À propos de Wolfgang Sofsky, « Le citoyen de verre – entre surveillance et exhibition »

À propos de Wolfgang Sofsky, Le citoyen de verre – entre surveillance et exhibition, Paris, L’Herne, 2011, 176 p., 13,50€.

Le quant-à-soi über alles ?  

Le titre de cette version française, comme la caméra qui orne sa couverture (une image voisine illustrait il est vrai l’édition allemande), s’avèrent trompeurs ou du moins réducteurs. Olivier Mannoni – excellent traducteur au demeurant, notamment du styliste retors Peter Sloterdijk – n’a en effet pas repris le titre original1. Celui-ci (Verteidigung des Privaten: eine Streitschrift [« Défense du privé : écrit polémique »])2 avait pourtant le mérite d’annoncer franchement la couleur. Car en dépit de ce que suggère aussi la quatrième de couverture, Le citoyen de verre ne porte pas vraiment, pas seulement sur le fonctionnement du pouvoir dans les « sociétés de contrôle », selon l’intuition deleuzienne (ignorée dans l’ouvrage). Certes, un premier chapitre accrocheur est consacré au repérage, à travers le récit d’une journée ordinaire d’un individu lambda, de tous les mécanismes – sécuritaires, commerciaux, biopolitiques – de surveillance, plus ou moins dissimulés, auxquels il est soumis, ainsi que des traces qu’il laisse à moitié inconsciemment sur son passage. Passée cette mise en bouche, la perspective est toutefois bien plus ample… tout en s’avérant in fine – c’est tout le paradoxe de l’ouvrage – fort étriquée.

Le propos consiste en une défense globale, intégrale du privé, de l’intime ; et la meilleure défense étant l’attaque, c’est un plaidoyer offensif, un écrit pugnace. Wolfgang Sofsky, connu en France pour ses travaux sur la violence politique, travaux qui en Allemagne ont interpellé tant les anthropologues que les historiens3, livre une apologie littéralement inconditionnelle « du » privé. Et le citoyen de verre évoqué dans les premières pages, celui qui consent bon gré mal gré, quelquefois avec un enthousiasme débridé, à se laisser en permanence observer voire espionner en renonçant à toute « solitude volontaire », laisse place à une charge tous azimuts contre la « destruction de l’espace privé » (p. 21). La démonstration, pessimiste mais résolue, examine alors la question sous toutes les coutures : de la politique/police du langage à la normalisation disciplinaire des corps, de la propriété matérielle à la croyance spirituelle, de l’interconnexion des données personnelles au rôle social de la rumeur, de la peau conçue comme habitacle aux objets personnels, de la pudeur à la mort en passant par les souillures et excréments. Si ce vaste ensemble n’est pas sans susciter une impression de patchwork thématique, elle est contrebalancée par le caractère rectiligne et même unilatéral de l’argumentation.

Au fur et à mesure de sa lecture, l’essai de W. Sofsky séduit puis agace tour à tour. Le second sentiment l’emporte progressivement sur le premier et ce n’est pas sans déception, ni irritation, qu’on referme le livre. Au-delà du caractère inégal de l’ensemble – des considérations douteuses ou simplement banales contrastant avec des aperçus perspicaces et des passages stimulants –, c’est le cœur du raisonnement lui-même, fondé sur une conception simpliste des rapports entre « public » et « privé » (à commencer par leur représentation en domaines de réalité exclusifs), qui pose problème. Reste que cet ouvrage assez atypique ne laisse pas indifférent. Il offre l’occasion, pour qui est peu familier de la pensée libertarienne (abstraction faite de la diversité des courants qui la composent), de se frotter à une version érudite et soignée. Il ne paraît pas impropre de rattacher l’auteur à cette famille de pensée quoiqu’il ne s’en réclame pas spécialement : ses références éclectiques mêlent F. Engels et M. Heidegger, font côtoyer W. James et R. Caillois, on y croise aussi bien E. Zamiatine que P. Ariès et G. Duby ou E. Canetti, sans que dominent nettement les références libérales (de J-S. Mill à I. Berlin) ou libertariennes (une seule mention au Anarchie, État et utopie de R. Nozick), l’auteur le plus cité étant E. Goffman (avec un style qui s’en rapproche parfois, comme dans le chapitre sur les « secrets du corps »).

