Vers une foule sans maître ?

Comment se construit la figure du « chef » au XXe siècle ? En rapport avec quelles pratiques de gouvernement, avec quelles mutations des subjectivités individuelles, avec quelles transformations du monde productif ? Comment penser ces figures de l’autorité et ces foules, dociles ou rétives, qui leur ont fait face au fil de l’histoire ? A l’occasion de la publication récente de son ouvrage Le siècle des chefs (éditions Amsterdam), Contretemps republie un entretien réalisé avec l’historien Yves Cohen, dans lequel il revient sur ces questions. Une occasion de revisiter l’histoire du XXe siècle et d’en tirer des leçons pour penser des formes non autoritaires d’organisation du travail et d’expression politique.

 

Contretemps – Pour commencer cet entretien, pourriez-vous esquisser un panorama de vos deux thèmes de prédilection : l’histoire du taylorisme et celle des pratiques de gouvernement soviétiques ?

L’histoire des pratiques tayloriennes d’organisation du travail s’est imposée à moi quand j’ai commencé à faire de la recherche pour ma maîtrise et pour ma thèse. Après avoir été « établi » chez Peugeot et dans d’autres boîtes de la région, j’avais repris des études d’histoire à l’université de Besançon. J’ai habité dix ans en tout à Montbéliard entre 1970 et 1980.

J’ai travaillé sur l’histoire des automobiles Peugeot, et faire l’histoire de Peugeot, cela veut dire s’intéresser au taylorisme. Une chose est décisive dans mon parcours d’historien, c’est le fait d’avoir trouvé les archives extrêmement originales de l’ingénieur qui a organisé la production chez Peugeot pendant 20 ans, dans l’entre-deux-guerres, Ernest Mattern (1880-1952).

Il a été le grand maître de la production des usines et ses archives permettaient d’accéder à la pratique d’un organisateur du travail à la fois avec des documents d’entreprise (à l’époque, les archives Peugeot n’étaient pas accessibles aux chercheurs) et des archives personnelles. Grâce aux archives publiques, à la presse, à des témoignages et à ces archives, j’avais accès aux conditions de la pratique de cet organisateur, mais aussi au commentaire permanent qu’il en faisait dans ses rapports et sa correspondance et à sa réflexion a posteriori dans des mémoires inédites. L’accès à la pratique était complet puisqu’il comportait des documents externes et aussi le point de vue subjectif de l’acteur, sa subjectivité pratique.

Il devenait possible de comprendre ce qu’avait été l’introduction du taylorisme, c’est-à-dire le fait d’organiser la production dans un milieu, dans une entreprise, de façon très locale en empruntant à Taylor… et en faisant de tout cela une « sauce locale » particulière. C’était fascinant de voir comment toutes ces pratiques s’ordonnaient les unes avec les autres, y compris avec les pratiques du mouvement ouvrier, puisque j’avais aussi travaillé sur l’histoire des mouvements sociaux et des syndicats.

J’avais donc pu accéder d’une façon originale à l’histoire du taylorisme, mais c’était plus que cela encore. Du point de vue méthodologique, c’était une ouverture sur l’histoire des pratiques industrielles de tous les participants y compris ouvriers, et encore, très en général, sur une histoire des pratiques, grâce aux caractéristiques des archives de Mattern que j’ai indiquées. Au début des années 1980, étudier l’histoire strictement à partir des pratiques était une voie très peu fréquentée et qui me laissait assez solitaire.

C’est à partir de là que je me suis déplacé vers l’histoire soviétique quand les archives ont commencé à s’ouvrir à la fin des années 1980. J’ai travaillé sur une usine de Leningrad qui s’appelait Poutilov. Elle était célèbre dans l’histoire du communisme puisque c’est cette usine qui a formé le premier soviet en 1905. C’était donc une usine d’avant la révolution, une usine de grosse mécanique que les bolcheviks ont utilisée pour mener des projets industriels novateurs, notamment pour produire les premiers tracteurs soviétiques. Il n’y avait pas d’usines d’automobiles ni de camions en 1917. Cette recherche m’a permis une étude au plus près des pratiques, en recourant en plus aux archives de la production planifiée, celle du premier plan quinquennal de 1928-1932.

Il s’agissait de faire l’histoire de la planification à partir des pratiques d’entreprise. Mais, comme en Union soviétique une entreprise ou une usine n’est pas une unité indépendante de pouvoir, il fallait aussi s’occuper de toute la chaîne, de toutes les chaînes hiérarchiques dont une usine fait partie jusqu’au sommet de l’État. Cela comprenait le commissariat du peuple à l’industrie lourde et aussi le parti communiste, son bureau politique et finalement Staline lui-même puisqu’il participait d’une certaine façon à la gestion des usines, du moins des plus grandes. Il était informé de ce qui se passait par ses propres canaux et parfois, à son gré, il disait son mot : Pourquoi fabriquez-vous ceci et pas cela ? Ou bien, à son ami Molotov : « Prêtez attention aux usines de tracteurs de Stalingrad et de Piter (Leningrad). Là-bas les choses vont mal ». Les pratiques montraient quelque chose de bien différent que ce que l’histoire institutionnelle laissait dire.

Sur le plan des archives, j’avais des sténogrammes de réunions des cadres de l’usine : on les voit discuter des problèmes, on voit comment ils s’engagent et c’est vraiment d’une très grande richesse parce qu’on est très près des pratiques et de la manière selon laquelle les gens discutent les uns avec les autres et donc de cette pratique particulière qu’est la discussion collective. On perçoit nettement que les choses se transforment dans le courant des années 30. Les premiers sténogrammes témoignent d’une parole relativement libre. Mais en 1930, c’est la répression des « spetsy », des spécialistes bourgeois qu’on vient arrêter dans l’enceinte même de l’usine. Après cela, on perçoit clairement que la parole se bride.

Grâce à ce type d’archives, comme avec celles de Mattern, il y a donc un accès à la fois aux pratiques et à la subjectivité pratique, à la manière dont les gens s’engagent dans les pratiques. Là, ils s’engagent d’abord en leur nom mais, par la suite, les réunions deviennent souvent des dispositifs d’accusation et on voit comment les personnes se transforment sous la contrainte d’une mise en accusation possible à tout moment. C’est aussi à partir d’un pareil matériau qu’on peut établir l’incapacité pour les Soviétiques de tayloriser, en grande partie en raison d’une énorme bataille sociale autour de la norme de travail qui est l’objet de ces débats sténographiés.

 

Contretemps – Comment avez-vous eu accès à ces archives ?

Dans le cas de Mattern, c’était des archives privées, détenues par la famille et pas par l’entreprise. C’est parce que j’habitais et que je travaillais sur place qu’elle a eu suffisamment confiance en moi pour me les confier. Pour les archives russes, j’ai passé six mois à Saint-Pétersbourg en 1991 et puis après, plusieurs fois un mois en Russie. Comme Poutilov appartenait à l’État, ses documents ont été versés aux archives publiques. Pourtant, les archives du personnel étaient restées à l’usine. J’ai réussi à y avoir accès après toute une série de difficultés : j’ai dû passer à peu près une semaine en réunions, en rencontres, en rendez-vous dans tous les bureaux, y compris dans celui de la police secrète sur les murs de laquelle il y avait encore en 1991 la photo de Dzerjinski, le fondateur de la Tcheka, qui est la première police politique fondée par les bolcheviks juste après Octobre 1917. Il a fallu convaincre le directeur central du personnel, qui était complètement affolé parce que je lui montrais des listes que j’avais établies à partir des archives, avec des dates et des noms. Pas très loin de penser que j’étais un espion, il s’écriait : « Mais comment avez-vous eu ça ? D’où ça vient ? » Finalement, j’ai eu accès à un certain nombre de dossiers personnels, mais tellement tard que je n’ai pas pu en faire tout l’usage que j’aurais voulu.

J’ai aussi consulté à Moscou les archives du conseil suprême de l’économie nationale, du commissariat du peuple à l’industrie lourde, et puis les archives personnelles des commissaires eux-mêmes, Ordjonikidzé et Kaganovitch. C’est dans ces dernières que s’est produite une nouvelle bifurcation de ma recherche. Le fonds Kaganovitch, à peine déclassifié, comportait un magnifique corpus de lettres manuscrites de Staline de la première moitié des années 1930. Depuis la mer Noire, il écrivait à son second des lettres de commandement. J’ai décidé d’orienter aussi mon travail sur la pratique de Staline, sur Staline en train d’agir comme chef.

 

Contretemps – Dans votre travail, vous avez abordé les subjectivités pratiques, les cultures matérielles et la manière dont elles sont constitutives de figures du chef caractéristiques du XXe siècle. On voit qu’avec Mattern ou Staline, Staline et son téléphone, Staline et ses traits de plume sur ses lettres, cela incarne une forme de commandement, des pratiques de commandement. Est-ce que vous pourriez revenir sur cette idée que les différentes figures du chef s’incarnent dans des cultures matérielles de commandement ?

Je voudrais m’arrêter un moment sur la figure du chef. On est complètement dans le travail que je viens de finir et qui sera publié en janvier par les Éditions Amsterdam. Ce terme de figure du chef n’est pas évident : il a son histoire et c’est une histoire du XXe siècle, qui ne date pas d’avant le XXe siècle, même si le mot de chef existe depuis bien longtemps.

Il y a véritablement une construction de la figure du chef mais aussi, aux États-Unis, de la figure du leader ou, en Union soviétique, de la figure du « vožd’ » et du « rukovoditel’ » (deux mots pour dire le chef en russe), ou encore en Allemagne de la figure du Führer. Tout cela ce sont véritablement des choses du XXe siècle et elles ne sont pas d’abord liées au fascisme ou au nazisme. Une production gigantesque se déploie sur le chef, le leadership, le commandement, le Führer et la Führung, bien avant Hitler, bien avant le fascisme, c’est-à-dire dès la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Cela tient à une certaine conjoncture qui est à peu près la même dans tous ces pays qui sont à un certain stade dans la révolution industrielle et où est professée une crainte commune des élites qui circule d’un pays à l’autre : une crainte des foules déchaînées.

