La peur de l’autre : vigilance anti-trotskiste et travail sur soi

Dans un texte publié en 2006 dans un ouvrage consacré aux sujets staliniens et à la façon dont le système stalinien a façonné les individus, Claude Pennetier et Bernard Pudal interrogent les usages du « trotskisme » comme figure repoussoir au sein des organisations communistes en URSS et en France, faisant de l’anti-trotskisme un élément essentiel de l’identité communiste dans sa version stalinienne[1].

 

Introduction

“ Trotsky ” et le “ trotskisme ” sont des mots réceptacles  qui condensent une pluralité d’enjeux. S’ils renvoient à l’histoire d’un dirigeant révolutionnaire, d’un chef politique, de groupes multiples qui se reconnaissent à son “ isme ”, ils font signe aussi –et peut-être même avant tout-  à la question du fonctionnement du système politique stalinien. La figure du “ trotskiste ” est un élément clef du dispositif de légitimation du pouvoir stalinien. Elle prend place dans un récit aux multiples intrigues dont les facettes sont constituées d’autant de figures-repoussoirs susceptibles d’être combinées dans des montages narratifs divers. Le trotskisme est donc le signifiant d’une catégorie fondamentale de l’entendement politique stalinien : celle du traître comploteur. Pour rendre compte d’une croyance qui, après-coup, apparaît si contradictoire avec le réel, il faut tenter de restituer l’ensemble des rationalités qui sont au principe de cette catégorie et qui sont susceptibles d’expliquer les différents types d’appropriation dont elle fit l’objet.

 

Invention et focalisation de la vigilance anti-trotskiste (1934-1938)

S’il est vrai que dès 1923, le “ trotskisme ” apparaît, “ dans le lexique stalinien, comme paradigme de toutes les oppositions de gauche dans le mouvement communiste et en URSS ”[2], c’est après l’assassinat de Kirov (1934)[3] et avec les procès de Moscou (1936-1938) que la criminalisation du trotskisme ouvrit la voie aux formes les plus extrêmes de la haine anti-trotskiste. Deux semaines après la fin du premier procès, le 6 septembre 1936, Staline, insatisfait des attendus du verdict, exprime son dépit dans une lettre à Kaganovitch et à Molotov : “ Il aurait fallu dire que les discussions sur l’absence de plateforme chez les zinoviévistes et les trotskystes, c’est un mensonge de la part de ces salauds et une illusion chez nos camarades. Ces salauds avaient bien une plate-forme. La substance de leur plate-forme, c’est l’anéantissement du socialisme en URSS et la restauration du capitalisme. […] Il aurait fallu dire, enfin, que l’abaissement de ces salauds jusqu’à l’état de gardes-blancs et de fascistes découle logiquement de leur péchés d’oppositionnels dans le passé ”[4]. Cette thèse, Staline la justifie longuement dans le rapport qu’il présente à l’Assemblée plénière du Comité central du Parti communiste de l’URSS le 3 mars 1937, “ Pour une formation bolchevik ”. Une section entière est consacrée au “ trotskisme de nos jours ” dont la thèse centrale est bien connue : en s’appuyant sur les aveux des procès de 36 et de 37 qui révèlent les objectifs de la conspiration trotskiste (restauration du capitalisme, sabotage du régime, alliances avec les fascistes, espionnage), Staline en conclut que “ le trotskisme actuel ne peut plus être appelé un courant politique dans la classe ouvrière ”[5] . Il en donne alors la définition[6] dont la connaissance et le respect seront l’alpha et l’oméga de l’évaluation des cadres et à partir de laquelle les militants et cadres seront invités à gloser à l’infini sur la menace trotskiste :

« le trotskisme de nos jours n’est pas un courant politique dans la classe ouvrière, mais une bande sans principes et sans idéologie de saboteurs, d’agents de diversion et de renseignements, d’espions, d’assassins, une bande d’ennemis jurés de la classe ouvrière, une bande à la solde des services d’espionnage des Etats étrangers ».

Cette criminalisation est essentielle aux desseins staliniens : elle introduit dans l’histoire de la qualification stalinienne du trotskisme un saut qualitatif. Elle modifie les catégories de perception et d’évaluation du trotskisme en interdisant toute retenue dans la chasse anti-trotskiste :

« l’erreur de nos camarades du Parti c’est qu’ils n’ont pas remarqué cette différence profonde entre le trotskisme d’autrefois et le trotskisme d’aujourd’hui ».

Dans la hiérarchie des “ criminels ”, les trotskistes se différencient des anciens saboteurs : alors que ces derniers étaient sociologiquement et politiquement étrangers à l’univers communiste, les “ saboteurs actuels ” sont issus du monde communiste :

« leur force réside dans la carte du Parti, dans la possession de la carte du parti ».

Cet avantage, qui leur donnerait accès aux secrets de parti, les protège aussi puisqu’ils bénéficient de l’immunité (toute relative) que procure l’honneur d’être communiste. Tous ces considérants tendent à engager la lutte contre les saboteurs d’une “ manière nouvelle ”. C’est dans ce contexte qu’il fallut réécrire l’histoire du bolchevisme et de la Révolution d’Octobre afin de transformer le passé trotskiste en une histoire prédéterminant et annonçant la dérive  criminelle. Ce fut l’objet, comme on sait, de L’Histoire du Parti Communiste (bolchevik) de l’U.R.S.S (1938)[7] mais aussi en un certain sens de l’assassinat de Trotsky comme réécriture de l’histoire[8].

Il ne faut pas sous-estimer l’enjeu de ce travail de redéfinition du trotskisme et de réécriture de son histoire : il achève le processus de clôture du parti communiste où, désormais, tout désaccord est susceptible d’être interprété comme le symptôme d’un délit, et dans ce seul registre. Cette redéfinition va enfin irriguer l’ensemble des pratiques de vigilance faisant de la lutte anti-trotskiste un “ test ” de l’esprit de parti d’autant plus décisif qu’il concerne la vigilance des camarades, la capacité à dépister l’homme à double face, ie le traître qui demeure tapi dans l’ombre sous les traits avenants du camarade de parti. Toute relation au sein du Parti sera désormais médiée par une distance psychologique et politique que peut habiter la peur de l’autre : de l’ “ autre ” en soi comme de l’ “ autre ” qui peut s’abriter, à son insu, chez un “ camarade ”. Sous la fraternité de parti, ce mécanisme nous introduit à la “ solitude ” des militants, et surtout des cadres permanents, solitude dont ils pourront mesurer parfois toute l’étendue à l’occasion de mesures disciplinaires ou dans une répression sans logique apparente[9]. Cette criminalisation enfin tend à justifier la férocité de la répression et le développement d’un imaginaire du complot[10] que viendront alimenter les pratiques de délation [11]caractéristiques du fonctionnement politique du stalinisme.

 

Les conséquences de la redéfinition du trotskisme au sein du PCF (1936-1940)

L’Internationale communiste va reprendre à son compte cette redéfinition et exiger des différentes sections nationales qu’elles intègrent à leurs pratiques politiques cette obsession anti-trotskiste. Comme le note Jean-Jacques Marie, l’URSS et l’IC “ déployèrent en 1936-1938 dans la lutte contre le trotskysme (étiquette sous laquelle étaient classées toutes les forces de gauche antistaliniennes) les moyens d’un appareil de propagande inouï pour l’époque ”[12]. Ces directives exigeaient que “ le bureau politique de chaque parti fixe toute une série de mesures destinées à ce que la campagne engagée, par sa nature et son envergure, non seulement revête un caractère interne au parti, mais vise aussi les plus larges masses populaires. Il est nécessaire de montrer à ces masses que le trotskysme est une agence du fascisme, que Trotsky et les trotskystes sont les plus vils ennemis de l’URSS, les ennemis de la liberté des peuples et de leur indépendance, sont des restaurateurs du capitalisme en URSS, des fauteurs de guerre ”[13]. Le CEIC attirait l’attention des dirigeants sur la nécessité de lutter au sein du parti contre toute tentation conciliatrice. Il fallait lutter “ contre les plus petites tentatives de défendre et de préserver le trotskysme ou contre toute manifestation de neutralité à l’égard du trotskysme, en excluant du parti tous les adhérents liés en quelque mesure à la contre-révolution ”[14].  Cette directive implique que la politique des cadres et le dispositif d’encadrement biographique fassent désormais une place centrale à l’enjeu “ trotskiste ”.