Formellement, le texte allèche d’abord par l’élégance sobre de l’écriture. Elle tient davantage de la tradition littéraire nourrie de sciences humaines et sociales d’un Hans-Magnus Enzensberger que du gros de la production universitaire allemande. Évitant tout académisme pesant (l’homme est désormais plus journaliste qu’universitaire), le livre est exempt de notes de bas de page et la bibliographie présentée sous forme de développements annexes. D’une plume alerte, c’est d’un ton volontiers pince-sans-rire, plus que vraiment pamphlétaire, que W. Sofsky brocarde ses contemporains ou détourne tacitement des formules passées à la postérité (ainsi pour C. Schmitt : « Est souverain celui qui peut chaque jour et en toute impunité prier ses sujets de passer à la caisse », p. 105). De manière générale, pour donner corps au propos, le livre propose des descriptions évocatrices faisant appel à l’expérience du lecteur ou à des représentations partagées (le récit d’une arrestation policière, par exemple), facilitant l’identification aux situations. Par petites touches, l’auteur dépeint ainsi à l’occasion une série de figures : le traître, le voyeur, le conformiste, le maniaque… Ce faisant, évitant tout jargon inutile, il parvient à être concret sans être ni lourdement didactique ni bassement trivial. Mélange d’érudition et de décorticage de situations palpables, force est d’admettre que l’ouvrage est prenant même si l’on n’en partage ni tous les présupposés ni toutes les conclusions. Il se lit en somme avec une sorte d’appétit mitigé, le plaisir éprouvé dans les premiers chapitres étant terni par le caractère répétitif de l’argumentation (la postface reprend des thèses déjà martelées), quelques fautes de goût (quand est évoqué l’adultère, il n’est associé qu’à une femme…) et le ton parfois hautain par lequel l’auteur semble se placer définitivement au-dessus de la mêlée.

Sur le fond, Le citoyen de verre a l’avantage de soutenir clairement une thèse. On pourrait certes reprocher à l’auteur d’enfoncer continuellement le même clou, mais cela vaut mieux que de noyer le poisson. Le texte a le mérite de se tenir loin du légalisme obtus qui imbibe la culture politique et une bonne partie de la production universitaire nationales. Ne postulant pas une frontière étanche entre les systèmes politiques acceptables (dits « démocratiques ») ou détestables (dits « totalitaires »), il ne fait pas de l’État de droit le garant robuste et fiable des libertés, le droit en général n’étant pas épargné par des piques lancées ça et là. « Tout pouvoir, qu’il soit de nature démocratique ou autocratique, menace la liberté de l’individu. Mais aujourd’hui, l’ingérence dans la sphère privée respecte le droit, la morale et la loi (…) On ne peut pas se fier au droit » (p. 25-29), assure W. Sofsky, s’éloignant d’une conformité au credo libéral le plus convenu. L’auteur s’en prend en fait à toutes les atteintes aux libertés (privées). Il ne réserve pas ses attaques à l’État, même si ce dernier sert de cible privilégiée ; il les fait porter aussi sur le « marché » et les entreprises qui l’animent. « Pas plus que l’État, le marché n’est un havre pour la vie privée » (p. 123) ; « Ni l’État, ni le marché ne garantissent par conséquent la liberté de la vie privée » (p. 149). Au détour d’un passage il fait même des entreprises des « petits frères » du Big Brother étatique, à travers la dimension sourdement répressive du management. W. Sofsky s’en prend plus largement aux censeurs, aux pédagogues intéressés, aux directeurs de conscience, aux bonnes volontés philanthropiques ou thérapeutiques. Cherchant à démasquer tout exercice d’un pouvoir, fût-il contenu par la tempérance « démocratique », il ne chante pas sans distance les louanges de la « démocratie », ce « mot en caoutchouc » (A. Blanqui) d’autant plus célébré qu’il ne veut plus rien dire4. Il n’entend pas plus se laisser abuser par les valeurs consensuelles (« Derrière la rhétorique de la dignité humaine agit un pouvoir administratif qui a des vues sur la production et la surveillance de l’organisme humain », p. 75 ; « Aucune opinion, aucune maxime, aucune croyance, pas même les honorables principes fondamentaux, ne sont à l’abri des armes de la critique », p. 153) ; à cette réserve près, de taille, qu’il fait preuve d’une fâcheuse tendance à opposer liberté (ou individu) et pouvoir, comme si l’un était l’antithèse de l’autre – représentation singulièrement périmée. W. Sofsky a par ailleurs le mérite de trancher avec la mode actuelle d’une science politique française portée à vanter la variété des « usages » des dispositifs de pouvoir en minorant outre mesure leur force contraignante, ou à valoriser une critique idéaliste dépourvue de force sociale ; il rappelle ainsi opportunément que le« grognement du valet n’entame pas son existence de valet » (p. 22). Dans les meilleurs passages, on a affaire non seulement à une dénonciation des abus de pouvoir et de leur extension insidieuse (ainsi l’idée que la pratique policière de la fouille s’est banalisée dans d’autres lieux, comme les aéroports), mais un appel à la vigilance, et même un éloge – équivoque on va le voir, car restreint à l’individu – de l’émancipation. Le propos met en exergue une rétivité de principe qui n’est pas charme contre toute forme de limitation de puissance, faisant de chaque foyer de socialisation sans exception, des médias jusqu’aux copains de bistrot, des agences d’endoctrinement en puissance (et en acte).

