Le capitalisme c’est la crise ! Si ce constat n’est pas nouveau, il n’a rien perdu de son acuité. Économique, sociale la crise renvoie à des traits constants du capitalisme dans la longue durée : instabilité intrinsèque, exploitation et aliénation, conflit. À ces caractéristiques répond une impressionnante capacité des relations productives et de classe à se reconfigurer. Pour surpasser chocs et contradictions, cette plasticité ne cesse d’être sollicitée, débouchant sur une variété géographique et historique des configurations nationales du capitalisme.
Écologique, la crise actuelle par son ampleur constitue un défi inédit. Elle met en cause, pour certains, le principe même de la croissance tandis que d’autres questionnent la qualité de celle-ci. Les débats soulevés traversent pleinement tant les milieux militants que les milieux académiques envers qui la demande sociale d’alternatives se fait de plus en plus pressante.
L’objectif du présent dossier de Contretemps est de proposer une multiplicité d’approches des problèmes de la croissance et du développement économique. Les contributions réunies ne forment pas à priori une cohérence d’ensemble. Elles partagent cependant une vision émancipatrice des rapports sociaux des être humains entre eux et vis-à-vis de la biosphère. La diversité des points de vue proposés permet ainsi de poser une série de jalons qui esquissent l’espace des possibles d’une construction économico-politique non capitaliste.
Crise économique
Déclenchée par la hausse des non remboursements des prêts accordés aux ménages étasuniens non solvables, la tempête financière qui a secoué les bourses en août 2007 et s’est propagée à l’automne au système bancaire, menace désormais de se prolonger dans l’économie réelle. Celle-ci n’est que la plus récente d’une série de violentes crises qui secouent un système financier rendu de plus en plus instable par son unification au niveau mondial, sa libéralisation et la complexification des instruments utilisés : crise « tequila » en 1994 au Mexique, crise asiatique en 1997, crise russe en 1998, éclatement de la bulle internet et crise argentine en 2001, scandales financiers en série entre 2001 et 2003 (Enron, Worldcom, Ahold, Tyco, Parmalat)1. À chaque fois ce sont les salariés qui paient les pots cassés : au Mexique les salaires réels ont mis dix ans avant de retrouver leur niveau d’avant la crise ; en Corée, c’est la fin de la garantie de l’emploi à vie avec l’explosion du travail précaire et de la sous-traitance ; en Argentine, le chômage et la pauvreté explosent. La bulle internet ? les travailleurs des pays du Nord l’ont payée de plusieurs années de gel des salaires et d’une nouvelle vague de précarisation tandis que le capital s’appropriait les gains de productivité.
Ces crises à répétition se doublent de forts déséquilibres structurels. Pour de nombreux analystes l’endettement abyssal des États-Unis n’est pas soutenable : combien de temps les monarchies pétrolières du Moyen-Orient et les pays asiatiques vont-ils accepter de financer le fol appétit de consommation des Étasuniens et le coût budgétaire exorbitant de la politique pro-riches et guerrière de leur gouvernement ?
Crise sociale
Y compris dans ses phases d’expansion le capitalisme néolibéral, c’est la crise au quotidien pour les travailleurs. Aux États-Unis, depuis la fin des années 1960 le niveau de vie de la grande masse des Américains n’a pas progressé. Ce sont les plus riches qui ont accaparé la quasi totalité des fruits de la croissance par le biais des marchés financiers et par la hausse vertigineuse des très hauts salaires réservés à une élite managériale. En Europe comme aux États-Unis, le capitalisme rejette au minimum 8 à 9 % de la population en âge de travailler : cette réalité ne se reflète que très imparfaitement dans les chiffres du chômage ; aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne et aux États-Unis, c’est dans les statistiques d’invalidité que l’on retrouve les exclus du travail puisque le système d’assurance chômage ne leur permet plus de survivre.
