A lire : un extrait de « Autobiographie de jeunesse », de Daniel Guérin

Daniel Guérin, Autobiographie de jeunesse, préface Sebastian Budgen, Paris, La Fabrique, 2016.

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Épilogue

Le Bangkok transportait du matériel de guerre, des avions démontés et des explosifs, destinés au corps expéditionnaire d’Indochine. Nous étions donc considérés comme dangereux. Aussi, à Port-Saïd, la priorité nous fut-elle accordée avec empressement et nous franchîmes le canal à plus vive allure que le commun des paquebots : nous risquions, en sautant, d’obstruer le précieux chenal. À Singapour, pour le même motif, il nous fallut, par ordre, jeter l’ancre à une bonne distance des installations portuaires. Un jour, nous eûmes un début d’incendie dans les cales. La fumée s’insinuait, de façon inquiétante, entre les planches du pont. Mais, fort heureusement, le feu n’atteignit pas nos charges détonantes.

Le cargo ne transportait pas de passagers et c’était grâce à l’appui d’un parent éloigné, influent aux Chargeurs Réunis, que j’avais obtenu, par faveur, cet exceptionnel embarquement. Je remboursais ma nourriture au prix de revient et je disposais, gratuitement, d’une minuscule cabine, fort inconfortable, mais pour moi paradisiaque. Dans cette étroite retraite, aux lattes de bois peintes de blanc, j’entassai des livres sur le communisme, le syndicalisme, l’anarchisme, le colonialisme. Je les lus et les relus, prenant note sur note, engageant avec eux le débat, les criblant de commentaires admiratifs ou agressifs, de points d’interrogation ou de points d’exclamation.

Pourquoi diable avais-je emporté Le Capital de Marx, La Révolution sociale et le Programme socialiste de Kautsky, La Révolution défigurée de Trotsky, Les Réflexions sur la violence de Georges Sorel, l’autobiographie de Gandhi, et des livres sur Proudhon, Jaurès, Lénine, sur l’Inde et la Chine, sur l’impérialisme américain, sur la Russie des Soviets, sur le travaillisme et le syndicalisme ouvrier ? Je cherche aujourd’hui à retrouver, sans y parvenir, la genèse de cette soudaine et multiple curiosité. Socialiste, il me semble l’avoir été, dès la sortie de l’enfance, mais d’une façon assez vague, et ne l’avoir été que par accès. Mon seul acte tant soit peu militant remontait à 1924, où, supporter trop enthousiaste du Cartel des gauches, j’avais suivi le cortège pédestre des trois cents députés vainqueurs se rendant, par les quais, de l’hôtel du palais d’Orsay au Palais-Bourbon, derrière Édouard Herriot et Léon Blum. Au moment de m’embarquer à Marseille, savais-je que j’étais en train de devenir socialiste pour de bon ? Une seule certitude : comme je l’avais fait en Syrie pour l’étude des religions et l’approche de l’Asie, je me proposais de consacrer trois mois de retraite à me familiariser avec des sujets politiques, économiques et sociaux que je n’avais jamais eu le loisir d’approfondir, pas même à l’École de la rue Saint-Guillaume, où, pourtant, j’avais commencé à les contourner.

Mais, si elle s’appuyait sur de vastes lectures, ma mue en direction du socialisme n’était pas objective, d’ordre intellectuel. Elle était bien plutôt subjective, physique, issue des sens et du cœur. Ce n’était pas dans les livres, c’était en moi, d’abord, à travers les années de frustration sexuelle, et c’était au contact de jeunes opprimés que j’avais appris à haïr l’ordre établi. La quête charnelle m’avait délivré de la ségrégation sociale. Au-delà des beaux torses durcis par l’effort et des pantalons de velours, j’avais recherché la camaraderie. C’était elle que j’espérais retrouver au centuple dans le socialisme. Une fraternité virile, comme virile est la Révolution. Un soir, seul, à l’avant du cargo, dont la proue fendait la mer Rouge, sous l’escorte d’inoffensifs et bondissants marsouins, la métamorphose plus ou moins inconsciente fit, soudain, place à un calcul très conscient. La nature – ma nature – m’avait obéré d’une très forte et très particulière passion. Sous peine d’être dévoré par elle, il me fallait la capter, comme d’autres ont essayé de transformer la marée en source d’énergie. En somme, sans le savoir, je plagiais le bonhomme Fourier qui, ne réprouvant aucune passion, voulait qu’aucune ne fût proscrite, mais qu’on les laissât jouer librement pour les faire servir à la future société d’Harmonie, et qui entrevoyait pour la plus mal famée d’entre elles, la luxure, « des emplois de la plus haute utilité ». Je résolus d’employer ma forme particulière d’érotisme, jusqu’alors incontrôlée, gaspillée, plus ou moins asociale, et de la subordonner aux fins les plus hautes : la libération de tous, qui serait, en même temps, la mienne. Ceux dont l’adhésion au socialisme a emprunté des voies différentes ont eu quelque peine à admettre les miennes. Ils ont cru – comme si l’on pouvait couper un homme en deux – devoir « rendre service » à l’auteur de Fascisme et grand capital en faisant silence sur le présent essai. Pourtant c’est à ce substratum charnel que je dois la solidité de mes convictions : rien ne pourra jamais les déraciner, parce qu’elles ont surgi des profondeurs viscérales de mon être.