Toutefois, sous l’apparence de ne ménager aucune cible, de n’être complaisant à l’égard d’aucune autorité, W. Sofsky ne va pas toujours au bout de sa logique et se révèle moins iconoclaste qu’annoncé. Il se révèle en fin de compte plus indulgent à l’égard du « marché » (entité que pas plus que l’État il ne déconstruit, comme si l’un et l’autre étaient des blocs monolithiques) qu’à celui d’un Léviathan paré de tous les vices, non sans contradiction d’ailleurs lorsqu’il renoue avec la figure de l’État gendarme. Cette clémence à l’égard du « marché libre » frappe d’autant plus qu’elle se dévoile entièrement dans une postface écrite en octobre 2008, alors que le krach consécutif à la « crise des subprimes » a éclaté au grand jour. L’auteur de L’ère de l’épouvante débusque alors les « mythes » avec une clairvoyance toute sélective. « L’idée qu’un système bancaire public est plus efficace que le marché est un mythe » (p. 151), assène-t-il. En revanche, la figure du marché autorégulé n’entre visiblement pas dans cette catégorie : « Au lieu de laisser au marché le soin de se purger de ses outrances par la récession, de démanteler des modèles économiques périmés et d’encourager les innovations, on concentre le pouvoir économique entre les mains de l’État. La société en paiera les conséquences au prix fort. » (p. 151) – autant dire qu’on ne s’étonne pas que K. Polanyi soit absent de la bibliographie ! Ce genre de vaticination déphasée prêterait à sourire si la situation socioéconomique européenne n’était pas si tragique. Surtout que W. Sofsky ne fait, de surcroît, qu’égratigner ces enclaves que sont le foyer et la famille. Il n’en fait certes pas des foyers de vertus (« Le manteau du privé enveloppe aussi le crime », p. 65), mais c’est sans nuancer et encore moins ébranler l’argument central.

Sa plume est plus acerbe quand il s’agit de blâmer les errements de ses contemporains. Car l’hymne entonné par W. Sofsky en faveur d’une absolue souveraineté individuelle ne s’exprime pas au nom des choix éclairés dont elle ferait effectivement l’objet de la part des individus. Bien au contraire, ceux-ci en prennent constamment pour leur grade. Si « [l]es gens savent, mieux que toute autorité, ce qui est bon pour eux » (p. 46), le commentaire des comportements de tout un chacun semble toujours démentir le bien-fondé de ce principe : « Est-il seulement nécessaire de tout écouter, de tout consigner, lorsque le flot verbal de la conversation quotidienne ne dissimule plus que le vide et l’insignifiance ? » (p. 21) ; « Ce ne sont pas les normes et les institutions qui constituent la domination sociale et politique, mais le conformisme des gens » (p. 22). L’auteur n’est pas avare de marques de mépris à l’égard de l’individu concret, inconscient, apathique, borné pour ne pas dire crétin : « Il est totalement insensible à la perte de la liberté individuelle. Il ne devine même pas qu’il y a quelque chose à défendre » (p. 19). « La bêtise et la pusillanimité des citoyens » (p. 148) ne contribuent pas peu à la construction d’un « État préventif » intrusif au nom de la sollicitude. Pourquoi défendre une vie privée dont les « gens » font un usage aussi irréfléchi ? Le plaidoyer résout la tension en prenant volontiers des teintes élitistes, aristocratiques, l’auteur faisant bien sentir qu’il ne se mêle pas au troupeau de ces « gens » dont il réprouve la conduite. Ceci non sans teintes réactionnaires, par exemple dans l’apologie nostalgique de la bonne distance et de la courtoisie, par opposition à l’aversion que lui procurent les familiarités populaires5.

