Le siècle de Taylor, Lénine et Freud

Pour faire suite à l’entretien qu’il nous a accordé, Contretemps republie un article de l’historien Yves Cohen sur l’action comme objet d’histoire. Où l’on voit que des rapports profonds et souterrains lient les figures tutélaires de Taylor, Freud et Lénine.

 

Publié dans Alliage, n° 20-21, automne-hiver 1994, pp. 88-104 sous le titre : « Le XXe siècle commence en 1900 : sciences, techniques, action »

 

A la mémoire de mon frère Francis Rumpf et de mon neveu Frédéric. 

 

 

Il existe une histoire des sciences et une histoire des techniques, même si, lorsqu’elles traitent la période de l’après-guerre, elles tendent à se confondre de plus en plus. Or les techniques sont des techniques d’action : techniques destinées à agir sur la matière, techniques destinées à agir sur les hommes (comme celles, pour ces dernières, de la psychologie appliquée ou de la gestion des ressources humaines, pour ne prendre que deux domaines). Et il n’existe pas d’histoire de l’action. Que serait une histoire de l’action ?

On pourrait certes dire sans risque que toute la discipline historique est histoire de l’action : des activités des hommes, de leurs pratiques de toute sorte. Mais qu’adviendrait-il si l’on s’avisait de spécifier l’action comme objet d’histoire ?

On pourrait certes, de nouveau, dire que si les techniques sont d’action, une histoire de l’action se confondrait largement avec l’histoire des techniques. Le risque serait grand alors, justement, d’une confusion. On élabore des techniques pour agir. La langue ne confond pas la technique et l’action, même si elle indique leur liaison forte.

Essayons autrement. Le XXe siècle a connu, à partir de 1900, de grands remaniements dans les façons d’agir. 1900 voit la naissance simultanée de trois rationalités pratiques qui ont en commun de fournir, chacune dans sa sphère, des règles aux actions, de les organiser en instaurant une médiatisation dans le rapport qu’entretiennent les acteurs à leur propre action et, en fin de compte, à eux-mêmes. Ces trois nouvelles rationalités de l’action ont pour nom le taylorisme, le léninisme et la psychanalyse. 1900 est une grande date dans l’histoire de l’action.

Le texte présent sera dominé par une analyse de l’action taylorienne, mais, pour en déployer certaines dimensions, il est nécessaire de dresser le tableau de ce qui se dessine en 1900. Le texte s’achèvera par une tentative d’interprétation géo-technique du mouvement brownien de l’histoire contemporaine.

 

1. Taylorien, léniniste, freudien : les dispositifs de 1900

Le début du siècle voit en cascade de grandes innovations, des déplacements et des remaniements dans nombre de champs. La publication de Shop management (La direction des ateliers) en 1903 par l’Américain F. W. Taylor (1856-1915) marque la fondation du taylorisme. La fondation du léninisme est marquée par la publication, en 1902, de Que faire ?, du Russe V. I. Lénine (1870-1924). A ces dates et avec ces ouvrages, on peut dire que chacun d’eux a mis au point un corps de connaissances et de préceptes, de méthodes d’intervention et de techniques, une science d’action qui le distinguent radicalement de ses prédécesseurs dans son domaine. A la même époque, la psychanalyse a, elle aussi, proposé sa technique et ses règles fondamentales, posé ses bases en une autre science pratique : c’est en 1900 que Freud (1956-1944) publie à Vienne son livre fondateur, Die Traumdeutung.

Dès lors, une pratique d’organisation de la production d’objets commercialisables est taylorienne si elle formalise dans un bureau des méthodes la pensée du travail, sa préparation, l’élaboration des normes qui l’enserreront. De même une pratique d’organisation de la lutte pour le pouvoir et du gouvernement est léniniste si un parti communiste exerce le rôle dirigeant sur le peuple, et d’abord sur la classe ouvrière, et une pratique d’organisation de l’équilibre psycho-affectif est freudienne si elle est ordonnée par la relation entre le psychanalyste et le patient, le premier étant assis dans un fauteuil à la tête du divan sur lequel est étendu le second.

Toute technique élabore des règles garantes de son efficacité1, que les praticiens eux-mêmes énoncent, autour d’une règle centrale d’effectivité. A l’instar des techniques, ces trois sciences pour l’action ont mis leurs règles au point et formulé leur règle centrale d’effectivité. La règle de la pratique taylorienne d’organisation est celle du respect du temps édicté, celle du léninisme est l’adhésion et celle du freudisme l’association libre (j’évoquerai encore les règles de la dépense minimum d’énergie humaine, de contemplation et, en amont, les règles d’existence, de nomination, du calcul…).

Ce siècle commencerait-il vraiment autour de 1900, année de la mort de Nietzsche ?

Les années autour de 1900 connaissent d’autres grands tremblements que je noterai ici plutôt comme on trace un paysage, alors qu’ils seraient à traiter en termes de résonances et de correspondances, comme Henri Wallon le tente brillamment dans un texte de 1934 qui conserve une grande pertinence2. Pierre et Marie Curie découvrent le radium en 1898. Max Planck établit la théorie des quanta en 1900 puis Einstein formule en 1905 la théorie de la relativité restreinte et Niels Bohr, en 1911, celle de la structure atomique. Révolution dans la physique. Vers 1900, des statisticiens anglais rendent possible, avec la théorie formalisée de l’inférence, la statistique mathématique. Vers 1900 encore, William James diffuse le pragmatisme qui subordonne le jugement de vérité à l’appréciation de l’efficacité. En 1906, à Genève, Ferdinand de Saussure commence de donner les cours sur le langage, la langue et le signe qui formeront la matière du Cours de linguistique générale et inaugurent la linguistique structurale.

Dans autre ordre, l’oeil doit s’habituer à la contrainte du temps, lui faisant prendre le risque du mensonge. Jules Marey, pour étudier les mouvements de la vie dont le vol des oiseaux et déjà les mouvements du travail, invente en 1883 la chronophotographie. L’invention des Lumière suit en 1895. Au même moment, pour la production, le regard de Taylor décompose sur la ligne du temps les mouvements de longue expérience des ouvriers maîtres de la méthode, pour les recomposer, plus performants, plus rapides, plus économiques, plus proches d’un temps de production vrai. Et pour l’art, Picasso, avec en 1907 les Demoiselles d’Avignon, entreprend de décomposer son regard dans l’espace, brisant les images parfaites pour les recomposer plus vraies encore, cubistes, quand en 1909 il se produit l’événement Kandinski à Murnau, l’abstrait. Chacun, de son point de vue, a fait oeuvre de beauté.

Quant à l’oreille, la contrainte du temps lui est plus familière, ainsi que le mensonge. Phonographe et téléphone sont inventions récentes encore au début du siècle. Ils transmettent le son vrai. Plus récente encore la TSF de Marconi. Au moment où, pour la révolution, Lénine écoute la parole spontanée, volontaire, afin de la retourner avec un plus de vérité, plus proche d’une signification vraie, pour entendre sa musique, Schönberg brise et décompose la vieille tonalité. C’est chose faite en 1908 avec le dernier mouvement du Deuxième Quatuor à cordes. Il fonde ainsi la possibilité de toute musique sérielle et de la musique contemporaine. Chacun, de son point de vue, est en passe de créer du beau.

