Le 4 avril 2017, au petit matin, la barbarie a de nouveau fait son office en Syrie. Les habitants de la ville de khan Cheikoun, située dans la province d’Idlib, sont victimes d’une attaque chimique perpétrée par le régime de Damas. Quelques heures plus tard, le local de la Défense civile syrienne, où sont acheminés les corps des morts, est détruit par une frappe aérienne. Peu après, le seul hôpital en fonction de Khan Cheikhoun — où les victimes de l’attaque ont été transférées pour recevoir des soins — est à son tour bombardé. Le principal hôpital de la région, celui de la ville de Ma’arrat al-Numan, à une vingtaine de kilomètres au nord de Khan Cheikhoun, avait également été ciblé le 2 avril. Ces bombardements s’insèrent dans le cadre de la contre-offensive du régime des derniers jours dans la région de Hama.
Voilà longtemps que les journalistes sont dans l’impossibilité de couvrir la guerre civile syrienne, mais cela n’empêche pas les images insoutenables des victimes paralysées, agonisantes, le souffle court, le regard déjà presque éteint, de nous parvenir via les réseaux sociaux. L’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH), disposant d’un très large réseau sur tout le territoire, ainsi que l’Union des organisations de secours et soins médicaux (UOSSM), font état – à l’heure où cet article est rédigé – d’un minimum de 86 morts, dont 20 femmes et 30 enfants, et de 170 blessés.
Les symptômes retrouvés lors de l’examen clinique des victimes effectué par les médecins et les secours sur place concordent avec une exposition à un gaz neurotoxique de type sarin. Le gaz sarin – 500 fois plus toxique que le cyanure et considéré comme une arme de destruction massive – est absorbé par les poumons et la peau, puis se propage via le système sanguin dans le système nerveux, provoquant une paralysie complète et des convulsions suivies d’une asphyxie. Une mort particulièrement atroce et pourtant… ce n’est pas la première fois que le tyran recourt à ce type d’armes.
Les bombardements au gaz sarin de la Ghouta le 21 août 2013 par le régime de Bachar El-Assad, avaient causé la mort de plus de 1400 personnes et suscité l’indignation de la communauté internationale. A cette époque, les services de renseignements occidentaux estimaient que la Syrie, qui s’était dotée depuis les années 1980 de ce type d’arme, disposait du 3e stock mondial d’armes chimiques au monde. Vladimir Poutine avait alors déclaré que les accusations à l’encontre de son allié syrien, d’usage d’armes chimiques étaient une « absurdité complète ». Il avait ensuite accusé l’opposition, elle-même victime de ces bombardements, d’en être à l’origine. Bachar El-Assad, quant à lui, avait avancé l’argument de la facture artisanale des bombes contre les insurgés syriens.
Il était vrai que ces munitions ne correspondaient à aucun modèle connu et présentaient un aspect bricolé du fait de l’absence de peinture. Cependant, comme l’avaient souligné les enquêteurs de l’ONU, elles étaient en réalité d’une facture relativement complexe du fait notamment de la présence de sondes barométriques « permettant de déclencher l’épandage des doses d’agent innervant à une faible altitude avant impact ». Comme le soulignait le chercheur Thomas Pierret :
« L’argumentaire des pro-Assad fut mis à mal dès le 27 août suite à la mise en ligne d’images qui, en dépit de leur importance capitale, n’ont guère retenu l’attention des médias occidentaux. Ces images, diffusées sur la blogosphère anglophone par Brown Moses, montrent des bérets rouges de la Garde Républicaine d’Assad procédant au tir de l’une desdites roquettes « artisanales » au moyen d’un lanceur iranien de type Falaq-2. Pris de court par la diffusion de ce document vidéo, les services de communication du régime syrien durent revoir leur stratégie dans l’urgence. Après avoir lui aussi mis en avant le caractère « artisanal » des roquettes pour accuser les rebelles, le site d’information Syria Truth (…) reconnaissait ainsi que les projectiles concernés provenaient bien des arsenaux loyalistes mais qu’il s’agissait en réalité de munitions de type fuel air explosive (FAE) plutôt que d’armes chimiques. Il n’est pas impossible que les roquettes en question aient été utilisées avec des charges FAE, mais le rapport de l’ONU démontre que le 21 août, elles étaient bel et bien équipées de têtes chimiques. Combinée au rapport de l’ONU, les images évoquées ici ne laissent donc aucune espèce de doute quant à la culpabilité du régime de Bachar al-Assad ».
Il faut rappeler par ailleurs que la production et le conditionnement militaire de gaz sarin sont des opérations extrêmement complexes, totalement hors de portée et des moyens des groupes appartenant à l’opposition présente dans ces zones. Acculé, Bachar El-Assad s’était vu contraint par son allié russe de lui remettre son stock d’armes chimiques, permettant d’éviter de justesse une intervention occidentale. Il avait de surcroit, sous la pression de Poutine, dû ratifier la Convention sur l’interdiction des armes chimiques.