Non, le milieu que je désertais, ce n’était pas à travers des livres que j’avais appris à le haïr. Au-delà du cercle étroit de mes proches, dont j’ai plaidé les circonstances atténuantes assez rares en milieu bourgeois, je connaissais trop bien la classe plus large où prédominaient les mufles, les imbéciles et les repus. Je les avais vus de trop près à table, au bal et au fumoir. J’avais recueilli de leur bouche des propos autoritaires, haineux, bornés, aveugles et, quand les affolait la peur, hystériques. Leur fréquentation fit de moi un révolutionnaire, non un réformiste. Je savais, quant à moi, pour avoir été des leurs, qu’il n’y avait rien à attendre d’eux.

Le Bangkok était un cargo vétuste. Il ne comportait pas de chambres froides et nous transportions, parqué à même le pont, du bétail vivant : des bœufs, des porcs. Le commandant Leclère était un très brave homme, obèse, naïf, sensible. Il adorait ses cochons et venait tous les matins leur faire des mamours. Le jour où l’un d’eux devait être égorgé, il s’enfermait à double tour dans sa cabine, les oreilles bourrées de coton. Mais le lendemain notre ordinaire s’enrichissait, sous la direction compétente d’un cuisinier annamite, d’un succulent boudin et d’un gras rôti de porc.

La mise à mort du bœuf était une exécution plus dramatique. Il saignait lentement par la plaie béante, avec autour de lui des hommes en apparence impassibles, mais émoustillés par la vue du liquide rouge. Alors qu’on le croyait inerte et qu’on avait déjà commencé à le dépecer, l’animal avait encore des réflexes inattendus : il nous décochait de sévères ruades. Sous la haute direction de notre intendant, je fis, les mains maculées, mon apprentissage de garçon d’abattoir et de garçon boucher. Celui aussi de la violence, qui violentait – qui violente aujourd’hui encore – ma nature. Le cargo ayant été armé à Dunkerque, l’équipage ne comptait guère de Méditerranéens retors. Il était composé, pour la plus grande part, de gars du Nord, placides et braves types. Parmi eux, nombre de jeunes, aux épaisses casquettes de ch’timis. Je m’entendais assez bien avec eux et, dans leur poste, le soir, je participais à leurs jeux de cartes. Les officiers de pont étaient aussi haïssables que ceux du Liévin et je les fuyais comme la peste. Par contre, les officiers mécaniciens devinrent mes amis : le chef était un rondouillard grisonnant, aux bons yeux (il aura de bien paternels scrupules le soir où, à Saïgon, des parents annamites lui mettront dans les bras, avec force salamalecs, leur fruit vert de fillette) ; son adjoint, un grand maigre, réservé mais loyal, avait une tête d’anachorète. Je fus autorisé à travailler à ma guise dans les machines. J’assurais un quart de quatre heures tous les matins, en qualité de soutier.