à l’échelle internationale, entre la fin des années 1970 et le début des années 2000 les inégalités entre pays et au sein des pays ont significativement augmenté2. En France, le BIP403, l’indicateur agrégé de mesure des inégalités, met en évidence une hausse forte et presque continue des inégalités depuis le début des années 1980. La bride mise à la violence capitaliste après la Seconde Guerre mondiale semble désormais complètement lâchée.
Face à l’accumulation de nuages, les lueurs d’espoirs sont bien maigres. Dans le cadre du capitalisme financier dominé par la création de valeur pour les actionnaires, il n’y a pas de place pour l’amélioration des revenus salariaux ni pour de nouveaux droits sociaux. Au contraire, pour faire face à chaque turbulence financière, les entreprises exercent un peu plus de pression sur leurs salariés. Face aux contraintes de ce type de capitalisme, il n’existe plus nulle part dans les pays développés une offre politique authentiquement progressiste qui soit en position de gouverner. C’est le constat que fait Robert Boyer dans l’entretien qu’il nous a accordé lorsqu’il évoque « l’encéphalogramme plat des socialistes » et l’autolimitation de politiques qui en sont réduits à faire appel au sens éthique des entreprises pour assumer leur « responsabilité sociale » de manière non contraignante !
Crise écologique
Au delà de la crise économique et sociale, le capitalisme actuel semble nous entraîner vers une profonde crise de civilisation dont la dimension écologique est aujourd’hui la plus spectaculaire. Épuisement des ressources, catastrophes, dérèglements climatiques, appauvrissement du vivant… les indicateurs alarmants se multiplient et renvoient directement à un mode de développement mortel pour la planète.
La dégradation de la moitié des sols de la planète est provoquée par une agriculture productiviste à courte vue : déforestation, surpâturages, exploitation sans vergogne et assèchement des terres produisent en retour ruissellements de l’eau, baisse de la fertilité des sols et, au final, destruction de surfaces agricoles. Du Torrey Canyon à l’Erika, de Three Mile Island à Tchernobyl, de Bhopal à Metaleurop, de Seveso à AZF, la liste est longue des pollutions catastrophiques qui depuis les années 1970 ont répandu leur poison, parfois pour des centaines d’années.
Mais si la logique court-termiste de la recherche du profit est souvent en cause, ces désastres écologiques ne sont pas l’apanage des seuls pays capitalistes avancés. Engagée dans une logique productiviste de rattrapage et de confrontation militaire, l’expérience soviétique s’est traduite par un bilan écologique particulièrement désastreux : face aux objectifs stratégiques, la sécurité des travailleurs et de l’environnement était la cinquième roue du carrosse.
A l’échelle de la planète, la responsabilité des dommages faits à l’environnement, notamment en terme de stock de CO2 dans l’atmosphère, revient essentiellement à l’essor du capitalisme dans les pays riches. Cependant, dans les pays du Sud, les pollutions sont aussi légion. Industrialisation insoutenable, stratégies de croissance rapide par les exportations, accueil du capital international qui fit volontiers de ces territoires peu regardants ses poubelles, exploitation des ressources minières… dans tous les cas de figure la préoccupation environnementale n’a émergé que timidement et tardivement dans la seconde moitié des années 1990. Aujourd’hui encore, d’après le classement annuel de l’institut Blacksmith, les 30 sites les plus pollués au monde se situent dans les pays de la périphérie : ex-URSS, Inde, Chine, Amérique latine, Afrique4.