Nous sommes à l’époque de Psychologie des foules de Gustave Le Bon (1895), celle de ces foules qu’on craint de ne pas pouvoir contrôler aussi bien dans l’industrie, dans la guerre que dans la politique. C’est une crainte partagée par les élites dirigeantes capitalistes-libérales et par les responsables du mouvement social, du mouvement ouvrier. D’où une intense réflexion pour savoir comment bien contrôler, diriger, orienter les masses, dans le travail ou dans toute action, par exemple par une « organisation de chefs », ce que Lénine dit dans Que faire ? (1902) que le parti social-démocrate doit être.

Cela correspond à l’essor d’une préoccupation transnationale pour le chef, le commandement, le leadership. Le leadership, en anglais, c’est un mot de la fin du XIXe et du début du XXe, inventé dans cette conjoncture précise. À vrai dire, c’est plutôt un mot étatsunien qu’anglais (et le mot de leader est beaucoup plus ancien). Führer c’est pareil ; en allemand, c’est un mot qui servait pour désigner le guide, le guide de voyage, le chauffeur de bus, le chauffeur de la chaudière… C’était un mot sans importance. Dès avant 1914, il devient un mot important ; on voit des gens exiger que le Kaiser soit le véritable Führer du développement allemand. Dans l’entreprise, il y a le même renversement. On passe d’un modèle monarchique où l’entrepreneur doit régner comme le roi à un modèle où le bon entrepreneur sera celui qui est un bon Führer. Il se construit une culture du chef dans ces différentes langues, dans ces différents pays, à chaque fois de façon particulière, localisée, en fonction des problèmes qui sont particuliers à chaque pays. Mais aussi, en même temps, cela circule beaucoup : Le Bon circule, son livre est immédiatement célèbre dans nombre de pays, la psychologie expérimentale française circule, le terme de leader est déjà adopté dans d’autres langues. Depuis la Russie aussi, il y a de la circulation. Non pas seulement Que faire ? qui en est issu, mais par exemple la réflexion d’un homme d’État russe très connu, Pobedonostsev, qui dit lui aussi en 1896, dans son Recueil de Moscou, que la Russie a besoin de chefs. Son texte est traduit à Londres deux ans plus tard.

Cette figure du chef, ce n’est pas du tout une évidence du vocabulaire. Ce n’est pas quelque chose qui se passe seulement dans la langue. Elle est datée et construite volontairement. Tout cela est accentué par la première guerre mondiale, qui crée de fortes divergences conjoncturelles entre l’Allemagne défaite, la Russie révolutionnaire et l’ouest européen et américain en reconstruction. Il y a des gens qui se donnent pour programme de construire la figure du chef ou, comme le dit un psychologue français en 1916 : « le type humain : chef ». Cette « physionomie », comme disent d’autres auteurs, est tout un complexe signifiant fait du mot, auquel sont associés des images, des représentations, des signes, des attitudes-types, des qualités uniques et des comportements spécifiques. « Chef » n’appartient pas seulement au vocabulaire mais au répertoire des figures sociales disponibles à un moment donné.

On invente ainsi une figure sociale offerte, disponible : au lieu de devenir boutiquier ou fabricant comme au XIXe siècle, on propose aux gens de devenir des chefs. Cette figure de chef, cet usage du mot de chef, c’est un fait moderne. Cela va avec l’organisation scientifique du travail, avec la rationalisation. En bref c’est une composante de la modernité.

Un bon exemple dans un autre domaine, mais assez symbolique, c’est Le Corbusier. Le Corbusier, qui est l’un des grands maîtres de l’architecture moderne, d’une architecture révolutionnaire, est lui-même passionné par le fordisme et essaie de « fordiser » ses chantiers, de « fordiser » la production de logements. Or, il est complètement fasciné par les chefs, comme par exemple par le Tchèque Jan Bata, l’industriel moderne de la chaussure, qui se fait appeler « le Chef ». Le Corbusier va à Zlin en 1935 pour en savoir plus sur ses méthodes de travail et de commandement et admirer la ville-usine qu’il a construite avec son demi-frère Tomas, mort en 1932.

On saisit comment la notion de chef se profile, mais on en voit aussi l’effet dans les pratiques, dans les modes de commandement de ces chefs. Une chose importante à cette époque-là, c’est qu’on entre dans l’ère du commandement, de la direction à distance, c’est-à-dire dans la fameuse ère des managers. Les entrepreneurs, les patrons se plaignent de ne plus pouvoir être en contact en personne avec chacun de leurs ouvriers, les entreprises grossissent, se complexifient, et donc on les fait gérer par des managers qui sont eux-mêmes à distance.

Toutes les technologies de la distance sont extrêmement importantes : il y a le télégraphe, qui est un objet du xixe siècle encore vivant, mais le téléphone devient très important, le télex, l’envoi d’images, toutes les technologies qui permettent non pas seulement d’envoyer et de recevoir des informations mais de transporter la présence à distance, c’est-à-dire de manifester à vos subordonnés que vous êtes là. Chacun doit savoir que l’œil du maître est là. La métaphore de « l’œil du maître » est empruntée explicitement à la fable de La Fontaine qui porte ce titre et elle est fréquemment utilisée.

Il y a une intense production de textes sur le commandement à distance, et je me suis beaucoup intéressé au rapport entre la distance et la présence à travers ce qui apparaît dans la littérature managériale et aussi dans le gouvernement de Staline. Par contre, il y a encore très peu de travaux sur la matérialité des formes pratiques du gouvernement.

 

Contretemps – On peut penser aux travaux de Delphine Gardey sur tous ces instruments qui comportent le terme « graphie » et qui permettent de transmettre à distance des informations loin du bureau (Delphine Gardey, Écrire, calculer, classer. Comment une révolution de papier a transformé les sociétés contemporaines (1800-1940), 2008).

Oui, c’est en effet fondamental pour comprendre les pratiques et les cultures de l’écriture dans la gestion à distance. Il y a aussi le livre classique de l’historienne américaine JoAnne Yates, Control Through Communication: The Rise of System in American Management (1989).

Mais le problème qu’on a en étudiant le commandement, les chefs, l’autorité en acte, c’est que c’est largement insuffisant d’en rester aux techniques de la distance. Il y avait toute une espèce de compétition entre distance et présence, qui est assez difficile à penser, qui n’émerge pas ni dans les manuels ni dans les conversations de l’époque et qu’on ne voit qu’à ras des archives.

Ernest Mattern, qui est directeur de la production de Peugeot, ne cesse de dire à sa direction générale qu’il faut qu’il soit présent dans l’usine. Le siège social est à Paris, l’usine est à Sochaux. Il dit qu’il doit être sur place et, plus encore, qu’il doit passer beaucoup de temps dans les ateliers avec les ouvriers, la maîtrise et les techniciens, et dans les bureaux. Il y a toute une réflexion sur le fait d’être présent, d’être dans la relation, de ne pas simplement se contenter d’écrire des notes. Je pense qu’il y a là quelque chose d’essentiel à comprendre, qui nous mène à ce que c’est qu’un grand dispositif organisé. En l’occurrence ici c’est de la production, mais si je parle de Staline ce sera de la politique.

Qu’est-ce que c’est que les grands dispositifs organisés du XXe siècle, qui mélangent à la fois de l’organisation, des techniques, des savoirs, de la police, de la discipline, des pratiques extraordinairement variées ? Il y a une nécessité de coordination qui ne peut se faire que dans la présence, dans la palabre, dans la discussion et, ce qui est intéressant d’un point de vue théorique, c’est qu’on n’est pas simplement dans la transmission des ordres.

Je dis cela parce que nous sommes les héritiers d’une sociologie où la domination, si on prend Max Weber dans Économie et société, est la même chose que l’autorité : la domination, pour lui, c’est « la chance pour un ordre de rencontrer une docilité ». La domination est le commandement. Cela pose beaucoup de problèmes, parce que dans la gestion de ces grands dispositifs organisés, bien sûr qu’il y a beaucoup d’ordres au sens de prescriptions. Mais il y a aussi beaucoup d’apprentissages de formes de l’action qui sont des mises en coordination technique, des mise en relations qui ne sont pas vraiment des ordres et qui passent par de la conversation, de la palabre sur place, dans l’entreprise, en présence des responsables, des machines, des objets, des pièces. Donc il y a une nécessité d’avoir des « formes de présence » pour gérer les grands dispositifs.

Si on se place du côté d’un grand dispositif politique comme l’Union soviétique stalinienne, on est, toute proportion gardée, à peu près dans le même cas. Là aussi, c’est très intéressant de voir comment Staline institue son mode de gouvernement. Il y a vraiment quelque chose qui est de l’ordre de l’institution, au sens actif du terme instituer.

Au moins jusqu’à la fin de la guerre – après la guerre, Staline est plus vieux et davantage assuré de son pouvoir, il y a une routine qui s’installe – il paye énormément de sa personne dans le gouvernement au quotidien de l’Union soviétique. Il travaille à gérer un très grand nombre d’affaires en même temps depuis son bureau : c’est un dictateur de bureau qui ne se déplace pas, mais qui entretient un réseau de communication extraordinairement dense par des lettres, des coups de fil, des rencontres. Il convoque à Moscou, il voit beaucoup de gens, il reçoit énormément, rarement en tête-à-tête. C’est quelqu’un qui est sans arrêt en action. Tout son travail, car c’est du travail, consiste à conformer le pays à son mode de gouvernement.

C’est aussi une question de rapport entre présence et distance. On peut le voir dans une des expériences de base de la constitution de son mode de gouvernement. En 1927 il est déjà pratiquement le maître en tout, mais il y a encore la présidence du conseil des commissaires du peuple occupée par Rykov, qui est un peu l’héritier de Lénine et avec lequel il est en désaccord. Le tournant définitif c’est la tournée que Staline fait en Sibérie début 1928 pour forcer la réquisition du blé auprès des paysans. Cela s’appelle par euphémisme collecte du blé, alors qu’en fait le grain n’est pas payé : si les paysans ne livrent pas, des détachements armés viennent assister la réquisition.