Le Bangkok utilisait encore le charbon. À grosses pelletées, j’emplissais une brouette, puis il me fallait, pour atteindre la chaufferie, franchir une petite porte étroite et basse. J’étais obligé, d’abord, de projeter en avant mon véhicule, puis de me plier en deux pour passer à mon tour, sans me briser le crâne, ce redoutable seuil. Dans une température infernale, je déversais alors ma cargaison aux pieds de chauffeurs nus, aux muscles d’autant plus saillants qu’ils étaient noirs des pieds à la tête, rouges seulement lorsqu’ils ouvraient leur foyer pour y jeter du charbon ou triturer la masse incandescente à l’aide d’énormes ringards. Les conditions de travail, l’aération, les postes d’équipage, tout me parut scandaleusement arriéré et malsain. (Je devais le dire tout de go à un directeur de la Compagnie rencontré plus tard à la baie d’Along, et que ma diatribe fit suffoquer.) Aussi l’état sanitaire était-il déplorable. À chaque escale, nous débarquions un ou deux malades : l’un après l’autre, les plus costauds flanchaient. Seuls les durs Arabes résistaient. Nous n’avions même pas de médecin à bord : c’était l’officier en second qui faisait, plutôt mal, office de toubib.

Au fond de ma petite cabine aux parois blanches, où régnait souvent une chaleur étouffante, ce à quoi je m’adonnais, au sortir du travail manuel, n’était pas une sereine méditation, mais une aventure cérébrale, dont l’effort excessif, parfois, m’épuisait. Je me cognais la tête contre un certain nombre de murs. Mes travaux d’approche en direction du socialisme étaient hérissés de pierres d’achoppement, lourds de dilemmes. Socialisme par en haut (léniniste) ou par en bas (syndicaliste révolutionnaire) ? Lutte de classes marxiste ou « amour » tolstoïen et non-violence gandhiste ? Pour ou contre la Russie stalinienne ? Pour ou contre le Parti communiste ? Pour ou contre l’anarchisme ? La tension n’était pas loin de me faire éclater le crâne.

Le 27 janvier 1930, notre Bangkok remontait lentement, passé le cap Saint-Jacques, la large et huileuse rivière de Saigon. La terre ferme, c’était l’interruption de la méditation. Une détente aussi, après des luttes intérieures aussi ardues.

Nous tombons, à Saigon, en pleine fête du Têt, le jour de l’an annamite. C’est une vraie sarabande. L’équipage et moi avons besoin de nous défouler. Nous faisons des ravages dans les maisons closes de Cholon, minces paillottes dont les cloisons de papier s’effondrent sous notre pression d’énergumènes. Nous sommes, dans un taxi, interpellés pour excès de vitesse par un agent de police originaire des comptoirs français de l’Inde. Nous ne trouvons qu’un moyen de nous le concilier : lui tendre la bouteille de rhum, déjà débouchée, que nous serrions entre nos genoux et qu’il vide aussitôt, buvant à même le goulot.

J’apprends à bien fumer l’opium : être à jeun, s’abstenir de tout alcool, s’allonger, ne pas bouger, laisser le boy introduire dans la pipe, au bout d’une épingle, la petite boule de caramel mou, aspirer lentement en avalant la fumée, puis reposer dans l’immobilité du Bouddha. Sous l’effet de la drogue, j’acquiers une mémoire sans défaillance. Des morceaux entiers des tragédies de Racine appris au lycée et oubliés défilent dans mon cerveau légèrement émoustillé, tandis que mon sexe végète dans une inhabituelle torpeur.

De Saigon, une rapide virée me conduisit à Phnom-Penh et aux temples d’Angkor. La jeunesse cambodgienne me plongea dans l’extase. J’étais littéralement fou de ces corps couleur de cuivre rouge, toujours dénudés, et je fis, de nuit, d’hallucinantes promenades dans un pousse-pousse. Je mourais d’envie de nouer avec mon coolie des liens plus tendres que ceux de cocher à cheval. Mais il n’entendait pas le français et, à chacune de mes tentatives de faire halte, il prenait la fuite, s’imaginant que je voulais le frapper ou attenter à sa vie. L’Européen en Asie s’était fait une telle réputation de brute raciste qu’il n’était pas aisé de faire comprendre, par signes, sinon la pureté, du moins la chaleur amoureuse de mes intentions…

À Angkor, Édouard Pfeiffer, alors une des vedettes du parti radical, en tournée aux frais de la princesse, eut la délicate attention de me confier son véhicule et aussi le petit chauffeur cambodgien qui le conduisait, à longue veste blanche et casquette de chauffeur de maître. Le tendre adolescent m’entraîna dans les ruines sombres d’un temple où, sans autre forme de procès, il colla sa bouche contre la mienne. Depuis Marseille, j’attendais avec une fébrile impatience cette minute de délestage.