L’accélération des changements climatiques met aujourd’hui en évidence le caractère global de la crise écologique. Hausse du niveau des mers, dérèglement des pluies, phénomènes climatiques extrêmes… le consensus scientifique qui reconnaît la responsabilité humaine renvoie à un choix politique : le choix d’une économie basée sur les énergies fossiles et les gaspillages qui conduit la planète et l’humanité vers des dérèglements profonds. Les premières victimes de ce bouleversement sont les pauvres des pays du Sud ; le nombre de réfugiés climatiques s’élèvera selon des chercheurs de l’université des Nations unies à Bonn (UNU-EHS) à 50 millions dès 2010 et 150 millions en 2050. De manière moins immédiatement perceptible mais tout aussi inquiétante, l’extinction des espèces animales et végétales s’accélère. Au-delà des cas emblématiques d’espèces rares (le tigre du Bengale, l’ours polaire…), le rythme de l’extinction en cours est de 100 à 1 000 fois supérieur à celui des périodes pré-humaines ; un quart des espèces connues, soit un million d’espèces, sont menacées à l’horizon 2050. Les activités humaines sont là aussi à l’origine de cette hécatombe, les transformations du climat, les pollutions des sols et des eaux et la déforestation se traduisant par un bouleversement destructeur des écosystèmes.
La gauche face au développement capitaliste
La réémergence des débats sur le développement et la croissance interroge la capacité des mouvements progressistes au xxie siècle à imaginer un autre développement, non productiviste. Car en la matière, le bilan passé est globalement négatif.
Du fait du retard industriel de la Russie pré-soviétique et de la rareté des analyses sur la nature parmi les marxistes du début du xxe siècle, les bolcheviques ont cherché avant tout à reproduire des modes d’industrialisation propres au capitalisme. Lénine écrivait ainsi : « Nous n’inventons pas une forme d’organisation du travail, nous l’empruntons toute faite au capitalisme : banques, cartels, usines modèles, stations expérimentales, académies, etc. ; il nous suffira d’emprunter les meilleurs types d’organisation à l’expérience des pays avancés. »5 Le slogan « Dognat’i Peregnat’», rattraper et dépasser les pays capitalistes avancés, comme leitmotiv de l’industrialisation semble même un moment en passe de devenir réalité6. Faire autant, voire mieux, mais pas différemment des pays capitalistes avancés. Il y a là une forme de fétichisme de l’accroissement des forces productives qui rend aveugle à l’insoutenabilité de ce développement industriel en matière de destruction de la nature, comme d’ailleurs d’aliénation au travail. Au final, comme le montre Moshe Lewin, l’histoire économique et sociale de l’URSS est celle d’une modernisation via l’industrialisation et l’urbanisation7. Cette logique trouve son expression paroxysmique dans les déclarations de Deng Xioping, l’initiateur des réformes économiques en Chine, pour qui il importait peu que les politiques soient « socialistes ou capitalistes » pourvu qu’elles contribuent au développement des forces productives. Avec le recul, la fascination pour la puissance du développement capitaliste de la part de la majorité du mouvement ouvrier apparaît comme un handicap politique en partie responsable des retards pris en matière de réponses à la crise écologique.
Aveugle aux contradictions écologiques du capitalisme, l’aspiration au rattrapage se retrouve également dans les pays du Sud dans la seconde moitié du xxe siècle. Comme le montre Stéphanie Treillet, les débats ont à l’époque porté essentiellement sur les rapports avec le centre du capitalisme et sur les capacités de développements autocentrés mais beaucoup plus rarement sur les conséquences de telle ou telle orientation industrielle ou agricole sur l’environnement. C’est d’ailleurs un problème qui se pose dans de nouveaux termes aujourd’hui avec les expériences vénézuélienne ou, dans une moindre mesure, bolivienne : jusqu’où une politique sociale, posant la question du socialisme, peut-elle se réduire à une redistribution progressiste des richesses, la rente pétrolière dans le cas du Venezuela ?