L’exhortation au respect de l’intimité tend alors à épouser platement la défense de l’ordre établi, quitte à soutenir de façon anachronique des causes qui n’ont guère besoin de l’être. Ainsi la défense effrénée de la propriété, dont on voit mal ce qui la menace tant elle fait partie des valeurs qui ont triomphé ces dernières décennies. Peut-on vraiment dire que « La propriété privée n’a pas bonne presse » ? (p. 93). Qu’on la rend couramment « responsable d’innombrables maux de ce monde » ? (p. 94)6. On est d’autant plus sceptique que l’auteur se plaît ensuite à confondre propriété et accaparement. Pire, il met la critique des inégalités sociales sur le compte du ressentiment, adoptant pour ce faire une posture faussement naïve dissociant commodément être et avoir, possession et conscience (« Personne n’est ce qu’il possède », p. 96), comme si la critique des inégalités sociales consistait à affirmer qu’être pauvre rend nécessairement vertueux – quand au contraire elle entend dévoiler l’asservissement que constitue le maintien dans un état de nécessité. Si certaines positions de W. Sofsky trouvent un équilibre relativement subtil, c’est loin d’être le cas de sa défense de la propriété et du patrimoine « librement acquis » (sans qu’il s’interroge sur les fondements sociaux de cette « liberté »), qui a au moins le mérite d’exprimer avec franchise la position défensive d’un nanti qui tient à conserver ses privilèges : « La distinction entre ce qui est mien et ce qui est tien crée de l’ordre social. Pour la paix de la société, il est indispensable que les biens soient clairement répartis. (…) Non seulement une répartition égale des biens ne peut pas fonctionner, mais elle serait aussi ravageuse » (p. 97 et p. 100). Typique de la pensée de droite7, une telle assertion signe immanquablement le choix d’un camp. D’une part, W. Sofsky n’a pas l’air de considérer « ravageuse » la démesure actuelle de la répartition de la possession, qui atteint pourtant des proportions démentes. D’autre part, comme tout conservateur, il brandit un spectre fictif, l’égalitarisme, pour justifier le statu quo. « L’idée de justice mène inévitablement à l’érosion du privé » (p. 117) : au moins, c’est clair ! Tout se passe comme si, pour l’auteur, le privé était une substance distribuée équitablement une fois pour toutes à la naissance et qu’il s’agirait ensuite de gérer personnellement à bon escient, en se protégeant avant tout des immixtions étrangères. Une curieuse conception, qui occulte qu’être maintenu dans une condition de simple survie sape la possibilité de pouvoir jouir d’une quelconque « sphère privée » et empêche de penser ce que R. Castel nommait l’individualisme « négatif », dépourvu des cadres collectifs nécessaires à l’existence même d’un espace privé, dépossédé des supports sociaux qui permettent d’accéder à ou de conquérir de l’autonomie.

