A lire : un extrait de « Les nouveaux visages du fascisme » d’Enzo Traverso

Enzo Traverso, Les nouveaux visages du fascisme, Paris, Textuel, 2016.

Enzo Traverso est historien, professeur à l’université Cornell aux États-Unis et l’auteur de nombreux ouvrages – dont La violence nazie (La Fabrique, 2002), Mélancolie de gauche (La Découverte, 2016), Les Nouveaux visages du fascisme (Textuel, 2016) – et articles, dont plusieurs sont parus sur Contretemps.  

Ce qui est troublant dans cet appel mystique à la République, c’est qu’il est doublé d’un déni ou d’une minorisation d’un certain nombre de crimes commis par cette même République (Charonne, Sétif, etc.)… Or le FN apparaît aujourd’hui comme l’un des partis de droite radicale le plus important d’Europe. À l’inverse, en RFA, les Allemands ont fait un retour critique sur leur passé et les extrêmes droites ne prennent pas autant d’ampleur qu’ici. Y voyez-vous un lien de cause à effet ?

Je crois qu’il y a une relation, même s’il n’y a aucun déterminisme et si chaque pays reste un cas particulier. En Espagne, le néofascisme est quasiment inexistant, et pourtant la nostalgie du franquisme est très présente dans les couches les plus conservatrices de la société, qui votent pour le Parti populaire, un parti de droite postfranquiste qui n’a aucun lien avec les organisations fascistes anciennes, comme la Phalange espagnole. En Italie, on a assisté à la mue du néofascisme, devenue une force libérale conservatrice et intégrée dans la droite classique, alors même que naissent par ailleurs de nouveaux mouvements fascistes ou post-fascistes comme la Ligue du Nord, qui à l’origine n’avait rien de fasciste.

Dans le cas de l’Allemagne, des pulsions conservatrices profondes se manifestent surtout dans l’Est, avec Pegida, et maintenant Alternative für Deutschland qui exploite la crise des réfugiés. Mais par ailleurs ce pays a réglé ses comptes avec le passé nazi. L’Allemagne a reconnu les crimes nazis et a même fait de l’Holocauste un des piliers de sa conscience historique. On pourrait presque dire de son « identité nationale », dans la mesure où la mémoire du nazisme est largement consensuelle et est devenue aujourd’hui une des matrices du « patriotisme constitutionnel », selon la formule de Jürgen Habermas, d’un pays qui a banni le nationalisme ethnique. La France, en revanche, n’a jamais vraiment assumé son passé colonial, qui revient comme un boomerang.

 

Si l’ancien FN était nourri d’un imaginaire colonial, le nouveau FN n’a-t-il pas évacué complètement, sauf erreur, toute référence au colonialisme ? On ne les entend pas critiquer les militants « décoloniaux », peut-être parce qu’ils s’engouffrent dans cette logique républicaine que vous critiquez ?

Oui, cela est sans doute un des aspects du problème. Mais, en même temps, quelque chose de nouveau mérite d’être analysé. Le succès du Front national et la popularité du discours xénophobe et raciste comportent une dimension réactionnaire au sens propre du terme : ils révèlent une faiblesse, un manque d’auto-confiance, une posture défensive.

C’est une des raisons pour lesquelles la comparaison avec le rôle de l’antisémitisme dans la première moitié du xxe siècle me semble pertinente. Quand on lit le livre d’Éric Zemmour, Le Suicide français, on trouve une posture défensive évidente. Il faut se défendre contre les nouvelles invasions barbares, celles des musulmans venant d’Afrique et du monde arabe. On trouvait cela aussi dans les tristement célèbres formules de Nicolas Sarkozy : « La France, on l’aime ou on la quitte », et plus récemment: « dès que vous devenez français, vos ancêtres sont les Gaulois ». Les minorités issues de l’immigration pourraient très bien reprendre le premier slogan aujourd’hui, en le renvoyant à l’expéditeur : la France est un pays pluriel sur le plan social et culturel, religieux, ethnique, c’est une mosaïque d’identités. Elle est comme cela ; si vous ne l’aimez pas, vous n’avez qu’à la quitter.

