Marwan Muhammad, Nous (aussi) sommes la Nation: Pourquoi il faut lutter contre l’islamophobie, Paris, La Découverte, 2017.
Voir également nos nombreux articles sur l’islamophobie.
Et justement, dans ce monde réel, la centralité du rôle de l’État dans l’émergence ou la continuité des pratiques racistes les plus structurelles apparaît incontestable. Nous constatons à tous les échelons de l’intervention du CCIF, l’existence de mécanismes de validation institutionnelle de la discrimination islamophobe, de même que pour d’autres formes de racisme structurel. Ces mécanismes font système, par leur continuité dans le temps et leur relative consistance, qu’il s’agisse de la définition des politiques publiques comme de leur mise en œuvre administrative.
C’est le cas, pour ce qui est des déclarations politiques au sommet de l’État, lorsque le Premier ministre Manuel Valls considère que la lutte contre le voile des femmes musulmanes est un « combat essentiel pour la République[1] » ou lorsque la ministre chargée du Droit des femmes, Laurence Rossignol, explique qu’il faut traiter les femmes portant un foulard comme des « militantes politiques » et les compare aux « nègres américains qui étaient pour l’esclavage[2] ». Les gouvernements précédents n’ont pas fait exception. On se rappelle notamment de Claude Guéant qui précisait que « l’accroissement du nombre de musulmans pose problème[3] » ou de Brice Hortefeux qui, dans une brusque poussée d’ana- lyse sociologique, théorisait, s’agissant des Arabes, que « quand il y a un ça va… c’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes ![4]».
Ce type d’opinions se diffuse ensuite dans les institutions. Lorsqu’on a donné aux préfets la permission, voire l’ordre, de mener des perquisitions dont on savait par avance que de nombreuses allaient être abusives, dans leur ciblage et/ou leur exécution, on prenait une responsabilité. Dans le cadre de l’état d’urgence, le gouvernement savait que l’immense majorité des perquisitions visait des familles innocentes, avec pour seul tort d’être musulmanes. Les renseignements territoriaux savaient que des milliers de personnes visées par ces mesures n’avaient strictement rien à se reprocher. Mais ils ont quand même décidé d’agir. Parce qu’ils le pouvaient. De la même façon, lorsque le CCIF alerte la hiérarchie administrative sur des cas de discrimination d’accès aux services publics et qu’elle valide parfois, voire soutient, les comportements fautifs, la chaîne institutionnelle est responsable, de la continuation et de la reproduction de pratiques discriminatoires. C’est le cas du petit Ahmed, huit ans, qui a fait l’objet d’une plainte de l’école pour apologie du terrorisme et fut convoqué par la police, le 8 janvier 2015. Lorsque l’écolier a été interrogé, en classe, pour savoir « s’il était Charlie », croyant qu’il s’agissait d’opposer ceux qui faisaient les caricatures et les musulmans, il a répondu : « Je suis avec les terroristes. » La direction, le rectorat, le maire puis la ministre de l’Éducation ont soutenu l’institutrice et nié le motif de la plainte, avant que le CCIF ne publie le procès-verbal de la plainte en question, dûment authentifiée. On voit ainsi, sur cet exemple précis, comment la chaîne de validation se met en place, au sein même des institutions. Et c’est parce que le CCIF dénonce régulièrement ces mécanismes qu’il suscite une certaine hostilité de secteurs précis de l’appareil d’État, ainsi que de leurs porte-parole les plus éminents.
La loi de mars 2004 sur les signes religieux fut un moment clé de cristallisation de toutes ces impulsions discriminatrices validées par les institutions. On peut distinguer deux niveaux d’analyse, d’une part l’évaluation de la loi elle-même et, de l’autre, celle de ses usages et de ses effets collatéraux. Sur la loi elle-même, la position du CCIF est claire : nous estimons que c’est une loi islamophobe qui vise les femmes musulmanes de façon particulièrement stigmatisante, menace leur droit à l’éducation et rompt avec l’exigence d’égalité de tous les citoyens. La formulation de la loi (visant le « port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ») ne trompe personne : le ciblage des jeunes femmes musulmanes est évident, à la fois dans les discussions qui ont précédé la loi, mais aussi dans la construction du « problème » qui les a initiées. Comme ce sera le cas pour la circulaire Chatel puis la « loi sur la burka », on utilise un subterfuge : il n’y a aucune mention spécifique du voile dans le texte juridique, mais on ne parle finalement que de lui – pour justifier le besoin d’une loi et pour expliquer à quel point la République est menacée par le foulard de jeunes filles musulmanes, tout en éludant au passage l’impact d’une telle mesure sur les personnes portant d’autres signes religieux (sikhs, juifs, etc.). Et pour interdire le foulard des unes, il a fallu porter atteinte aux libertés de tous. C’est ainsi que d’autres communautés ont été lésées par une démarche qui visait initialement les musulmanes, comme pour nous rap- peler à quel point, si l’islamophobie cible en premier lieu les musulman-e-s, elle porte atteinte aux libertés de tous.