De retour à Saigon, je descendis dans un hôtel « indigène ». Par les vasistas d’aération, donnant sur le couloir, pénétrèrent presque aussitôt les effluves caramélisés de l’opium que les clients fumaient dans leur chambre. Au milieu de la nuit, sans crier gare, un être souple et charmant bondit, par le balcon, dans ma chambre, avec un saut de chat. C’était le boy de l’hôtel. De lui-même il venait me tenir compagnie. Le lendemain, il aida à charger nos bagages dans la voiture et, à l’instant des adieux, me regarda de façon telle que Pfeiffer, témoin de cet instant fugitif, en saisit le sens et m’en fit compliment.

Tandis que le Bangkok déchargeait sa cargaison d’explosifs et cabotait, ensuite, en direction de Haiphong, je pris congé de lui. De Saigon, en compagnie de Philippe Gangnat, dont le père, ami de ma famille, avait réuni une admirable collection de Renoir, je suivis la côte vietnamienne jusqu’à Hanoï. De la capitale du Tonkin, je poussai une pointe rapide jusqu’à la Porte de Chine. À travers un arc en plein cintre pratiqué dans une haute muraille blanche, je ne fis qu’entrevoir, avec nostalgie, une Terre promise qu’il ne m’était pas possible de fouler. Mon regret était d’autant plus vif que je pressentais pour l’immense monde chinois un colossal avenir, à condition d’être édifié sur des fondations socialistes. Je me consolai en assistant dans les villages du Nord-Tonkin à des concerts, fort étranges pour un Européen, de musique chinoise. Mais, peu à peu, l’émerveillement que m’inspiraient les paysages et le folklore cédait le pas devant l’observation politique. J’appris, à la fois, comment les Européens traitaient les autochtones et comment les colonisés haïssaient leur joug.

À Saigon, j’avais regardé « nos » matelots se livrer à des courses de pousse-pousse, stimulant, comme des jockeys, leur monture à coups de pied dans les fesses. L’insolence des colons opiomanes et alcooliques de la rue Catinat m’avait fait enrager. J’avais été horrifié par les squelettes décharnés des ouvriers de la manufacture d’opium, une des sources principales de revenus de l’administration française. Sur les bords du Mékong, je fus l’invité d’un résident colonial. Ce personnage qui, en France, n’eût été qu’un modeste fonctionnaire, réduit par l’état-patron à la portion congrue, incapable de s’offrir une bonne, inspectait là-bas ses possessions, flanqué de sa moitié féminine, dans une calèche escortée de cavaliers et, pendant les repas, se faisait éventer par des coolies qui suaient à grosses gouttes en actionnant, à l’aide d’une corde, un vélum de plafond. Chez ce potentat, l’objet principal de la conversation consistait à déblatérer contre les boys, tous, à l’en croire, voleurs et sournois, égorgeurs en puissance. Plus au nord, aux mines de charbon de Hongay, je fus le témoin d’une exploitation sans merci, aussi bien économique que raciale.

Même les petits colons, affichant des idées démocratiques, même les ligueurs des droits de l’homme, même les francs-maçons et les membres de la S.F.I.O. se comportaient comme en pays conquis et demeuraient aux yeux de l’autochtone des conquérants. Un mur opaque les séparait de la masse colonisée. Même lorsqu’ils parlaient des dialectes locaux, les aspirations, les colères des populations les laissaient aveugles et sourds. En Indochine, ils se croyaient chez eux. Ils étaient les maîtres. Sangsues agrippées aux flancs de ce pays de cocagne, à plus de 17 000 kilomètres de la métropole, ils estimaient n’avoir de comptes à rendre à personne. Participant à la curée, fût-ce en ne ramassant que des miettes, ils entendaient n’être point troublés dans leur digestion. Aussi accueillaient-ils avec suspicion et humeur le fâcheux qui avait traversé les mers pour fourrer son nez dans leurs affaires, qui se permettait de poser des questions et de formuler des critiques, qui traitait poliment le bétail colonial et qu’encombraient encore des préjugés occidentaux d’humanité, d’égalité, de justice sociale.