Après 1945, dans les pays riches, la gauche ne s’est pas non plus illustrée par une prise en charge des thématiques antiproductivistes et environnementalistes. Un large consensus droite-gauche existait sur la nécessité de la croissance réellement existante, les divergences portant sur le partage des fruits de cette croissance. Avec l’accès massif aux biens de consommation, la croissance économique de l’époque était assimilée à un bien-être en constant progrès. L’accord de la gauche avec un tel présupposé fut la marque de l’absence de prise en compte des questions non seulement environnementales mais aussi des modes de vie, la marque d’un anticapitalisme réducteur qui ne pouvait voir le caractère aliénant de la société de consommation. Aujourd’hui, ce caractère aliénant se double de dégradations environnementales. Michaël Lowy montre comment s’articulent ces deux dimensions autour du système publicitaire en tant que mode d’imposition de la définition des besoins en fonction des nécessités mercantiles du capital. De telles thématiques, dont l’actualité est évidente, ont été introduites dans la gauche par des courants ou des personnalités souvent extérieurs au mouvement ouvrier, particulièrement après mai 1968, comme l’illustrent les débats qui traversent les écologistes sur les modes de vie et l’individualisme décrits par Stéphane Lavignotte. De telles approches sont aujourd’hui réactivées essentiellement par des réseaux qui se reconnaissent dans le mot d’ordre de la décroissance. Alors, que faire ? Croître et décroître ? C’est la question qu’explore Jean-Marie Harribey dans sa contribution où il propose de surmonter l’apparente opposition croissance/décroissance en engageant une dynamique de démarchandisation.
La bourgeoisie entre opportunisme et inconséquence
Face à l’ampleur de la crise, politiques, grandes entreprises et institutions internationales sont contraints de réagir. L’attitude du pouvoir sarkozyste sur la question environnementale illustre bien de nouveaux positionnements de la part de la bourgeoisie. Le Grenelle de l’environnement tenu en France en octobre 2007 combine trois éléments : 1/ volontarisme de façade, 2/ constance des grandes orientations qui structurent le rapport de la société à la nature notamment dans le domaine agricole, des transports et de l’énergie, 3/ encouragement à l’émergence de nouveaux business verts dans des secteurs tels que le bâtiment, les énergies renouvelables – sans remettre en cause le nucléaire – ou l’agrobusiness afin de constituer de nouvelles niches compétitives permettant l’accumulation de profits. Certes, si le moratoire sur les OGM devait se confirmer, il s’agirait bien d’une victoire pour les mouvements sociaux et notamment pour les « faucheurs volontaires ». Mais pour le reste, l’inconséquence est flagrante.
C’est au moment où se tenait le Grenelle que la commission Attali a rendu publiques ses premières conclusions. Son ambition : « libérer la croissance » afin de l’élever à 5 %. Ses recettes : intensifier la concurrence et donc mettre encore davantage sous pression les droits sociaux et les salaires. Sans oublier un peu de provocation : supprimer le principe de précaution, considéré comme un frein à la compétitivité des entreprises ! Comme l’a souligné Jean Gadrey8, viser 5 % de croissance est aberrant du point de vue écologique car l’accélération de la croissance du PIB implique mécaniquement une augmentation des externalités négatives vis-à-vis de l’environnement. Par ailleurs, c’est un objectif inaccessible dans un pays développé où l’essentiel de l’activité économique relève du secteur des services. En effet, dans les services bien plus que dans l’industrie les progrès de la productivité sont limités et beaucoup moins souhaitables : qu’est-ce qu’accroître la productivité dans l’enseignement ou la santé ?
Autre exemple, l’engouement actuel pour les agrocarburants cherche à concilier l’inconciliable : verdir l’économie et réduire la dépendance par rapport au pétrole sans réorganisation d’ampleur. Le prix à payer est à la hauteur du mirage. Déjà 15 milliards de dollars de subventions sont alloués à l’agrobusiness dans les pays de l’OCDE pour une réduction de l’émission nette de gaz à effet de serre par rapport au pétrole de 18 % au mieux9 Le différentiel est plus élevé dans des pays comme l’Indonésie ou le Brésil mais au prix d’une expulsion des petits paysans et d’une déforestation qui contribue massivement à l’augmentation de la présence de gaz à effet de serre dans l’atmosphère10. Enfin, la fièvre autour des agrocarburants se traduit par la hausse des prix des denrées agricoles, qui pénalise d’abord les pauvres, et par un stress accru sur les ressources en eau et sur les sols incompatible avec une utilisation soutenable des terres arables.