Dans le fortuit apparent des remuements que voient ces quelques années, quel paysage se met en place ?

Pour en revenir au premier trio, celui que forment Taylor, Lénine et Freud, on assiste bien à l’invention d’un dispositif commun : d’une disposition singulière qui permette l’action, qui permette à un savoir issu de la pratique et orienté vers elle de se constituer, qui permette sa mise en acte. Ce dispositif technique a, comme tout autre d’ailleurs, une forte dimension spatiale. Le bureau des méthodes, le parti d’avant-garde, le fauteuil constituent des lieux séparés où s’opère un travail de pensée, où s’élaborent des vérités, des interprétations et des normes. Celles-ci seront mises en oeuvre dans l’usine, au sein des masses révolutionnaires, sur le divan : là se fera le travail. L’invention n’est ni de l’ordre de l’organigramme, ni seulement de l’ordre de la cognition : elle est celle d’une rationalité qui ne va pas sans une action distribuée3. Hors cela, qui reste à raffiner, tout est différent, mais l’enjeu est de comprendre comment cela se noue historiquement.

Je vais maintenant procéder au dégagement, à partir de la pratique de l’organisation taylorisée, de principes d’analyse qui pourraient s’appliquer à d’autres grands modes d’action sous réserve d’un effort important de spécification des principes d’analyse eux-mêmes.

C’est l’institution formelle d’un bureau des méthodes qui fait passer les firmes à l’âge taylorien. Elle advient chez les principaux constructeurs d’automobile à la fin de la Première Guerre mondiale et au début de l’après-guerre. La propagation dans les ateliers de l’emprise de ce service, sa démultiplication par secteur se font lentement. L’important est qu’il existe désormais de façon formelle et qu’il soit inclus de façon raisonnée dans un ensemble d’autres institutions.

Dire alors qu’un système d’organisation taylorien est en oeuvre est simplement dire qu’y opère « la pièce maîtresse » de l’apport de Taylor aux pratiques d’organisation de la production, le bureau des méthodes4. Cela ne signifie pas qu’il s’agisse du « système Taylor » lui-même et en personne : la façon même d’appréhender le taylorisme est une variable de l’action d’organisation, son rapport à la théorie. La désignation de taylorien ne permet pas de faire l’économie de l’analyse du régime organisationnel dans toutes ses composantes ni de se contenter de l’étudier sous la seule approche de « l’introduction du taylorisme ».

Il n’existe pas en effet de mode d’organisation pur, général, abstrait, qui s’appliquerait plus ou moins bien, avec plus ou moins de perfection ou d’avance. Pas d’incarnation. Des systèmes en chair, en acte, dans les unités de production particulières, une unité de production étant définie par le champ où s’exerce un système organisationnel et le cadre au sein duquel il peut être analysé. Ainsi, par exemple, le groupe des usines du Doubs de la Société Anonyme des Automobiles et Cycles Peugeot (bâtiments, installations, toutes matières et tout personnel compris) : là opère une volonté organisante et unifiante5.

Ces systèmes entrent dans un rapport avec les théories générales qui peut être spécifié. Gare, dans l’analyse, à ne pas se laisser piéger par le fait que « les théoriciens classiques fondaient leur projet sur l’idée qu’il existait des lois de l’organisation indépendantes des systèmes de production et des buts de l’entreprise »6. Dogmes ou guides pour l’action, comme au sein du marxisme, la question se posait aux praticiens à quelque niveau qu’ils se trouvent.

 

2. Dimensions

2.2. L’unité et l’identité

La nature du complexe organisationnel dépend en tout premier lieu de la nature du produit. Ainsi, le fait que l’industrie automobile soit devenue « le cas symbolique » lorsqu’il d’agit d’étudier la production en grande série et l’organisation taylorienne du travail ne procède pas du hasard.

L’automobile est l’objet-modèle, et l’industrie automobile la branche industrielle modèle, le pattern des systèmes organisationnels de l’ère taylorienne. La fabrication des automobiles est celle au sein de laquelle sont mises en jeu de la façon la plus harmonieuse, typique et équilibrée les variables organisationnelles.

L’automobile, comme aucun domaine d’exercice d’une technique, ne possède aucune variable en propre. Simplement, elle confère à chacune une valeur particulière et les hiérarchise à sa façon, s’il s’agit de hiérarchie. Chaque marque a son propre dessin, schéma, mode d’exercice des variables. Chacune d’elles constitue son propre régime dans le cadre d’une sorte de one best way spécifique à l’automobile7. Mais un one best way organisationnel assez large, évolutif, non normatif, où les variables disposent d’une marge d’oscillation certaine, mais qui est assurément bordé de fossés dans lesquels ne pas verser.

2.1.1. L’unité et le primat technique : la spécification

Le primat technique d’une branche industrielle règle les similitudes entre les systèmes organisationnels des entreprises qui la composent. Il donne à l’industrie son unité technique.

C’est d’abord le moteur à explosion adapté sur un châssis doté de roues qui fait la spécificité de l’automobile parmi tous les autres objets matériels de consommation. Ceci constitue la face matérielle du primat technique. Mais celui-ci est doté d’une autre face qui n’a rien de matériel : le mode de valorisation de l’objet. L’automobile est d’abord un véhicule individuel – et familial ?, un médium extrêmement performant – il va vite. Ce produit/objet participe sous les deux faces de son primat à la pratique organisante : comme unité matérielle et comme support de valorisation.

Le moteur est le noyau matériel – mécanique ? de l’automobile. Ou plutôt, il en est l’amande : c’est le châssis, avec moteur monté, qui est le véritable noyau mécanique.

Si, de ce point de vue, l’on considère l’obus, qui forme la plus large part de la production des constructeurs d’automobile pendant la guerre, contraignant à l’invention d’un mode d’organisation entièrement nouveau, on obtient un objet technique d’une espèce à la fois différente et semblable. De ce qui est semblable pourrait procéder une syntaxe de l’objet technique : l’obus, en effet, pièce métallique sur laquelle s’ajuste le mécanisme d’amorçage, ne peut, sans sa charge (capacité de destruction) et le canon (dispositif de projection) être considéré comme l’objet complet qui a pour destination de produire la mort avec la plus belle efficacité possible. L’objet que fabrique Peugeot ou Citroën n’est donc pour cet objet technique complet que l’équivalent du cadre de châssis pour l’automobile, la charge étant l’équivalent des roues, le canon celui du moteur8.

Or toutes les variables d’organisation sont traversées, de façon directe ou indirecte, par les déterminations matérielles de la mécanique automobile (ou de l’obus) : particularités mécaniques et chimiques des métaux, nombre et dimensions des pièces et des ensembles, précision de leur cotes, complexité de l’assemblage, mise en jeu d’un appareillage électro-mécanique, etc.

