublie les souffrances humaines que Marx a relevées avec beaucoup de soin. Il était engagé dans la lutte populaire et n’était pas indifférent aux conséquences sociales dramatiques du développement capitaliste.
Les libéraux mettent dans la bouche de Marx leur fanatique exaltation de la bourgeoisie. Ils affirment que le révolutionnaire allemand a présenté l’apparition de cette classe sociale comme un événement d’importance majeure pour toute la société (Sebreli, 1992 : 24).
Mais y compris dans sa première étape Marx soulignait l’autre aspect de ce processus : l’apparition d’un prolétariat qui devait creuser la tombe de la bourgeoisie pour permettre l’éradication de l’exploitation.
Sebrelli déconnecte les observations de Marx sur la question coloniale de cette base anticapitaliste. Il ignore ainsi comment l’indignation sociale a motivé les recherches de l’auteur du Capital. Cette attitude le distinguait de de ses contemporains et explique son rejet des interventions impériales.
Marx a aussi mis en question dans sa maturité les illusions dans le libre commerce. C’est ainsi qu’au lieu de promouvoir l’internationalisation des marchés il a défendu l’association coopérative des peuples.
Variantes de l’eurocentrisme
Certains auteurs nationalistes coïncident avec leurs adversaires libéraux dans la présentation de Marx comme un apologiste du capitalisme occidental et défendent cette position en termes virulents. Ils affirment que cette attitude l’a conduit à « déprécier les peuples non-occidentaux » et à justifier le recours à la violence pour les soumettre (Chavolla, 2005 : 13-14, 255-261).
Avec cette caractérisation, ils inversent la réalité. Un furieux opposant du capitalisme est montré comme un chantre du statu quo et son internationalisme est assimilé à la soumission à la reine Victoria.
Cette vision présente les écrits pré-Irlande comme preuve d’accord avec le colonialisme et attribue cette position à l’eurocentrisme extrême du théoricien allemand (Chavolla, 2005 : 16, 265-269).
Mais Marx était dans la tranchée opposée à des personnages impériaux comme Kipling. C’était un penseur de l’émancipation avec des projets communistes contraires à l’oppression impériale. Les attentes cosmopolites erronées de sa jeunesse exprimaient cet espoir humaniste de gestation rapide d’un monde sans exploiteurs. Cela n’a pas de sens de placer ce point de vue dans le casier de l’eurocentrisme impérial.
D’autres auteurs considèrent que Marx a ignoré l’oppression de la périphérie à cause de son « réductionnisme de classe ». Ils pensent qu’il a étudié exclusivement les tensions sociales au détriment de l’asservissement national et racial (Lvovich, 1997).
Mais ils oublient que le second Marx a resitué les relations de classe, en incorporant la race, la nationalité et l’ethnicité à la mise en cause simultanée de l’exploitation et de la domination. Cette synthèse explique sa défense de l’Irlande et de la Pologne et son engagement dans la cause anti-esclavagiste dans la guerre étasunienne.
L’eurocentrisme méprisant que les nationalistes attribuent à Marx est totalement imaginaire. Mais on peut considérer une autre acception du concept, comme synonyme d’attache à un modèle de répétition universelle des valeurs forgées sur le Vieux Continent.
Dans cette deuxième conception, l’Europe est supposée avoir montré le visage du futur, en développant la civilisation supérieure héritée de l’Antiquité classique. Ce point de vue a eu une influence sur le profil positiviste qu’ont adopté les sciences sociales traditionnelles (Wallerstein, 2004 : chap. 23).
Cette caractérisation davantage bienveillante d’eurocentrisme s’applique-t-elle au Marx du Manifeste ? La réponse est négative, si on se souvient que l’aveuglement devant l’Europe inclut le capitalisme forgé dans cette région. Marx a été le principal critique du système qu’idolâtrent les européistes.
Ces conceptions universalisent également un certain développement particulier en soulignant la suprématie intrinsèque de l’Europe sur d’autres cultures. A l’inverse, le socialisme que défendait Marx visait à forger des développements égalitaires et coopératifs entre tous les peuples du monde.