La France a été forgée par plus d’un siècle d’immigration, c’est pourquoi ce discours violent anti-immigré est un discours vraiment « utopique », au sens littéral ! Il est impossible de revenir en arrière, et le discours réactionnaire sur les Français « de souche », méfiant vis-à-vis des descendants d’immigrés, postule et idéalise une France qui n’existe pas, qui a cessé d’exister depuis plus d’un siècle et demi et qui ne pourra jamais revenir à l’âge de la globalisation. Non seulement elle ne peut pas revenir, mais si jamais cela était possible, ce serait une catastrophe pour le pays, source d’un repli, d’un isolement et d’un appauvrissement général.

Cela vaut d’ailleurs pour l’Europe dans son ensemble qui fait preuve, depuis des années, d’une myopie suicidaire. L’immigration est l’avenir du vieux monde, la condition pour éviter son déclin démographique, son déclin économique, pour payer les retraites d’une population vieillissante, pour s’ouvrir au monde, pour renouveler ses cultures et les faire dialoguer. Tous les analystes font ce constat élémentaire, mais nos politiques ne veulent pas l’admettre pour des calculs bassement électoraux. La critique rituelle du « communautarisme » n’est qu’un prétexte pour affirmer une forme régressive d’ethnocentrisme.

 

Le discours sur l’identité nationale s’est banalisé avec l’ère Sarkozy et ses conseillers comme Claude Guéant et Patrick Buisson. Comment expliquez-vous qu’à notre époque l’idéologie réactionnaire et xénophobe historiquement tenue à l’extrême droite se soit diffusée très largement dans l’espace public, alors que par ailleurs les partis post-fascistes progressent en s’accommodant d’éléments idéologiques très différents et de conciliations avec des idées traditionnellement plus progressistes ?

Comme je disais, la posture défensive est anachronique et donc condamnée à l’avance. Nicolas Sarkozy a créé le ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale pour opposer l’une et l’autre, il a lancé le projet de la Maison de l’histoire de France, et dans les deux cas ce fut un échec total. L’initiative avortée de la Maison de l’histoire de France est un exemple instructif. Les textes fondateurs du projet – à savoir les discours de Sarkozy et une première ébauche émanant de conservateurs de musée et de spécialistes d’héraldique – faisaient un usage très désinvolte d’auteurs comme Pierre Nora et Fernand Braudel, en puisant bien entendu dans les contradictions des deux historiens sur la question de l’identité. On voyait émerger une vision traditionaliste et conservatrice du pays, la France comme nation ethniquement homogène, comme incarnation d’une histoire continue et téléologique allant du Moyen Âge à la Ve République, une vision monolithique de la nation qui est celle de la droite nationaliste. Mais il est intéressant de comparer le projet initial avec sa dernière mouture, tellement différente de la première que j’aurais pu moi-même y souscrire !

Dans une dernière tentative de sauvetage, ce projet avait été mis in fine dans les mains d’historiens tels que Benjamin Stora, Étienne François, Pascal Ory et François Hartog, pour qui la France est une construction culturelle, et n’existe que par ses hybridations successives avec d’autres cultures. Ce retournement complet illustre bien le caractère défensif et l’inanité de la rhétorique sur l’identité. La base idéologique était, de toute façon, très fragile : Sarkozy voulait lancer une initiative politiquement percutante, mais il ne fut jamais capable de la légitimer sur le plan culturel. Il y a là un phénomène révélateur. Aujourd’hui, la politique ne découle plus de l’idéologie ; c’est plutôt l’idéologie qui, a posteriori, est bricolée afin de légitimer une politique. Il faut partir de l’idée que si les droites radicales ont une dimension « postmoderne » en termes de référents idéologiques, cela vaut aussi pour Les Républicains. Quant au Parti socialiste, les intellectuels qui lui sont proches, comme Benjamin Stora ou Michel Wieviorka, ont renoncé depuis longtemps, me semble-t-il, à en orienter la politique. Ils se mobilisent régulièrement pour en limiter les dégâts.