Le caractère de véhicule individuel et familial performant – médiatisation machinique efficace et facilement maîtrisable des déplacements ? conféré d’emblée à l’automobile est le noyau de son utilité sociale et de sa valeur symbolique, soit de ses formes de valorisation. Les autres usages et investissements viennent se greffer sur ce noyau socio-symbolique : du taxi au camion, de l’autobus à la voiture de course et au char d’assaut…, de la même façon que vient s’ajuster sur le noyau matériel la carrosserie, cytoplasme (et ectoplasme) où l’esthétique et le confort, comme la douceur et l’efficacité de la conduite viennent donner leur part à l’identité matérielle et socio-affective du produit/objet.

Autour de la Première Guerre mondiale, l’installation de l’automobile comme objet technique – sous sa double figure ? est achevée. Sur le plan de la technique matérielle, la période des grandes innovations constituant l’objet a pris fin (celle des primo-inventeurs). Du point de vue de l’utilité sociale et de la valeur symbolique, l’automobile est toujours un produit conquérant. Elle accumule les valorisations et la guerre marque là aussi un tournant. L’automobile a déjà connu de grandes valorisations : comme objet de profit et de promotion à travers la création de quelques grandes entreprises et de très nombreuses petites et moyennes ; comme objet de luxe et de mode à travers la dépense d’une certaine clientèle ; comme moyen de la performance et de l’exploit technique (sous ses deux jours, humain et matériel) à travers la compétition sportive ; comme puissance de transformation économique, sociale et militaire à travers une vingtaine d’années de propagation dont l’apothéose est sa participation victorieuse à la Grande Guerre : les taxis de la Marne (Renault), les camions (Berliet) alimentant Verdun, les chars d’assaut (encore Renault).

Voilà donc une variable de la pratique organisante constituée d’un double rapport : à une entité matérielle et à une entité socio-symbolique.

Mais voici que vient un doute à propos de l’insistance sur le double. Car cet objet à produire est peut-être à trois faces si, pour la réflexion, l’on isole en deux faces significatives l’utilité sociale et la valeur affective qui ne sont jamais, dans le réel (la pratique de l’objet), séparées. On pourrait avoir alors, pour noyau de l’utilité sociale de l’automobile, le resserrement de l’espace et du temps, donc un gain de puissance, et pour noyau de sa valeur symbolique la domination totale (la conduite) d’un être – un être mécanique encore seulement. Et pourquoi pas y ajouter, à cet objet à produire et à pratiquer, deux autres faces significatives ? La première serait morale, si l’on entend par morale les règles de la dépense d’énergie : le noyau moral de l’automobile serait que les deux premières faces s’exécutent au moindre coût énergétique, pour l’opérateur humain du moins. La dernière face serait esthétique. Elle fournirait aux parties et au tout de l’ensemble pratique leur harmonie.

Quatre faces significatives de l’objet pratiqué et de la pratique de l’objet qui seraient alors liées, imbriquées et inséparables (mais isolables dans l’analyse) et à quoi correspondraient des productions matérielles elles-mêmes liées, imbriquées et inséparables (mais isolables de même) – ainsi par exemple que pour la parole, le parler9.

Quel que soit le nombre des faces de notre « polyèdre d’intelligibilité »10, nous garderons à l’esprit qu’elles relèvent aussi de l’affectif, du moral, de l’esthétique.

Il reste que cette variable du rapport à l’objet produit spécifie toutes les autres variables dans le one best wayautomobile. Elle leur donne le caractère ou modalité de spécification, si l’on considère que la relation qu’entretient chaque variable avec toutes les autres est de les contaminer et donc de leur conférer un caractère (ou une modalité) singulier. La circulation de ces modalités issues de chacune des variables règle la compatibilité entre les variables du système et lui donne cohérence.

L’exercice de ce rapport est institutionnalisé et réglé. Il l’est naturellement dans la conception des modèles qui doit identifier la marque en raffinant et développant le produit pour répondre à ces valorisations et même les précéder. De même, la mise en valeur de la qualité du produit, sous ses deux espèces, est la base de la commercialisation (le nom, la marque, doivent tout concentrer). L’organisation taylorisée formalise le lien entre la nature du produit et l’organisation de l’entreprise.

2.1.2. L’identité, les USA et Ford : la standardisation

L’organisation du lien avec les États-Unis, quant à la production, forme comme le pendant inséparable de celle du rapport au produit, comme si l’automobile était désormais indéfectiblement liée à ce pays. Chaque constructeur noue ses relations avec les États-Unis pour se familiariser avec les techniques modernes de production et renforcer l’apprentissage organisationnel de ses cadres. Le passage par Detroit où Ford opère est devenu obligatoire : cette ville est tout à la fois Moscou et Vienne.

La relation avec le lieu où le taylorisme est né est une variable dont la maîtrise est décisive pour l’organisateur taylorien. Elle est spécifiée dans l’automobile. Là est le fait fordien. Ford est l’intégrateur d’un système taylorien dans un produit, ce produit justement, et dans une entreprise. Il a singularisé ce qui se donnait comme système général. Ce lien spécial date de 1908, de la courte crise qui installe le centre de la nouvelle industrie dans ce pays encore spacieux où, venue d’Europe, elle a pu brûler les étapes. Le fait fordien, c’est d’abord le modèle unique, la Ford T, qui date de cette année-là. L’automobile standardisée. L’être mécanique cloné. Organisation et production de la répétition de l’identité dans le réel.

La variable du lien avec les USA et le fordisme confère à toutes les autres la modalité de standardisation (des modes de production comme des produits). Par Ford, dès lors, le produit va être aussi conçu en fonction de sa production. Il devra être apte à être fabriqué en grande série : une nouvelle détermination qui le constitue. C’est l’effet de l’organisation sur le produit, de la technique d’organisation sur l’objet technique.

Ainsi l’organisateur est-il doté d’une double connaissance et d’une double passion : de l’automobile elle-même et de sa production. Lien au produit en quoi se trouve l’unité du système pratique, lien au lieu où la production a été intégrée et spécifiée, en quoi se trouve son identité. Rappelons ce mot de Marcel Mauss : la « spécificité est le caractère de toutes les techniques » (au sens de conformation par un lieu)11.

2.2. L’espace gouverné par le temps

2.2.1. Spatialisation et localisation

L’objet est la base de la définition d’un one best way organisationnel qui en retour contribue à le définir. De même, l’espace, le champ d’application de l’action d’organiser, lui est donné et en est transformé.

Avant Taylor, la conception du travail et la définition de l’espace étaient toutes deux, ainsi que leur liaison, empiriques et spontanées, à la merci du rapport de forces entre les ouvriers, avec leurs pratiques collectives de travail, et la hiérarchie traditionnelle. Elles deviennent un champ d’action unique mais articulé pour les bureaux des méthodes. Ceux-ci redéfinissent le champ, lui donnent une cohésion logique. L’impératif organisationnel – l’optimisation de la production ? formalisé, opère.

