Des impatientes, Sylvain Pattieu, Editions du Rouergue, 256 pages, 2012.
Le premier chapitre du roman est à télécharger ci-dessous.
Recension :
Une histoire en deux parties, deux héros féminins, deux antihéros masculins et deux cadres narratifs, voilà les doubles fragmentations que nous propose Sylvain Pattieu dans ce premier roman. Deux histoires en miroir : l’une sur l’école, ses injustices et ses classements ; l’autre sur le travail salarié, sa précarité et ses rapports de force. Mais toutes les deux traversées par une même constante : le destin tracé qui continue encore à guider le chemin des jeunes Français.es issu.es de l’immigration postcoloniale. Le roman nous propose alors deux cadres pour une intrigue que l’auteur nous présente comme des faits de la « vraie vie »1. Il nous promène ainsi dans deux lieux de la société contemporaine où l’un n’est finalement que la conséquence des failles de l’autre : le travail précaire dans un grand magasin suite à l’expulsion du lycée. Ces deux lieux apparaissent investis de l’énergie d’Alima et de Bintou, deux lycéennes d’un établissement ZEP, noires et habitant toutes les deux une cité. Les deux héroïnes se retrouvent dans cette dualité du roman, deux impatientes comme ces « plantes fragiles » qui poussent à l’ombre et dont les fruits explosent « en disséminant leurs graines ». Nous les découvrons par leurs propres voix qui se racontent mais aussi par des voix autres qui les racontent, comme celles de leur professeur d’histoire et plus tard d’un collègue de travail, le vigile du magasin. Nous les connaissons aussi par leur langue à elles, par leurs récits et par leurs rêves, ce qui réussit un effet d’authenticité et une impression de sincérité. Cette authenticité traverse par ailleurs l’ensemble du roman, car nous entendons dans la polyphonie narrative de tous les personnages leur langue à eux, la quotidienne, l’adolescente, la « banlieusarde », de msn, de facebook ou des sms. L’écriture sincère de ce roman est aussi celle de son auteur : professeur d’histoire en Seine-Saint-Denis qui a en plus connu de près, par des liens personnels, la situation des caissières des grands magasins.
Les héroïnes impatientes marquent par leurs actions les deux cadres que propose le roman. Au lycée, par un « incident » qui a touché l’établissement entier, qui a fait réfléchir le professeur sur ses faiblesses à lui et qui a surtout tracé leur destin à elles. Au travail, en impulsant la grève et, surtout, en lui redonnant sa force, car même les délégués syndicaux n’y croyaient plus. Ainsi, le premier volet du roman tourne-t-il autour de « l’incident », analysé en permanence par le chœur narratif des héroïnes et du professeur, mais dont nous ne connaîtrons les détails qu’à la fin de cette première partie. « La rupture », qui donne son nom à ce premier volet, est notamment celle des deux jeunes filles avec le système éducatif, suite à un incident ordinaire survenu en cours. Mais on trouve à son origine une autre rupture, car nous venions de suivre, dans cette partie, la chute émotionnelle du professeur après que sa compagne l’a quitté. Le roman nous montre ici les enjeux de cette rupture pour les deux personnages : arrêter le lycée quand tu poursuis un avenir meilleur, quand tu viens de banlieue, quand tes parents n’ont pas eu la même chance que toi, de tout simplement aller à l’école et moins encore de poursuivre après Sciences Po. Car tel était le rêve d’Alima, ou du moins le destin qu’on lui avait promis et auquel on lui avait laissé croire. Cette rupture veut dire aussi d’arrêter le lycée quand tu n’as par contre aucun projet, seulement du vide dans la vie, quand le racisme te touche plus qu’à d’autres, parce qu’en plus d’être noire, tu parles « mal », tu parles fort et tu as de mauvaises notes. Arrêter le lycée quand il t’ennuie, quand tu le subis et quand depuis longtemps ce parcours ne se fait qu’en marchant sur un pont suspendu ; dans cette situation, avoir le bac est au moins un dessein. Tel était, sinon le rêve de Bintou du moins un programme rassurant pour son avenir, pour la tranquillité de sa mère, une femme de surcroît blessée par la perte d’une de ses filles. Cette rupture avec l’école s’ouvre, indistinctement pour les deux héroïnes, vers un autre pôle de la société qu’est celui du travail salarié. Ainsi cette première histoire nous présente-t-elle Alima et Bintou comme deux personnages antipodiques, deux filles en miroir. La première croit au lycée comme voie de promotion sociale, l’autre le voit simplement comme un site imposé et donc à subir. Malgré leurs parcours si différents, elles se retrouvent enlacées dans le même sort : de lycéennes à caissières d’un grand magasin. Une destinée imposée pour les Français.es issus.es de l’immigration, quelque soit leur parcours et/ou leurs réussites ?