 1937-1939 : biographies et vigilance anti-trotskiste

             L’ouverture des archives de l’ex-Internationale communiste et l’élaboration progressive d’un corps d’hypothèses de recherche qui tente de rendre compte du rôle que joue le capital politique, positif[15] et négatif[16], tel qu’il peut être appréhendé par les biographies et autobiographies d’institution, nous permettent d’appréhender  les usages de la vigilance anti-trotskiste tout en offrant une voie d’accès à ses dimensions idéologiques et symboliques. Rappelons que lorsque le contrôle biographique est mis en place par les commissions de cadre au niveau international et national au début des années 30, l’attention aux dissidences et particulièrement au trotskysme était en effet insistante mais pas dominante :  » avez-vous été lié au groupe ? comment ? aux trotskystes ? « . Dans le questionnaire de 1931, dans un contexte d’élimination de la direction du  » groupe de la jeunesse  » — soi disant  » groupe  » promu par la direction de l’Internationale communiste en 1928 pour impulser la tactique classe contre classe, puis dénoncé par cette même IC comme responsable des impasses de cette politique — c’est bien un jugement ou une reconnaissance de coopération avec le groupe Barbé-Celor qui sont attendus. Dans le nouveau contexte des années 36-38, le questionnaire est modifié et précisé :

« Quelle fut votre position au cours des différentes crises du Parti (Congrès de Paris 1922) ? Avez-vous été au Groupe Barbé Celor ? Avez-vous fait partie d’une opposition ? Quel rôle y avez-vous joué ? Avez-vous fait partie de l’opposition Trotskiste ? Avez-vous été lié avec des trotskistes ? Avez-vous des amis parmi eux ? Qui connaissez-vous qui milite parmi eux ou qui ont une idéologie trotskiste ? Que pensez-vous des trotskistes ? Avez-vous des liaisons avec Doriot ? A quelle époque ? Etes-vous en liaison avec des éléments doriotistes ? Qui connaissez-vous qui soit chez Doriot ? Avez-vous été en liaison avec Ferrat et le groupe « Que faire »[17] ? Avez-vous des amis qui en font partie ou sont en liaison avec eux ? ».

Dans cette question à quatre pans, les biographiés comme les évaluateurs de la commission des cadres focalisent leur attention sur le trotskysme, à la recherche de toute distance à l’égard de la position officielle. Cet ensemble de questions, on le voit, vise à cerner le passé et le présent des relations avec les “ trotskistes ”, les opinions sur le trotskisme et fait explicitement appel à la “ délation ”.

En 1937, lors du bilan que dresse, à Moscou, Maurice Tréand, dans un rapport sur la campagne de “vérification”[18], l’étendue des enseignements désormais rendus possibles par l’application systématique du contrôle biographique et en particulier ceux concernant le trotskisme, est frappante. Depuis début 1937, 5 477 biographies ont été  collectées: “2 307 de ces biographies sont là haut”, note Tréand, ce qui veut dire à Moscou. Les autres, de moindre importance, ont été brûlées, “l’essentiel de chacune d’elles est noté dans nos carnets”[19]. Les provocateurs et les traîtres -soit des éléments soupçonnés de renseigner la police, soit des “trotskistes”- constituent la cible prioritaire. Ils font l’objet de listes noires, tous les 7 ou 8 mois, d’“environ 100 noms” chacune. Une brochure spéciale d’exclus trotskistes, “avec leur photo”, préfacée par Jacques Duclos, est annoncée : « Nous l’enverrons gratuitement à toutes les organisations et aux militants. ». La divergence politique est rabattue sur la provocation policière, ce que des citations des “deux procès qui ont lieu ici (à Moscou) montrant leur liaison avec la Gestapo” devront attester. Les évaluations des cadres tiendront le plus grand compte du rapport au trotskisme et tout militant qui laissera entendre que la dissidence trotskiste serait d’ordre politique sera immédiatement suspect. Maurice Tréand regrette d’ailleurs que le “ danger ” trotskiste soit encore trop sous-estimé de son point de vue :

« Les trotskistes comme nous montre l’exemple de l’URSS ont pénétré parmi nous et essaient pour essayer de monter à appliquer nos mots d’ordre pour mieux faire et opérer leur travail de désagrégation. Il existe encore malheureusement dans le parti une sous-estimation du danger trotskiste surtout parmi les intellectuels. Je citerai 2 ou 3 exemples. Nous avons depuis deux mois ajouté au schéma d’autobiographie des questions précises en ce qui concerne les trotskistes et les oppositionnels[20]. Les réponses des camarades montrent parfois une nette impression d’incompréhension ou peut-être plus. Par exemple une cadre femme répond à ce qu’elle pense des trotskistes « c’est des anciens camarades et c’est malheureux de les voir fusillés comme cela », un autre répond que le trotskisme est une fraction de la classe ouvrière, un autre encore que c’est des marxistes qui ne savent pas lier la théorie à la pratique. Malgré ces faiblesses de compréhension qui montrent qu’il faut encore dans le parti faire un travail d’éclaircissement, les trotskistes en France ont dans cette dernière période été repoussés du mouvement légal »[21].

En fait, on attend des militants qu’ils fassent leur, sans réserve, la nouvelle définition stalinienne du trotskisme. Maurice Tréand  associe enfin le danger de “déviations” lié à l’entrée massive dans le parti communiste de francs-maçons et d’intellectuels -qu’il s’agit de maintenir à des postes subalternes- à la menace trotskiste : “Nous réagissons aussi contre la poussée des intellectuels dans le parti. Nous sommes assez vigilants contre ce Comité de vigilance des intellectuels. Nous réagissons contre la montée des instituteurs dans nos cadres de direction des régions de province. Ce n’est pas un hasard que les deux régions dont nous avons liquidé les directions dans cette dernière période avait à leur tête deux instituteurs Geoffroy[22] dans les Charentes et Copin dans le Jura qui sont tous deux des trotskistes.”

Les Listes noires

Les listes noires témoignent elles aussi de cette focalisation progressive dans les années 36-38 sur le trotskisme. Depuis 1931, des brochures et des textes ronéotypés, périodiquement édités, donnent des listes d’agents provocateurs, de “ margousins ” ou d’ennemis du parti (exclus pour raisons d’argent, opposition politique, etc.) accompagnées de sommaires données biographiques et d’informations susceptibles de favoriser leur repérage. Principalement centrées sur la provocation policière au début, elles évoluent progressivement, prennent le nom de listes noires, comprennent de plus en plus de trotskistes et de traîtres. Après la brochure Brochette d’agents provocateurs publiée en 1931, la première “ liste noire des provocateurs, voleurs, escrocs et traîtres chassés des organisations révolutionnaires de France ” (non datée) parait vers la fin 1932. La liste n° 9, avril 1938, ajoute aux quatre autres qualificatifs celle de “ trotskiste ”. La dernière (janvier 1939) porte le numéro 11. Plusieurs listes paraîtront pendant la guerre, notamment en zone sud, puis une nouvelle série débutera en mai 1945 (N° 1, Espions, traîtres, renégats et agents de la gestapo dénoncés par le Parti communiste français ; n° 2 le 15 juin 1945 puis un n° 3, sd.). La liste n°9 d’avril 1938 s’intitule “ Liste noire de provocateurs, voleurs, escrocs, trotskistes, traîtres (chassés des Organisations Ouvrières de France) ”. Le préambule contient une longue diatribe contre les trotskistes :

« Les trotskistes, qui sont des  agents de Hitler et de Mussolini, dans notre pays, ont pour mission de détruire les organisations ouvrières en faisant pénétrer leurs hommes dans les rangs de ces organisations et en essayant de corrompre les militants. Ils préparent ainsi la voie au fascisme de l’extérieur et de l’intérieur en s’efforçant de rassembler en France les éléments d’une “ Cinquième Colonne ” comme ils l’ont essayé en Espagne. Dans les usines, ils poussent aux grèves prématurées. Ils cherchent à désorganiser à la fois la production et le mouvement ouvrier. Ils veulent, à tout prix, désagréger, afin de mieux appliquer les ordres qu’ils ont de liquider et de faire disparaître par tous les moyens les organisations ouvrières. En URSS, le Parti Bolchevik, avec à sa tête son chef Staline, a su se débarrasser des traîtres trotskistes, agents de l’étranger. Il a su impitoyablement, se débarrasser de cette vermine qui essayait de réinstaller le capitalisme. Ici, nous devons de toutes les forces que nous possédons, mener une lutte contre les traîtres trotskistes. Il faut les chasser de toutes les organisations. Pour cela, être très vigilants, savoir les déceler, savoir montrer leur duplicité et lorsque nous les avons démasqués, les poursuivre sans hésitation ni faiblesse, jusqu’à leur complète liquidation de toutes les organisations sans exception. Il ne faut laisser passer aucune occasion d’expliquer et de démontrer ce qu’ils sont, afin que la masse entière de notre peuple soit renseignée à leur sujet et qu’elle les chasse et les cloue sur le banc de l’infamie des traîtres, des provocateurs et des assassins ».

La criminalisation, on le voit, présente désormais une forme assertorique sans même qu’un quelconque “ réel ” soit mis au service de la dénonciation, ce qui, bien entendu, pose la question du réel effectivement en jeu dans cette affaire. Durant la guerre, la reprise des listes noires fait évidemment toute sa place à la chasse aux trotskistes. Dés la liste n° 1 de janvier 1943, on redonne la définition stalinienne du trotskisme[23] et la haine anti-trotskiste autorisera l’assassinat de militants trotskistes, dont celui de Pietro Tresso, l’un des fondateurs du PCI avec Antonio Gramsci.