Évidemment, l’auteur du Capital était allemand, il a vécu en Europe et était imprégné de la culture occidentale, mais il a développé une théorie qui dépassait ces origines. A la différence de nombreux penseurs, il ne raisonnait pas en contre-posant les vertus d’une certaine civilisation à d’autres. Il expliquait la logique générale de l’évolution sociale en fonction de contradictions économiques (forces productives) et sociales (lutte de classes).
L’eurocentrisme est un terme utilisé également par différents auteurs marxistes pour caractériser une erreur théorique du premier Marx. Cette qualification n’implique pas alors un rejet. Elle souligne une erreur de la conception initiale qui attribuait au prolétariat européen un rôle absolu dans l’émancipation de tous les opprimés.
Le même qualificatif d’eurocentrisme a été utilisé dans des sens très opposés pour apprécier la trajectoire de Marx. Son identification à des erreurs de jeunesse diffère de l’assimilation au colonialisme. Cette dernière acception est inadmissible.
Les « peuples sans histoire »
Les allusions d’Engels aux « peuples sans histoire » sont perçues par les critiques nationalistes comme une confirmation supplémentaire du mépris marxiste pour la périphérie. Cette notion ferait de toutes les forces extérieures au prolétariat occidental des masses sans importance et statiques (Chavolla, 2005 : 188, 255-269).
Il est vrai qu’Engels a recouru à cette notion controversée pour se référer aux conglomérats incapables de faire face à leur auto-émancipation. Il a repris une catégorie que Hegel utilisait pour caractériser les peuples sans attributs suffisants pour forger des structures nationales.
Marx n’a pas appliqué ce concept. Mais il a utilisé des termes virulents contre les esclaves du Sud, dans sa bataille politique passionnée contre les autocraties impériales. Comme le tsar et les Habsbourg avaient réussi à entraîner ces peuples dans leurs campagnes contre-révolutionnaires, sa réaction intégrait le rejet des droits nationaux de ces groupes (Lowy ; Traverso, 1990).
Le militant socialiste supposait, en outre, que beaucoup de demandes de ce type n’arriveraient pas à se concrétiser. Il estimait que les petites nations seraient absorbées par des torrents vertigineux de transformations internationales avant d’atteindre le seuil requis pour forger leurs propres États.
Marx se prononçait pour une émancipation externe de nombreux peuples sans définition nationale claire. Il croyait que le renversement des régimes monarchiques conduirait à cette issue. Dans son étape initiale, Marx ne reconnaissait pas l’existence de forces historiques significatives pour constituer des États différenciés, dans différentes régions d’Asie et d’Europe orientale.
Il ne fait aucun doute que la thèse des « peuples sans histoire » est inappropriée et a été réfutée de façon catégorique par des théoriciens marxistes. Leur critique a démontré comment des alignements politiques d’une période se transformaient en données invariables de trajectoire nationale. Si l’Empire russe avait réussi à obtenir l’adhésion des paysans ukrainiens, roumains, slovaques, serbes ou croates, c’était dû à l’oppression dont ils souffraient de la part de la noblesse polonaise et hongroise.
Cette situation tripolaire s’est vérifiée en de nombreuses occasions. Des peuples asservis par des oppresseurs intermédiaires ont été poussés à jouer un rôle réactionnaire. Mais ce qui s’est produit avec les Irlandais a illustré le caractère historique variable de ces alignements. Ils ont joué un rôle contre-révolutionnaire à l’époque de Cromwell et ont ensuite pris la tête de la lutte nationale (Rosdolsky, 1981).
Dans sa seconde étape Marx s’est éloigné de toute variante des « peuples sans histoire ». Certains auteurs pensent que Engels lui-même a réévalué ce concept controversé dans son analyse des guerres paysannes d’Allemagne (Harman, 1992).