 

Vous évoquiez le culte mystique de la République que développent de nombreux politiciens aujourd’hui… Mais l’autre point problématique aujourd’hui n’est-il pas un discours très rigide de la laïcité ? Jean Baubérot estime par exemple qu’une conception identitaire de la laïcité s’est développée au cours de ces dernières années, qu’on retrouve à la fois chez Marine Le Pen, Nicolas Sarkozy et Les Républicains et jusqu’à un certain nombre de socialistes. Cette vision idéologique de la laïcité, orientée contre l’islam, néglige le fait que la laïcité suppose d’un côté la neutralité de l’État, mais de l’autre, pour chaque individu, le respect de la liberté de croire ou non. Quelle est votre position sur cette thématique?

L’usage qui est fait aujourd’hui de la notion de laïcité est plus que discutable et souvent carrément réactionnaire. Cela s’explique par les ambiguïtés de la tradition républicaine, que j’expliquais tout à l’heure. Il est courant d’opposer deux conceptions de la laïcité issues des Lumières, une anglo-saxonne et l’autre française, qu’on pourrait résumer par une formule très simple : liberté « pour » (for) et liberté « à l’égard de » (from) la religion. For et from, ces deux prépositions font une grande différence. La première conception, très enracinée dans les pays protestants, fait de l’État le garant de toutes les minorités religieuses, leur permettant de s’exprimer dans la société civile. Aux États-Unis, ce principe est structurant pour un pays qui a constitué une terre d’accueil pour les minorités religieuses bannies et persécutées en Europe.

Dans ce contexte, le mot laïcité n’existe même pas au sens français, l’état assure tout d’abord le pluralisme religieux, bien avant l’apparition du multiculturalisme. En France, au contraire, la notion de laïcité est née comme résultat d’une lutte émancipatrice vis-à-vis de la religion et comme une conquête dans une lutte tenace contre l’Ancien Régime : l’espace public s’est progressivement affranchi de la tutelle de l’Église catholique. Dans ce contexte, la loi de 1905 est une mesure que la République adopte pour se défendre contre les attaques du nationalisme conservateur, antirépublicain et catholique. On pourrait très bien souscrire à la conception de la laïcité qui en a découlé : la séparation entre l’État et les cultes et, en même temps, la reconnaissance de la liberté d’expression pour toutes les confessions religieuses (ainsi que pour les non-croyants) dans la société civile.

En France, cependant, l’histoire de la laïcité croise celle du colonialisme, puisque la IIIe République mène son combat pour la laïcité tout en bâtissant son empire. Il en découle une sorte d’anthropologie politique sous-jacente à la notion même de citoyenneté républicaine. À savoir que, sous la IIIe République, le citoyen s’oppose à l’indigène, qui ne dispose pas des mêmes droits. Autrement dit, la République est née non seulement en se défendant contre ses ennemis intérieurs, mais aussi en fixant des frontières juridiques et des hiérarchies politiques vis-à-vis de ses sujets colonisés. Au tournant du XXe siècle, la IIIe République défendait la laïcité pour faire face à un certain nombre de menaces réactionnaires ; aujourd’hui elle l’utilise comme une arme d’exclusion à l’égard de minorités auxquelles elle dénie des droits. Il y a une certaine continuité dans ces postures d’exclusion républicaines et laïques. Sauf que, aujourd’hui, cette laïcité vise désormais à remettre en cause le caractère pluriel de la France réelle ! Il ne s’agit donc pas de remettre en cause le principe de laïcité, qui demeure irremplaçable pour toute société libre et démocratique, mais de prendre conscience des contradictions de son histoire, de l’hypocrisie de nombre de ses défenseurs et du caractère souvent néocolonial de ses usages.

Les polémiques récentes au sujet du burkini dans les plages de l’hexagone en sont un exemple éloquent : une interprétation sectaire de la laïcité comme « laïcisme » – la laïcité vue non pas comme neutralité de l’État par rapport aux cultes mais comme obligation faite aux citoyens de se conformer à une posture antireligieuse incarnée par l’État – a été le vecteur d’une campagne islamophobe. L’affaire du burkini a révélé, une fois de plus, les ambiguïtés d’une certaine conception de la laïcité, mais le fond du problème c’est l’islamophobie, pas la laïcité. C’est d’ailleurs au nom de la laïcité que plusieurs voix se sont levées pour condamner les interventions odieuses de la police contre des femmes voilées dans les plages et défendre une vision d’une France multiculturelle25.