Staline passe trois semaines à parcourir la Sibérie de ville en ville. Là, il est vraiment en présence. C’est la dernière fois qu’il se déplace lui-même pour convoquer de grandes réunions où tout le monde se trouve, depuis le responsable local de l’agriculture jusqu’au statisticien, en passant par le policier, le juge… et les chefs du parti. Il va visiter les kolkhozes, il est sur place, il est dans l’action. Il raconte ce qu’il fait à ses plus proches camarades qu’il envoie faire la même chose dans d’autres régions et à qui il demande en retour de lui raconter ce qu’ils font. Une procédure d’apprentissage direct du gouvernement à la stalinienne. On va retrouver toujours le même schéma d’opération dans le dispositif d’action traditionnel de Staline, comme la préférence répressive. Cette préférence répressive a toujours deux cibles couplées : la population visée et les tièdes parmi les communistes, ceux qui n’agissent pas assez brutalement pour réprimer la première. Il y a toujours cette liaison : on réprime dans la population et on réprime dans le parti.

En suivant la pratique de Staline, on peut identifier toute une série de ces formes d’action dont l’ensemble compose le gouvernement communiste conçu pièce à pièce et ensuite répandu dans le monde par les militants et aussi à coup d’agents secrets de l’Internationale communiste et des renseignements. L’une de ces formes est la concentration sur une « affaire ». Par exemple, dans cette même tournée sibérienne, il propage auprès des chefs l’impératif de se concentrer sur la seule question de la réquisition du blé en leur disant de laisser tomber les affaires industrielles, de ne pas faire semblant de s’occuper du développement de l’industrie, parce que tout le monde sait bien que s’il n’y a pas d’agriculture, il n’y aura pas d’industrie. Or cette concentration sur une affaire permet de penser la comparaison entre la logique du politique et celle de la production : dans un cas, c’est produire des objets pour le marché, dans l’autre, c’est se centrer sur une affaire politique, sur une « campagne ». Un peu comme pour un projet aujourd’hui, on mobilise tout le monde de façon limitée dans le temps. On fixe un objectif autour duquel tout doit tourner et qui commande le reste.

C’est donc toute une propédeutique de l’action qui associe mobilisation de toutes les forces, la répression, l’usage des armes, les arrestations, mais aussi la presse. Complément indispensable, on raconte, on publie (lorsque l’action n’est pas secrète). L’acte opératoire est composé aussi d’une politique d’influence, de gestion de l’opinion, qui sont plus vastes que ce qu’on entend par « propagande ». La répression double et la maîtrise de l’opinion, tout cela constitue un apprentissage de l’action qui mêle présence et distance et qu’on va voir se reproduire dans d’autres « campagnes ». Par exemple, après la collectivisation forcée, il y aura de nouveau en 1932-1933 un moment très critique de la guerre contre les paysans. La « nécessité » inventée par les staliniens est de réquisitionner le blé pour financer le développement industriel accéléré.

Il faut aller le prendre là où il est. Ceci provoque une famine terrible en 1932-1933, avec 6 millions de morts principalement en Ukraine et dans le sud de la Russie. On voit bien, ici aussi, tout le dispositif d’action à distance. Dans ce cas, Staline reste chez lui. Durant deux étés successifs et prolongés, il est en vacances sur la mer Noire. Il n’en écrit pas moins à Moscou des lettres de commandement. Elles sont manuscrites et transportées par les motards de la Guépéou, la police politique.

C’est par de telles lettres qu’est par exemple conçue et mise au point en 1932 une des lois les plus scélérates de l’époque soviétique. Il s’agit de la loi sur le vol de la « propriété socialiste » du 7 août 1932 dont je me suis aperçu que les Russes d’aujourd’hui, même les jeunes, se rappellent encore. Cette loi, dite des « cinq épis », condamnait à un minimum de 10 ans de camp et comme peine « habituelle » à la mort, tout vol de la propriété socialiste. Le dispositif de la loi n’indique par le minimum de la quantité volée pour lequel on peut être condamné à mort, d’où le nom de loi des « cinq épis ». Les réquisitions ont déjà entraîné la famine, les gens dans les campagnes se nourrissent comme ils peuvent, on vient leur voler tout et eux-mêmes, pour subsister, « volent » leur propre production.

Cette loi qui vise à empêcher les gens de récolter pour se nourrir est donc une loi très sauvage. Le processus par lequel elle est préparée dure moins de trois semaines avec des lettres manuscrites qui traversent la Russie du nord au sud. La première lettre qui dit : tiens ce serait bien de faire cette loi date du 20 juillet. La loi est signée le 7 août et publiée le 8 août dans la Pravda. « Il ne faut pas traîner », avait complété Staline.

Les lettres marquent une gradation : au début, il y a la première justification de la loi, et avant même que Staline ait reçu une réponse à cause de la temporalité de l’aller-retour, il envoie une deuxième lettre à Moscou qui dit que si certains membres du bureau politique élèvent des objections, il faut leur dire que les capitalistes ont leur loi pour défendre leur propriété et qu’il n’existe pas encore de loi pour défendre la propriété socialiste. Il fait passer la loi à un degré supérieur et la monte en généralité pour lui donner un sens de loi fondamentale du développement socialiste. La répression brutale des paysans est reliée à la théorie marxiste. Puis une troisième lettre dit que cette loi sera d’autant meilleure que la Guépéou va pouvoir agir dans le cadre du droit et non de l’arbitraire et que, justement, « le moujik aime la légalité ». La boucle est bouclée, la victime est associée à la conception de la mesure qui l’assassine. La loi sera considérée en Union soviétique comme le fondement de la légalité du socialisme et propagée à l’extérieur comme telle par les partis communistes.

Staline montre ici que dans un acte de gouvernement, il n’y a pas simplement l’acte lui-même de réprimer les paysans qui volent, mais qu’il y a le sens qu’on lui donne, un sens qui est connecté à la théorie, en pliant le cas échéant la théorie à l’action. Ce n’est pas la théorie qui gouverne. C’est l’action qui gouverne l’ajustement de la théorie. On voit la mesure passer à un degré supérieur qui est célébré d’ailleurs par Kaganovitch qui écrira en substance que c’est magnifique. Votre justification de la loi est splendide ; on ne peut pas la mettre dans la loi elle-même, mais on va faire une lettre spéciale à toutes les organisations du parti pour expliquer le sens de cette loi, qui rend la propriété socialiste sacrée et inviolable. Ce sont là deux mots dont les gens se rappellent encore aujourd’hui. Cette couture de l’action au marxisme est non seulement une autre forme de l’action mais une des forces du stalinisme.

La matérialité du pouvoir importe. Alors que le téléphone interrégional n’est pas encore installé, Staline joue sur le manuscrit pour les principales lettres et le télex pour d’autres textes, comme ici la loi quand elle est sous forme de projet. La politique, mêlant étroitement le circonstanciel et le fondamental, est littéralement produite dans la succession des lettres et non pas dans une planification rationnelle et anticipée qui aurait tout conçu en même temps. Les 36 heures que met une lettre à moto de Sotchi à Moscou comptent. Le tracé à la plume de la justification, lue et émargée par les membres du bureau politique, compte.

D’autres cas montrent l’importance de la matérialité du transport de la présence pour les jeux de pouvoir. Il y a même des choses assez drôles. En 1931, la Mandchourie est envahie par les Japonais. Staline est en vacances et il trouve que Moscou n’a pas réagi assez vite. Il écrit donc : mais qu’est-ce que vous faites, vous dormez, ça ne va pas du tout ! Il y a une question à laquelle il faut réagir vite et là, on voit sa plume s’agiter de plus en plus : c’est comme si il criait : « Il ne faut pas bailler ni dormir quand on est au pouvoir ». Il n’y a plus que deux ou trois mots par page. La publication des lettres ne montre pas ça et les éditeurs n’en parlent pas. Or non seulement Staline est en colère mais il veut le montrer à ses correspondants et c’est ça qui importe.

On peut aussi voir quand il ricane. Il expédie son ricanement au loin. Ses proches savent ce que ça veut dire quand il ricane et ça a des conséquences. Par exemple au moment de cette famine en Ukraine qui commence à l’inquiéter, pas du tout à cause de la famine elle-même, mais parce qu’il commence à y avoir des organisations du parti qui protestent, qui disent d’arrêter et de garder quelques semences pour que les paysans puissent se nourrir.Cela inquiète beaucoup Staline : « le parti communiste ukrainien (500 000 membres, ha ! ha !) », ricane-t-il.

Au bout de sa plume, durant ses vacances, Staline continue à tenir l’ensemble de l’appareil. Il contrôle, évalue les conséquences que vont avoir ses écrits. Il y insère sa personne avec force. L’effet se propage. Quand on se place à la réception et qu’on étudie les archives de Kaganovitch, on voit qu’il avait des carnets, qu’il notait tous les points de toutes les lettres de son chef et qu’il cochait lorsque le point avait été évoqué en bureau politique et réglé. Réglé, c’est-à-dire passé à la Pravda et/ou à quelque organe d’exécution.

 

Contretemps – Au regard des travaux dont vous venez de nous parler, nous souhaiterions savoir quels sont les apports théoriques sur lesquels vous vous êtes appuyé : Michel Foucault, des auteurs venus des Science studies comme Bruno Latour et Michel Callon, ou de la « nouvelle » histoire des techniques comme Thomas P. Hughes ou Donald McKenzie ?

Il est évident que Foucault importe beaucoup dans mon travail et à de nombreux titres. C’est son travail qui, après mon engagement gauchiste et maoïste, m’a aidé à recommencer à penser et à juger que même si l’époque des révolutions était terminée, il fallait prendre cela non pas pour l’occasion d’aller se coucher mais, au contraire, de se considérer devant un nouveau chantier immense à la fois de pensée et d’action. Si l’expérience communiste dans le monde au xxe siècle a été le trou noir de plusieurs siècles d’espérance révolutionnaire, alors comment rendre de nouveau possibles et non dommageables l’action et la pensée contre les pouvoirs ? C’est chez Foucault que j’ai trouvé une impulsion pour réfléchir à cela, à cette liaison entre le politique et le travail intellectuel.