 

Les appropriations militantes de  l’antitrotskisme : entre adhésion et réticences

Jusqu’à quel point les militants et cadres communistes étaient-ils habités par cet anti-trotskisme ? Bien qu’il soit particulièrement difficile de répondre à une telle question, on peut tenter  d’exploiter les réponses faites aux questionnaires biographiques. Relatifs à des militants et cadres, soit confirmés soit en voie de promotion, les questionnaires biographiques conservés aux archives du Komintern (RGASPI) offrent des matériaux qui inscrivent la vigilance dans la diversité des positionnements individuels malgré le cadre très contraignant de l’exercice, qui ne laisse guère d’espace à la réserve explicite (celle-ci apparaît cependant à titre exceptionnel). L’ensemble des réponses, bien qu’ouvertement et clairement hostiles au trotskysme le plus souvent, n’en expriment pas moins fréquemment, à la marge, une sorte de “ retenue ” plus ou moins consciente. Si dans plus de la moitié des cas étudiés, les militants n’ont jamais connu ou rencontré un trotskiste réel au supposé, plus du tiers offrent des informations précises sur des liaisons compromettantes qui pervertissent  » les rangs de la classe ouvrière  » comme dans les milieux enseignants. Ceux-ci sont particulièrement visés, conformément à la tradition ouvriériste du PCF mais aussi compte tenu de « l’audience » du trotskisme dans certains milieux enseignants, ceux du syndicalisme en particulier. Ces  » semi-intellectuels « , ces  » intellectuels surchauffés « ,  » coupeurs de cheveux en quatre « ,  » révolutionnaires en chambre  » sont susceptibles d’influencer les  » travailleurs inéduqués et même d’ » entraîner de bons camarades « .

Si les formulations disqualifiantes font florès pour dénoncer le caractère  » dangereux  » des  » pires ennemis du peuple « , la référence au fascisme et surtout l’identification du trotskisme au fascisme advient  parfois difficilement sous la plume des militants. Un bon tiers s’y essaye sans nuance ( » ce sont des fascistes « ), en qualifiant leur action ( » Travail du fascisme et de la bourgeoise « ) ou ne concédant qu’une alliance ( » Alliés du fascisme pour abattre notre grand PC « ,  » action qui s’allie à celle des fascistes contre notre Parti « ) ou encore en leur attribuant une place particulière dans la famille fasciste ( » ramification du fascisme international « ,  » Branche ultra-gauchiste du fascisme « ) et un travail  » au grand profit du capital et de son enfant naturel le fascisme « . Finalement, ces  » fascistes du régime « , n’ont plus de lien avec le mouvement ouvrier et le communisme : il y a  » autant de différence avec le Parti qu’entre Doriot-La Rocque et nous « .

La caractérisation comme criminelle de l’action trotskiste en URSS, ou en Espagne, est une façon complémentaire de se rapprocher des formulations attendues : s’ils sont finalement peu nombreux à s’aventurer sur ce terrain, ceux qui s’y essaient le font avec force, sans ménager

« la pointe avancée de la contre révolution dans le mouvement ouvrier international « ,  » les provocateurs et [les] assassins au service du fascisme « , ceux qui pratiquent le  » sabotage en URSS « , notamment celui des  » plans quinquennaux « , qui s’allient à France comme les  » preuves [en ont été] apportées au procès du POUM  » ; face à ce  » bloc de provocateurs, d’ennemis sans principes « , il faut être  » plus vigilant que jamais  » et les  » dénoncer, en ce moment surtout, comme ennemis du peuple « ,  » ces ramassis d’aventuriers assassins, traîtres ».

Les plus attentifs aux orientations internationales font explicitement allusion à la publication de Staline  » Pour une formation bolchevik  » (sous la plume il est vrai d’un ouvrier de Renault, formé par Arthur Dallidet, un des responsables des cadres) ou font référence à la  » haine contre l’Union soviétique et ses dirigeants, à la tête desquels le camarade Staline « , même si les procès laissent perplexe un instituteur de la Vienne :

« Quant aux trotskystes de Russie et d’Espagne, il faut évidemment faire un effort pour comprendre leur trahison et se rappeler surtout qu’au fond de la plupart des vieux bolcheviques sommeille un terroriste ».

Cet effort de compréhension ne peut être interprété que comme une réponse  » non conforme « , car elle élude une dimension essentielle de la dénonciation, la duplicité, l’homme à double face qu’il faut  » dévoiler « ,  » démasquer « , et non chercher à comprendre. Il convient donc de se méfier de ceux qui ne  » défendent pas des conceptions ouvertement trotskistes « , et qui  » prétendent être les ‘défenseurs’  » des ouvriers, des  » hypocrites  » qui se  » dissimulent sous des attitudes révolutionnaires « , qui  » sont plus ou moins déguisées « . Ils  » doivent être impitoyablement démasqués « , et  » tant pis pour les intellectuaillons, même sincères, éternels critiqueurs et mécontents qui font leur jeu et celui de l’ennemi « . Toutes ces nuances, qui laissent même aux soutiens des trotskystes le bénéfice de la sincérité, laissent entrevoir le caractère un peu forcé de l’application des orientations staliniennes. Dans ce même département de l’Eure-et-Loir, un autre professeur, Jacques Decour — le futur grand nom de la résistance — se voit classer  » C  » par la commission des cadres (enlever des responsabilités) pour s’être contenté — entre autres faiblesses — de cette formule :

«  La preuve n’est plus à faire que les trotskistes sont – parfois inconsciemment – des contre-révolutionnaires au service du fascisme international. »

Il apparaît clairement que les enseignants, instituteurs comme professeurs, même totalement acquis à la défense des orientations thoréziennes et à la nécessité de combattre l’   » opposition unitaire  » qui avait été majoritaire dans la Fédération unitaire de l’enseignement, reprennent difficilement l’intégralité du discours stalinien. L’affrontement entre le cheminot trotskiste Saufrignon, militant expérimenté, et un dirigeant communiste de la Vienne, jeune professeur agrégé de mathématiques, témoigne d’un certain embarras :

« Nous avons eu à Poitiers à lutter assez durement fin 1934 et en 1935 contre les trotskistes au moment du développement de notre organisation dans notre ville. C’est à cette lutte que je [dois] mes relations avec eux. Les militants trotskystes étaient à cette époque Saufrignon, alors cheminot au Blanc (Indre) le  » théoricien  » de l’équipe, actuellement à Poitiers, Philippe Mary, ancien militant communiste maraîcher et un étudiant nommé Gailledrat qui est actuellement instituteur dans la région parisienne (je crois à Argenteuil) ».

Embarras qui apparaît à nouveau sous la plume de l’instituteur Alphonse Bouloux :

« J’ai été l’ami de Saufrignon passé à la IVe Internationale. Il a fait, pour m’emmener, des efforts tenaces… et inutiles. […] Je pense que les trotskistes ou autres ‘gauchistes’ qu’ils disent, sont pour la plupart: ou des camarades qui ne veulent pas militer et se contente de critiquer, c’est plus facile, ou des semi intellectuels qui ont le préjugé défavorable contre la Russie ».

Jean Bruhat lui-même, professeur d’histoire à Nantes et auteur de la brochure Le châtiment des espions et des traîtres sous la Révolution française[24], qui légitimait les procès de Moscou par analogie avec la Grande révolution, évite les allusions au fascisme ou à la criminalité :

« En 1926 j’ai été en liaison avec des éléments d’opposition (Souvarine, Révolution Prolétarienne). […] Je n’y ai joué aucun rôle actif. Je l’ai abandonnée après quelques mois, convaincu que je m’étais trompé (la politique de Staline m’a persuadé en particulier de mon erreur). Mais depuis plus de onze années je n’ai plus de rapports avec les différentes oppositions. Je n’ai pas d’amis parmi les trotskistes. Je dois cependant signaler que mon beau-frère Alfred Delhermet, instituteur au Puy est resté en relation avec le groupe de la Révolution prolétarienne. Je considère les trotskistes comme des agents de la bourgeoisie. Je les ai combattus dans l’ancienne Fédération unitaire de l’Enseignement. »

La professeure de philosophie, Marguerite Buffard se contente d’une réponse laconique :

« Je condamne le trotskisme. Je ne me suis jamais trouvé en rapport avec des trotskistes (sauf une fois à Colmar où un émigré allemand voulait dénigrer le Parti avec des arguments trotskistes, je l’ai jeté dehors). »

Cet activisme anti-trotskiste imposé aux militants et cadres communistes, érigé en rite d’intégration à la communauté des « fidèles » et en test de « l’esprit de parti », marquera désormais durablement la culture stalinienne du PCF

 

La deuxième vie de Léon Davidovitch (1940-1969)

L’assassinat de Trotsky ne met pas fin, en effet, à l’anti-trotskisme qui reste dans une certaine mesure indépendant de la réalité des forces trotskistes dans le monde. Au contraire, l’assassinat risque de conférer une dimension de martyr à cet opposant au régime soviétique susceptible d’incarner désormais l’un des symboles de toute opposition. L’anti-trotskisme demeure une des dimensions de l’histoire du communisme dont nous ne pouvons rappeler ici que quelques moments forts.