Au niveau mondial, la question du changement climatique apparaît de plus en plus comme la question centrale. Le rapport Stern commandé par le gouvernement britannique et présenté fin 2006 pose les jalons d’une réponse bourgeoise aux changements climatiques dont il évalue le coût économique à celui des deux guerres mondiales et de la dépression de 1929 cumulées. Mais la réponse de cet ancien économiste de la Banque mondiale tend à reporter le coût de l’ajustement qu’implique la réduction des gaz à effet de serre sur les pays du Sud et sur les populations les plus pauvres plutôt que de faire payer les grands groupes énergétiques, automobiles, pétrochimiques ou d’armement. Prenons d’abord l’exemple des taxes sur le carbone. Leur assiette reposerait sur les ménages et sur les entreprises mais, pour celles-ci, des réductions de cotisations patronales devraient alléger la facture. De telles taxes sont conçues comme des outils pour réorienter les modes de consommation mais, en terme distributifs, elles conduisent à exonérer les entreprises tout en offrant l’opportunité d’une nouvelle diminution du coût du travail. Autre mécanisme pervers, la non circonscription géographique de l’effort : la possibilité offerte aux multinationales du Nord de faire des investissements propres au Sud ou de contribuer à l’arrêt de la déforestation permettrait la délocalisation de 50 % des réductions des émissions de CO2 du Nord vers le Sud11. La peur du réchauffement donne ainsi une opportunité pour les gouvernements d’approfondir la marchandisation. On retrouve la logique décrite par Naomi Klein dans son ouvrage The Shock Doctrine-The Rise of Disaster Capitalism : guerres, effondrements économiques, catastrophes écologiques sont autant d’opportunités de faire avancer l’agenda néolibéral, la capacité de résistance des populations en état de choc étant réduite12.
Dès 2003, le Pentagone soulignait dans un rapport les implications militaires du changement climatique13. Tablant sur un refroidissement brutal du climat lié au ralentissement voire à l’arrêt des courants océaniques, ce rapport explicitait les conséquences d’un scénario extrême qui, selon les auteurs, n’est pas le plus probable mais est plausible : 1/ un manque de nourriture dû à une baisse de la production agricole mondiale ; 2/ une baisse de la disponibilité et de la quantité d’eau potable dans des régions-clés, due au déplacement des précipitations, entraînant des sécheresses et des inondations plus fréquentes ; 3/ une perturbation dans l’accès aux ressources énergétiques, due à l’étendue des glaces dans la mer et aux tempêtes.
L’accroissement brutal des difficultés des sociétés à assurer leur approvisionnement en denrées alimentaires et en énergie se traduit par une augmentation significative des conflits armés liés d’une part à l’accès aux ressources et d’autre part aux déplacements massifs de population. On retrouve ici la question des réfugiés climatiques dans une perspective sécuritaire, le contrôle de ces populations et la maîtrise des tensions aux frontières étant présentés comme des éléments primordiaux.
Dans un rapport plus récent, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) présente quatre scénarios à l’horizon 205014 correspondant à quatre types de logiques sociales dominantes : la marchandisation et la privatisation des ressources, une intervention centralisée des États visant à limiter les dégradations écologiques, le tout-sécuritaire et la soutenabilité. La marchandisation à outrance et les logiques sécuritaires débouchent sur les deux pires scénarios pour l’environnement mais aussi pour la société avec une explosion des inégalités. En revanche, la priorité donnée aux politiques publiques et surtout la démarche orientée vers la soutenabilité à travers la participation citoyenne aboutissent aux meilleurs résultats pour l’environnement et pour l’égalité sociale. En pointant ainsi la grande diversité des réponses possibles des sociétés humaines aux défis du changement climatique, ce rapport permet de réintroduire du politique dans les débats sur la crise environnementale.