L’attention privilégiée aux pratiques est un autre point commun. Accéder au démontage des pouvoirs par l’analyse de leurs pratiques était central. Mon orientation est quasiment pragmatiste au sens où l’histoire n’est pour moi faite que de pratiques. Meilleur est l’accès aux pratiques par l’archive et plus riche l’analyse, plus profonde et diversifiée, et mieux on peut montrer que les pratiques, aussi entrecroisées que l’on veut, font l’histoire, et non des structures ou quelque déterminant sectoriel que ce soit. Pour l’histoire du communisme, les démarches d’histoire des pratiques artistiques, esthétiques ou narratives et plus largement culturelles montrent en ce moment de plus en plus combien elles ne relèvent pas d’un genre secondaire par rapport à l’histoire politique ou économique ou même sociale, mais qu’elles livrent une clé cruciale pour la compréhension de ce phénomène dans toutes ses dimensions. Ceci est possible parce qu’elles sont attachées aux pratiques et non pas seulement aux œuvres, aux institutions, aux énoncés ou aux politiques prononcées comme telles.

Un autre aspect de ma relation à Foucault se trouve dans le fait que, dans ses travaux sur la gouvernementalité, il fait bouger l’assise des sciences sociales telles qu’elles se sont définies au début du XXe siècle. La domination, dans cette tradition « classique », passe par les ordres ou la contrainte physique directe. En termes de gouvernementalité, on est tout à coup dans un autre monde, dans un monde de l’influence, de l’incitation. On n’est plus dans le monde des ordres, que ce soit sous forme de discipline ou de souveraineté. On est dans un univers de dispositifs qui allient des savoirs, des formes administratives et policières, de la subjectivation (celle des sujets assujettis comme des opérateurs de la gouvernementalité). Il y a quelque chose de très important dans Foucault qui est de dire : regardez, il n’y a pas seulement du commandement. Pour moi, ça a été important de comprendre cela et de comprendre aussi que les sciences sociales modernes étaient nées dans la discussion même du commandement et avaient participé à son histoire.

Évidemment j’avais suivi Foucault de très près depuis les années 70, je connaissais la notion de gouvernementalité qu’il commence à travailler en 1978, mais je n’avais pas saisi toute sa portée. Je ne l’ai vraiment comprise que dans le cours de ce travail sur le chef et sur l’autorité, et après la publication en 2004 de ses cours au Collège de France Sécurité, territoire, population et Naissance de la biopolitique. C’est là qu’on voit, dans le déroulé même des séances, apparaître la notion de gouvernementalité – et le néologisme – et se déployer toute la portée qu’elle peut avoir pour l’histoire du XXe siècle, à condition de prendre le terme au sérieux sans le dissoudre ni l’équivaloir absolument à celui de gouvernement.

Il y a donc dans mon travail une relation constante avec Foucault, mais en même temps je ne suis pas strictement foucaldien. Lui dit : je ne m’intéresse pas aux « pratiques réelles ». Ce qui m’intéresse ce sont les pratiques discursives. Au début de Naissance de la biopolitique, il dit que le nombre des armées du roi ne l’intéresse pas. Or moi je m’intéresse aux « pratiques réelles », et donc je ne suis pas strictement dans du Foucault. Toutefois ce qui m’intéresse c’est aussi, dans les pratiques réelles, comment s’entrelacent les pratiques discursives et les pratiques opératoires qui, d’ailleurs, sont matérielles, gestuelles, manuelles, mécaniques, spatiales, etc., mais comportent aussi du discours. En cela je me reconnecte à Foucault.

Tout ceci me préparait à rencontrer la nouvelle histoire des techniques et les Social studies of science. J’ai effectivement été beaucoup dans ce milieu intellectuel, je m’en suis beaucoup inspiré, j’ai été très proche de la revue Technology and culture, de Thomas P. Hughes et des historiens des sciences comme Dominique Pestre, Kapil Raj ou Simon Schaffer. Pour moi il n’y a pas une grande différence entre un grand système technique (un « large technological system », comme dit Hughes) et un dispositif foucaldien : on peut les mettre ensemble et les faire travailler ensemble. Je suis très proche de ce mouvement-là, même si dans mon travail sur le commandement et l’autorité je m’en suis un peu écarté pour conserver ma capacité d’aborder l’histoire à ma manière.

Cette proximité avec le mouvement historiographique des Sciences studies était très importante parce que ma manière de faire de l’histoire m’avait un peu isolé de mes collègues historiens les plus naturels, historiens de l’entreprise ou historiens sociaux. Je trouvais des collègues avec qui je pouvais parler en France et à l’étranger, précisément du fait de leur intérêt pour les pratiques. De plus, cette approche est très sensible à la matérialité de la pratique scientifique et par suite à celle de toute pratique. J’étais très à mon aise parce que non seulement j’étais alors dans l’histoire industrielle et donc dans un bain naturellement technique, si je peux dire, mais je la prenais par le biais de la pratique d’organisation (à la fois managériale et syndicale) et cette démarche permettait de ne pas décoller des actes. Cela m’a beaucoup aidé à formuler une partie de mes travaux, et cela m’a rapproché de Michel Callon, Bruno Latour et Madeleine Akrich. Dans mon parcours et sans les connaître, au début des années 1980, je lisais la revue Pandore où entre autres s’élaborait leur démarche.

À ce moment, dans la – grosse – conclusion de ma thèse soutenue en 1981, j’avais déjà posé ma démarche propre d’histoire des pratiques. Il a fallu des années pour me rendre compte que ça me situait dans un courant en pleine éclosion qui est ce qu’on pourrait appeler le tournant pragmatique des sciences sociales. Outre les tendances déjà citées, je pense encore à la sociologie de Luc Boltanski, de Laurent Thévenot, de Nicolas Dodier, de Francis Chateauraynaud et bien d’autres. Il y a ce dont sont porteuses la revue Raisons pratiques, la linguistique pragmatique avec tous ses courants, une foule de démarches plus ou moins esquissées, plus ou moins solidifiées, qui m’apportent énormément et qui, à mon avis, forment un cadre plus large que les Social studies of science ou la théorie de l’acteur-réseau. Ce sera un prochain chantier que de travailler sur cette question des « sciences sociales pragmatiques », de « l’histoire pragmatique » ou, plus simplement, de « l’histoire des pratiques » comme l’a esquissée Bernard Lepetit (dans Les formes de l’expérience, 1995, sous sa direction) et de tenter de voir d’un point de vue historiographique, du point de vue d’une théorie de l’histoire, ce qui se passe en liaison avec les sociologies d’aujourd’hui et avec la linguistique pragmatique ou encore avec la philosophie pragmatiste.

Sur ces questions, Latour/Callon sont importants. Leur fréquentation, comme celle des historiens des sciences et des sociologues pragmatiques, m’a aussi aidé à voir que je n’étais pas seul dans mon effort d’historien des pratiques. Mais il y a des choses qu’ils ne m’ont pas apprises, par exemple cette idée d’une modernité qui n’est pas faite d’une séparation des domaines d’activité, mais qui est faite d’entrelacements du politique, du scientifique, du technique et du social dans une co-construction. De cela j’étais déjà fortement convaincu. Par ailleurs, la place qu’ils donnent aux objets dans le social est un acquis très profond pour toutes les sciences sociales, cette idée que les objets participent au lien social, participent à la relation sociale par leur agency propre, non pas simplement par leur usage instrumental, mais par ce qu’ils font, par leur action. Cela m’a beaucoup aidé à mieux formuler mes propres réflexions, en particulier sur ce qu’on peut penser de quelque entité que ce soit : composée par des circulations, comme avec Kapil Raj (Relocating modern science : circulation and the construction of knowledge in South Asia and Europe, 1650-1900, Houndsmills, UK, Palgrave Macmillan, 2007), ou composée d’éléments humains et non humains incorporés ou non de façon plus ou moins temporaire, comme chez Hélène Mialet (L’entreprise créatrice. Le rôle des récits, des objets et de l’acteur dans l’invention, Paris, 2008).

La participation des objets à la fabrique du social est quelque chose d’essentiel que les sciences sociales ne devraient pas manquer. Il reste toutefois des problèmes. Par exemple, s’ils ont une très forte conception de l’agency des objets, de leur présence, de leur action, Latour et Callon sont peu sensibles, par exemple, à l’aspect spatial : même s’ils parlent d’action à distance, le cadre spatial n’a pas beaucoup de substance chez eux. Le social n’en a pas beaucoup non plus : il est très plastique, sans pesanteur, certainement trop malléable. Je ne suis pas partisan d’une épistémologie symétrique absolue entre humains et non-humains. D’ailleurs je pense qu’ils n’y parviennent pas eux-mêmes. Dans le « parlement des choses » qu’avait proposé Bruno Latour, les choses sont représentées par des humains. Cela a beau devoir être symétrique, les choses ne se représentent pas elles-mêmes, elles ne sont pas leurs propres porte-parole. La symétrisation totale ne marche pas. Cela dit, je rends un très grand hommage à Callon et Latour pour avoir ouvert ces pistes de façon très forte et contribué à briser le structuralisme et le fonctionnalisme des sciences sociales. Je pense d’ailleurs qu’il faut continuer à insister dans le sens de l’agency, de la capacité d’agir des personnes et des choses, pour ne pas retomber dans la structure qui détermine tout. Le chantier formidable, enthousiasmant et très difficile qui consiste à recomposer toute considération structurale à partir des pratiques est loin d’être achevé. Il ne faut pas penser qu’il puisse aller très vite.

 

Contretemps – Vous êtes un historien du XXe siècle, mais dans votre texte « le XXe siècle commence en 1900 » (Alliage, n° 20-21, 1994) vous vous êtes risqué à envisager le XXIe siècle et à situer son début autour de 1968. Dans ce texte, vous avez élaboré autour du trio Taylor/Lénine/Freud. Pouvez-vous revenir sur cette analyse ? Comment voyez-vous les choses aujourd’hui ?

On ne sort pas du jeu d’échelle entre micro et macro. Si je me suis amusé à tenter de construire un grand schéma global, une tentative d’interprétation du mouvement historique du XXe siècle à travers les continents, c’est parce que mon travail d’historien avait une orientation totalement micro et que, dans cette étude micro des pratiques, je trouvais les principes d’une big picture compatible. À l’époque, quand j’ai formulé cette idée où je mets en liaison Taylor, Lénine et Freud, je n’avais travaillé que sur Mattern et sur l’organisation du travail. C’était dans la conclusion de ma thèse, mais je n’ai publié ça qu’en 1994.