Par la suite, le très cynique président syrien avait interprété le déroulement des évènements comme un blanc-seing pour bombarder et torturer son peuple, sous réserve qu’il ne fasse pas usage des armes chimiques. C’est de fait la position implicite de la communauté internationale, qui ne réagit pas quand il bombarde par ailleurs à l’aide de barils de TNT – ce qu’il ne se prive pas de faire abondamment. Pourtant, en octobre 2016, le Conseil de sécurité de l’ONU a reçu un rapport concluant que l’armée syrienne avait mené une attaque à l’arme chimique, sans doute du chlore, à Qmenas, dans la province d’Idleb, le 16 mars 2015.
Un précédent rapport avait également conclu que des hélicoptères militaires avaient répandu du gaz de chlore sur au moins deux localités de la province d’Idleb, à Talmenes le 21 avril 2014 et Sarmine le 16 mars 2015. Les très nombreuses images des victimes de ces attaques sont mises en lignes par leurs proches et les secours. Mais la moindre nocivité du chlore comparée à celle du sarin est probablement l’une des raisons expliquant que ces images ne génèrent pas une indignation aussi massive lors de ces attaques que celle observée aujourd’hui.
Suite à l’attaque ignoble du 4 avril, les déclarations du gouvernement russe – probablement furieux contre son allié mais résolu à le soutenir coûte que coûte – étaient donc particulièrement attendues. Ce 5 avril 2017, le porte-parole du ministère russe de la Défense Igor Konachenkov déclare que « l’aviation syrienne a porté des frappes près de la ville de Khan Cheikhoun contre un entrepôt de terroristes où étaient entreposées des armes chimiques, destinées à être livrées en Irak ». On ne sait en réalité s’il faut rire ou pleurer. Car les insinuations russes selon lesquelles l’opposition serait victime de ses propres armes sont de l’ordre du délire.
En effet, comme le souligne Olivier Lepick, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique et spécialiste des armes chimiques, l’explication russe est « de la foutaise ! Il n’y a pas d’entrepôt d’armes chimiques dans cette zone rebelle. Et s’il y en avait eu un, touché par un bombardement, il n’y aurait pas eu autant de morts et d’intoxiqués ». Il poursuit :
« Un obus chimique, qu’il soit tiré par un lance-roquettes, l’artillerie ou l’aviation, est composé d’un agent toxique, mais aussi d’un agent de dissémination qui lui permet de frapper une zone élargie. Si des obus chimiques entreposés sont touchés par une frappe classique, ils explosent, directement ou sous l’effet de la chaleur, mais ils ne disséminent pas le produit toxique autant que s’ils avaient détonné normalement. L’explication russe ne tient pas une seconde ».
Par ailleurs, on se demande bien où se situe le bombardement du local de la Défense civile et de l’hôpital de la ville dans cette version de l’histoire.
Ces bombardements interviennent quelques jours après l’infléchissement de la diplomatie américaine et française, ne faisant plus du départ de Bachar El-Assad un préalable aux négociations sur la résolution du conflit en Syrie. Bien loin de prendre sa part de responsabilité et de concessions, le dictateur semble l’avoir interprété comme une carte blanche pour continuer à massacrer son peuple. L’arme chimique n’a aucune utilité militaire. Elle sert à punir et s’insère dans une stratégie de terreur visant à accélérer la fuite des populations. Les attaques sur Khan Cheikhoun sont une nouvelle preuve qu’il estime pouvoir agir en toute impunité.
L’émotion produite par ces attaques à l’arme chimique ne doit pas faire oublier que les représentants des gouvernements s’indignent à ces occasions, entre autres, parce que ce type de procédé de guerre est aisément criminalisable. Car quand bien même Assad n’en ferait pas usage, il ne faut guère oublier que celui-ci tue quotidiennement par d’autres moyens, d’une atrocité souvent comparable : torture, bombardement par barils explosifs, viols collectifs…
Pour tous les cyniques de droite comme de gauche, critiques du « droit-de-lhommisme » français, plus anti-atlantistes qu’anti-impérialistes et complaisants avec la position russe, nous ferons alors appel à leur pragmatisme en concluant avec les mots très justes de la journaliste libanaise Randa Takieddine qui fait le même constat que le journaliste français Nicolas Hénin :
« La situation est devenue insupportable. Il est temps que tout le monde comprenne, aussi bien en Occident que dans le monde arabe, que le régime syrien n’est pas un rempart contre l’extrémisme et le terrorisme, mais que c’est au contraire lui qui les génère. Quelle logique y a-t-il à chasser l’organisation terroriste de Raqqa tout en épargnant le régime terroriste à Damas, régime qui a détruit le pays, qui l’a mis sous tutelle de l’Iran et de la Russie et qui a poussé des millions de Syriens dans l’émigration ? Comment des pays arabes [et notamment l’Égypte] peuvent-ils être favorables au maintien d’Assad, en disant qu’il est un rempart contre les Frères musulmans, alors même que c’est Assad qui, à force de terroriser les Syriens, les pousse dans les bras de toutes sortes d’organisations extrémistes ? »
Le régime de Bachar El-Assad est responsable de plus de 90% des morts depuis le début du conflit.