À Hué, le contremaître d’une grosse cimenterie, enfant du pavé parisien, devenu exploiteur de Jaunes, me confia : « Si jamais vos politiciens démagogues voulaient introduire une législation du travail dans ce pays, nous n’aurions plus qu’à boucler nos valises. »

Quand éclata la rébellion de 1930, tous ces petits Blancs : gardiens de prison, agents de police, douaniers, joueurs de manille et buveurs d’absinthe, ventripotents cravacheurs de coolies, se réunirent au Café du Commerce et, après avoir proclamé que « le socialisme, c’est l’ordre », exigèrent contre les Annamites en révolte une répression sans pitié. Les jeunes révolutionnaires aux yeux bridés, désintéressés jusqu’au sacrifice, prodigieusement intelligents et raffinés, sortis dans les premiers rangs de nos grandes écoles, ils les traitèrent de ratés, d’ambitieux déçus, avides de places et de profits, et ils éprouvèrent une joie sadique quand la fleur de la jeunesse du Viet-nam monta sur l’échafaud, en criant des vers de Victor Hugo. Qui, en effet, avait enseigné à ces intellectuels annamites les droits de l’homme, l’autodétermination, sinon l’humanisme occidental ? Les armes spirituelles qu’avec la merveilleuse faculté d’assimilation des Orientaux ils retournaient contre leurs oppresseurs étaient de souche européenne.

À Hué, un chauffeur de taxi, qui avait deviné mes sympathies, me conduisit au bureau de La Voix du peuple. Je m’y trouvai face à face avec le vieux chef nationaliste Huynh-Thuc-Khang. Cette rencontre me fit impression. J’étais un inconnu, un Européen, et pourtant ce frêle vieillard me recevait comme un camarade. Les révolutionnaires annamites me parurent plus fraternels, moins distants, je dirais presque plus occidentaux, que les nationalistes arabes. Avec un accent d’inquiétude et même d’angoisse, ils m’adjurèrent d’être leur porte-parole auprès des travailleurs de France. Avant d’arriver à Hanoï, je savais déjà l’exaspération de tout un peuple qui en avait assez d’être traité en bêtes de somme. Au hasard de la route, de jeunes instituteurs annamites, parlant le français, me confièrent une sourde colère, annonciatrice d’explosions. J’avais d’abord cru déceler un malaise. Mais ce qui se levait, c’était le vent de la tempête.

Dans la capitale tonkinoise, le voile acheva de se déchirer. Le matin même où j’y débarquai, les grilles des casernes se fermèrent en hâte. Plusieurs unités de tirailleurs autochtones venaient de se mutiner à Yen-Bay. Peu après, des cyclistes lançaient à travers la ville des bombes fort bruyantes. « Tous à la citadelle ! » glapit, d’un balcon, un vieux colonel en pyjama. Parmi les Européens, ce fut la panique. La peur les rendit féroces et déments. La répression fut sauvage. En ce qui me concerne, les rapports me représentant comme un agent de subversion s’accumulèrent sur le bureau du gouverneur général Pasquier. Liseron Bonamy, dont le fils, Christian, appartenait alors au cabinet du proconsul, me reprochera plus tard d’avoir fait tort à la carrière de mon ancien camarade de « Sciences Po ». Un colonel d’aviation, avec qui j’avais pris mon café au lait, dans le wagon-restaurant, en route vers Hanoï, se rendit, un peu plus tard, à Saigon pour me dénoncer à son ami, le commandant du Bangkok : s’il fallait l’en croire, j’étais ni plus ni moins… l’instigateur de la révolte de Yen-Bay !

Aussi, lorsque je retrouvai notre cargo à Saigon, le 24 février, pour rentrer avec lui en France, le commandant me fit-il grise mine, mais il crut finalement à la sincérité de mes protestations. Quant aux officiers de pont, ils me mirent en quarantaine jusqu’au retour à Marseille. Par contre, mes relations avec l’équipage, qui comptait un certain nombre de communistes, devinrent plus étroites. Les officiers mécaniciens continuant à m’accorder leur patronage, je me réfugiai dans les machines où je fis l’apprentissage de la peinture en bâtiment. Pinceau entre les doigts, je ruminais les premiers articles qu’à Paris je n’allais pas manquer d’écrire sur le drame indochinois.

Ayant fait vœu de me consacrer à la lutte pour l’abolition du scandale social et colonial, je reniais mes passe-temps antérieurs : recherches littéraires, goût des voyages, folle curiosité des êtres, je rejetai en bloc tout ce superflu.

J’allais jusqu’à bannir une idole que m’avait appris à révérer mon père : l’art. Avec l’optique trop simpliste des néophytes, je tranchai : tout art doit se taire tant que la question sociale n’est pas résolue. Je dis adieu à la littérature d’imagination – m’infligeant ainsi une frustration qui a pesé sur toute ma vie. Une fois engagé dans l’action militante, j’eus honte de mes premiers livres au point d’en oublier, et d’en cacher, l’existence. Je brûlai mes inédits.