Ce que j’ai essayé de mettre en place, c’est une histoire des pratiques par une histoire des régulations des pratiques. Le sociologue ou l’anthropologue qui s’intéresse à l’action ou à la pratique va voir ce qui se passe, il observe les actes, le rapport homme-machine, etc. Les historiens ont du mal à aller voir sur place puisque par définition leur objet est déjà du passé. Même si on peut faire de l’histoire du contemporain ou de l’actuel, même si l’ancrage dans le présent permet de lire les archives et autres traces, quand même, c’est déjà du passé. Mais l’avantage de l’histoire, c’est que le rapport entre la conception de la norme et l’action elle-même, entre le travail sur la norme et le travail dans la norme, apparaît de façon plus nette. Et l’établissement de la norme n’est pas moins une activité que de tenter d’agir plus ou moins dans la norme et elle est à la fois négligée et essentielle pour l’histoire du xxe siècle.

C’est en réfléchissant là-dessus que j’ai pu voir qu’avec le taylorisme on avait un dispositif organisationnel comprenant un « bureau des méthodes », où des spécialistes conçoivent la norme du travail des autres. Cela constituait une espèce de cycle où ces spécialistes allaient voir dans l’atelier ce qu’il se passait, ils faisaient des relevés ; puis dans le bureau des méthodes, ils élaboraient et ils fabriquaient la norme avant d’aller la restituer à l’atelier sous forme d’instructions. D’une certaine façon, la conception léniniste de l’action politique, c’était : on met en place un lieu pour les savants, les professionnels de la politique, le parti d’avant-garde qui va dans les masses entendre la revendication, puis on la retravaille avec la science matérialiste et politique, et enfin on la retourne sous la forme de mots d’ordre pour l’action, pour la conduite des masses.

On est à une autre échelle, on est sur d’autres problèmes. Il n’y a pas la contrainte industrielle de l’objet pour le marché, avec des normes de qualité ou de prix de revient. Il y en a d’autres qui sont celles de la compétition politique. Mais le dispositif du rapport entre la rationalité de l’action, une affaire de spécialistes, et sa mise en œuvre était le même.

Dans le freudisme, en passant à une autre échelle, en retournant à l’échelle totalement individuelle d’un rapport entre un psychanalyste et un analysant dans le cabinet du premier, on avait ce même cycle d’interprétation : celui qu’on trouve dans un bureau des méthodes en lien avec un atelier, dans un parti d’avant-garde avec un mouvement social. Il y avait aussi un rapport spatialisé entre le fauteuil et le divan : le dispositif est tel que l’allongé ne voit pas l’analyste. Cela instaure une situation où il y a tout un matériel qui doit être produit sur le divan par la règle de l’association libre. Pas la règle du respect du temps comme dans le taylorisme, ni la règle de l’adhésion comme dans le léninisme, mais la règle de l’association libre. Cela produit du matériel que dans son petit laboratoire intime ouvert sur ses propres associations et branché sur la théorie freudienne, le psychanalyste va transformer en interprétation qu’il retourne à son analysant. Je ne dis pas que le psychanalyste dirige la conscience. Ce n’est pas un directeur de conscience. En revanche, il y a bien une direction de la cure, comme disait Lacan. Dans le cabinet, le psychanalyste donne la règle.

Dans les trois cas on a un dispositif d’action multiple où plusieurs personnes agissent : aussi bien les masses, les ouvriers, l’analysant que les scientifiques qui sont dans une science pratique, le léniniste, le taylorien, le psychanalyste. Ils sont dans des sciences qui ne valent que si elles sont agies, que si elles sont mises en œuvre. Ils entrent dans une relation avec l’action des personnes, ça instaure une médiation.

L’idée de médiation, d’intermédiation est ici très importante. C’est très clair chez Taylor : le rapport direct que les gens ont avec leur travail devient un rapport médié par la norme qui vient du bureau des méthodes. De même on voit bien comment l’intervention du léninisme dans les mouvements ouvriers d’action directe instaure une espèce de médiation obligatoire par le parti. Enfin ce que dit la psychanalyse au névrosé c’est en gros : passe par moi, sinon tu ne t’en sortiras pas. L’instauration d’une médiation par le savant spécialiste, c’est tout un jeu sur l’efficacité, sur l’espoir politique et sur l’espoir thérapeutique.

Cela donnait un grand tableau de technologies qui était intéressant. Il me semblait donc qu’il y avait, à des échelles différentes, dans des domaines différents, localisées de façon différente, mais à la même époque, des formes de rationalité active à rapprocher. Le taylorisme naît aux États-Unis et ce n’est pas complètement par hasard ; la psychanalyse naît à Vienne et ce n’est pas complètement par hasard ; le bolchevisme enfin, c’est l’invention d’un intellectuel russe en exil, et ce n’est pas non plus tout à fait par hasard. En les localisant ainsi et surtout en suivant leurs circulations, ces théories de pratique, ces pratiques accrochées à de la théorie pour régler les actes des autres, parcouraient une bonne part du monde.

Il y avait aussi l’idée d’une espèce de géopolitique ou de géographie globale : le croisement en Union soviétique entre taylorisme et léninisme, qui se traduit d’ailleurs par un échec du taylorisme. Les tentatives de faire de la psychanalyse en URSS, qui sont réprimées parce que le parti communiste soviétique se donne pour tâche de gérer les besoins et que, dans ce cadre, pas question de donner de la place à des gens qui gèrent les désirs. Si l’on regarde du côté américain, on a d’autres formes de circulations, de mélanges. Le taylorisme évolue considérablement. En important la psychanalyse, les États-Unis la transforment, en font une technique de l’existence, de l’aménagement de la vie quotidienne et il y a un rejet très fort du communisme. Au contraire dans un pays comme la France, on voit un entrelacement très complexe des trois orientations.

Aux États-Unis, on est dans une technologie de la production, de la technique, qui renforce la puissance économique dans une recherche échevelée de la prospérité. En Union soviétique on est dans une technologie d’abord politique avec un objectif jamais abandonné de prise sur le monde. Enfin il y a une technique de la psyché avec la psychanalyse censée penser toute pratique. Tout cet ensemble de choses se répartit mondialement, se transporte, circule, va dans le mouvement de l’histoire du XXe siècle et transforme le monde. Ces trois orientations lancées en 1900 sont entrées dans une crise sévère sinon définitive dans le dernier quart du xxe siècle après avoir remporté autant de victoires que de défaites en rase campagne.

À présent que peut-on dire de tout cela, en ce début de XXIe siècle ? Le problème aujourd’hui, c’est que l’on n’est plus dans les conjonctures d’il y a quarante ans où l’on voyait très bien ces courants de circulation de technologies, ces réadaptations locales. On est maintenant dans un espace qui est extrêmement densifié, saturé, qui est dans de multiples séries d’imbrications très difficiles à démêler, où les technologies circulent extrêmement vite. Lévi-Strauss disait peu avant de mourir que ce monde si dense vivait dans un état d’« empoisonnement interne ». L’enjeu de la circulation des technologies est devenu de plus en plus important. Ce qui est à penser aujourd’hui, c’est tout autant la circulation et les transformations qu’elle suppose, que ces entrelacements multiples, ces rencontres extraordinairement diversifiées de techniques et de pratiques.

Ce texte reste extrêmement important pour moi. Il va être la base du travail que je lance après la fin de mon livre sur l’autorité. Je pense qu’une de ses intuitions qui reste importante à développer, c’est de voir comment s’entremêlent, dans ce qui se passe aujourd’hui, non seulement les technologies matérielles, mais aussi les technologies politiques, celles de l’esthétique et les technologies psychologiques et en particulier celles de l’influence et du sens. La localisation d’une telle étude serait forcément non seulement circulatoire mais menée tout autant au nord qu’au sud.

Ce qui se passe aujourd’hui avec les révoltes dans les pays arabes, c’est très intéressant non seulement parce que ce sont des révoltes facilitées par le Web, par la « cyber-mobilisation », par les résonances d’un pays à l’autre, mais aussi par ce qu’on en dit. Un phénomène qui apparaît est l’éclosion de foules sans leaders, qui sont des foules très différentes, un siècle après, de la foule qui effrayait Gustave Le Bon et les élites de son époque. Le XXe siècle avait peur des foules parce qu’il les pensait comme irrationnelles, comme allant vers le mal, le crime, ou la social-démocratie. La solution, c’était le chef, les chefs. Nouveau siècle et pour la Tunisie en janvier 2011, pour les mouvements des indignés de par le monde, même pour le mouvement démocratique russe complètement inédit, les foules sont sans leader et cherchent à le rester. On pourrait en trouver bien d’autres exemples.

C’est une idée très importante, qui était déjà à l’œuvre de fait en 1968, cette idée de révolte de masse sans leader. Personne ne contrôlait le Mai 68 français et tous ceux qui ont essayé un moment de le contrôler comme, justement, la social-démocratie, mais même les gauchistes, ont échoué. Ça a été un mouvement sans chefs, ce qui lui a donné sa singularité, mais qui a aussi fait qu’il n’a pas gagné politiquement. Il n’y a pas de victoire politique de 68, ça se passait dans un autre ordre. Sur ce point le cas des révolutions arabes est sensiblement différent.

 

Contretemps – Les tenants de la New Left History, E.P. Thompson en tête, ont montré que les foules des 17ème et 18ème siècles avaient une « économie morale », c’est-à-dire une forme de rationalité. Ce n’est pas pour rien qu’ils ont fait ces travaux sur l’économie morale de la foule. C’était une réponse à ces accusations d’irrationalité.

Il y a effectivement dans le socialisme tout un courant qui pense la bonne foule, la foule qui va dans le bon sens, et il y a aussi dans ce même esprit un courant historique très fort, avec notamment Thompson. Déjà l’historien français Georges Lefebvre, quand il publie son livre La grande peur de 1789 en 1932, réagit contre les thèses de Le Bon à partir de ses positions socialistes.