C’est pour cette raison que le Comité des droits de l’homme de l’ONU a condamné la France, en 2012, après avoir été saisi par un lycéen sikh, Bikramijt Singh, exclu de son établissement scolaire en 2004 pour avoir refusé d’ôter son turban. Il est remarquable que les associations de défense des Sikhs (en l’occurrence United Sikhs) aient décidé de porter l’affaire en justice, en saisissant notamment l’ONU plutôt que les cours européennes. Après enquête indépendante par ses services, le Comité des droits de l’homme a jugé que l’État français « n’a pas apporté la preuve irréfragable que le lycéen sanctionné aurait porté atteinte aux droits et libertés des autres élèves, ou au bon fonctionnement de son établissement » ; que le renvoi définitif de Bikramijt Singh de l’école publique « a constitué une punition disproportionnée, qui a eu de graves effets sur l’éducation à laquelle il aurait dû avoir droit en France, comme toute personne de son âge » ; que ce type de renvoi constitue « une violation » du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et que la France est dans la double obligation de réparer l’injustice faite au lycéen (« y compris par une compensation appropriée »), et « d’empêcher que de semblables violations ne se reproduisent dans le futur »[5].
Comme on pouvait hélas s’y attendre, le gouvernement français a refusé d’appliquer la décision de l’ONU, qui n’a pas de pouvoir contraignant en la matière. La France assumait ainsi, de manière claire et délibérée, le non-respect des droits fondamentaux auxquels elle avait pourtant souscrit (et qu’elle ne se prive pas de rappeler, très justement, aux autres pays qui leur portent atteinte). Des années plus tard, une diplomate du quai d’Orsay aura l’occasion de me le rappeler avec une sincérité déconcertante : lors d’un déjeuner de travail organisé à la mi-septembre 2015 à Varsovie, en présence de cinq autres collègues de l’OSCE, Véronique Roger-Lacan, ambassadrice française auprès de l’organisation, nous expliquera que « les droits de l’homme sont une question de communication extérieure pour la France » et que « le gouvernement n’a pas grand-chose à faire des avis de l’ONU ou de l’OSCE », puis, s’adressant spécifiquement à mes collègues chargées de l’antiterrorisme et de l’État de droit (toutes trois des femmes), « même si vous êtes bien mignonnes ». La conseillère de l’ambassadrice, Jeanne Tor-de-Tarle, aura tôt fait de nous envoyer un courrier électronique pour arrondir les angles, s’agissant de la « franchise » et de la « maladresse » de l’ambassadrice, mais ce type de déclaration en dit long sur le niveau d’engagement pour le moins mitigé de nos institutions, en matière de droits humains.
Le second niveau d’analyse de la loi de mars 2004 porte sur son impact et sa mise en œuvre, dans et hors de son champ théorique d’application. Au départ, certain-e-s élèves ont purement et simplement été déscolarisé-e-s : quarante-sept personnes (quarante-quatre jeunes femmes musulmanes et trois jeunes garçons sikhs) ont été exclues dès la première année et une soixantaine ont quitté d’elles-mêmes l’école[6]. Au-delà de cet impact direct et immédiat, les répercussions négatives de la loi ont été massives et se sont développées au fil des années. L’essentiel des cas que le CCIF a aujourd’hui à gérer en matière de discrimination relève d’interprétations abusives de la loi de 2004, y compris en dehors des établissements scolaires publics. De fait, la première base argumentative des personnes qui tentent de discriminer les femmes portant le foulard dans divers espaces sociaux se fonde sur une « laïcité étendue » – une double faute qui consiste à confondre laïcité et neutralité des usagers, et à étendre le champ d’application d’une loi de manière abusive.