Le champ organisationnel, c’est de l’espace. Un espace plein, formé de matières et d’hommes, de leurs positions, leur nombre, leurs dimensions, leur masse qui se manifestent en mouvements. Il est constitué de relations matérielles, de relations humaines, de relations entre les hommes et les matières. Jamais le système organisationnel n’envisage chaque pôle séparément : ni la disposition des matières, la forme des bâtiments, les circuits, sans y inscrire les hommes et leurs relations ; ni les relations entre les hommes, entre leur poste et les postes ou les services qui les entourent, sans les inscrire dans une répartition spatiale très matérielle. Les couples hommes/matières constituent les unités de production dont l’organisation de l’espace s’emploie à déterminer la nature, les dimensions et les connexions optimales : un cadre pour les mouvements et les flux. Mouvements et flux des matières en transformation, mouvements et flux plus complexes des hommes, de leurs pratiques et de leurs communications (sinon de leurs regards et de leurs sentiments…).

Toutes les déterminations sont converties en distances à parcourir. Ces distances sont organisées pour la production : l’espace est mesuré, spatialisé. Deux premières fonctions : régler l’échelle et la concentration de la production, c’est-à-dire par exemple organiser les liaisons entre les dimensions des bâtiments, des ateliers, les distances extérieures et intérieures, l’interpénétration de ces distances, le chiffre de production (prévu et effectif), les moyens exigés et le nombre des hommes. Tâche de services spécialisés et de spécialistes, ingénieurs, architectes et autres praticiens qui institutionnalisent la variable.

Mais outre la spatialisation, il y a localisation.

Prenons l’exemple de Peugeot où l’ingénieur Mattern crée une organisation formalisée en 1917. Le champ qui lui est offert est formé de quatre usines dans le Doubs.

Matière : les bâtiments des ateliers et bureaux et tous autres lieux, l’équipement et les machines, les outils et toutes les matières de frais généraux, les matières premières et en transformation, l’énergie et les moyens de produire cette énergie, la pointe de tour et l’armoire de vestiaire s’il y en a, les imprimés et autres écrits liés à la production, les téléphones, sans oublier l’étang marécageux derrière l’usine de Sochaux, la distance de 9 km entre cette usine et l’autre usine de Beaulieu, et tous les autres facteurs matériels de localisation (force motrice, arrivée des matières premières et évacuation des produits, proximité des lieux d’habitation de la main-d’oeuvre, etc.).

Hommes depuis le manoeuvre de cour marocain jusqu’au directeur en passant par le concierge, la « manoeuvre spécialisée » sur perceuse originaire de et habitant Bondeval, familière des oeuvres sociales de la firme et dont le mari est au front, l’ajusteur du montage socialiste, mobilisé affecté spécial et Lillois12, l’essayeur célèbre et le contremaître détesté. L’héritage reçu par Mattern en 1917 fait encore de ces hommes et femmes une masse en cours de syndicalisation accélérée dont les socialistes, sur des positions minoritaires, dirigent le mouvement. Revendications salariales, critiques de l’organisation de l’usine, menaces de grève et grèves animent ce qui ne peut pas être seulement considéré comme des effectifs à répartir et à classer. Il s’agit d’interlocuteurs dans tous les secteurs de l’action organisationnelle.

L’organisation combinant et réglant les flux, les couples hommes/matières sont organisés en une cascade d’unités intégrées : postes de travail, enchaînements de postes, d’ateliers et de services, d’usines, de groupes d’usines jusqu’à atteindre les limites naturelles d’un champ organisé par un système taylorien : l’entreprise, autrement dit la Marque (pour la clientèle), autrement dit la Maison (pour le personnel). L’espace est identifié. Il a pour nom propre Peugeot, ou Renault, ou Berliet… et il identifie toutes les variables.

L’espace de l’organisation n’est pas, en cet état du système, interchangeable. Il fait le système et en est fait. Il est inscrit, localisé. La variable consiste alors non seulement dans la construction de l’espace mais également dans la décision et la capacité de s’inscrire ou non dans un territoire donné, dans une géographie : le Pays de Montbéliard, Billancourt, Vénissieux, le quai de Javel…

Le champ organisationnel taylorien tend-il, cherche-t-il à se localiser ? En tout cas, il localise toutes les variables.

2.2.2. Temporalisation et datation

L’institution d’un système taylorien définit et resserre l’espace. Qu’il convertit en mouvements, donc en temps (donc en coûts). Or, le territoire du taylorisme, c’est le temps (comme celui du léninisme est le prolétariat et le peuple, celui du freudisme l’inconscient).

C’est un temps inventé. Comme l’espace, le temps taylorien est matériel et humain – inscrit13. Il se manifeste comme l’espace, en mouvements (mesurés à partir d’un point fixe choisi, l’unité de production, l’atelier, le poste, les organes de manoeuvre d’une machine, etc.) et aussi en transformations matérielles et en pratiques humaines. Ce temps est un temps-pour-la-production.

D’un côté, il se convertit en objets qui deviennent profit sous les deux formes de consommation pour le consommateur et de profit pour l’entrepreneur. De l’autre, il est (jusqu’à un certain point) converti en mesures.

Temporalisation

La production de ces mesures par les spécialistes du bureau des méthodes est destinée à régler et réguler ce dont le temps est composé : les transformations de la matière et les actes des hommes – tout ce qui constitue le travail.

Le rapport du régime d’organisation au temps est institué dans le service où se pense le travail : ce bureau des méthodes. Cette variable temporalise toutes les autres (les empreint de la mesure du temps et de l’organisation de ces mesures). Elle propage un temps taylorien doté de toutes les modalités que ces variables elles-mêmes confèrent, y compris la localisation14 et la spatialisation (conversion de l’espace en mesures et en organisation des distances et des proximités).

Matière transformée et hommes libres

Ainsi la pratique d’organisation saisit de la matière et des hommes :

– Une matière qui subit des transformations données afin qu’elle devienne objet commercialisable. L’espace de production existe pour produire, avant toute autre raison (il est d’abord, du point de vue de l’action d’organisation un espace-pour-la-production).

– Des hommes qui entrent dans des relations données avec la matière et entre eux, mais qui possèdent la liberté première, celle de partir, de quitter le lieu de la domination (ils sont salariés). Cette liberté, aussi réglementée soit-elle, fonde la possibilité de la « flânerie systématique », du « freinage » de la production. Là où n’existe pas la liberté de partir (comme en URSS ou autres pays bâtis sur le modèle et régis par la règle de l’adhésion, et aussi aménagée que soit cette non-liberté), le freinage n’est pas un problème pertinent. Le turn-over est fondamental sous le capitalisme et pour le taylorisme : aux USA, au dit de Taylor même, l’application de ses méthodes implique dans leur nature que les ouvriers puissent partir si elles sont appliquées « injustement »15. Il est une résistance élémentaire, ou plutôt une proto-résistance puisqu’il s’agit d’éviter le pouvoir. Cela coûte de devoir le limiter : alors il peut être aussi une pratique patronale.