Reste que malgré le précédent de 68, les foules tunisiennes et égyptiennes posent un vrai problème qui est neuf pour nous tous. Qu’est-ce qui se passe comme forme d’éducation à la démocratie à travers les accès à Internet, dans des pays qui ne connaissent pas la démocratie ? On pense aussi à la peur du gouvernement chinois qui bloque totalement l’accès à l’information et aussi à la connaissance, au savoir. Ils ont effectivement de quoi avoir peur, parce qu’en Chine il y a une tradition de mouvements pour la démocratie, ce qui n’était pas le cas en Union soviétique. En Union soviétique, il n’y a jamais eu de bataille pour la démocratie. Il y a eu des batailles pour les droits de l’homme. Mais la démocratie, ce n’était pas le problème. Il y a extrêmement peu de gens qui, comme chez les dissidents, par exemple Andreï Sakharov, portaient une volonté démocratique.

Il y a quelque chose de très important qui est en jeu en ce moment et qui est à penser qui est une remise en cause inédite, à large échelle, du « besoin de chef » (même s’il y a aussi dans certains secteurs une relance d’un « désir » de chef). On voit bien comment la matérialité des techniques est fortement engagée dans cette affaire-là, plus que jamais peut-être.

 

Contretemps – Nous aimerions savoir si vous pensez que vos réflexions sur la production industrielle, sur le taylorisme restent utilisables aujourd’hui pour analyser la situation dans le domaine des services, mais aussi pour analyser la condition salariale en général. Il nous paraît aussi important de mentionner la peine physique, qui revient dans l’espace public avec notamment les travaux de Christophe Dejours et Marie Pezé.

Dire que la productivité a connu et connaît une augmentation phénoménale, dire qu’une énorme part du travail physique est entrée dans les machines, dire que la chasse au travail humain bat son plein trépidant autant dans la production matérielle que dans les services, ce n’est pas dire que la peine physique a disparu. Mais il ne faut pas que la peine physique et aussi la peine morale et toutes leurs conséquences physiologiques et psychologiques actuelles empêchent de penser un phénomène majeur dans l’histoire de l’humanité et qui touche au travail.

Ce qui se passe avec les transformations dans la production et dans le rapport entre le secondaire et le tertiaire, c’est qu’avec les formes d’automatisation, de mise en réseau des machines, des machines qui discutent avec des machines, qui travaillent avec des machines, il se produit un découplage entre le résultat, qu’il soit un résultat de production matérielle d’objets ou de production de services, d’information, un découplage entre l’effort physique et le résultat. Aussi bien dans l’agriculture que dans l’industrie, sur la machine, que dans le travail de bureau, dans l’écriture ou dans la dactylographie, il y avait une relation de proportionnalité entre l’effort physique dépensé dans le travail et le résultat obtenu ; et c’est bien cela qui constituait ce qu’on appelait le rendement, la productivité. Aujourd’hui ça devient beaucoup plus brouillé, on ne sait plus, justement parce que c’est découplé, on ne sait plus évaluer la part des hommes tant cette proportionnalité a disparu. D’où les exigences extrêmes qu’on fait porter sur eux sans calcul ni mesure et jusque dans l’intimité de leur subjectivité.

Ce découplage est un fait historique. Il a une signification historique majeure et on ne peut certes pas le formuler en disant : c’est la disparition de la peine physique. Mais du fait de ce découplage, la proportionnalité entre l’effort physique et la production ne marche plus sur le mode : plus tu te fatigues sur la machine et plus la machine va produire. Cela appelle évidemment à réfléchir sur le type de fatigue qui est en jeu : les physiologistes, les ergonomes, les psycho-dynamiciens du travail en ont faire leur question.

L’ergonomie disait déjà, au moment où elle s’est formée, c’est-à-dire au début du XXe siècle : il n’y a pas au travail simplement et seulement une composante physique, il y a aussi une composante mentale, une charge mentale qu’il faut identifier et mesurer. La fatigue c’est aussi la charge mentale. Ce cadre est extrêmement important, même s’il est devenu insuffisant. Car il y a une troisième dimension du travail maintenant systématiquement présente, alors qu’elle l’était beaucoup moins auparavant. Ce n’est pas le travail physique (qui peut d’ailleurs être complètement fixe : une grande partie des troubles musculo-squelettiques sont des troubles de l’immobilité et pas de la mobilité, ou bien d’une mobilité presque sans déplacement) ni l’effort intellectuel. Cette troisième dimension, c’est le travail sur soi.

Il y a maintenant dans les entreprises et de plus en plus bas dans la hiérarchie, une exigence de travailler sur soi-même, c’est-à-dire non seulement d’obéir dans le cadre de la subordination du contrat de travail, non seulement de contrôler ce qu’on fait, d’être soi-même son propre juge et de voir si on a bien rempli les objectifs, mais même de définir ses propres objectifs.

En fait, la hiérarchie se décharge d’une certaine forme de responsabilité dans l’assignation de la tâche qui était une chose traditionnelle : le chef, c’était celui qui disait ce qu’il y avait à faire. Maintenant ce sont les personnes qui doivent déterminer elles-mêmes ce qu’elles peuvent ou doivent faire. Mais du coup, cela renforce une charge, qui est un travail sur soi-même, qui est la manière dont on s’engage, dont on s’implique. Un boulevard pour les psychologues et les psychothérapeutes, sinon les philosophes d’entreprise.

De plus, cette exigence de s’impliquer dans le travail intervient à une époque où jamais le travail n’a été plus fragile en termes d’emploi. On vous demande de vous impliquer en personne dans votre subjectivité, dans notre personnalité, de chercher votre bonheur dans cette entreprise qui, pourtant, peut vous lourder sèchement avec un mois de préavis, et qui le fait beaucoup.

Cette troisième forme de charge, la charge du travail sur soi, elle existait déjà, mais seulement pour une certaine catégorie de personnes : déjà au début du xxe siècle on demandait aux cadres d’écrire des lettres à leurs supérieurs, de remplir des questionnaires, de dire ce qu’ils avaient fait, de dire comment ils voyaient les choses, de critiquer ce qu’ils avaient fait. Cette demande faite aux cadres est devenue une demande faite à tout le monde. Voir par exemple les fameuses « enquêtes engagement » de Renault il y a quelques années.

Par ailleurs, pour rejoindre la comparaison à large échelle spatiale et temporelle, à propos de cette forme de travail sur soi qui s’ajoute à la charge physique et à la charge mentale, je demande qui en a été pionnier ? Et bien c’est le communisme.

Le communisme se forme dans un développement, dans un déploiement d’une multitude de techniques de travail sur soi : l’autobiographie que tu dois remplir quand tu entres au parti, quand tu es embauché dans une entreprise, quand tu fais ton service, quand tu changes de poste. Tu réponds à des enquêtes, à des questionnaires sur ta vie, tu dois raconter ta vie. L’autocritique, évidemment. Les soviétiques avaient même inventé dans les années 30 quelque chose qui s’appelait le rapport sur soi-même. Cela veut dire que tu fais un rapport sur toi devant la cellule du parti ou devant le collectif ouvrier, non seulement sur ta tâche politique ou sur ta tâche professionnelle, mais sur ta vie personnelle. Tu fais un rapport sur ta vie.

Au plénum du comité central de 1937, il y a un échange entre Staline et Jdanov, qui est un membre du bureau politique et un proche de Staline. Staline demande à Jdanov : qu’est-ce que c’est que cette histoire de rapport sur soi ? Et Jdanov lui explique ce que c’est et lui donne l’exemple d’un type dont on a jugé dans telle cellule d’entreprise qu’il ne s’occupait pas de sa famille, qu’il ne s’occupait pas assez de sa femme et de ses enfants et, donc, qui a été blâmé après son rapport sur soi. Dans le système de pouvoir qu’a représenté le communisme, il y avait cette dimension du travail sur soi-même depuis les premières années.

Ce n’était pas simplement l’affaire des communistes soviétiques ou des militants tchèques ou chinois ; ça se passait aussi en France dans le parti communiste. Romain Ducoulombier a fait une histoire du parti communiste français comme organe de transfert de techniques, et en particulier de l’autocritique, depuis l’URSS jusqu’ici. Dans le parti communiste, il y avait des gens qui avaient ce type de pratiques de travail et de « rapport sur soi ».

Pour revenir à l’URSS, le fait que la psychanalyse n’y avait pas droit de cité avait pour effet que les gens faisaient finalement du travail sur eux-mêmes avec ce dont ils disposaient. Ils se trouvaient des appuis de psychologie personnelle y compris dans ce genre de pratiques totalement cadrées, institutionnalisées, dirigées.

Ce qu’on a vu à la fin de l’URSS, c’est que les gens avaient perdu cet appui et se considéraient comme fous. Au début des années 90, combien j’ai rencontré de Russes qui me disaient : nous sommes fous. Et c’est parce qu’ils avaient perdu cette espèce de grande structuration, aussi mal intentionnée, aussi mauvaise, aussi pourrie soit-elle, que constituait le PCUS et ses organes de direction. Ils avaient perdu cela, mais il n’y avait pas ce que nous avons et qui est devenu complètement naturel, qui est à la fois le réseau des psychologues, des psychiatres, des psychanalystes, la littérature freudienne qui inonde tout, toutes les psychothérapies. Il n’y avait rien de tout ça.

Les communistes français avaient non seulement la psychanalyse autant qu’ils voulaient (avec aussi des théories freudo-marxistes qui faisaient le mélange), et ils avaient encore le parti comme une espèce d’organisation de « support de soi ». Le parti te disait : En dehors du parti, tu n’es rien. On te menaçait : Si tu quittes le parti, tu n’es plus rien. Tu disparaissais en tant que personne. Perdre sa carte était une catastrophe existentielle. Aujourd’hui, cette dimension psychologique de rapport à soi, on la voit et on la perçoit beaucoup mieux, on l’élabore davantage, mais elle n’était pas moins présente. Et elle a pour cadre l’entreprise. Et les universités aussi, d’ailleurs, qui sont de plus en plus vues comme des entreprises. Les suicides dont on parle ne sont pas complètement étrangers à ça.