Pour rappel, entre 2003 et 2004, le matraquage média- tique et politique avait été tel qu’une majorité de personnes s’étaient laissées convaincre que la promulgation d’une loi sur le foulard était une bonne chose. Tant bien que mal, elles avaient accepté l’idée qu’il fallait exclure les jeunes femmes qui ne s’y soumettraient pas, en votant une loi, afin de supprimer les tensions en supprimant le « problème », fût-il construit de toutes pièces. Au fil des années, on a ainsi assisté à l’émergence de ce que Jean Baubérot a qualifié de « nouvelle laïcité[7] » ou que d’autres chercheurs ont appelé « néolaïcité[8] » consistant à transférer l’obligation de neutralité des institutions vers les usagers, puis à en faire un enjeu identitaire.
Rétrospectivement, treize ans plus tard, peut-on dire que le débat sur les questions de laïcité est plus apaisé ? Qui peut sérieusement affirmer que la loi de 2004 a contribué à déminer les tensions autour du foulard que portent certaines (jeunes) femmes musulmanes ? Au contraire, le vote de la loi a ouvert la boîte de Pandore et nous n’avons jamais pu la refermer depuis. Des crèches aux sorties scolaires, de l’entre- prise à l’université, des plages aux commerces en passant par l’espace public, le débat autour du foulard n’a fait que s’étendre, atteignant sans cesse de nouveaux espaces de la société française, avec toujours la même tentative : interdire, interdire, interdire.
Partant du constat qu’il s’agit bien d’une loi islamophobe, non seulement dans sa genèse mais aussi dans son application, nous estimons qu’elle doit, en tout état de cause, être abrogée. Nous sommes bien conscients du fait que la majorité de l’opinion estime encore qu’il s’agit d’une « bonne » loi : il faut dire que les processus et tractations politiques qui y ont conduit, comme les conséquences qui en ont découlé, sont souvent inconnus du grand public. Par conséquent, le niveau d’adhésion idéologique et politique à cette loi est tellement fort (par le dévoiement du concept de laïcité et la normalisation du discours d’exclusion) que se contenter de dénoncer son caractère islamophobe et demander son abrogation n’est pas suffisant ; il faut aussi convaincre sur le fond.
Comment ? En montrant que les intentions alléguées pour justifier la loi, à savoir apaiser les tensions et produire un contexte d’enseignement serein, ainsi que contribuer à l’émancipation et à un meilleur accès à l’éducation des jeunes femmes musulmanes, ne se sont tout simplement pas concrétisées. On peut bien au contraire pointer du doigt les nombreux effets pervers de cette loi, d’abord dans son application initiale, puis, à une plus grande échelle encore, dans ses dérives collatérales.
Autant de raisons pour lesquelles le CCIF s’est prononcé en faveur de la création d’une commission parlementaire qui dresserait un bilan de cette loi, une commission plurielle, incluant des parlementaires de toutes les sensibilités, des universitaires, des représentants des institutions chargées du respect des libertés ainsi que des acteurs de la société civile, mais surtout les femmes musulmanes. Il est bien temps qu’on accorde enfin la parole aux premières concernées et qu’on se donne toutes les chances, par un exercice de raison et de démocratie, de refermer enfin les plaies béantes que ces débats liberticides et destructeurs ont causées.
[1] Manuel Valls, le 7 février 2013, Europe 1.
[2] Laurence Rossignol, le 30 mars 2016, RMC.
[3] Claude Guéant, 4 avril 2011, à Nantes.
[4] Brice Hortefeux, 5 septembre 2009, à Seignosse.
[5] La décision du comité, datant de novembre 2012, est disponible ici sur <archive.wikiwix.com>.
[6] Rapport rendu au ministre de l’Éducation en juillet 2005, rédigé par Hanifa Cherifi, disponible sur <ladocumentationfrancaise.fr> (pour les chiffres, p. 35).
[7] Jean Baubérot, La Laïcité falsifiée, La Découverte, Paris, 2014, p. 40 et suiv.
[8] Tribune publié par Stéphanie Hennette-Vauchez, Marielle Debos et Abdellali Hajjat, « La “néolaïcité” ou le risque d’amalgame » Libération, 3 novembre 2015.