C’est également une erreur de présenter ce problème comme une preuve de l’eurocentrisme pro-colonial de Marx. Les nations que le théoricien allemand a faites siennes dès le début (polonaise, hongroise) et celles qu’il a rejetées d’entrée pour les admettre ensuite (irlandaise) étaient toutes européennes. Si son critère discriminant pour entrer dans l’histoire avait été l’appartenance au Vieux Continent, il n’aurait pas procédé à ces distinctions.
Ses critiques affirment qu’il a soutenu les Polonais et les Irlandais mais rejeté les Slaves du Sud, les Scandinaves, les Mexicains, les Chinois et les Nord-Africains (Nimmi, 1989). Mais cet argument géographique est inconsistant. Les peuples disqualifiés ne se trouvent pas seulement en Asie, en Afrique ou en Amérique latine, mais également en Europe.
On pourrait peut-être préciser que le péché eurocentriste se trouve dans la fascination envers l’Europe occidentale. Mais Marx a ignoré au départ la poussée révolutionnaire d’un pays de cette région (Irlande) et ré-apprécié celui d’un autre pays de la zone orientale (Pologne).
Ses contradicteurs suggèrent également que l’eurocentrisme contient principalement une dimension culturelle d’idolâtrie de l’Occident. Il considèrent que c’est pour cette raison que Marx s’est engagé dans le conflit extra-européen de la guerre de Sécession nord-américaine.
Mais ils ne voient pas l’évidence. Les Confédérés étaient plus proches de l’Europe et Marx a soutenu les Yankees, qui luttaient pour la libération des esclaves d’origine africaine. Il n’était pas guidé par des critères d’ascendance mais par des objectifs d’émancipation sociale.
Nations et nationalisme
Les critiques considèrent que la thèse des « peuples sans histoire » est une aberration dérivée de la caractérisation d’une nation par des termes purement objectifs. Ils estiment que Marx a commis cette erreur par ce qu’il ne reconnaissait que les communautés qui tendent à forger des États traditionnels, en écartant les autres cas (Chavolla, 2005 : 117, 153-155).
Le critère attribué au théoricien allemand était très courant au XIXe siècle, quand la formation de l’État libéral présupposait certaines conditions de marché, de territoire, de cohésion historique et de langue. C’est également la conception adoptée par les courants du marxisme qui ont défini la nation à partir de ses composantes économiques, linguistiques et territoriales (Kautsky), avec des ajouts psychologiques ou culturels (Staline).
Mais la vision de Marx ne cadre pas avec ce schéma, dans la mesure où il plaçait l’action politique en tant qu’élément définissant la conformation nationale. Il se guidait davantage par le processus de lutte que par des considérations a priori. C’est pourquoi il a soutenu la revendication des Irlandais et non pas des Gallois absorbés par la Grande-Bretagne ni des Bretons incorporés à l’État français.
Ces contradicteurs ignorent cette attitude et attribuent à Marx un raisonnement dogmatique. Mais son comportement était à l’exact opposé, comme le prouve son soutien à une nation comme la Pologne, qui ne réunissait pas les conditions de marché ou de territoire requises pour conformer un État.
Les critères rigides attribués à Marx ont été élaborés par des successeurs objectivistes, qui rejetaient la centralité des sujets. Cette posture les a empêchés de reconnaître la grande variété de configurations nationales. Polémiquant contre ce point de vue, un courant subjectiviste (austromarxiste) a défini la nation comme une « communauté de caractère » associée à la culture et à l’expérience commune (Lowy, 1998 : 49-54).
Marx a fourni des pistes pour combiner les deux positions et donner du poids autant aux identités qu’aux déterminations objectives. Il a suggéré que les entrelacements économiques, idiomatiques ou géographiques donnaient lieu à une mémoire d’un passé commun.
Mais les critiques ignorent ces apports et observent chez Marx une « sous-évaluation du nationalisme ». Ils considèrent qu’il a commis cette erreur car il a subordonné la lutte contre l’oppression nationale à des considérations de classe (Chavolla, 20005 : 95).