Je pense qu’il y a une histoire sociale, sociopolitique et technique de la psyché à écrire. Elle sera internationale, transnationale et circulatoire.

 

Contretemps – Pouvez-vous nous donner quelques précisions supplémentaires sur vos projets concernant l’histoire de la « culture du chef », de la culture de l’autorité ?

Je suis frappé par l’actualité de la question de l’autorité. Je ne suis pas sûr de connaître tous les lieux du débat sur l’autorité, mais ce qui me frappe c’est qu’il y a toujours cette espèce de diagnostic de crise de l’autorité. Historiquement il est récurrent.

La réponse donnée au début du XXe siècle, c’était : il nous faut des chefs, on a besoin de chefs. Ça se disait partout, dans toutes les langues, donc ça a été le grand investissement sur le chef, sur la figure du chef, dont j’ai parlé précédemment. Mais il y avait en même temps la construction de grandes organisations, de grands dispositifs. La poussée pour le chef était parallèle au mouvement de rationalisation. Il s’agissait d’un immense effort et d’un immense investissement pour faire obéir et aussi, à travers le désir provoqué pour la figure du chef, pour faire aimer le commandement.

Une des remarques qu’on peut faire sur la montée de la culture du leadership, du commandement, de la Führung à partir du début du XXe siècle, c’est qu’elle a toujours été liée par les auteurs à la question de la démocratie.

Ce rapport est différent dans chaque pays. En Allemagne, on voit vite se dessiner une opposition avec la démocratie. Max Weber prend position dans un débat allemand plus large. Il était démocrate, il était partisan de la démocratie, mais aussi d’une grande méfiance par rapport à la démocratie telle qu’elle s’est développée en Allemagne. Une partie de son effort constitutionnel, lorsqu’il s’est mis à intervenir politiquement à partir de 1917, c’est de dire : oui il faut un Parlement, mais avec un président de la République qui soit élu directement par le peuple. C’est une des raisons de l’élaboration de la notion de « chef charismatique ». Ce n’est pas seulement une opposition avec la bureaucratie et la tradition, mais aussi avec le parlement tel qu’il se dessinait en Allemagne aux yeux de Weber. C’était sa manière d’instaurer un lien entre le chef et la démocratie : une mise en tension.

Après, il y a eu l’autre figure qui n’est pas du tout la même, qui n’est pas celle d’une relation entre un fonctionnement démocratique et un chef qui incarne le peuple. C’est la figure du chef dans le nazisme : là l’idée est qu’il faut un chef pour sauver l’Allemagne puisqu’elle n’a pas eu de chef pendant la guerre et que, pour que ce chef émerge, il faut détruire la démocratie. La démocratie est incompatible avec le chef qu’on attend. Il s’ensuit que ce qui est resté massivement dans la mémoire collective, surtout de gauche, comme relation entre le chef et la démocratie, c’est l’idée que s’il y a du chef, il n’y a pas de démocratie et que, s’il y a de la démocratie, il ne peut pas y avoir de chef. Or ce qu’on voit quand on étudie la montée des cultures du leadership et du commandement, c’est que la plupart du temps c’est entrelacé.

Par exemple aux États-Unis, il y a toujours cette idée de conjuguer le leadership à la démocratie. C’est faire accepter au leadership la démocratie, mais aussi faire accepter le leadership par la démocratie. La démocratie doit fonctionner avec du leadership, c’est-à-dire accepter la personnalisation du fonctionnement démocratique, et le leadership doit se mettre au service de la démocratie. On voit cela dans de très nombreux textes, c’est un vrai souci, c’est une préoccupation, au point qu’il y a cette invention assez amusante de la figure du leader démocratique. Le leader démocratique est celui qui, dans le groupe concerné,  suit les opinions de la majorité, épouse la majorité, va presque suivre ceux qu’il commande : je suis leur chef, donc je les suis. Cette expression a beaucoup été utilisée. Georg Simmel cite cette phrase comme étant celle d’un parlementaire allemand. Il est plus vraisemblable que sa première formulation soit le fait du Britannique Benjamin Disraeli, au milieu du XIXe siècle.

Cette vision du chef qui suit ceux qu’il commande n’est pas du tout une vision léniniste ou stalinienne. L’idée du chef bolchevique c’est d’être en avant, à l’avant-garde, en avant des masses ; ce n’est pas de les suivre, ce n’est pas d’être un suiviste. Il y a des textes très intéressants de Staline sur la condamnation pour suivisme. Staline n’est pas un chef « démocratique » !

 

Contretemps – Vos propos nous rappellent un article de l’historien britannique Steven Shapin sur la notion de « charisme » (Charles Thorpe et Steven Shapin, « Who was J. Robert Oppenheimer? Charisma and Complex Organization », Social Studies of Science, vol. 30, n° 4, août 2002, pp. 545-590). Shapin y explique que le charisme n’est pas une propriété individuelle, mais qu’il émerge des situations sociales et qu’il est donc possible de faire une histoire socio-politique du charisme. Le chef est souvent décrit comme charismatique, comme capable d’hypnotiser les foules, etc. Qu’est-ce que cela vous évoque ?

Cet article montre une chose très importante : que les grandes organisations bureaucratiques complexes du xxe siècle, scientifiques ou autres, d’ailleurs, ont de fait à leur tête des personnes qui incarnent l’autorité à elles seules. Ceci dont être certes modulé et historicisé soigneusement. Mais une autre question est de savoir en quoi il est utile et intéressant d’appeler ça du charisme et pourquoi on a tant tendance à le faire. L’article est moins clair sur ce point. La notion de charisme intervient au xxe siècle, formulée par Max Weber qui l’extrait de l’histoire religieuse. Or ceci se passe au sein d’un débat plus vaste qui se rapporte au chef, à l’autorité et au commandement. « Charisme » et « charismatique » sont des manières particulières de parler du chef et de la façon dont l’autorité est incarnée dans une personne. Un des phénomènes important est que nous-mêmes aujourd’hui paraissons avoir fortement besoin de cette notion, alors qu’entre les deux guerres, il suffisait de parler de « chef », de « leader », de « Führer », de « Vožd’ » sans autre qualificatif, pour avoir la même chose, le pouvoir « magnétique » d’« hypnotiser » les foules, la capacité de persuader et d’entraîner en un instant, etc. Roosevelt par exemple était un tel « leader ». Maintenant il faut absolument qu’il ait été un leader « charismatique ». Ce qui serait à réfléchir, ce serait ça : pourquoi utilisons-nous tant ces termes dans le langage courant comme dans celui des sciences sociales ? Après l’épisode anti-autoritaire des années 68 dans le monde, y a-t-il un retour de la fascination pour le chef ?

Toute la littérature du début du xxe siècle sur le chef dans tant de langues insiste sur sa nécessité et, pour les organisations modernes, sur celle du « grand chef » qui a des qualités spéciales, qui est au-delà des fonctions. Le Bon en 1895 parle de la nécessité du prestige pour le chef et le meneur. En quoi Le Bon a-t-il contribué à la formation plus tardive de la notion sociologique de charisme chez Weber ? Toute cette littérature insiste pour dire que les organisations vastes et complexes ont besoin d’un individu comme chef. La possibilité d’une « decision by committee », comme disaient les Étatsuniens, était bien mise sur le tapis, mais elle était peu reprise ni considérée. D’autre part, l’enthousiasme actuel des sciences sociales pour la notion de charisme n’est pas seulement anhistorique par rapport à l’usage même de la notion. Il est un choix parmi plusieurs possibilités. L’économiste allemand Franz Neumann, l’auteur dès 1942 d’une des analyses les plus aiguës du nazisme dans Béhémoth, a proposé une version très éclairante. Il voyait le charisme comme une technique destinée à engendrer le désespoir et l’impuissance parmi les membres de la collectivité et à justifier un ordre hiérarchique fondé sur la grâce. C’est voir le charisme comme une technique pour construire un pouvoir de dépossession, qui n’est donc pas exactement le considérer seulement comme « l’autorité personnelle incarnée ».

Le charisme pose une question assez particulière sur le plan historique, sur le plan intellectuel.Pour moi ce n’est pas une catégorie analytique que j’utilise en disant : telle personne est charismatique, telle autre ne l’est pas.Je suspends mon jugement pour mieux voir comment et où la notion se met en place et évolue.

Sur ces questions je rejoins les travaux de quelqu’un comme Éric Michaud, qui est un historien de l’art et qui a fait un article lumineux sur la manière de considérer le charisme, qui s’appelle : Les portraits de Hitler sont-ils charismatiques ? (dans Les portraits du pouvoir, Paris/Rome, Somogy et Académie de France à Rome, 2003, pp. 176-191). Ce qu’il montre c’est comment le charisme est fabriqué, comment beaucoup d’acteurs participent à sa confection.

Il y a une très bonne remarque de Ian Kershaw, l’historien d’Hitler, qui dit : de toute façon, le charisme, ça ne marche que pour ceux pour qui ça marche. Ça ne marche pas pour les autres. Tout le monde n’était pas pris par le charisme d’Hitler.

La question à propos du charisme est multiple. Chez Weber, on trouve différents modes de désignation du charisme. Premier discours, Weber dit : le charisme, c’est des qualités possédées par la personne, ce sont des propriétés de la personne, des qualités extraordinaires. Deuxième discours : ce ne sont plus des qualités possédées par la personne, mais des qualités attribuées à la personne par la communauté. Troisième discours : le charisme, c’est simplement le constat pragmatique qu’on peut faire quand une personne est choisie pour elle-même indépendamment des aspects programmatiques, indépendamment de ce qu’elle propose. Dans le livre Le politique comme métier et vocation, il prend l’exemple de Gladstone, un homme politique anglais : celui-ci est élu puis réélu dans son parti malgré un désaccord majoritaire sur sa politique par rapport à l’indépendance de l’Irlande. Il est donc choisi pour lui-même, indépendamment des aspects programmatiques de sa politique. Or, ce choix de la personne, on le retrouve dans le cas de Staline en 1925 et d’Hitler en 1926. Quelles que soient les « qualités » de la personne, quelles que soient celles qui lui sont attribuées et qui peuvent, les unes et les autres, susciter d’infinies discussions, le fait est qu’elle est choisie.