Résistances et datation

La matière résiste à la volonté de produire. Il faut maîtriser ces résistances. Il faut inventer des « techniques matérielles » : inscrites, incorporées dans la matière, elles formeront contrainte sur la matière… mais aussi sur les hommes. Car les hommes, salariés, s’ils ne partent pas, résistent à participer à la transformation d’une matière dont ils ne sont pas les maîtres. Ils seront contraints par la machine qui dicte la façon de la conduire (comme les bases matérielles de la conduite de l’automobile sont inscrites dans sa configuration). Les techniques matérielles sont aussi sociales.

Mais la seule contrainte de la matière organisée ne suffit pas, l’homme a ce triste défaut. Aussi invente-t-on encore des « techniques humaines » qui, inscrites dans les hommes, seront des contraintes sur les hommes et la matière. Les techniques humaines sont aussi matérielles, d’inscription dans l’espace matériel.

La matière-pour-la-production se prête à la mesure des temps de transformation, au calcul, avec relativement de grâce, c’est affaire de sciences appliquées et de techniques élaborées : dans l’usine, d’abord du laboratoire. Mais l’homme se laisse toiser avec plus de « mauvaise volonté » (expression qui, dans les textes, est le signe universellement lisible de la résistance). L’investir par la mesure du temps est plus complexe. Les ouvriers n’adoptent pas spontanément le temps taylorien. Leur propre conception pratique du temps – une autre sensibilité, une autre occupation, un autre calcul, un autre dit, une autre morale, une autre esthétique ? rencontre celle de Taylor rigoureusement dans tous les compartiments du jeu sur le court de la production, dans toutes les variables16.

L’homme, par sa douleur mais aussi par sa protestation contre l’échange inégal, l’épuisement, la répétitivité, la perte de la maîtrise…, est donc la limite du calcul. Il le date, il date la mesure, il date le temps, le temps taylorien qui est tentative de mesurer, de temporaliser ses pratiques. Le temps possède, comme toutes les variables, cette modalité d’être daté.

Sciences pour l’action

Je n’épiloguerai pas sur la fonction de la résistance des classes (petites-) bourgeoises chez Lénine et surtout Staline ni sur celle des résistances en psychanalyse mais citerai en revanche Andrieux, poète, répliquant à Bonaparte, premier Consul, qui se plaignait de l’indépendance du tribunat : « Citoyen, vous appartenez à l’Institut, section de mécanique ; vous savez bien qu’on ne s’appuie que sur ce qui résiste »17.

Contre le freinage industriel, le couple homme/machine est rigidifié ; l’amarrage de l’un à l’autre est scientifisé, en fait quantifié ; le rendement du matériel matériel et du matériel humain18 optimisé : discipline de la matière conjointe à une discipline humaine.

« Sur toute la surface de contact entre le corps et l’objet qu’il manipule, le pouvoir vient se glisser, il les amarre l’un à l’autre. Il constitue un complexe corps-arme, corps-instrument, corps-machine. On est au plus loin de ces formes d’assujettissement qui ne demandaient au corps que des signes ou des produits, des formes d’expression ou le résultat d’un travail. La réglementation imposée par le pouvoir est en même temps la construction de l’opération. Et ainsi apparaît ce caractère du pouvoir disciplinaire : il a moins une fonction de prélèvement que de synthèse, moins d’extorsion du produit que de lien coercitif avec l’appareil de production »19. Avant tout, ici, une mesure de temps. La médiatisation supplémentaire, s’ajoutant à la machine même, entre l’homme et la matière, la médiatisation de la science pratique taylorienne se manifeste par le réglage (la régulation) des temps matériels et humains. C’est l’objet du travail de pensée du bureau des méthodes, la matrice du savoir-règlement taylorien qui se communique à toutes les autres variables. C’est encore le prétexte à la naissance d’une profession, celle des préparateurs, et d’une différenciation hiérarchique avec la maîtrise fonctionnelle. Formalisés par l’existence d’un organigramme et de services aux relations réglées, ces préparateurs et cette maîtrise porteront comme par nature l’impératif organisationnel.

Les trois sciences d’action ont encore en commun d’être des sciences d’interprétation, ce qui n’est pas original, mais aussi du retour de l’interprétation vers la source, ce qui l’est plus. Non une source dérivée, différée, qui serait hors de son espace naturel, sur laquelle un temps long serait passé. Mais la source même, dans son espace, et sur laquelle est seul passé le temps d’un cycle de ce que les marxistes, et surtout les maoïstes, ont nommé la « ligne de masse ». La source se voit ravir les moyens de l’interprétation. L’ouvrier autonome et qui reste dans l’usine, maître des méthodes et des temps de la production matérielle, maître des moyens de la production communicationnelle, entre dans un autre monde. L’interprétation est confiée à des spécialistes qui retournent vers la source les éléments élaborés en « instruction » (aux différents sens du terme) et de ce retour procède un autre domaine, celui du commandement : en ce mouvement consiste l’action de ces spécialistes20. Ces sciences d’action sont sciences aussi pour l’action de la source, pour le travail de la source et, inséparablement, pour le pouvoir de leur porteur, de leur tenant.

Toutefois, chacun à sa manière et en tant qu’ils sont des fondateurs, Taylor et Lénine se posent cette question que formule Freud : « Nous avons le droit et même le devoir de poursuivre nos recherches, sans nous préoccuper de leur utilité immédiate. A la fin, nous ne savons pas où ni quand le peu de savoir que nous aurons acquis se trouvera transformé en pouvoir thérapeutique »21.

Chez les léniniens, la logique de cette action scientifique comporte cet enseignement dispensé : vous êtes prolétaires, c’est l’être le plus noble, l’être promis au plus grand destin, il n’est pas dans votre intérêt fondamental de trahir, restez prolétaires et devenez même un représentant professionnel, un organisateur22. Il s’agit là d’une règle anti turn-over, une règle pour disqualifier le turn-over comme problème pertinent. Quand Taylor, comme règle d’effectivité, élabore pour tous une règle de respect du temps, Lénine formule une règle d’adhésion, de fidélité à laquelle on ne peut échapper.

 

3. le temps du monde (le mouvement braudélien)

3.1. La Grande Guerre : la grande datation

3.1.1. 1914 : Le moment de communauté

La Première Guerre mondiale, sur tous les plans, est rythmée, cassée en deux par 1917.

Après Août 1914, il est advenu un moment de communauté. Un moment seulement. Non daté. Presque invisible. Deux, trois mois peut-être. Très près du début de la guerre. Avant que n’apparaissent embusqués et profiteurs. Avant que la guerre de boue ne paraisse interminable. Dans une Union sacrée encore virginale. Ni « freinage », ni « surmenage », ni même sans doute turn-over. De la part de tous, une dépense totale et libre pour la Bataille. Ni temps taylorien avec sa comptabilité. Ni prolétariat de Marx.

Tout naît de ce que cette communauté fut et de ce qu’elle se brise, comme il ne pouvait en être autrement. L’investissement était tout dans les poilus, le 75 et la France. La France habitait ces soldats et cet objet, elle était portée par eux.

3.1.2. 1917 : Deux grandes inscriptions : USA, Russie

Mais la guerre court et la guerre date. Par les morts, les centaines de milliers de morts.