On en arrive à l’impasse fondamentale du livre : une conception qui s’en tient aux libertés privées (et non publiques) et à l’individu (et non aux collectifs). W. Sofsky se fait l’avocat d’une conception non seulement substantialiste mais obsidionale du privé, constamment dépeint sous les métaphores du bastion, de la citadelle, du refuge, du sanctuaire, de la forteresse… Ses définitions étroites de la liberté (« Être libre, c’est ne pas être agressé », p. 41) correspondent à ce que Alain Brossat a caractérisé comme un paradigme immunitaire8, reposant sur un processus d’insensibilisation anesthésique et dont le prix est l’abandon de toute perspective communautaire, au sens de la composition d’une collectivité politique ouverte. W. Sofsky dévalorise sans ambages la chose politique et ne cache pas son dédain pour un « esprit du temps » qui voudrait, abusivement à ses yeux, que « toute chose trouve sa place dans la sphère du politique », alors qu’une telle représentation a connu au contraire un déclin dramatique avec la contre-révolution intellectuelle des années 1980. À cette réduction de la liberté au quant-à-soi correspond un raisonnement qui n’envisage entre le « privé » et le « public » que des rapports de vases communicants, ce dont attestent plusieurs formulations9. Ce faisant, il s’interdit de penser d’autres formes d’articulation, tels un accroissement ou un appauvrissement conjoints. Il ne voit pas qu’ « une configuration valorisant à la fois le public et le privé est concevable, de même que l’inverse, une perte de substance commune aux deux, qui est peut-être ce à quoi nous assistons actuellement, avec l’injonction constante à la publicisation de l’ « intime » (…). En rester à la conception libérale du rapport public/privé devient de ce fait un obstacle à la compréhension des processus spécifiques qui sont à l’œuvre dans les transformations actuelles des formes d’individualisation et, a fortiori, un obstacle à celle des contradictions et résistances qui les traversent »10. Quand les tensions deviennent inévitables, l’auteur élude ou expédie. À la fin du livre, il relève ainsi « un paradoxe : la défense de l’espace privé a le plus grand besoin du débat public » (p. 154) l’amenant à effleurer la question d’une vigilance protestataire collective et organisée ; il s’en débarrasse aussitôt sous prétexte que les enjeux qu’il soulève n’intéressent personne… pour finalement s’en remettre à une improbable « conspiration du privé » (p. 156) : chacun selon son for intérieur ! Comment s’étonner alors qu’il y ait « des intellectuels pour considérer que le privé est révolu, petit-bourgeois et même réactionnaire », (p. 152) ?

Il faut dire que les oppositions stériles que l’auteur reprend à son compte (individu/société, privé/public, liberté/pouvoir…) ont comme soubassement un parti pris antisociologique radical (« Le soi précède le social », p. 62) assez ahurissant. Certains passages sont à cet égard édifiants, tenant moins de la prise de la position idéologique que du déni. « Si les hommes restent dans la somnolence du conformisme, cela ne tient pas aux rapports sociaux, à un système éducatif délabré, à la dévalorisation séculaire de toutes les valeurs. L’immaturité est sa propre cause » (p. 144-145), avance-t-il sans crainte. Ailleurs, la caractérisation du suicide conçu banalement comme « l’acte le plus privé qui soit, l’acte antisocial par excellence » (p. 69) nous ramène un bon siècle en arrière, avant Durkheim, collant à un sens commun que le regard sociologique avait permis d’ébranler. Du coup, si l’auteur du Traité de la violence se réfère abondamment à l’histoire et à la sociologie pour illustrer ses vues, il peine à historiciser et à sociologiser les faits et les catégories qu’il utilise, à commencer par celle d’un « privé » substantialisé. Il a évidemment conscience – et il signale à l’occasion – que les frontières de l’intimité, du secret, de la curiosité, que les rapports au corps et aux sensations fluctuent dans le temps et diffèrent dans l’espace. Mais il n’en tire guère les conséquences, comme s’il misait en fait plutôt sur des invariants anthropologiques à l’existence douteuse. Alors même qu’il mentionne la variabilité des comportements jugés acceptables ou déplaisants, il tend en permanence à rabattre les conduites du côté de l’homogène. De même, s’il fait ici et là référence aux divisions de classe qui traversent la société (p. 39 et p. 78), il ne s’y attarde pas et se situe le plus souvent à un niveau d’apesanteur sociologique (celui des « gens ») qui transcende, et donc masque, ces divisions. Or, s’il congédie la sociologie, s’il fait donc l’impasse sur la double question de la socialisation et de la subjectivation des individus, c’est pour adopter une grille de lecture incomparablement plus pauvre, celle de l’homo œconomicus utilitariste arbitrant entre coûts et avantages : « L’homme exposé au chantage fait ce qu’il doit faire bien qu’il ne le veuille pas. Mais s’il le fait, c’est que les coûts d’une résistance lui paraissent supérieurs aux avantages d’une rébellion contre la contrainte » (p. 130). Difficile de réduire davantage les mobiles de l’action humaine…