Par rapport à Weber, ce qui me semble extrêmement intéressant dans la voie tracée par Éric Michaud, c’est de rechercher, si on fait un constat de charisme, qui participe à sa fabrique. Et l’on se rend compte qu’il y a beaucoup de monde qui y participe. Il y a une communauté charismatique qui se constitue à partir d’éléments qu’on peut parfaitement identifier, à partir de récits, d’opérations. Par exemple, une des opérations d’Hitler pour élaborer ce que, d’ailleurs, il n’appelait pas lui-même charisme, ça a été ces fameuses photographies où on le voit en posture de grand orateur posant dans l’attitude du mépris, de la vengeance, de la conviction inébranlable, de l’écrasement de l’ennemi, etc. C’est une série de photographies faites par son photographe personnel Heinrich Hofmann qui était, dit-on, le seul à pouvoir lui donner des ordres. Ces photographies, ce ne sont pas seulement des photographies qu’Hitler a fait faire de lui-même, ce sont des photographies qu’il a publiées pour qu’on le voie en train de jouer comme orateur. Il se montre au public en train de peaufiner les postures destiné à faire effet sur lui. On est en pleine technique. De la même manière, on pourrait dire qu’une part du charisme de Staline tient à son discours sur son absence de charisme. Il convient à la culture communiste proclamée d’effacement de la personne et de modestie.

Si l’on suit l’histoire publique de la notion au xxe siècle, on a d’abord Weber dans Économie et société (publié en 1922 à titre posthume) puis dans Le politique (publié en 1919). Pendant tout l’entre-deux-guerres, la notion de charisme ne sort pratiquement pas d’Allemagne. Un de mes étudiants m’a donné récemment un texte de Robert Michels, ce sociologue disciple allemand de Weber, publié dans le Mercure de France en 1928 sur les partis politiques, où il est question du chef charismatique. Pour l’instant, c’est la seule occurrence que je connaisse entre les deux guerres en France pour « charisme » ou « charismatique ». Même aux États-Unis, entre les deux guerres, on ne voit pratiquement pas le mot charisme.

C’est après la guerre que le mot est diffusé aux États-Unis par les sociologues allemands qui y relancent la sociologie. Ce n’est qu’alors que les Hitler, les Mussolini, etc. sont désignés comme chefs charismatiques. On dénie à Staline le fait qu’il puisse l’être faute des bonnes qualités physiques et morales ou de talent d’orateur. C’est comme s’il y avait une petite valise qui contenait les ingrédients et la panoplie du bon, du vrai chef charismatique !

Quand on évoque le charisme, ce qui vient, c’est effectivement le magnétisme, la séduction, l’hypnotisme, la suggestion. Si on prend la suggestion, ça passe évidemment par Charcot, par le débat Charcot-Bernheim puis par la psychologie sociale avec Alfred Binet, qui publie en 1900 un livre qui s’appelle La suggestibilité. Dans la lignée de Bernheim, il dit que tout le monde est suggestible. Il conçoit un test pour mesurer la suggestibilité de chacun. Il participe ainsi à l’idée que l’on trouve chez Le Bon, selon laquelle l’ordre, le chef, le meneur fonctionnent à la suggestion, que les foules sont suggestibles. Ce qui est aussi intéressant, c’est que le test de suggestibilité de Binet est transformé par un psychologue américain, Lewis Terman, qui en fait un test de leadership : la première psychologie du leadership est expérimentale et fondée sur le test de Binet. Et ce même psychologue américain va encore transformer ce test de Binet pour en faire un test d’intelligence qui devient le QI que nous connaissons tous.

Quant au « magnétisme » du chef, on le retrouve dans tous les pays. C’est là l’héritage du baquet de Mesmer, du magnétisme animal et de toute la  culture de la magnétisation depuis le xviiie siècle. Par exemple Staline dit souvent à ses grands commis qu’il ne faut pas « démagnétiser » le parti. Certes, il n’en fait pas une théorie publique, mais cela veut dire qu’il pensait qu’il fallait garder le parti dans un état de magnétisation. Ces notions de magnétisation, d’électrisation, de séduction, de suggestion, on les trouve chez les acteurs et aussi chez les chercheurs en sciences sociales contemporains. Mais on les retrouve aussi dans sciences sociales actuelles. Ian Kershaw, par exemple, écrit qu’Hitler« magnétisait les foules ». Au-delà, le terme même de charisme est devenu une espèce de passe-partout utilisé par chacun. C’est aussi pour cela qu’il faut en faire non pas un usage positiviste mais une histoire critique.

 

Pouvez-vous conclure en nous indiquant s’il vous paraît possible de tirer des enseignements pratiques de vos analyses sur le commandement, la figure du chef, le travail, en termes de formes non autoritaires d’organisation du travail et d’organisation du politique ?

Yves Cohen – On voit le caractère central de cette question de la hiérarchie, du commandement. On connaît les efforts extraordinairement divers et les grands investissements faits au XXe siècle pour penser cette question, pour la penser pratiquement, pour faire obéir, pour monter des hiérarchies, établir des organisations, des fonctionnements, des transmissions, des dispositifs qui fonctionnent précisément parce qu’ils sont imbibés de pratiques de commandement, d’autorité.

On connaît les gigantesques succès de ces hiérarchies du XXe siècle, mais aussi les échecs non moins gigantesques des énormes dispositifs hiérarchiques qui ont été créés. Le paradoxe du communisme, qui est la grande expérience révolutionnaire du XXe siècle, c’est que c’est une immense hiérarchie qui s’est construite sur la critique de la hiérarchie. Critiquer la hiérarchie capitaliste et, pour rendre la critique efficace, édifier une hiérarchie fondée sur le savoir et sur la science.

Évidemment, on n’est pas près de résoudre la question, mais il importe au moins de la poser de manière à avancer un petit peu. C’est là où je pense que Foucault n’est pas mort. Foucault reste une source vivante à la fois dans ce qu’il a dit, mais aussi dans la manière dont il l’a vécu. Que dit Foucault, qui peut nous aider aujourd’hui ? Il ne reprend pas le langage de Le Bon, il n’est pas lebonien comme l’étaient les psychanalystes, comme l’était Lacan qui dit à Vincennes, en 1969, que la foule a besoin d’un maître. Il a participé au mouvement de mai 68 comme simple individu. Jacques Rancière raconte qu’il l’a trouvé un jour à la porte de je ne sais quelle usine, Citroën, je crois, en imperméable, pour aider les ouvriers en grève. Simplement il était là, alors qu’il racontait après qu’il n’avait pas fait 68. Foucault décrit l’infinie variété, la souplesse des formes de pouvoir, leur entrelacement. Il fait une proposition très intéressante selon laquelle il convient de se tenir dans l’objection au pouvoir, il ne faut pas chercher le pouvoir. Chercher le bon gouvernement ? Une des expériences qu’a faite l’humanité avec l’échec du communisme, c’est qu’il n’y a pas de bon gouvernement. En revanche, ce qu’on peut dire à ceux qui veulent gouverner, c’est qu’ils n’auront jamais la paix, c’est qu’il y aura toujours une objection à leur encontre, il y aura toujours une bataille pour la justice, pour telle ou telle cause. On doit se placer toujours dans l’opposition, dans la résistance au pouvoir, et cela de mille manières, par diverses formes de présence, pas seulement en tant qu’intellectuel ou en tant que groupe social, mais par la participation à des mouvements sociaux et aussi par l’élaboration intellectuelle.

Du point de vue du travail, de l’organisation du travail et du point de vue de la politique, il y a beaucoup de recherches qui sont extraordinairement actives et je ne prétends pas du tout être au courant de tout, ni sur la question de l’entreprise, ni sur la question du mouvement politique sur lesquelles je n’ai pas réalisé une veille. Je pense que 68, foule anti autoritaire sans maître, avec tous ses développements, reste comme une espèce d’obligation de repenser les hiérarchies, y compris dans les entreprises, ce que Le nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Ève Chiapello montre assez bien. Mais aussi dans les mouvements politiques. Question pour le xxie siècle : comment éviter que la protestation ne soit porteuse de nouvelles oppressions ?

Malheureusement, l’effort de la réflexion anti leadership, anti hiérarchique, du mouvement altermondialiste, s’est un peu épuisé. Mais je pense qu’on peut relancer la réflexion. Les révoltes arabes sont de bonnes occasions de réfléchir sur ces questions : qu’est-ce que c’est que ces foules sans chef, sans prophète mais, aussi, qu’est-ce qu’elles peuvent ? La question de l’efficacité est première : quel prix est-on prêt à payer pour être efficace ? Et quel prix ne veut-on surtout pas payer ?

Cela rejoint l’interrogation de Pierre Clastres. En même temps que 68 se déployait, il y avait cette pensée anthropologique de Pierre Clastres dans La société contre l’État (1974), où il montrait que non seulement il fallait voir du côté de l’autorité, bien sûr, mais aussi du côté du travail qui se faisait sans arrêt contre l’autorité, contre les formes de hiérarchie. La question n’était pas de supprimer les chefs. Si on identifiait bien la question, c’était : comment faire en sorte que des chefs ne se pérennisent pas, que des hiérarchies ne s’installent pas dans la durée. Les sociétés « archaïques », comme il dit, admettent des chefs pour des questions spécifiques, de façon temporaire, mais font de grands efforts pour qu’il ne se crée pas de hiérarchie.

J’ai retrouvé l’idée de chefs révocables à tout moment dans les recherches politiques actuelles d’invention de nouvelles formes d’action et d’organisation. Elle était aussi un peu présente à la Gauche Prolétarienne et les comités de lutte ouvriers la proposaient pour les entreprises : des chefs élus et révocables. La recherche se poursuit aussi à propos de toutes les formes de collaboration horizontale qui sont explorées aujourd’hui à nouveaux frais, à la fois politiquement et techniquement, comme on le voit dans le mouvement mondial des indignés qui est sans cesse aux prises avec le refus du chef et sa non pérennisation dans une hiérarchie.

 

Propos recueilis par Cédric Durand et Fabien Locher

 

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