Il faut produire cette mort de masse. C’est affaire d’industrie : un autre front s’ouvre, décisif, celui de la mobilisation industrielle. Le ministre de l’Armement jusqu’en 1917, le socialiste Albert Thomas, le gouverne. C’est cet homme qui déclare en 1916 aux ouvriers de l’énorme usine d’armements du Creusot : « La victoire plane là, au-dessus de nous, dans la fumée qui remplit cette vallée. C’est sur vous, camarades, que nous comptons pour la saisir. C’est votre tâche de travailler jusqu’à en tomber, jusqu’à la mort »23. Liberté totale de consommer le matériel humain, d’en user la force, toute force, toute vie. Contrainte librement consentie de se laisser totalement consommer par la patrie : longtemps le problème du freinage n’est pas pertinent et les chronométreurs n’ont pas d’ouvrage.

Arrive 1917, tandis qu’à l’avant et à l’arrière règnent la grande consommation d’hommes et à l’arrière particulièrement, dans les usines, l’arbitraire attesté aussi par les sources patronales. L’hiver a été extrêmement rigoureux, le ravitaillement en moyens de chauffage exceptionnellement difficile après trois années de guerre. Il en est de même du ravitaillement tout court, qui tend même à se désorganiser encore. Taxations et rationnements en sont aux balbutiements, l’inflation s’accélère de façon immédiatement sensible.

Le Tsar, presque aussi haï en France que le Kaiser, a été renversé en février. La jeune Révolution, les Russes tiendront-ils ?

La production d’obus n’a pas cessé de croître depuis le début de la guerre et atteint en France entre mars et mai des chiffres extrêmement élevés : entre 6,5 et 7 millions par mois d’obus de 75.

Le 16 avril, c’est l’échec total de l’offensive de printemps, depuis si longtemps et si ouvertement attendue, l’offensive Nivelle, la plus inutilement sanglante des offensives de cette guerre immobile, et celle dont l’effet de désillusion est le plus fort : crise du moral des armées, mutineries. Et c’est la vague des grèves de mai-juin, annoncée durant l’hiver déjà. Elle touche très peu les usines de guerre, c’est une vague de grèves d’ouvrières, la première depuis le début de la guerre, très brève et très vigoureuse.

Comment le formuler ? La pression est-elle trop forte ? La pression : une force sur une surface. L’accumulation accélérée de matière et de mort, et l’horizon trop clos, trop occupé, trop dense, pas assez libre, accumulation de froid, de faim, de fatigue, de travail, de morts, de mutilés, de blessés, d’accidents du travail, de suicides, de deuils, de désespoir, de lassitude, de bouleversement affectif, de violence, de désarroi, de vexations, de tension vers la victoire et de colère ?

Brusquement, tout le paysage change. Comme s’il s’était produit une implosion lente et s’accélérant, occlusion en ce printemps 1917, puis explosion. Compression, puis détente.

Les États-Unis sont entrés en guerre le 6 avril 1917 : on va les attendre ! Et on va attendre que soient prêts les chars d’assaut, l’automobile opérationnelle ! Les héros du monde et de l’âge taylorien et fordien sont plantés là, installés. L’automobile et les États-Unis : la victoire grâce à eux ! Thomas est remplacé par l’industriel Louis Loucheur, Clemenceau arrive. Le général Pétain est nommé sur le premier front. Après avoir été chargé d’éteindre les mutineries, il prépare sur le terrain l’arrivée des Américains et des chars. Pétain est l’homme qui organise l’attente.

Mais aussi, le 15 septembre, c’est l’échec de la tentative de conférence de l’Internationale à Stockholm. La IIe Internationale socialiste est virtuellement morte après cet essai de retour au jour. Et c’est Octobre : Lénine parle, le prolétariat est au pouvoir. Les héros du monde et de l’âge léninien sont donnés là. Ils ont en ce 7 novembre leur double naissance, tandis que cela canonne encore sur le plateau de Craonne et le Chemin des Dames : ce sont les ouvriers (ils seront les OS, Charlots des « Temps modernes ») et la révolution soviétique.

1917 inscrit quatre lieux d’investissement affectif, quatre lieux réels et symboliques qui seront en France rigoureusement inséparables deux à deux au cours de l’âge lénino-taylorien. L’automobile et les USA pour les uns, les passionnés d’organisation taylorienne, qui forment en fait trio. Les ouvriers et l’URSS pour les autres, les fous d’organisation léniniste, autre trio.

A partir de 1917, une seule Révolution est représentable dès lors qu’elle s’est inscrite, datée et localisée : la révolution soviétique, en quoi se transfère l’internationalisme. De même le modèle fordien devient le modèle de croissance capitaliste. Couple en chiasme formé pour 70 ans.

Autre couple en chiasme, l’automobile et les OS, les ouvriers de chaîne, qui la fabriquent. L’automobile, symbole de l’époque taylorienne, fournit au léninisme ses ouvriers symboles, ce léninisme qui les fixe ouvriers, « prolétaires », sommés d’intégrer le temps taylorien. L’adhésion s’incorpore au respect du temps, et les deux règles se cumulent.

3.2. Circulation et accumulation des règles : la route des Indes

1917 n’était en fait, pour les États-Unis d’un côté, la Russie de l’autre, qu’un dépôt de candidature à la domination du monde.

C’est vers 1929 que New York prend la suite de Londres dans la longue série des économies-monde dominantes24. Pour n’en citer que la suite énoncée par Braudel, elle vient en bout d’une ligne que ce dernier débute à Venise : suivent Anvers, Gênes, Amsterdam, et Londres. A chaque fois sont inventées, développées, ou accumulées les armes de la puissance : navigation, négoce, industrie, crédit, violence politique. Londres la première les réunit toutes25. Assurément, les États-Unis ont d’autres spécificités que Braudel n’énonce pas explicitement. Vers 1929 également, l’URSS se donne, dans le cadre du système mis en place par les bolcheviks, les moyens qui lui permettront de devenir, un temps sans doute, la seconde puissance mondiale. Pour qui, en 1929, cela était-il prévisible ? L’effondrement de l’URSS, d’ailleurs, est, dans un sens, très braudélien : comment ce pays aurait-il pu tenir entre l’ancienne économie-monde dominante centrée sur New York et sa concurrente acharnée rayonnant à partir de Tokyo ?

Braudel, cependant, écrit dans le seul champ de l’économie. Si l’on pense techniques, des techniques qui sont inséparablement organisation et qui sont techniques de navigation, de négoce, industrielles, de crédit, de violence politique, etc., peut-être le paysage en est-il plus clair ?

La puissance américaine s’appuie sur des techniques extensives en ce sens qu’elles saisissent de l’espace : non seulement l’automobile qui après le chemin de fer lui a fourni l’arme de la conquête et de la maîtrise de l’espace terrestre, mais aussi l’aviation ou le téléphone et autres systèmes de télécommunication, et encore l’envolée vers l’espace, le tout sous le gouvernement de la règle du respect du temps. De ce point de vue, l’expérience soviétique est un échec radical. La Révolution a même été incapable de conquérir, maîtriser et exploiter l’espace terrestre dont elle avait disposé quasi d’emblée : la Sibérie et l’Asie centrale. Les apparentes réussites comme la « conquête spatiale » sont coupées du monde scientifique, technique et industriel ordinaire : les réussites techniques s’opéraient dans des îlots de secret.