En cours de lecture, certains passages font s’interroger sur leur caractère plutôt « libéral » ou « libertaire », avant que la reprise de formules aussi éculées que « la liberté de l’un s’arrête là où commence celle de l’autre » (p. 42) ne trahisse pour de bon de quel côté penche (tombe, plutôt) l’auteur. Le problème à la limite n’est pas qu’il se montre bien plus libéral que libertaire, ce qui est son droit – au moins évite-t-il toute fausse pudeur idéologique. C’est qu’il ne problématise pas cette tension, alors qu’il y aurait là, sur cette ligne de crête, matière à un vrai travail d’élucidation historico-théorique. L’attrait d’une telle pensée, on le devine, est tout autre : son caractère formidablement opérationnel en guise de guide pratique. Car sur ce plan, on n’a en définitive guère plus à se mettre sous la dent qu’une formulation savante d’un principe qu’on pourrait exprimer plus familièrement : que chacun s’occupe de ses fesses. Voilà qui évite les maux de tête et les problèmes de conscience… On est loin de la révolution, de l’utopie et de l’émancipation, thèmes qui, il y a quarante ans (1971), étaient au cœur du premier livre de W. Sofsky.

Image via Wikipédia Commons.

références

références
1 Mais c’est peut-être un choix de l’éditeur !
2 Munich, C.H. Beck, 2007. « Eine Streitschrift » (écrit de combat, factum) était le sous-titre de la Généalogie de la morale de Nietzsche.
3 Lire l’entretien avec F. Kramer et A. Lüdtke (« Les formes de la violence », La Vie des idées, 8 février 2011 – URL : http://www.laviedesidees.fr/Les-formes-de-la-violence.html) dans lequel W. Sofsky revient sur Traité de la violence (Paris, Gallimard, 1998) et L’Ère de l’épouvante : folie meurtrière, terreur, guerre (Paris, Gallimard, 2002). Et sur le même site, la critique de J. Rodriguez, « De la surveillance volontaire », La vie des idées, 21 novembre 2011 – URL : http://www.laviedesidees.fr/De-la-surveillance-volontaire.html
4 Voir l’ouvrage collectif Démocratie, dans quel état ?, Paris, La fabrique, 2009.
5 On trouvera ailleurs, par exemple dans La société intégrale de C. Lagandré (Climats, 2009), des développements plus inspirés sur des thèmes communs, comme le tutoiement pendant la Révolution française (évoqué de manière dédaigneuse par W. Sofsky p. 38 dans un développement sur les atteintes à l’intimité) et plus largement la courtoisie et la camaraderie.
6 Il ajoute : « Beaucoup de contemporains considèrent avec suspicion les intérêts, le capital, le profit, et a fortiori la spéculation, ces réalités économiques élémentaires » (p. 93). À nouveau, on sourit (jaune) à la lecture de cette naturalisation – écrite cette fois avant le nouveau cycle de crise capitaliste ouvert en 2007… – de « réalités » qui n’ont pas grand-chose d’ « élémentaire ».
7 Voir E. Terray, Penser à droite, Paris, Galilée, 2012.
8 A. Brossat, La démocratie immunitaire, Paris, La Dispute, 2003, p. 10-11 ; cf. W. Sofsky, Le citoyen de verre…, op. cit., p. 33 et p. 47.
9 « Si le contrôle social est défaillant et le pouvoir politique faible, le privé s’infiltre dans tous les domaines sociaux. Si, à l’inverse, le secteur public s’étend, le privé s’étiole pour n’être plus qu’une petite oasis » (p. 35) ; « Plus les archives et les serviteurs de l’État sont nombreux, plus la liberté du citoyen se réduit » (p. 46).
10 S. Kouvélakis, La France en révolte. Luttes sociales et cycles politiques, Paris, Textuel, 2007, p. 82-83.