Cette critique postule de fait une hiérarchie inverse qui omet la continuité de l’exploitation et de l’inégalité quel que soit l’État national. A l’inverse, Marx mettait en avant le socialisme pour éradiquer ces maux.
Ses objecteurs déconnectent le théoricien allemand de son temps (Saludjian ; Dias Carcanholo, 2013). Ils font l ‘hypothèse qu’il ignorait la légitimité de nationalismes, qui en réalité venaient d’apparaître. Au milieu du XIXe siècle, les États se trouvaient en pleine formation, dépassant les souverainetés fragmentées et les frontières poreuses des dynasties féodales.
Le modèle classique français (ou anglais) de gestation de la nation à partir de l’État s’était consolidé moyennant la délimitation de territoires, l’administration des lois, l’identification de la loyauté à la patrie et la construction d’un système scolaire qui inculquait l’adhésion au drapeau.
Mais à l’opposé, le schéma allemand (ou italien) de passage de la nation vers l’État à partir de cultures et de langues préexistantes ne commençait qu’à se développer. Le nationalisme comme idéologie qui valorise les obligations publico-militaires des citoyens n’avait pas encore émergé.
Marx n’a pas dévalorisé le nationalisme vu qu’il agissait dans un cadre antérieur au développement de cette doctrine. Dans ce contexte il a eu le mérite de suggérer la distinction entre les tendances progressistes (Irlande, Pologne) et régressives (Russie, Angleterre) des positions nationales. Il a établi cette différence en fonction du rôle qu’elles jouaient dans l’accélération ou le ralentissement de l’objectif socialiste (Hobsbawm, 1983).
Marx élucidait les positions avec cette boussole. D’un côté il valorisait les objectifs internationalistes communs des travailleurs, il rejetait la suprématie d’une nation sur une autre, il combattait les rivalités entre pays et n’acceptait pas l’existence de peuples virtuoses. De l’autre, il valorisait les résistances nationales contre l’oppression impériale, comme un pas en avant vers le futur post-capitaliste.
Marx a jeté les bases pour évaluer les nationalismes et définir la nation avec des critères objectifs-subjectifs. Sa vision s’est opposée aux points de vue romantiques qui reprennent des mythes historiques, ethniques ou religieux pour exalter certains pays. Cette exaltation conduit à éluder la corroboration des fondements qu’elle expose.
Le nationalisme imagine les origines lointaines et continues de chaque identité nationale en ignorant l’énorme mutation des communautés qui se sont entremêlées dans chaque territoire. Il recourt à des supposés de cohésion ethnique qui se heurtent à la grande variété des ascendances engendrées par les cycles démographiques. Il suppose que la religion a facilité la constitution de certaines nations, en oubliant que les structures ecclésiastiques transnationales ont également obstrué cette gestation (Hobsbawm, 2000 : chap. 2).
Ils ignorent en outre que la langue n’a pas donné un lien définitif à la nation. Une énorme variété de langues ont cohabité, se sont diluées ou réinventées dans le cours de la standardisation de l’activité étatique autour d’un lexique prédominant. De 8 000 langues n’ont émergé que 2 000 États (Gellner, 1991 : chap. 4 ; Anderson, B, 1993 : chap. 7)
Marx n’a pas dévalorisé les nations, mais il a contribué à démystifier les croyances quant à leur origine millénaire, unique et supérieure. Il a posé les bases pour démonter les fantaisies que transmet le nationalisme. Son cosmopolitisme initial l’a éloigné de ces mythologies et sa sensibilité révolutionnaire lui a permis de saisir la légitimité des luttes nationales contre le colonialisme.
État et progrès
Les critiques nationalistes contestent également la conception de l’État chez Marx. Ils considèrent qu’il a idéalisé les formes bourgeoises conventionnelles, au détriment d’autres modalités ethnico-culturelles nées de confluences populaires (Nimni, 1989).