Plus le Bangkok se rapprochait de Marseille, moins je m’intéressais au spectacle extérieur. Non seulement parce que j’avais maintenant pris l’habitude des grands voyages sur mer et que j’étais un peu blasé de leurs féeries, mais aussi parce que, toujours davantage, ma vie se concentrait au-dedans. Les sensations cédaient la place aux idées. J’en fabriquais à longueur de journée. Je les avais accumulées en si grand nombre, et elles me semblaient si percutantes, qu’une vie entière ne serait pas de trop pour les mettre en œuvre.

De retour à Paris, au début avril, je cours rassurer les miens sur mon sort et leur expliquer la nouvelle orientation que je compte donner à mon existence. Malheureusement cette sérénité est unilatérale. Mère poule et père poule sont en proie aux plus vives alarmes. Je coupe court. Qu’ils n’essaient point de me faire revenir sur ma décision de militer. Mon père rétorque que mon cas relève de la pathologie.

Devenu correcteur syndiqué, je m’installe à Belleville. Je n’avais jamais résidé à Paris dans un quartier ouvrier. On avait omis de me faire connaître cette ville dans la ville, cet autre monde. Le hasard d’une déambulation m’a fait découvrir, au 5 rue Lesage, presque à l’angle de la rue de Tourtille, une petite cour rectangulaire, étroite et profonde, en forme de patio, et qui trouve moyen d’héberger, dans sa minuscule surface, un platane, un marronnier et, plus -surprenant encore, un petit figuier très vert avec, par-dessus le marché, un concert de chants d’oiseaux. C’est, paraît-il, une ancienne école. D’où les longs balcons à balustrade de bois sculpté, fort vermoulu, sur lesquels donnent les chambres, jadis salles de classes et de répétitions. Cette oasis de verdure, à l’extrême et charmant délabrement, a été baptisée, par son humoriste de propriétaire, Hôtel Palace. On y vit un peu en famille (j’ai besoin d’une nouvelle famille), car ses hôtes, la plupart de jeunes célibataires du Bâtiment, aux larges pantalons de velours, laissent volontiers leur porte ouverte sur le balcon, quand ils ne jactent pas, les coudes dangereusement appuyés sur la fragile balustrade. Ma petite chambre de la rue Lesage est aussi monacale, aussi démunie, que le réduit qui m’avait tenu lieu de cabine sur le Bangkok. J’y reçois un petit plombier-couvreur fier de descendre de Louise Michel. Un soir d’aberration, il me dérobe mon maigre pécule, mais, le lendemain, spontanément, me le rapporte.

Les années de jeunesse touchent à leur fin, la formation est à peu près terminée, je me suis cherché, je me suis plus ou moins trouvé.

D’un cœur léger, j’ai pris congé de mes anges gardiens. J’ai quitté, irrévocablement, un clan familial qui était relativement large puisqu’il débordait le cadre de consanguinité, pour entrer dans un autre, infiniment plus vaste, puisqu’il englobe les damnés de la terre. Il est plus exaltant que le premier, car il compte dans ses rangs la vérité et la justice, plus puissant, car il a pour lui le nombre. Mais il est plus déroutant, moins tangible, moins indulgent, moins douillet. S’il donne, il comble davantage. S’il se dérobe, c’est plus cruellement qu’il déçoit.

Lorsque, de retour en France, j’ai été, tout d’abord, m’embaucher, à Brest, sur un chantier du Bâtiment, le secrétaire de l’Union des syndicats unitaires a remarqué les ampoules de mes paumes : « Toi, m’a-t-il lancé, avec une soupçonneuse ironie, doit pas y avoir longtemps que tu bosses. » Ce ne sera pas la dernière fois que je susciterai la méfiance, l’incompréhension, l’hostilité. Mon nouveau monde sera dur. Tel camarade, pour appeler sur moi l’indulgence et me distinguer des authentiques prolétaires, me traitera dédaigneusement d’idéaliste. Tel autre (mais, au fait, c’est le même), lorsqu’il aura vent de ma dissidence sexuelle, m’insultera. Je serai toujours en deçà ou au-delà de leur critères.