Il s’agit moins de la traque réelle du “ prophète ” et de ses enfants, au sens propre et au sens figuré, dont la France fut une des plaques tournantes, que d’un combat fantasmatique. Ils ne sont que quelques-uns à apprendre très tôt, comme Joseph Minc[25], que l’assassin de Trotsky avait été recruté en France. Plus rares encore sont ceux qui connaissent les exécutions d’avant-guerre, comme celle d’Ignace Reiss, en Suisse, alors qu’il gagnait la France, ou Rudolf Klement[26], à Paris, en juillet 1938. Il s’agissait d’ailleurs d’opérations professionnelles des services soviétiques[27], dont on connaît aujourd’hui grâce aux mémoires du commanditaire, Soudoplatov, les formes, mais dont la presse communiste nia la réalité. La guerre permet ou provoque des exécutions sommaires, peu nombreuses mais significatives d’une haine tenace, exécutions d’un autre type puisqu’elles se déroulent sur le territoire français et à l’initiative de militants nationaux. L’exécution de quatre trotskystes du maquis du Wodli en Haute-Loire[28], fin octobre 1943, est  l’épisode à la fois le plus connu et le plus significatif. Il serait sans doute à rapprocher de situations similaires dans les territoires européens libérés. Ainsi, en septembre 1941, la constitution du territoire libéré de Yougoslavie dit  » république d’Uzice « , dans l’Ouest Serbe, où Zivojin Pavlovic, exclu communiste, auteur de Bilan du Thermidor de Staline, fut torturé et tué par les dirigeants communistes yougoslaves. Les exécutions connues se situent en France autour de la Libération. Citons deux cas à peu près élucidés. Marcel Brocard, ouvrier menuisier puis agent de lycée à Auxerre, fut trouvé le 23 décembre 1944 dans un bois, le corps décomposé. Il avait été enlevé de son domicile par des résistants le 22 septembre 1944. Cet ancien membre du Comité central du Parti communiste internationaliste, arrêté en août 1941 en qualité de  » militant et propagandiste de la 4e Internationale  » et emprisonné au camp de Vaudeurs (Yonne), n’avait pas caché ses convictions aux co-détenus communistes. Une enquête menée auprès des témoins et dans les archives indique nettement que ce sont les haines accumulées pendant ce séjour à Vaudeurs qui provoquent sa mort, à l’initiative d’anciens détenus. Le silence se fit pendant un demi-siècle.

Michel Buchloz, d‘origine juive, militant trotskiste parisien, fréquente à la fin de la guerre les milieux communistes pour y gagner de nouveaux militants, qu’il formait à la lecture des classiques du marxisme. Il recrute aussi celui qui va devenir le dirigeant du courant Lutte ouvrière, Robert Barcia[29]. Arrêté par des militants communistes à la Libération, on retrouve son corps dans la Seine. Ces exécutions sont certes beaucoup moins nombreuses que les épurations internes qui touchent les militants communistes ayant  » trahis « , soupçonnés de faiblesse ou même injustement accusés comme Georges Déziré exécuté le 17 mars 1942 à Château, puis jeté dans la Seine, avant d’être réhabilité par Jacques Duclos dans les années 1970. Son ami, Pierre Teruel-Mania se demanda si le fait d’avoir eu une sœur trotskyste, Jeanne Déziré, n’avait pas contribué  à sa perte. A vrai dire, rien ne le prouve ; on ne peut que noter son insistance à se démarquer de celle-ci dans son autobiographie pour la commission des cadres, datée du 13 décembre 1937 :

« J’ai dû par exemple entre août 1937 et maintenant mener la lutte dans le Parti contre ma sœur liée par le travail et sans doute aussi sentimentalement avec un trotskyste notoire, Leblond de Rouen, du syndicat des techniciens. Après avoir fait le travail d’éclaircissement dans sa cellule et auprès d’elle, devant son attitude provocatrice et sa volonté de lutter contre le Parti, j’ai demandé qu’elle comparaisse devant une commission de contrôle qui a conclu à son exclusion. Je mène parallèlement la lutte contre les membres de ce même groupe dont nous découvrons uns à uns les éléments. »[30]

Dans ses  » mémoires « , Annie Kriegel rappelle que la chasse aux trotskistes n’est pas ralentie par la mort du  » chef « , la guerre ou la Libération. Dés le 19 septembre 1944, l’Humanité aurait parlé des  » agents trotskistes de la Gestapo « . La conférence des responsables aux cadres de la Région Parisienne et de l’ex-zone nord du 7 octobre organisée à la Mutualité par la commission centrale des cadres traite des trotskistes et rappelle que  » le trotskisme n’est pas un mouvement politique « . En décembre, la 8° conférence régionale de Paris-Est avait recommandé de déceler les trotskistes  » partout où ils se trouvent « [31] . Si l’antitrotskisme est très puissant à la Libération au point de rendre difficile le retour à la légalité et la publication normale de la presse trotskiste, les succès, limités, sont réels dans les entreprises et les administrations — par exemple dans les PTT ou dans le Livre et la métallurgie, comme en témoignent Maurice Alline[32] ou Simonne Minguet[33], et comme l’indiquera le rôle déclencheur des trotskistes dans la grève Renault d’avril-mai 1947. En province, comme le décrit Marcel Thourel pour la région toulousaine, ce fut également la première percée électorale aux élections de juin 1946[34]. Elle inquiète la direction du PCF et sert d’argument à Etienne Fajon qui publie un article dans Les Cahiers du Communisme intitulé  » Un instrument du fascisme et de la réaction : le trotskisme « , titré dans le sommaire, “ L’Hitléro-Trotskisme ” (1946)[35]. L’entrisme avait aussi donné quelques autres résultats : au sein du Mouvement uni des auberges de jeunesse (MUAJ) et à la direction des jeunesses socialistes. Les grèves de 1946-mai 1947 voient des trotskistes jouer un rôle non négligeable, en particulier chez Renault, conduisant le parti à décider d’ “ asphyxier ” l’audience trotskiste dans la classe ouvrière. Robert Mencherini, dans son étude sur les grèves de 1947-1948, fait état des appréhensions d’Alfred Costes dans son rapport au comité central face à  cette “ menace ” trotskiste. Si ce dernier relate “ un passage à tabac des vendeurs de La Vérité ”, “ il fait part aussi des réticences de militants du parti pour y participer. Il y voit un manque de maturité politique ”. Si le PCF est parvenu à contenir l’influence trotskiste en milieu ouvrier, il n’en est pas de même dans le monde intellectuel[36]. Les “ trotskistes ” ou plutôt des trotskistes ont joué un rôle important durant la Guerre Froide, que ce soit David Rousset, ou bien des intellectuels comme Claude Lefort qui ont, très tôt, associé leur anti-totalitarisme au soutien et à la divulgation de témoignages sur le monde soviétique et les camps[37]. A ces entreprises de « révélation », le PCF oppose une politique de censure symbolique qui procède de la dénonciation des « dénonciateurs » comme traîtres. Avec plus ou moins de succès suivant les cas, la logique de guerre aidant, une vision conspiratoire de l’histoire sera alors sollicitée. L’un des livres le plus diffusé auprès des militants communistes fut La grande conspiration contre la Russie  de Michel Sayers et Albert E. Kahn que publient les Editions d’Hier et Aujourd’hui  en 1947. Les Cahiers du communisme  d’octobre 1947 (n°10)[38] en font l’ éloge, invitant chaque communiste à le lire et à le méditer. Bien que la vision conspiratoire de l’histoire ne soit guère marxiste, elle est à la fois très populaire et partagée[39]. La grande conspiration contre la russie  prend place dans la série des récits analogues aux succès publics sans précédent, comme Les protocoles des sages de Sion par exemple[40]. Effet mystifié de la distance au champ politique qui conduit à imputer à des acteurs des “intentions” dissimulées au principe de l’avènement des “évènements” (guerres, etc..), réélaboration pseudo-explicative de l’opposition entre « eux » et « nous » (Richard Hoggart), le schème de la vision conspiratoire de l’histoire vient se fondre, pour les lecteurs communistes, dans le schème de l’histoire comme lutte des classes, l’impérialisme américain « incarnant » alors le « mal absolu », insidieux, omniprésent, le trotskisme jouant quant à lui, pour partie, le rôle dévolu aux juifs[41] dans la propagande antisémite. Ces années de guerre froide, dans le sillage de la deuxième guerre mondiale, sont en effet, aussi bien avec les romans[42] que les films d’espionnage, particulièrement propices, dans les deux camps, à la vulgarisation d’une herméneutique cryptique[43]. Tout texte critique est donc redéfini dans la catégorie du faux[44], (au sens strict ou au sens large de texte faussé par son assujettissement à la propagande anticommuniste) laquelle ne ressortit pas de la logique du débat ou de la “conversation savante”….

L’évitement de la discussion critique du texte implique la disqualification des auteurs dont la nosographie s’élabore : policier, transfuge, renégat, apostat, espion, ancien nazi ou fasciste, traître, etc. Ces qualifications portent sur les “personnes” et l’on comprend par conséquent que le procès judiciaire ait été l’un des outils du répertoire de la disqualification. Au delà des procès célèbres -Kravchenko[45], Rousset[46]– il y en eut bien d’autres. Etienne Fajon (membre du BP du PCF), dans un rapport sur la dégradation de la presse communiste à la réunion du CC du 26 mars 1952, fait état de l’instruction en cours de 139 procès contre L’Humanité, non sans manifester son inquiétude sur le coût financier d’une telle inflation judiciaire.[47] La forme procès, qu’elle s’actualise ou non sur la scène judiciaire, tend à disqualifier l’auteur en faisant peser sur lui une suspicion plus ou moins fondée. Elle sera systématiquement exploitée, les charges pesant sur les “accusés” variant suivant les cas. Il en va ainsi, par exemple, pour le célèbre J’ai choisi la liberté  de Victor Kravchenko (1947) que Les Lettres Françaises présentent comme un faux concocté par un “transfuge”, otage de la CIA (Article “Comment fut fabriqué Kravchenko”, 13 novembre 1947). D’autres types de <<procès>> furent organisés. En 1955, un meeting à la Mutualité fut organisé pour contrer les effets éventuels de l’ouvrage de Maurice Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique[48].