La bataille politique autour du postKyoto
L’agenda politique de cette urgence écologique s’intensifie. La principale échéance concerne les réponses au réchauffement climatique avec les négociations sur les suites à donner au protocole de Kyoto après 2012. Il y a en effet urgence à organiser une transition économique et énergétique permettant de stabiliser le climat global. Or, comme le montre Daniel Tanuro, les mécanismes de marché privilégiés dans les négociations internationales ne sont pas en mesure d’enclencher la réorganisation des systèmes productifs indispensable pour parvenir à la réduction des gaz à effet de serre.
L’intervention des mouvements sociaux en marge de la conférence de Bali de décembre 2007 souligne les différentes dimensions de la bataille politique qui s’engage15. D’abord du point de vue des rapports Nord-Sud. Un effort de réduction des gaz à effet de serre de 80 % d’ici à 2050 par rapport à leur niveau de 1990 est nécessaire ; mais cet effort doit reposer principalement sur les pays les plus riches et sur les segments les plus riches des populations de tous les pays. De plus, les coûts du réchauffement climatique correspondent aussi à ses conséquences directes. Déplacements des populations, inondations et désertification vont toucher en premier lieu les pays du Sud qui sont aussi ceux qui disposent de moindres capacités d’adaptation. Les pays du Nord doivent donc commencer dès maintenant à rembourser leur dette écologique et ainsi limiter la vulnérabilité des pays en première ligne.
Un second aspect de cette réorganisation concerne la redéfinition des indicateurs de richesse. Comme l’explique Jacques Bournay dans sa contribution, le quasi-monopole du PIB – et de sa croissance – comme agrégat roi du gouvernement de nos sociétés ne peut perdurer. C’est une évolution qui va conduire à une modification substantielle des termes du débat politique. Davantage qu’à un débat croissance/décroissance parfois un peu figé, la question des indicateurs est clé : pour les batailles immédiates d’abord, mais aussi pour renforcer une réflexion, concrète, sur la question des performances recherchées dans le cadre d’une société écosocialiste.
Troisième aspect, l’inévitable révolution énergétique va avoir des conséquences massives en terme de réorganisation des appareils productifs et, en conséquence, de reconfiguration des rapports de classes et des rapports internationaux. Dans ce cadre, pour les pays riches, la préoccupation principale va être de réduire l’énergie utilisée dans le cadre des dispositifs techno-sociaux existants ; pour les pays de la périphérie en revanche, l’enjeu est d’inventer directement un autre mode de développement, propre, qui ne relève pas d’une logique de rattrapage du développement, sale, des pays riches. L’importance des mobilisations écologistes dans les pays du Sud dont fait part Walden Bello dans sa contribution est ainsi un point d’appui décisif. Il l’est d’autant plus que ces mobilisations s’articulent fréquemment, dans une logique auto-renforçante, avec des thématiques sociales et démocratiques.
On le voit, la crise écologique ouvre une période de fluidité au cours de laquelle une bataille politique se livre. Les gouvernements du Nord et les grandes firmes vont en profiter pour tenter d’accroître leur puissance et accélérer la marchandisation du monde. Sous peine de subir un revers durable, les mouvements sociaux et les forces anticapitalistes doivent faire émerger un scénario de gestion de crise. Relocalisation des relations économiques, désindividualisation d’une partie des consommations, démarchandisation, transformations des technologies propres en biens publics… les pistes explorées peuvent esquisser une nouvelle cohérence écologique, sociale et démocratique16.
Cédric Durand, Économiste (CEMI-EHESS/CEPN-Paris-XIII) et Vincent Gay (Commission écologique de la LCR)
Ce texte est paru comme introduction au dossier, « Capitalisme, Crise et Développement », Contretemps, 21, fevrier 2008, pp. 12-21
1Sur la logique implacable pour les salariés et la profonde instabilité du capitalisme dominé par la valeur actionnariale voir par exemple les deux premiers chapitres de l’ouvrage de Michel Aglietta et Laurent Berrebi, Désordres dans le capitalisme mondial, Odile Jacob, coll. « économie », Paris, 2007, 438 p. Voir également, F. Chesnais (dir.), La Finance mondialisée, La Découverte, coll. « textes à l’appui », Paris, 2004.