 

Cette dérive actuelle de la laïcité est-elle une conséquence de la problématique interne républicaine ou tient-elle aussi à des éléments de contexte, et notamment au post-fascisme ?

Les deux choses sont liées : on ne peut pas comprendre la mue républicaine du Front national si on ne la met pas en rapport avec cette spécificité de l’histoire républicaine française. On ne peut par ailleurs que constater une convergence objective bien troublante entre cette forme de laïcisme et un certain féminisme islamophobe – d’Elisabeth Badinter à Caroline Fourest.

 

Ces personnes présentent le voile islamique comme un instrument de domination masculine dans une religion rétrograde…

À la fin du XIXe siècle, Cesare Lombroso, le fondateur de l’anthropologie criminelle, grand savant positiviste et croyant au Progrès, voyait dans les origines européennes de la philosophie des Lumières la preuve irréfutable de la supériorité de l’homme blanc sur les races de couleur. Le féminisme que vous évoquez dans votre question postule la supériorité de la civilisation occidentale et s’inscrit, me semble-t-il, dans cette conception des Lumières. Dans cette vision, l’existence des femmes voilées ne serait au fond que l’expression du caractère inachevé de la mission civilisatrice du colonialisme européen. De nombreuses enquêtes ont montré que le port du foulard islamique répond à une multiplicité de choix qui ne sont certes pas réductibles à la seule domination masculine. Beaucoup de femmes musulmanes, voilées et non, se sont exprimées sur ce sujet en reconnaissant l’hétérogénéité du phénomène. N’importe quel enseignant universitaire qui a eu parmi ses étudiantes des filles voilées pourrait en témoigner. Et même en postulant de façon univoque son caractère patriarcal, l’idée de le combattre par des mesures répressives et légales – comme l’interdiction des cultes dans l’ancienne URSS – me paraît inacceptable.

 

Elisabeth Badinter a du reste récemment déclaré : « Il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe »…

Oui… Elle légitime un certain nombre de pulsions xénophobes et réactionnaires qui traversent aujourd’hui la société française et qui alimentent le FN. En effet, si être laïc signifie arracher le voile aux musulmanes qui ont choisi de le porter, à ce moment-là le meilleur défenseur du féminisme est le Front national ! Quoi qu’il en soit, ces convergences se nourrissent de cette symbiose ancienne entre République et colonialisme. Cela explique l’usage islamophobe de la laïcité tel qu’elle est pratiquée aujourd’hui ; et aussi le fait que le FN puisse si facilement se réclamer de la tradition républicaine. Si le populisme est avant tout une forme de démagogie politique, il me paraît clair que l’usage actuel de la notion de laïcité est populiste au plus haut degré. En effet, on essaie toujours de masquer l’objectif véritable d’une proposition législative : ceux qui ont fait la loi contre les « signes ostentatoires » de la religion n’arrêtent pas de répéter qu’elle concerne toutes les religions et qu’elle ne vise pas spécialement l’islam, c’est-à-dire la seule religion contre laquelle elle a été jusqu’à présent appliquée. De même, l’amendement constitutionnel visant à introduire la déchéance de nationalité pour les binationaux était justifié avec toute sorte d’arguments rhétoriques afin de nier le fait qu’il était dirigé essentiellement contre les musulmans – et c’était d’ailleurs une proposition ancienne du FN. Le message était clair: les terroristes n’appartiennent pas à la France (même si c’est bien la société française qui les a engendrés) et l’islam est un corps étranger à la nation (même s’il s’y est implanté). Nous y reviendrons peut-être, mais il est clair que nous sommes face à des tentatives de faire barrage au FN en adoptant sa rhétorique et son discours. C’est la France qui doit se protéger contre une partie d’elle-même émanant de son passé colonial.