Les morts eux-mêmes n’échapperont pas à ce registre comme en témoignent les mésaventures posthumes de Paul Nizan[49]. L’importance de ce dernier dans le dispositif de censure symbolique du PCF tient au fait qu’il incarne à merveille, à son corps défendant si l’on ose dire, dans l’imaginaire politique des intellectuels communistes, la figure du traître. Il aura toute sa place dans ce rôle, sous le nom d’Orfilat, dans la première version(1949-1951) des Communistes de Louis Aragon, de même qu’il avait été un cas exemplaire, de ce point de vue, dans l’étude qu’ Henri Lefebvre consacre à L’existentialisme en 1946[50]. Jean Kanapa apporte lui aussi sa contribution à l’élaboration du personnage du traître.

A partir des années soixante, le PCF est progressivement confronté à l’émergence de groupes “ gauchistes ” parmi lesquels les différentes variantes du trotskisme constituent des cibles privilégiées, relativement inquiétantes à un moment où l’aggiornamento du PCF, en cours, et les révélations de plus en plus nettes sur le stalinisme interdisent ou du moins limitent l’interprétation criminalisante. C’est alors sous les auspices du Lénine de La maladie infantile du communisme que se mène la “ bataille idéologique ”. On fait néanmoins appel à un cadre stalinien type, formé à l’ELI dans les années trente, Léo Figuères, pour doter les cadres et militants “ lecteurs ” d’un opuscule censé les armer dans leur action contre le trotskisme : Le trotskisme, cet anti-léninisme  (1969, Editions Sociales). La relative marginalisation de l’extrême gauche dans les années soixante-dix rendra moins urgente cette obsession.

Phénomène récurrent, l’anti-trotskisme est donc une des dimensions structurelles du stalinisme et c’est cette dernière dimension qu’il convient désormais de tenter de préciser.

 

Le polymorphisme anti-trotskiste et le stalinisme

A cette fin, il n’est sans doute pas illogique de revenir à la matrice idéologique de l’anti-trotskisme telle qu’elle est progressivement élaborée par la propagande stalinienne. Dans l’impossibilité d’étudier ici l’ensemble des textes qu’il serait sans doute nécessaire de convoquer, nous nous limiterons à un texte exemplaire, celui de Barbusse, en 1935, rédigé par conséquent pendant la phase antérieure à la criminalisation. A l’occasion de la biographie qu’il consacre à Staline, Henri Barbusse construit en contre-point du portrait de son “ héros ” un contre-portrait, celui de Trotski. Ce faisant, il est conduit à décliner l’ensemble des valeurs négatives censées caractériser ce dernier. Elles prennent alors place dans une matrice symbolique de “ valeurs ” susceptible de structurer une multitude d’énoncés et de coder les biographies des trotskistes qui viendront s’y mouler. C’est sur cette matrice que vont s’ajouter après 1934, les thématiques propres à la criminalisation : “ l’histoire complot ” et “ la trahison ” :

« Staline et Trotski se dressent vraiment ici comme le contre-pied l’un de l’autre. Ce sont deux types d’hommes placés l’un à un bout, l’autre à l’autre bout de la collection contemporaine. Staline s’appuie de tout son poids sur la raison, le sens pratique. Il est armé d’une impeccable  et inexorable méthode. Il sait. Il comprend intégralement le léninisme, le rôle dirigeant de la classe ouvrière, le rôle du parti. Il ne cherche pas à se faire valoir, il n’est pas troublé par un désir d’originalité. Il tâche simplement de faire tout ce qu’on peut faire. Il n’est pas l’homme de l’éloquence, il est l’homme de la situation. Quand il parle, il ne cherche de combinaisons qu’entre la simplicité et la clarté» [51].

A l’opposé Trotsky se définit comme “ un intellectuel petit-bourgeois ”, “ confus ”, par la “ phraséologie ”, la “ mollesse ”, la “ lâcheté ”, le “ désir d’originalité ”, le “ pessimisme ”, le “ doute ”, le “ manque de foi ”, “ l’esprit conciliateur ”.  L’un des enjeux, bien que Trotsky ait été un chef de guerre, est de le faire tomber du côté de la “ féminité ” par les dimensions connotées d’un vocabulaire différencié du vocabulaire viriliste qui caractérise le stalinisme »[52].

La catégorie politique “ trotsky ” est au cœur d’une matrice d’oppositions symboliques fondamentales (homme/femme, manuel/intellectuel, viril/efféminé, droit/courbe-fourbe, orthodoxe/hétérodoxe, discret/bavard, ouvrier/petit-bourgeois, désintéressé/orgueilleux, maître de soi / versatile, Nous/Moi, collectif/individuel, etc.), qui autorise tout à la fois la glose infinie et fonctionne sans que l’ensemble des catégories binaires aient besoin d’être explicitement convoquées. Fondée en surface sur une théorie “ scientifique ” des classes sociales qui est au cœur du référentiel biographique stalinien et de ses multiples usages, on se trouve, comme dans l’effet Montesquieu qu’avait analysé Pierre Bourdieu, confronté à un “ réseau d’oppositions et d’ équivalences mythiques ” qui constitue la “ véritable structure fantasmatique qui soutient toute la  ‘théorie’ ”[53]. Cette cohérence mythique n’a pas besoin d’être exhaustivement explicitée et l’on doit sans doute au caractère “ littéraire ” et à l’enjeu biographique du texte de Barbusse la mise en œuvre quasi systématique du système d’oppositions sous sa forme la plus éthique, la moins “ rationalisée ”. Dans la mesure où ce réseau de relations s’engendre à partir d’un petit nombre d’oppositions qui ne sont évoquées que par un de leurs termes, on peut se demander si certaines propriétés, comme la judéité, qui ne peuvent être explicitement nommées, ne sont pas néanmoins suggérées voire explicitement évoquées “ oralement ”[54].  D’autre part, c’est sans doute à ce jeu sur un répertoire d’oppositions structurantes à dimension universelle et mythique que l’entreprise de dénonciation du “ trotskisme ” doit de pouvoir s’adapter aux contextes culturels les plus divers[55].

Il est susceptible enfin de s’enrichir : la criminalisation du trotskisme remplit cet office. Elle surajoute simplement deux propriétés contenues en puissance dans le système de catégorisation antérieur : la traîtrise et le complot.

 

Le complot et la trahison

Pourquoi l’invention de la figure stalinienne du trotskiste, et de Trotski en premier lieu, comme criminel ? Pourquoi l’invention de cette catégorie de l’entendement politique stalinien qui s’organise autour de la thématique du complot, fomenté de surcroît par des “ traîtres ”. Deux problèmes doivent être dissociés : celui du “ choix ” de ce récit du complot dans la logique stalinienne ; celui de son audience diversifiée. La criminalisation, on l’a vu, est cohérente avec le stalinisme : elle achève le processus d’éradication de la “ différence politique ” interne au parti communiste et conduit à la liquidation par la répression de tous les opposants. La « guerre » –menaçante et en un sens « désirée »- justifie les appels à la discipline et interdit les logiques de champ. Pierre Bourdieu, reprenant à son compte l’idée de Stephen Cohen, affirmait que la « stratégie de la militarisation » «  est sans doute la seule contribution originale de Staline à la pensée bolchevique, donc la caractéristique principale du stalinisme » (…) « Cette pensée militariste est évidemment manichéenne, célébrant un groupe, une école de pensée ou une conception constituée en orthodoxie pour mieux anéantir tous les autres »[56]. De ce point de vue, la criminalisation du trotskisme n’a d’autre fondement que la logique de l’arbitraire stalinien. En un certain sens, cet arbitraire est appelé par l’histoire de la stalinisation, ie la création d’un système politique contraint de rester fidèle à son idéocratie tout en ayant pour mythe le déni de l’histoire. Les contradictions de la vie sociale, les oppositions et les différends, n’ayant pas de statut légitime dans cette fuite en avant bureaucratique et répressive, ne peuvent être “ appréhendés ” que dans la logique de la déviance, de l’opposition “ camouflée ” et non-dite, logique qui trouve sa cohérence dans un type de récit, le récit de la conspiration criminelle[57]. La croyance au complot renvoie sans doute d’une manière générale à un ensemble de mécanismes emboîtés, variables suivant les conjonctures, où les illusions du politique, des noyaux de plausibilité, des éléments de réalité, des intérêts géopolitiques (comme dans le cas de l’aveuglement semi-volontaire de ceux qui souhaitaient associer l’URSS aux combats antifascistes), des usages divers (vengeance, concurrence, désignation de responsables), viennent activer ou réactiver des nappes psychologiques. Une conjoncture de crise comme celle du monde soviétique redoublée par la crise des sociétés impériales (C. Charle) et les deux guerres mondiales ne pouvait que favoriser l’audience de cette thématique.

On pouvait s’y opposer, certes, comme en témoigne la commission Dewey, encore fallait-il privilégier de façon délibérée la démarche rationnelle (dont la philosophie pragmatiste de Dewey associée à un engagement politique non-partisan est une modalité exemplaire)[58]

La figure de la trahison est essentielle à l’imaginaire de l’anti-trotskisme. Sheila Fitzpatrick en a souligné la spécificité :

« Le parti avait toujours exigé de ses membres qu’ils fassent preuve de vigilance. Cependant, cette fois, il y avait une nouveauté : il ne s’agissait plus seulement de se méfier des ennemis de l’extérieur mais aussi des ennemis de l’intérieur. “ L’intérieur ”, c’était avant tout l’intérieur du parti communiste. Mais il y avait une autre idée : chacun ne courait-il pas le risque d’abriter un ennemi en lui-même» [59].