J’ai voulu élargir à tous les travailleurs la camaraderie virile dont j’avais fait l’apprentissage avec de jeunes gars du peuple. J’ai voulu fraterniser avec tous les hommes. C’était trop attendre. Malgré les joies de l’identification avec la masse, la communication ne sera ni aisée ni totale.

J’en souffrirai à l’excès, car je suis aussi un faible. De la même race que mon père, le cœur mal équilibré, comme le lui reprochait ma mère. Toute ma vie, en dépit d’un flux vital exubérant et d’un fond puissant de vie végétative, de volonté, d’orgueil, d’emportement, je demeurerai un enfant gâté, inadapté, instable, cyclothymique, abritant sa vulnérabilité intérieure, son incurable tendresse, son besoin lancinant d’aimer et d’être aimé, sous une enveloppe (d’ailleurs non simulée) d’énergie, d’opiniâtreté, d’assurance, inapte à jouer le jeu, facile à démonter ou à meurtrir, rêvant toujours d’avoir dix ans, mal à l’aise dans la fonction d’adulte. Après les avoir si facilement semés, j’aurai bien de la peine à me passer de mes anges gardiens, et rien ne pourra vraiment les remplacer. Mes amarres sont rompues, et elles ne sont pas rompues.

C’est ainsi que l’adieu à la culture n’aura été qu’une outrance sans lendemain. Pour rompre, n’a-t-il pas fallu, d’abord, tout rejeter en bloc ? Une fois l’adhésion révolutionnaire enracinée et raffermie, elle se fera moins provocante et moins exclusive.

Quand dix-sept ans plus tard, mon père sentira venir les approches de la mort, je lui écrirai d’Amérique, séparé de lui par la largeur de l’Océan, une lettre dont se gausseront – à tort ou à raison – bien des jeunes d’aujourd’hui :

Je voudrais accomplir aujourd’hui un devoir. Tout en me refusant à croire que tu ne pourrais pas te rétablir, je voudrais te dire certaines choses pour le cas où nous ne nous reverrions pas. Je voudrais t’exprimer ma profonde reconnaissance pour tout ce que je te dois. En ces temps où la culture, la vieille, se meurt – avant qu’elle ne rebondisse, plus tard, sous de nouvelles formes –, je voudrais te remercier de m’avoir transmis ce précieux héritage culturel, qui fait la vie digne d’être vécue. Si je remonte dans mon enfance, je t’entends m’apprendre à aimer Baudelaire, et Chopin, et Renoir et Degas. Si j’ai, politiquement et socialement, choisi une autre route que la tienne, je n’ai jamais sous-estimé ni renié ni trahi cet héritage, ce goût des belles choses. Merci de me l’avoir transmis. Ce que tu as aimé, la culture, l’art, est immortel. Dans des siècles, des hommes (différents de ceux d’aujourd’hui) aimeront encore Baudelaire, Chopin, Renoir et Degas.

Par ailleurs, je sais ce qu’il y a en nous de commun, cette vive sensibilité, ce besoin aigu d’amour et de tendresse. Et aussi des passions qui nous ont parfois rendu à tous deux la vie difficile, mais qui sont une forme de notre besoin de tendresse et de notre amour du beau. Si un jour tu t’en allais, il y a des choses que je serais seul à sentir et un fardeau que je serais seul à porter.

Je t’ai fait souffrir au cours de ma vie. Mais sans l’avoir jamais voulu. J’ai été victime de mon tempérament trop violent, trop contradictoire, de mon besoin extrême d’indépendance. Et là où je t’ai le plus violemment heurté, c’était par fidélité à des convictions qui sont ma raison de vivre.

Excuse-moi de te dire tout cela. Ce n’est pas urgent, puisque tu te rétabliras. Mais il faut tout prévoir. Et je voulais t’avoir dit cela une fois pour toutes, même si l’échéance est très lointaine.

Et mon père me répondit, d’une écriture que la maladie rendait tremblante :

Tu as touché mon cœur dans ses fibres les plus profondes en me parlant comme tu as fait. C’est une consolation pour moi. Pour ce qui est des biens culturels, je suis tranquille. Et c’est une grande joie pour moi, en relisant ta lettre, de voir combien tu leur restes attaché. Encore une fois je te remercie avec une grande émotion de me l’avoir dit. Mon bien cher fils que, comme ta grand-mère, j’ai chéri plus que mes autres enfants, mon premier-né, la plus grande joie de ma vie, je te serre sur mon pauvre cœur qui t’a tant aimé.