Le tournant inattendu du roman nous ramène à un grand magasin de décoration situé en plein cœur de Paris. Nous voyons ici les héroïnes obligées de reproduire les automatismes du travail en caisse. Cette nouvelle situation nous rappelle ce qui se voit annoncé à la fin de La Place d’Annie Ernaux, l’un de ses récits (auto)biographiques qui portent sur les positions préétablies selon la condition sociale. Ce récit s’achève justement sur une scène décourageante quant au rôle de l’école : la narratrice retrouve une ancienne élève tapant mécaniquement à la caisse d’un supermarché qui lui spécifie que son orientation professionnelle « n’a pas marché »2. Le basculement du statut de lycéennes à celui de caissières traduit une logique similaire, car l’école continue à redistribuer des places prédéfinies par des facteurs de classe et ethniques dans notre société. Ici la condition précaire d’enfant d’immigré.es se présente comme impossible à surmonter, malgré les réussites personnelles ou la discrimination positive (comme le programme de Sciences Po promis à Alima).
L’intrigue de cette deuxième partie a lieu dans un magasin Decora que nous pouvons décrire avec des termes similaires à ceux que le narrateur utilise pour décrire le lycée : c’est un grand magasin de meubles comme il y en a beaucoup dans Paris, un magasin fixé dans la logique de l’économie marchande et individualiste. Cette partie repose sur des liens métaphoriques avec Les Bonnes femmes, le classique de Chabrol qui montrait des vendeuses s’ennuyant au travail et cherchant en conséquence un moyen de s’en évader. Nous retrouvons ici « la jeunesse [des deux héroïnes] enfermée en boutique » (p. 137) qui tente d’alléger la corvée jusqu’à regagner sa liberté, la journée finie ; comme le font les ouvriers dans leur nuit, dont parle Jacques Rancière, qui était le seul moment qui échappait au poids du travail et au contrôle des patrons3. Les deux filles antagoniques partagent ici ce même travail pénible. Celles qui se détestaient à l’école deviennent inséparables sur le lieu de travail et malgré leurs rêves disparates, elles embrassent ce même destin, car au fond rien ne les différencie vraiment : une « même couleur, [une] même banlieue » (p. 217). Le récit tourne cette fois-ci sur un nouvel événement annoncé par les narrateurs (les filles et le vigile du magasin) et que nous imaginons en plus grâce aux détails sur le fonctionnement de l’entreprise et l’organisation du travail. L’énergie d’Alima et de Bintou se voit cette fois-ci réinvestie dans une importante grève des caissières, déclenchée par les conditions précaires du poste. Le récit est ici consciemment documenté (l’auteur fournit à la fin du roman une série de références bibliographiques) et cette grève présente les mêmes stratégies et revendications que beaucoup d’autres dans le secteur4.
Le roman nous ramène, de cette façon, d’un cadre à l’autre et les montre tous les deux fonctionnant de façon presque identique, avec les mêmes dissymétries et surtout par des codes de conduite similaires. Car le récit des deux parties s’intercale respectivement des fiches du dossier pédagogique de Bintou et des règles et consignes exigées du/de la bon.ne employé.e et/ou de la bonne caissière. L’école en formant de bon.nes élèves produit-elle en conséquence de bon.nes salarié.es ? Par ailleurs, le roman nous propose également la précarité comme facteur définissant l’ensemble des personnages. Car le professeur et le vigile, malgré leur rôle négatif dans cette histoire (tous les deux lèsent les filles, ils sont toujours considérablement plus faibles qu’elles et se laissent emporter facilement par leurs émotions), sont également précaires dans leur condition sociale. Le premier l’est dans sa vie émotionnelle et dans l’aide professionnelle qu’il reçoit du système éducatif, tandis que le deuxième est un étudiant étranger faisant ce travail par défaut suite à des difficultés de papiers.
Voici donc un roman dans la veine du roman social, documenté et littéraire, qui commence au lycée, par l’impatience de la jeunesse où tout peut être encore possible et qui s’arrête au travail, par l’impatience de la lutte collective. Un roman qui raconte un morceau de vies, comme il y en a beaucoup d’autres et qui nous prévient d’avance qu’il n’y aura ni vrai début ni final5.
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références
⇧1 | Epigraphe du roman |
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⇧2 | Annie Ernaux, La Place, Gallimard, 1983, p. 114. |
⇧3 | Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, 1981. |
⇧4 | Voir Marlène Benquet, Les Damnées de la caisse, grève dans un hypermarché, Editions du Croquant, coll. « Savoir/Agir », 2011. |
⇧5 | Cf. Epigraphe du roman. |