Un traître est en soi, qui sommeille. Tout militant n’est-il pas susceptible de posséder une propriété propice à une “ dérive ”, une “ déviation ” dont le terminus ad quem sera la trahison : le  “ vieil homme ”, la lâcheté, l’usure, la vénalité, le vieillissement, la corruption, la maladie. On peut comprendre alors que la “ trahison ” soit préoccupante, peut-être obsédante : ne désigne-t-elle pas une carence du travail sur soi ?[60] S’explique-t-elle par des prédispositions ? Et si oui, de quelle nature ? psychologiques, sociales, politiques ? Dès 1939 Kurella adresse à ce propos une lettre à André Marty à propos de l’espagnol Miaja  :

« J’entrevoyais un conflit tragique (la motion (sic) ‘tragédie’ prit dans son sens le plus classique) : le glissement forcé de la trahison d’un homme, dont les intentions, au premier abord, n’étaient pas nettement celles d’un traître achevé, mais qui une fois engagé dans la fausse route, même en bonne fois (foi), est forcé par les circonstances, ou plutôt par les alliances qu’il a choisi (es), d’aller jusqu’au bout de la trahison. Il n’en est pas moins coupable et pas moins traître et même sa trahison est elle-même plus détestable, mais il lui reste quelque chose de tragique et encore il donne l’exemple par son exemple négative (négatif) la leçon : qu’est-ce qu’il devient un homme qui au moment  d’un tournant décisif de l’histoire oppose son opinion individuelle à l’opinion collective de l’avant garde révolutionnaire »[61].

A ces explications, l’histoire apporte son renfort : le thème de la trahison –dont il faudrait faire l’histoire[62]– est rémanent dans l’histoire du communisme et même constitutif puisque c’est à la “ trahison ” des dirigeants socialistes durant la première guerre mondiale qu’on impute la nécessité de refonder l’internationalisme prolétarien. Jean Bruhat, déjà mentionné, avait enrôlé l’exemple de la Révolution Française dans sa défense des procès de Moscou :

« Comment admettre que, parmi les “ géants ” de Novembre 1917, d’aucuns soient devenus des “ agents de l’antisoviétisme ”. Toutefois, en ces temps-là, nous ne mettions pas en doute les réquisitoires des procureurs et, par voie de conséquence, les verdicts des tribunaux. Nous appelions à la rescousse notre histoire nationale. Pourquoi n’y aurait-il pas eu, en URSS, un Zinoviev-Danton, un Toukhatchevsi-Dumouriez ? Spontanément, je donnai dans cet esprit à L’Humanité plusieurs feuilletons. Sur la demande de Thorez, ils ont été réunis, en 1937, dans une brochure »[63].

L’ “ ennemi ” -le capitaliste, l’impérialiste-, en un certain sens, ne présente pas de vrai danger, au contraire, il conforte dans la légitimité du combat : figure repoussoir certes mais installée dans l’altérité[64]. Le traître, c’est tout autre chose et sans doute est-ce la raison de l’insistance de ce motif idéologique dans les romans du réalisme-socialiste[65]. Un ouvrage, en France, à la réception multiple, va faire connaître cette thématique et ses enjeux en lui conférant une sorte de “ noblesse ” tragique : Le Zero et l’infini  d’Arthur Koestler dont l’un des enjeux est de déterminer la trahison objective de Roubachov qui est cependant subjectivement innocent. On en connaît aujourd’hui assez bien la réception critique. Publié en 1945, il devient en quelques semaines un étonnant “ best-seller ”. On évalue à 300000 les exemplaires vendus en France entre 1945 et 1948[66]. L’ouvrage suscite de la part du PCF une contre-attaque virulente après l’échec de la tactique du “ silence ”. En 1947, Roger Garaudy publie un pamphlet, Une littérature de fossoyeurs  dans lequel il dénonce les écrivains “ petits-bourgeois ” un par un (Sartre, Mauriac, Malraux, Koestler). En 1950, Jean Kanapa publie un virulent pamphlet Le Traître et le Prolétariat ou Koestler et Compagnie, Ltd., consacré au Zero et l’infini[67]. On sait que Maurice Merleau-Ponty va asseoir sa réflexion sur le communisme sur l’œuvre de Koestler (mais aussi sur la figure de Trotsky pour lequel il n’est guère tendre dans Humanisme et Terreur). Il reviendra sur ces questions, mais cette fois sur le mode de la “ rupture ” avec Les Aventures de la Dialectique, rupture à la fois avec Les Temps Modernes et avec le stalinisme.

 

Conclusion

Le trotskisme, tel que l’interprète le stalinisme, tel qu’il le met en scène et l’invente, tel qu’il le juge et le condamne, se prête assez idéalement aux diverses interprétations des dysfonctionnements dont le stalinisme doit fictivement rendre compte.  Aux plus démunis des catégories d’entendement propres au champ politique, l’anti-trotskisme offre son récit mythique conspiratif, son renfort archaïque et les intérêts multiples, symboliques et pratiques, associés aux dénonciations.  Aux plus inféodés aux logiques staliniennes, à ces cadres totalement dévoués à la Révolution, il procure, en s’adossant aux illusions partagées du “ pouvoir faire l’histoire ”, l’explication susceptible de rendre compte des ratés du système. Aux plus rétifs à ce registre, il offre en sous-main d’autres intrigues plus mesurées qui font du trotskiste une figure de “l’intellectuel ” et de ses “ défauts ” sociologiquement “ explicables ”. Le polymorphisme de la figure “ stalinienne ” du trotskiste offre ainsi un argumentaire et un système d’oppositions symboliques que  peuvent s’approprier différemment les militants et les cadres. “ Trotsky” condense à un degré rare un ensemble de propriétés susceptibles d’être réinterprétées dans la logique stalinienne de la figure du criminel et du traître. Trotsky, l’homme cette fois, en avait conscience et savait que cela ne pouvait que susciter le désir de vengeance de Staline[68].

Au-delà de ces jeux et de ces marges de jeu, le récit de l’anti-trotskisme n’en demeure pas moins, in fine, réduit aux contraintes logiques de la “ métaphysique traditionnelle ” qui “ inscrit l’opposition ami/ennemi dans un espace dichotomique, ignorant la possibilité d’un troisième terme neutre ”[69]. Ce que tend à montrer – en confirmant par l’analyse logique ce qu’on pouvait penser – l’analyse de Jean-Michel Berthelot, c’est que la pensée ordinaire et la pensée structurale, par des voies spécifique, se retrouvent dans leur distance à la pensée binaire : elles introduisent toujours des “ possibles ” complexes, en clair des doutes, des nuances, des continuités. En pourchassant de manière vétilleuse et quasiment obsessionnelle tout énoncé susceptible d’introduire de la continuité là où la pensée binaire attendue ne doit fonctionner qu’à la disjonction, les responsables aux cadres vérifient l’abandon par le biographié des formes de pensée scientifique ou ordinaires au profit d’une remise de soi qui constitue l’  “ Autre ” trotskiste, mais aussi l’autre en général, en un ennemi irréductible à toute autre considération intellectuelle ou affective. Un tel abandon conceptuel (ordinaire ou savant), porté par tout un contexte de dramatisation (que les guerres et les violences accréditent au-delà de toute espérance), résulte certainement de l’investissement d’un désir militant au sein d’une institution dont la volonté d’emprise est totale et porte à son paroxysme certaines logiques classiques de l’opinion manipulée : les “effets réducteurs ”, “ les effets de couples repoussoirs ”, les mécanismes qui convergent vers la passivité à l’égard du groupe “ désiré ” (ici le parti), les effets de miroir qui portent à tout interpréter en “ fonction d’une image supposée de “ l’autre ” ; les effets d’anticipation enfin qui indiquent que les “ représentations se forment dans un espace de temps défini, en fonction de projections imaginaires d’un avenir conçu comme prédéterminé, à partir de ce qui est vu et compris du présent ”[70].

 

Notes

[1] Paru dans Brigitte Studer, Heiko Haumann (Hg.) Sujets staliniens, l’individu et le système en Union soviétique et dans le Comintern (1929-1953, Chronos Verlag,  Zurich, 555p, 2006, pp. 253-271.

[2] Georges Labica, dir., Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1982, p. 910. Voir aussi “ Naissance du Trotskysme ”, chapitre XVIII de la biographie de Pierre Broué, Trotsky, Fayard, 1988.

[3] L’assassinat de Kirov est attribué peu à peu aux principaux dirigeants bolcheviks : “ L’assassinat du camarade Kirov, comme on le sut plus tard, avait été perpétré par cette bande de trotskistes et de boukharinistes réunis ”, Histoire du PC (B) de l’URSS, p. 308.

[4] Ibidem, p. 91-92, Cité par Nicolas Werth, “ Sur les grands procès en Union soviétique ” dans Les Grands Procès Politiques, Emmanuel Le Roy Ladurie dir., Editions du Rocher, 2002, p. 90.

[5] Staline, L’Homme le capital le plus précieux et Pour une formation bolchevik, Editions sociales 1945, p. 19.