Aussi bien la règle d’efficience centrale, visant à réduire les résistances, était-elle en URSS d’un autre ordre : de celui de l’adhésion. L’ordre de l’adhésion, du respect de la fidélité dans un système de production de vérités sociales, suppose comme opération technique majeure l’élimination des porteurs de l’erreur : goulag. Soljénitsyne s’est fait dans ses oeuvres, et surtout dans L’Archipel du Goulag, le chroniqueur historiographe du mode de production de l’expression vraie des besoins sociaux. En des intitulés issus de métaphores techniques, le plus long chapitre de l’ouvrage est le second, « Histoire de nos canalisations », de la première partie, « L’industrie pénitentiaire ». Histoire de flots, de flux qui portent au goulag, description du mime insensé par lequel Staline a imité la contribution essentielle de Ford (qui fascinait les Soviétiques) à l’industrie : rendre fluide un milieu qui ne l’est pas par nature, la production d’objets mécaniques complexes. Staline a fluidifié la production de la vérité. Technique également extensive, s’il en est.

Mais chaque système a à sa manière laissé de côté l’expression des désirs.

L’un s’est constitué contre les désirs et les appétits des « masses » : ils sont individuels, égoïstes, bourgeois.

Pour l’autre, l’institution de bureaux des méthodes n’a pu réduire tout freinage. Il voit l’homme en matériel, en mécanique, en corps, jusqu’à ce que le règne du nombre et de la production mécanisée, automatisée bute non plus sur les techniques matérielles mais sur les relations. Là se dégage la place des techniciens du psycho-affectif.

Au début du siècle, délimitant l’inconscient comme un territoire d’intervention, Freud a dit que l’irrationnel pouvait être rationnellement saisi. La psychanalyse, encore à cette époque dans le strict cabinet de l’aliéniste, édicte sa règle fondamentale, celle de la libre association, grâce à laquelle la production de l’expression du désir vrai peut être rationalisée, optimisée. Une quatrième règle qui peut historiquement s’incorporer aux autres déjà cumulées, du respect du temps et de la fidélité, sur la base de celle commune à toutes et solide de la quantification.

A l’heure (présente : une heure de crise) où la règle du respect du temps a quitté son territoire de formulation, la production industrielle, pour se répandre dans toutes les productions (défaite et victoire du taylorisme), où la règle d’adhésion a fait de même, abandonnant la représentation de la révolution pour se répandre parmi toutes les représentations (défaite et victoire du léninisme), la règle de libre association quitte elle-même le cabinet de l’aliéniste pour se répandre dans le social, achevant le parcours des lieux de production de la société.

L’hypothèse que je fais est qu’il se soit engagé à la fin des années 1960 un processus comparable à la séquence 1900-1914-1917-1929 et il ne serait pas impossible que nous soyons à une date équivalente à 1917, sinon à 1929.

Le moment de communauté, celui qui « fait époque » comme le dit Marx au sujet des révolutions dont procèdent les accumulations primitives26, pourrait s’être produit, mondialement, autour de 1968 (au moment où l’accumulation des savoirs de la production matérielle n’est plus nécessaire). Mais où et quand la première formalisation, celle qui fait apparaître le premier Maître, la première incarnation, le premier avatar, de la volonté de l’heure ? Les techniques à venir qui gouverneront les économies-monde auront-elles (ont-elles) un visage, comme ceux de Ford, de Staline et de Freud, un nom propre lié à un lieu auquel accrocher le désir, la projection transférentielle ? Quelle sera la future figure du Grand Frère puisqu’il est peu de chances que l’humanité – encore ? faillisse à s’en donner ? Forcément inattendue, inédite, imprévue, équipée et parée de tous les atours et de tous les attraits de la modernité, sans discours probablement, sans idéologie et sans principe, figure presque impalpable, immatérielle, quasi indétectable, uniquement repliée sur son opérationnalité, sa technicité.

Ces techniques seront (sont) localisées. Mais comment, selon quelles procédures, héritant de quelle territorialité (si par exemple le communisme a été russe sous la férule d’un Géorgien) ? Procédant de quel mode de datation, c’est-à-dire d’inscription dans les souffrances des hommes ? Sous le gouvernement de quels régimes d’action ?

En poursuivant au-delà, peut-être abusivement tant l’avenir imaginé ne saurait qu’à grand peine se distinguer du présent, ne peut-on pas dire que cette heure est celle d’au moins deux autres héros – comme les précédents, liés à un lieu ?

Le premier, technique, est l’ordinateur, ou bien plutôt le microprocesseur, inventé en 1970 aux USA et intégré pratiquement par le Japon27, et par quoi le prolétariat de Marx est enfin aboli et de Marx aussi un rêve accompli : plus de travail manuel, plus de la peine du travail physique, grande flexion de l’histoire humaine.

Les règles édictées dans l’industrie, dans la politique et dans le gouvernement de soi-même et de ses relations (l’obligation du respect du temps, l’obligation d’adhésion sociale et l’obligation d’association libre) ont perdu, loi spatiale et de bonne logique de statistique mathématique, pour devenir opérationnelles et se répandre dans la vie, leurs unités de formation, leurs territoires de formulation.

Le temps de travail est susceptible d’être totalement intégré dans le (bio?)microprocesseur et la fidélité d’être organisée dans l’association libre gérée par les spécialistes de la communication, des désirs, des rêves et des passions.

Les seconds héros de ce nouvel âge sont les femmes, « prolétariat » nouveau, source de l’accumulation, avec un enjeu qui n’est autre que la maîtrise de la fécondité, de la production de la vie humaine. Ce « prolétariat », comme le précédent, prépare sa propre abolition, de concert avec/contre son irréductible adversaire. Le centre de standardisation de ce nouvel âge est Pékin, la capitale d’un pays où jamais les agressions sur le corps des femmes n’ont été aussi brutales et systématiques et l’eugénisme, technique de maîtrise absolue de la population, n’a atteint de tels sommets28.

Pour tous les autres que les femmes la cinquième règle s’accomplirait en même temps que l’association libre, se cumulant aux quatre autres : la règle de la dépense minimum d’énergie non mécanisée29. Ne resterait plus que la peine, la servitude biologique de la gestation que sciences et techniques mêlées font tout pour réduire, sinon supprimer.

Une fois ce dernier esclavage vaincu, l’humanité serait libérée de toute fatigue, de toute peine, de tout conflit, de toute cause de dépense d’énergie, de la part logique de la pensée, du travail. Toute morale, fatigante, serait alors sans objet. L’humanité serait libérée de l’accouchement d’elle-même, accompli dans la douleur. Elle pourrait enfin se complaire à accoucher seulement de l’esprit : contre Zénon d’Elée, Socrate a édicté cette nécessité et, par sa mort, offert bénévolement le programme.