2I. Bensidoun et A. Chevallier, « Les inégalités dans le monde : poids et mesure », La Lettre du CEPII, n° 242, février 2005, http://www.cepii.fr/francgraph/publications/lettre/resumes/2005/let242.htm
3Réseau d’Alerte sur les Inégalités, http://www.bip40.org
4The Blacksmith Institute, “The World’s Worst Polluted Places”, sept. 2007. http://www.blacksmithinstitute.org
5Lénine, « Les bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? », Prosvéchtchénié, n° 1-2, octobre 1917. Traduction en ligne : http://www.marxists.org/français/lenin/works/1917/10/bol-pou/vil19171001-21.htm
6Voir les pronostics de Raymond Aron ou de Paul Samuelson au début des années 1960. Jean-Chartes Asselain, « Comment le capitalisme a remporté le conflit du siècle : le basculement des années 1956-1968 » in Bernard Chavance, Éric Magnin, Ramine Motamed-Nejad et Jacques Sapir, Capitalisme et socialisme en perspective, La Découverte et Syros, coll. « Recherches », Paris, 1999, p. 93-121. Disponible en ligne : http://cemi.ehess.fr/docannexe.php?id=1142
7Voir par exemple Moshe Lewin, « Anatomie d’une crise », in R. Motamed-Nejad, URSS et Russie : rupture historique et continuité économique, PUF, coll. « Actuel Marx Confrontation », Paris, 1997, p. 41-80.
8J. Gadrey, « Les objectifs insoutenables de la commission Attali », Le Monde, 18 septembre 2007 et J. Gadrey, « Attali : après lui l’herbe ne repousse pas », http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey/2007/10/23/attali-apres-lui-l%e2%80%99herbe-ne-repousse-pas/
9Martin Wolf, « Biofuels : a Tale of Special Interests and Subsidies », Financial Times, 30 octobre 2007, http://www.ft.com/cms/s/0/40a71f96-8702-11dc-a3ff-0000779fd2ac.html
10The International Forum on Globalization and The Institute for Policies Studies, “the false promise of biofuels”, Special report on biofuels, sept 2007, 35 p. http://ips-dc.org/reports/070915_biofuels_report.pdf
11Voir Daniel Tanuro, « Défense du climat et anticapitalisme » et « L’après-Kyoto risque d’être très libéral », Inprecor, n° 525, février-mars 2007
12Naomi Klein, The Shock Doctrine – The Rise of Disaster Capitalism, Metropolitan Books, 2007, 576 p.
13Peter Schwartz and Doug Randall, « An Abrupt Climate Change Scenario and Its Implications for United States National Security », A report commissioned by the U.S. Defense Department, octobre 2004, traduction française en ligne : http://paxhumana.info/IMG/pdf/rapportpentagone_climat-2.pdf
14United Nations Environment Programme, « Global Environment Outlook : Environment for Development », chap. 9, 2007, http://www.unep.org/geo/geo4/media/ ; voir la recension de ce rapport dans Le Monde : Hervé Kempf, « Selon les Nations unies, la privatisation des marchés serait le pire scénario pour l’écologie », Le Monde, 30 octobre 2007.
15Village de solidarité pour une planète fraîche organisé à Bali du 7 au 10 décembre durant la conférence de l’Organisation des Nations unies sur le changement climatique par une coalition de mouvements sociaux. Voir www.viacampesina.org/
16Pour une entrée stimulante dans cette discussion voir par exemple « The International Forum on Globalization, the Institute for Policies Studies and Global Project on Economic Transitions », Manifesto on Global Economic Transitions, sept. 2007, 40 p., http://www.ifg.org/pdf/manifesto.pdf