Cette mise en cause est assez étrange, si on se rappelle que Marx était un théoricien communiste qui préconisait la dissolution de tous les États, au fur et à mesure de l’extinction des antagonismes de classe. Ce n’est pas très sérieux de lui attribuer une fascination pour les aspects traditionnels de l’État.
Cette institution est exaltée par les nationalistes, qui considèrent l’État comme un espace naturel pour atteindre le bien-être de communautés multi-classistes. Marx rejetait cette façon de perpétuer l’exploitation et ne considérait que l’apparition transitoire des États forgés dans la lutte contre l’autocratie.
Le militant socialiste a promu l’action par en bas face à l’institutionnalisation par en haut. Il défendait le contraire de ce que lui attribuent ses critiques. L’image d’un Marx étatiste qui dénigre les constructions populaires n’a pas de sens.
Le théoricien ne savait pas à quel point l’existence d’États nationaux autonomes prendrait de l’importance dans la détermination de la place occupée par chaque pays dans la hiérarchie mondiale. Ce fait ne s’est éclairci qu’après sa mort. Mais sa défense de cette souveraineté à anticipé un trait essentiel de la relation centre-périphérie. Les communautés qui n’ont pas conquis l’indépendance politique ont souffert plus durement les conséquences du sous-développement. Les contrastes entre le Japon et l’Inde ou entre l’Allemagne et la Pologne illustrent cette bifurcation.
Ses contradicteurs déprécient les intuitions du penseur socialiste et lui attribuent une « théorie du progrès » qui condamne les nations arriérées à suivre le chemin des nations avancées (Nimni, 1989).
Ce portrait pourrait convenir aux sociaux-démocrates de la IIe Internationale, mais ne s’accorde pas avec le deuxième Marx. A cette étape n’apparaît aucun trait de la vision téléologique de l’histoire, que les critiques attribuent à sa familiarité avec Hegel.
L’auteur du Capital n’a pas supposé que le développement de l’humanité suivait un cours prédéterminé et étranger à la volonté des sujets. Il estimait que dans certaines conditions – qui délimitent la marge de l’intervention humaine – les individus regroupés en classes sociales sont les bâtisseurs actifs de leur futur. Cette conception est inscrite dans le modèle multilinéaire d’alternatives variées.
Mais même le premier raisonnement unilinéaire était très différent du schéma de quatre états successifs d’Adam Smith. Marx n’a pas postulé de transitions automatiques ou inévitables de moyens de subsistance primitifs à la phase commerciale, pas plus qu’il n’a partagé la mythologie du progrès (Davidson, 2006).
Son évolution théorique était antagonique avec le portrait positiviste que transmettent les critiques. Il a perçu que le capitalisme ne s’étend pas en universalisant des formes avancées, mais en amalgamant des développements avec des modalités rétrogrades (Rao, 2010).
Les études finales sur la Russie illustrent jusqu’à quel point Marx s’est approché des idées de développement inégal et de sauts d’étapes historiques. Ces hypothèses se situent aux antipodes du fatalisme objectiviste (Di Meglio ; Masina, 2013).
Les contradicteurs ne saisissent pas la flexibilité d’un raisonnement fondé sur des perspectives socialistes. Ils oublient que les théories du progrès présupposent une éternité du capitalisme plus proche des conceptions nationalistes que de la pensée de Marx.
Héritages
Ces positions ont inspiré des stratégies ultérieures d’alliances entre ouvriers du centre et dépossédés de la périphérie. Elles ont également anticipé le rôle croissant des peuples extra-européens dans la bataille contre le capitalisme.
Les écrits de Marx sur la périphérie n’ont pas été des œuvres mineures, ni de simples descriptions ou des commentaires journalistiques. Ils ont contribué à son analyse du capitalisme central et ont motivé des changements méthodologiques de grande envergure.
Au début du XXe siècle ses travaux ont inspiré trois contributions clé à la théorie du sous-développement. Ces conceptions de Lénine, Luxemburg et Trotsky exigent une autre analyse que nous aborderons dans un prochain texte.
Traduit par Robert March.
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