Le temps n’est plus en effet aux techniques extensives mais, avec la giration du monde en direction de l’affrontement inexpiable du Japon et de la Chine (pays aux populations denses, à l’espace vital resserré, au territoire unifié, à la culture nationale profonde et antique), aux techniques intensives, concentrées, celles dont l’informatisation et les bio-technologies ouvrent la possibilité sans phrase.

Avec le parcours du monde s’est opéré celui des règles fondamentales d’effectivité accumulées, couvrant depuis les origines l’existence, la nomination, le calcul, l’effectivité même (le règne de la technique), la relation politique, l’affectivité, la morale30. Resterait tout au bout l’esthétique, pour donner à la terre une autre occasion de tourner.

L’heure (celle des techniques du cerveau ?) serait alors à l’Inde (dans une soixantaine d’années ? un siècle ?) pour l’accomplissement de la règle de contemplation, en laquelle toutes les autres pourront se fondre. Avant un nouveau tour de Terre.

 

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références

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1 Ce que le psychologue Henri Wallon formule d’une façon intéressante mais datée dans un texte rédigé en 1934 : le développement technique « suppose un effort spéculatif tourné vers la connaissance des règles de conduite qui permettent d’obtenir l’effet désiré, c’est-à-dire en définitive vers la connaissance des lois qui règlent le cours des choses » (Henri Wallon, « Psychologie et technique », in A la lumière du marxisme, Paris, Editions sociales internationales, 1936, p. 136).
2 Ibid.
3 Ces dispositifs sont bien évidemment datés. Ils sont aujourd’hui fortement contestés ou disparaissent, mais en prenant la figure du Centaure, l’image cristallisée de la première apparition dans la guerre d’un cheval monté, autre dispositif technique. Tandis qu’on continue à piloter les chevaux, le choc persiste en mythe : il est toujours présent.
4 Bernard Mottez, Systèmes de salaire et politiques patronales. Essai sur l’évolution des pratiques et des idéologies patronales, Paris, CNRS, 1966, p. 136.
5 Yves Cohen, Ernest Mattern, les Automobiles Peugeot et le Pays de Montbéliard industriel avant et pendant la Guerre de 1914-1918. Composition sur une pratique d’organisateur, thèse de 3ème cycle, Université de Besançon, 1981 et « Le système de la pratique : un organisateur-directeur, les automobiles Peugeot, 1917-1939 », in Actes du GERPISA, n° 2, Grenoble, IREP, 1986, pp. 3-23.
6 Bernard Mottez, La Sociologie industrielle, Paris : PUF (Que sais-je ?), 1975, p. 95.
7 Bernard Mottez, La Sociologie…, pp. 95-6 à propos du destin sociologique de la notion taylorienne de one best way.
8 Notons que, d’un point de vue technologique (en quelque sorte sémantique), la filiation du piston animant le moteur à combustion interne n’est pas étrangère au canon.
9 Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, Minuit, 1963, p. 26.
10 Michel Foucault dans sa contribution à L’impossible prison, Michelle Perrot (dir.), Paris, Seuil, 1980.
11 Marcel Mauss, « Les techniques du corps », in Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1983, p. 367.
12 Le journal La Vague, pacifiste, qu’il porte dans la poche est compris dans la matière, ainsi que la poche.
13 En fournissant des moyens d’intervention sur lui qui n’existaient pas, Taylor invente d’une certaine manière ce temps, comme Lénine invente ce prolétariat… : il est légitime qu’il en soit, au moins provisoirement, l’éponyme. Cela n’empêche pas qu’il existait auparavant du temps compté, du prolétariat, de l’inconscient.
14 Taylor veut un temps absolu, croit qu’il peut exister, mais sait en fait que non et que le temps est localisé. Ses disciples d’après-guerre ne sauront pas forcément que non, ou cela aura moins d’importance de ne pas le savoir (cf. l’analyse subtile de Mottez, 1966, pp. 140-142).
15 Frederick W. Taylor, La direction scientifique des entreprises, Paris, Dunod, 1957, pp. 260-261.
16 Taylor avait, dans son temps libre, entrepris de rationaliser le tennis.
17 X Information, n° 10, mars 1930, p. 190.
18 L’expression se trouve dans certains textes de tayloriens.
19 Michel Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 155.
20 En psychanalyse, la communication de l’interprétation, qui porte le sens latent (une signification individuelle vraie), se nomme aussi interprétation. Peut-être est-ce ici l’occasion d’indiquer une différence essentielle entre les dispositifs conçus d’un côté par Lénine et Taylor, de l’autre par Freud. Tous font éclater des pratiques en s’insérant en leur coeur : du rapport direct à la production, du rapport direct à l’action politique, du rapport à soi. Mais le troisième, qui frappe au centre, à Vienne, ne se déploie qu’à l’échelle individuelle en rapetassant en quelque sorte les dégâts provoqués à l’échelle sociale par les premiers, comme si, même historiquement, un coup ne pouvait être donné sans son contre.
21 Sigmund  Freud, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1973, p. 237.
22 C’est une loi fondamentale du recrutement de ces sciences d’action : recruter les techniciens parmi ceux qui produisent le temps vrai, pour Taylor (les ouvriers les plus qualifiés dans leur pratique), ou la vérité sociale, pour Lénine (les militants syndicaux, ouvriers ou non). De même, le patient acquiert une compétence dans la pratique de l’association libre sous le guidage de l’analyste. Le producteur dispose ainsi d’une ligne de promotion définie : l’accession à la maîtrise de la production. Il est ainsi loisible de choisir le cadre de validation ou de valorisation sociale de ses pratiques dans telle ou telle hiérarchie.
23 Cité par Martin Fine, « Guerre et réformisme en France », Recherches, n° 32-33 (Le Soldat du travail), 1978, p. 309. Voir aussi Patrick Fridenson (dir.), 1914-1918. L’autre front, Paris, Les Editions ouvrières (Cahier du Mouvement social, n° 2), 1977.
24 Le terme ne signifie pas que ces économies couvrent le monde, mais qu’elles sont un monde qui a pour caractéristiques d’être centré (sur une ville), hiérarchisé (par rapport à des zones faibles) et aux limites (le séparant des autres économies) qui varient lentement.
25 Fernand Braudel, Le Temps du Monde, Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle, tome 3, Paris, Colin, 1979, en particulier le chap. 1.
26 Karl Marx, Le Capital, livre I, t. III, Paris, Ed. sociales, 1969, p. 156.
27 Comme l’automobile avait été inventée en Europe et intégrée aux Etats-Unis.
28 Voir, entre autre, l’éditorial de la Far Eastern Economic Review, traduit dans Courrier international, n° 164, janvier 1994.
29 A laquelle le gendre de Marx, Paul Lafargue, a donné un nom au XIXe siècle : la paresse .
30 D’autres sans doute ou les mêmes plus finement déclinées : mais la pensée des règles suppose une familiarité étroite avec les temps et les lieux, une familiarité d’épreuve, qu’il serait vain de rechercher totale.