[6] Roland Barthes a bien noté la place centrale de la définition dans l’écriture stalinienne : “ Dans l’univers stalinien, où la définition, c’est-à-dire la séparation du Bien et du Mal, occupe désormais tout le langage, il n’y a plus de mots sans valeur, et l’écriture a finalement pour fonction de faire l’économie d’un procès : il n’y a plus aucun sursis entre la dénomination et le jugement, et la clôture du langage est parfaite, puisque c’est finalement une valeur qui est donnée comme explication d’une autre valeur ; par exemple on dira que tel criminel a déployé une activité nuisible aux intérêts de l’Etat ; ce qui revient à dire qu’un criminel est celui qui commet un crime. On le voit, il s’agit d’une véritable tautologie, procédé constant de l’écriture stalinienne. Celle-ci en effet ne vise plus à fonder une explication marxiste des faits, ou une rationalité révolutionnaire des actes, mais à donner le réel sous sa forme jugée, imposant une lecture immédiate des condamnations : le contenu objectif du mot « déviationniste » est d’ordre pénal. Si deux déviationnistes se réunissent ils deviennent des « fractionnistes », ce qui ne correspond pas à une faute objectivement différente, mais à une aggravation de la pénalité.  On peut dénombrer une écriture proprement marxiste (celle de Marx et de Lénine) et une écriture du stalinisme triomphant (celle des démocraties populaires) ”, Le degré zéro de l’écriture, Seuil, (1953), 1972, p. 21-22.

[7] Il paraît en France au Bureau d’Editions en 1939.

[8] Moshe Lewin, Le siècle soviétique, Fayard, 2003, p. 53-54.

[9] Cette “ solitude ”, qui se manifeste entre autres dans le souci de ne ménager aucun lien, y compris familiaux, dans tous les échelons du Parti, est sans doute voisine de ce que Donald Filtzer tente de désigner sous les expressions “ atomisation ” ou “ molécularisation ”. Cf. sa communication dans ce colloque.

[10] Sur cette dimension, cf, Gabor Rittersporn, « The ompnipresent conspiracy : on soviet imagery of politics and social relations in the 1930s », in Stalinisme Its Nature And Aftermath, N.Lampert and G. Rittersporn édits, Londres, macmillan, 1992. Ainsi que Roland Lew, « L’ennemi intérieur et la violence extrême : l’URSS stalinienne et la Chine maoïste », dans Cultures et Conflits, n°43, Autome 2001.

[11] François Xavier Nérard, « Le bureau des plaintes dans l’URSS de Staline (1928-1941) », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 49-2, avril-mai 2002, p. 125-144.

[12] Documents internes du Komintern sur le mouvement trotskyste mondial dans les années trente, in Les cahiers du mouvement ouvrier, n° 3, septembre 1998.

[13] Ibidem, RGASPI, fonds 495, dossier 750, pages 3 et 4.

[14] Ibidem, RGASPI, fonds 495, inventaire 20, dossier 751.

[15] Cf. en particulier l’introduction, “ La volonté d’emprise ” (p. 15-p.39) de Autobiographies, autocritiques, aveux, Claude Pennetier, Bernard Pudal (dir.), Belin, 2002

[16] Sur le capital politique négatif, cf. Claude Pennetier, Bernard Pudal, “ Les mauvais sujets du stalinisme ” dans Brigitte Studer, Berthold Unfried et Irène Herrmann (éds), Parler de soi sous Staline, Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2002.

[17] Il s’agit d’André Ferrat, ancien représentant du PCF au comité exécutif de l’IC, créateur avec Georges Kagan, membre du collège de direction dirigé par Fried, de la revue oppositionnelle Que faire ? Voir Komintern : l’histoire et les hommes, dictionnaire biographique de l’Internationale communiste, sous la direction de José Gotovitch, Mikhaïl Narinski, Michel Dreyfus, Claude Pennetier, Brigitte Studer, Henri Wehenkel et Serge Wolikow, Les Editions de l’Atelier, 2001.

[18] RGASPI 495 10a 19.

[19] Ces carnets ressemblent sans doute à ceux établis par Lecoeur en 1955 et qui répertoriaient par département les principaux cadres avec les âges, les professions, les dates d’accès aux responsabilités.

[20] Il s’agit des questions 40 et 41, la question 42 concernant les doriotistes et la question 43 les éventuelles relations avec Ferrat et le groupe “ Que faire ”.

[21] RGASPI, fonds Manouilski, 495 10a 16.

[22] En fait Ernest Geoffroy n’est pas instituteur mais cordonnier puis gérant de coopérative, erreur qui témoigne d’une hostilité contre les “ semi-intellectuels ” du monde populaire.

[23] Pierre Broué, Raymond Vacheron, Meurtres au maquis, Grasset, Paris, 1997, p. 251

[24] 1937, 64 p.

[25] Joseph Minc, L’extraordinaire histoire de ma vie ordinaire, propos recueillis par Benoît Mougne, compte d’auteur imprimé par Book Pole, Paris, 2001, 210 p. Ami intime de la famille Mercader, il fut informé très tôt de l’identité de l’assassin de Trotsky, mais garda très longtemps le silence. Caridad Mercader (1896-1975), qui avait recruté son propre fils, Ramon, vécut et mourut à Paris.

[26] Ancien secrétaire de Trotsky, Rudolph Klement quitta le domicile parisien de Léo Malet (le futur écrivain) le 11 juillet 1938 et son corps, identifié par Malet, fut repêché dans la Seine à Meulan, sans tête et sans jambes, le 25 août.

[27] Comme le seront en Espagne les disparitions d’Andrés Nin et Kurt Landau.

[28] Voir les biographies de Pietro Tresso, Reboul, Abram Sadek et Maurice Segal dans le CD-Rom Maitron. Pierre Broué et Raymond Vacheron, Meurtre au maquis, Seuil, 1997.

[29] Robert Barcia alias Hardy, La véritable histoire de Lutte ouvrière, entretien avec Christophe Bourseiller, Denoel, 2003, pp. 73-79.

[30] RGASPI, Déziré Georges fonds 495 270/4187

[31] Annie Kriegel, Ce que j’ai cru comprendre, Robert Laffont, 1991, p. 350.

[32] Maurice Alline, Mon cahier ouvrier, Ouest-France éditions, 2003, 282 p. (né vers 1915, ouvrier dans la métallurgie, il travaille chez Renault, participe aux grèves de juin 1936 et rejoignait le mouvement trotskyste. Participant à l’action clandestine pendant l’Occupation, il est dénoncé comme hitléro trotskyste après la Libération et doit changer d’entreprise ? Il échappe finalement à l’usine en devenant professeur de l’enseignement technique. Militant du PSU, il rejoignit les Verts sur ses vieux jours).

[33] Simonne Minguet, Mes années Caudron. Une usine autogérée à la Libération, Paris, Syllepse, 1997. Elle décrit son activité trotskiste chez Caudron-Renault, usine d’aviation d’Issy-les-Moulineau, de mars 1944 à février 1948.

[34] Marcel Thourel, Itinéraire d’un cadre communiste du stalinisme au trotskysme (1935-1950), préface de Rolande Trempé, introduction et notes de Dominique Porte, Toulouse, Privat, 1980, 315 p.

[35] Cahiers du communisme, mai-juin 1946, nouvelle série, nos 5-6, pp. 453-465. Etienne Fajon ajoute aux thèmes repris de la période des procès de Moscou et de l’Occupation, la référence aux “ mot d’ordre des trusts anglo-américains ” et au “ service des hommes des trusts en France ”. Les questionnaires biographiques des années 1946-1948 comportent d’ailleurs une question “ politique ” sur les agents des trusts. Les militants répondent en 5 à 10 lignes, citant les trotskistes, mais aussi les hommes du MRP, de la SFIO, et en fin de période ceux de FO.

[36] Sur la période de la guerre froide en milieu intellectuel, on dispose désormais d’un ensemble de travaux (J. Verdès-Leroux, Marc Lazar, Pierre Grémion, Annie Kriegel, David Caute). Nous nous permettons de signaler notre contribution : Bernard Pudal, “ The PCF facing heretical texts during the cold war : symbolic censorship and control of appropriations ” in Books Libraries, Reading & Publishing in the Cold War, edited by Hermina G.B. Anghelescu and Martine Poulain, Library of Congress, The Center for The Book, 2001.

[37] C’est l’un des intérêts de l’ouvrage d’Enzo Traverso sur le “ totalitarisme ” que de rappeler l’importance de ce courant d’analyses critiques du système soviétique. Cf. Le Totalitarisme, textes choisis et présentés par, Points Seuil, Essais, 2001, 928p.

[38] Léopold Durand, “La grande conspiration contre la Russie”, Cahiers du Communisme, n°10, Octobre 1947, p. 1060-1069.

[39] Michel Bozon et Anne-Marie Thiesse, “La représentation de l’histoire chez ceux qui la subissent : thématisation et mythification”, Manuels d’histoire et mémoire collective, colloque des 23-24-25 avril 1981, Université Paris VII, multi., 10p. Publié dans une version augmentée dans History and Anthropology, 1986, vol 2, pp. 237-259, sous le titre The collapse of memory : the case of farm workers.

[40] Cf Les protocoles des sages de sion, introduction à l’étude des Protocoles, un faux et ses usages dans le siècle, de Pierre-André Taguieff, Berg international, 1992. On ne peut réduire, comme tend à le faire Taguieff, l’audience de la vision conspiratoire de l’histoire aux effets de “séduction” qu’elle exercerait par son simplisme, son manichéisme, etc.., sans s’interroger simultanément sur les mécanismes sociaux réels qui sont au principe de cette séduction. D’où  nos formulations.

[41] Hannah Arendt a attiré l’attention sur cette vision conspiratoire et sur les analogies qui unissent la dénonciation des juifs et des trotskistes : “La fiction des Protocoles était aussi appropriée que celle d’une conspiration trotskiste” (p. 88), Le système totalitaire, Seuil, 1972.

[42]Erik Neveu, L’idéologie dans le roman d’espionnage, PFNSP, 1985 et “Les miroirs troublants de la ‘soviétologie’ spontanée”, Politix, n°18, 1992.

[43]Alain Dewerpe, Espion, Gallimard, 1996. L’herméneutique cryptique “s’appuie sur un ensemble de présupposés entrecroisés : il existe au-delà des phénomènes manifestes, des faits secrets, qui fournissent une explication du politique ; ces faits sont le produit d’un plan mis en œuvre par des acteurs occultes ; l’espion est la figure privilégiée de l’exercice de ce pouvoir caché” p. 97.

[44] Roger Garaudy, Une littérature de fossoyeurs, Editions sociales, 1947 et Jean Kanapa, Le traître et le prolétaire, 1950.

[45] Cf Guillaume Malaurie, avec la collaboration d’Emmanuel Terré, L’Affaire Kravchenko, Paris, Robert Laffont, 1982.

[46] Cf, Emile Copfermann, David Rousset, une vie dans le siècle, Plon, 1991 dans lequel est relaté le combat de David Rousset.

[47] Etienne Fajon, Rapport au CC du 26 mars 1952, Archives du CC du  PCF, 1 AV 45/2069.

[48] Les interventions furent publiées dans Mésaventure de l’antimarxisme. Les malheurs de M. Merleau-Ponty, avec une lettre de G. Lukacs, Paris, Editions sociales, 1956.

[49] Bernard Pudal, “La seconde réception de Nizan (1960-1990)”, dans “Intellectuels engagés d’une guerre à l’autre”, Les Cahiers de l’IHTP, n° 26, Mars 1994.

[50] Sur l’affaire Nizan après-guerre, cf. Jean-François Sirinelli, Intellectuels et passions françaises, Fayard, 1990, p. 154 et suivantes.  Pour Henri Lefebvre , l’idée de trahison aurait inspiré tous les livres de Nizan, ce qui n’est pas faux dans la mesure où Nizan explore, dans son œuvre, les effets de la mobilité sociale ascendante…souvent vécus dans la culpabilité et le malaise.

[51] Pour tout ce passage cf. Bernard Pudal, Prendre Parti, pour une sociologie historique du PCF, pp.227-235, PFNSP, 1989.

[52] Sur ces questions cf. l’article de synthèse de Brigitte Studer, “ La femme nouvelle ” dans Michel Dreyfus et ali, Le Siècle des communismes, Editions de l’Atelier, 2000, p. 377-387.

[53] Pierre Bourdieu, “ La rhétorique de la scientificité ” dans Ce que parler veut dire, Fayard, p. 231.

[54] Cf. l’étude d’Annie Kriegel sur le PCF et Léon Blum, “ Une haine fratricide ”.

[55] Rien ne le donne mieux à voir que les débats qui, aujourd’hui, peuvent sembler quelque peu surréalistes, au sein des instances et réseaux dirigeants du PCChinois qui ont lieu en 1942, dont l’un des enjeux est la mise au pas de groupes intellectuels : “ Mao invite donc les intellectuels à “ se soumettre à une refonte longue et même douloureuse ” en rappelant à ce propos sa propre expérience d’ancien étudiant qui “ aurait cru manquer de dignité en faisant le moindre travail manuel, comme de porter ses bagages sur l’épaule ”. C’est seulement en se familiarisant avec les ouvriers et les paysans de l’armée révolutionnaire qu’il en vint à comprendre que comparés à eux “ les intellectuels non rééduqués n’étaient pas propres ; que les plus propres étaient encore les ouvriers et les paysans, plus propres malgré leurs mains noires et la boue qui collait à leurs pieds, que tous les intellectuels bourgeois et petits-bourgeois ”[55]. Dans l’élaboration par Mao de ce répertoire d’action et de justification, qu’on retrouvera au moment de la Révolution Culturelle, le “ trotskisme ” est alors explicitement convoqué, nom mystérieux d’un nouveau mal chinois condamnable .

Cf. Guilhem Fabre, Genèse du pouvoir et de l’opposition en Chine. Le printemps de Yan’an : 1942, L’Harmattan, 1990, p. 81.

[56] Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Seuil, p. 256 (Pierre Bourdieu se réfère ici à S. Cohen, Nicolas Boukharine, la vie d’un bolchevik, Paris, Maspero, 19079, p.367-368 et 388.)

[57] Frédéric Monnier, Le complot dans la République. Stratégies du secret : de Boulanger à la Cagoule, La Découverte, 1998.

[58] Cf la réédition du témoignage d’Alfred Rosmer paru dans Preuves dans Agone, n°26/27, 2002, « John Dewey, homme d’action » et « Autour de la commission Dewey », Cahiers Léon Trotski, juillet 1990, n°42 ainsi que le n° spécial « Les procès de Moscou dans le monde » des Cahiers Léon Trotsky, juillet-septembre 1979.

[59] Sheila Fitzpatrick, opus cité, p. 292.

[60] Cf. Brigitte Studer, “ L’être perfectible. La formation du cadre stalinien par le travail sur soi ”, Genèses, n° 51, juin 2003, pp. 92-113.

[61] Lettre de Kurella à André Marty du 4 juin 1939. Archives de Moscou.

[62] Anne Simonin, article « Trahir », Dictionnaire Critique de la République, Vincent Duclert et Christophe Prochasson, Flammarion, 2002, p. 1120-1125.

[63] Jean Bruhat, Il n’est jamais trop tard, Albin Michel, 1983, p. 85-86

[64] Cf. l’ennemi du peuple tel que le repère Marc Angenot dans le discours socialiste du XIX°. Marc Angenot, L’ennemi du peuple. Représentation du bourgeois dans le discours socialiste, 1830-1917, in Discours social, Volume IV, Université Mc Gill, Montréal.

[65] Cf. Reynald Lahanque, Le réalisme socialiste en France, Thèse d’Etat ès Lettres, Nancy II, 4 tomes, 2002.

[66] Cf. pour tout ce qui suit Martine Poulain, “ A Cold War Best-Seller : The Reaction to Arthur Koestler’s Darkness at Noon in France from 1945 to 1950 ” in Books Libraries, Reading & Publishing in the War, edited by Hermina G.B. Anghelescu and Martine Poulain, Library of Congress, The Center for The Book, 2001.

[67] “ Dans son opuscule, Kanapa fait de Koestler, ancien militant communiste, l’archétype du renégat, l’apologue de la trahison (…) L’image du traître, en ces temps de glaciation stalinienne et de schisme yougoslave, est un grand classique de la rhétorique communiste. Renaud de Jouvenel, par exemple, publie coup sur coup ‘L’internationale des traîtres puis Tito, maréchal des traîtres à la Bibliothèque Française ” p. 187 dans Gérard Streiff, Jean Kanapa, 1921-1978, Une singulière Histoire du PCF, tome I, L’Harmattan, 2001. La brochure de Kanapa, est encensée dans la presse communiste. Après 1956, la nécessité de lutter contre le “ dogmatisme ” conduit Les Editions Sociales à proposer qu’on mette au pilon Le traître et le prolétaire ainsi que son essai sur la Bulgarie, La Bulgarie d’hier et d’aujourd’hui, 1953. Jeanine Verdès-Leroux, Le réveil des somnambules, Paris, fayard, 1987, p. 53.

[68] Trotsky ne se faisait guère d’illusion sur le désir de vengeance qui animait Staline à son endroit. Il relate dans son Journal d’exil une anecdote d’après laquelle Staline aurait déclaré que “ la meilleure des voluptés, c’est de viser son ennemi, de se préparer, de se venger comme il faut, et puis d’aller dormir ”…p. 96.

[69] Jean-Michel Berthelot, “ C’est sans doute – note J-M Berthelot- la traduction la plus puissante que nous en connaissions car elle est fortement active dans toutes les situations d’affrontement entre “ nous ” et “ eux ”. La pensée totalitaire en a donné de belles illustrations. Dès lors qu’il n’y a de choix qu’entre l’ami et l’ennemi, les relations se durcissent et deviennent transitives ou transitives inverses : l’ami de mon ami est mon ami ; l’ami de mon ennemi est mon ennemi ; l’ennemi de mon ami est mon ami ; l’ennemi de mon ennemi est mon ami. L’opérateur de fausseté joue de façon unilatérale et toute puissante : un ennemi ne sera jamais, qu’accidentellement ou tactiquement un faux ennemi (comme lors du pacte Germano-soviétique) ; inversement un ami sera toujours susceptible de devenir un faux ami. La traduction des catégories ordinaires de l’amitié et de l’hostilité dans une sémantique binaire constitue tout ami en un traître potentiel ” dans “ Le traître. Pensée binaire et catégories sociales ordinaires ”, Recherches Sociologiques, 2001 2/3, p. 39-46.

[70] Pierre Laborie, L’opinion française sous Vichy. Les français et la crise d’identité nationale, 1936-1944, Seuil, 2e édition, 2001, p. 64-65.