Selon George Orwell, « celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur, celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé. » Pour ceux qui veulent penser l’émancipation, les questions historiques ont donc une très grande importance dans la lutte idéologique. 1
Ceci est surtout vrai en ce qui concerne l’Internationale Communiste. Les dix ans qui suivirent la révolution russe de 1917 constituèrent un moment d’espoir pour les opprimés du monde entier. Selon Paul Levi, dirigeant communiste allemand, la révolution russe « rendait le courage aux découragés, le calme à ceux qui désespéraient, l’orgueil aux humiliés, l’humanité aux déshumanisés ». Les historiens qui ne saisissent pas l’importance de cet espoir ne peuvent pas apprécier la totalité de ce moment historique.
L’historiographie du communisme a sa propre histoire. Pendant plusieurs années, l’étude du communisme a été dominée par deux traditions. D’un côté une tradition stalinienne qui voyait le communisme des années 1930 comme l’héritier authentique de la révolution russe ; de l’autre côté, une tradition de guerre froide qui considérait le communisme comme pourri dès le départ. Pour les uns et les autres, Lénine menait directement à Staline, et tout ce qui dérangeait ce schéma simpliste était évacué. Beaucoup des fondateurs des partis communistes, disparus de l’Internationale dès qu’elle a commencé à dégénérer, sont absents des histoires. C’est seulement avec les écrits remarquables de Pierre Broué, puis d’une nouvelle génération d’historiens, que nous commençons à saisir la vraie complexité des premières années de l’Internationale.
Les historiens s’occupent souvent davantage des luttes internes des partis communistes que de leurs activités pratiques. Romain Ducoulombier, auteur d’une récente histoire des origines du Parti communiste français, se vante de son exploitation « d’archives inédites »2. Philippe Robrieux, un des historiens les plus honnêtes du communisme français, prétend que, pour comprendre l’évolution du Parti, « le plus important est de saisir ce qui s’est joué à l’intérieur. » Pour ma part, je pense qu’il vaudrait mieux disposer d’une « histoire extérieure », c’est-à-dire d’une histoire de l’activité et de la presse publique des partis communistes.
Prenons l’exemple des fameuses vingt-et-une conditions à l’adhésion à l’Internationale communiste. Ducoulombier s’inquiète de savoir quelle version de ces conditions a été adoptée par le Congrès de Tours. Mais il ne semble guère s’intéresser au contenu de ces mêmes conditions. En effet, l’Internationale imposa à ses sections un internationalisme pratique, c’est-à-dire une politique antimilitariste et anticoloniale dans les faits et non seulement dans les paroles. La quatrième condition soulignait « la nécessité absolue de mener une propagande et une agitation systématique et persévérante parmi les troupes », tandis que la huitième insistait sur le fait suivant : « tout parti appartenant à la IIIe Internationale a pour devoir […] de soutenir, non en paroles mais en fait, tout mouvement d’émancipation dans les colonies, […] et d’entretenir parmi les troupes de la métropole une agitation continue contre toute oppression des peuples coloniaux ».
Le fait que l’Internationale communiste prenait au sérieux la lutte contre le colonialisme se note dans l’organisation du Congrès des peuples de l’orient à Bakou en 19203. Le représentant britannique, Tom Quelch, insistait sur le fait que « les ennemis de la classe ouvrière britannique – les capitalistes anglais – sont aussi les ennemis des peuples de l’Orient opprimé »4.
Il est bien connu que Nguyen-Ai-Quac (le futur Ho Chi Minh) prit la parole au congrès de Tours. Mais ce qui est négligé dans beaucoup des histoires du Parti, c’est l’activité de Nguyen-Ai-Quac dans les premières années du Parti. En réalité il joua un rôle très important dans l’établissement d’une organisation pour ceux d’origine coloniale vivant en France – l’Union intercoloniale – et, à partir d’avril 1922, il fut à l’initiative d’une publication : Le Paria5. Autour de lui se constitua une équipe de camarades engagés dans la lutte anti-impérialiste.
Parmi les militants du Paria, on peut noter la présence de Hadjali Abdelkader, dont on ne trouve guère le nom dans les histoires du parti communiste. Membre fondateur de ce qui s’appelait encore la SFIC6, il écrivait régulièrement dans Le Paria sous des pseudonymes tels que « Ali Baba » ou encore « Hadj Bicot ».
En mai 1924, la SFIC présenta Hadjali comme candidat aux élections parlementaires pour le deuxième secteur de Paris (il était un des rares maghrébins qui avait la citoyenneté française). Les travailleurs nord-africains voyaient ainsi qu’il était possible d’élire un Arabe au parlement français avec les voix des travailleurs français.
Parmi ceux qui assistèrent à une de ses réunions électorales, un jeune ouvrier de chez Renault : Messali Hadj. Hadjali fit une très forte impression sur lui, et leur amitié se noua à cette occasion. L’année suivante Messali devint membre du parti communiste. En 1926, Messali et Hadjali fondèrent l’Étoile Nord-Africaine, le premier grand mouvement pour l’indépendance de l’Algérie. Il n’est dès lors pas exagéré d’affirmer que les deux grandes guerres de libération nationale qui ont secoué la France après 1945 – l’Indochine et l’Algérie – ont eu leurs origines dans les milieux communistes à Paris dans les années 1920 – et ce grâce à la huitième condition.
Hadjali fut élu au comité central du Parti communiste français en 1926 ; il est allé à Moscou pour exercer des responsabilités au sein de l’Internationale communiste. Pendant tout ce temps, il est resté musulman pratiquant. Bien sûr, la pénétration des idées internationalistes dans le parti était inégale, surtout en Afrique du nord : « le mouvement communiste […] était organisé par des Français qui vivaient sur place et le nombre des membres autochtones était peu important7. »
Le 24 septembre 1922, un rapport fut adopté à l’unanimité par le 2e Congrès Interfédéral Communiste de l’Afrique du Nord8. Ce rapport s’ouvrait sur le fait que le texte de la huitième condition était « trop général » et négligeait les « conditions particulières » des différents pays. En Algérie, il fallait reconnaître que « ce qui caractérise la masse indigène, c’est son ignorance. C’est, avant tout, le principal obstacle à son émancipation ». Envisager ainsi, « l’émancipation des populations indigènes d’Algérie ne pourra être que la conséquence de la Révolution en France ». « La propagande communiste directe auprès des indigènes algériens […] est actuellement inutile et dangereuse. »
Heureusement, il y avait en Afrique du nord d’authentiques internationalistes, en particulier Robert Louzon, secrétaire de la Fédération communiste tunisienne, laquelle lança en 1921 le premier quotidien communiste en langue arabe. Au bout de huit jours, le journal fut interdit. Pendant une dizaine de jours, de nouveaux quotidiens en arabe furent lancés, chaque jour sous un titre différent ; tous furent interdits immédiatement.
Dans un article intitulé « Une Honte », Louzon condamna la résolution. Il insistait sur le fait qu’« il n’y a pas d’équivalence entre le nationalisme d’un peuple oppresseur dont le nationalisme consiste à opprimer un autre peuple, et le nationalisme d’un peuple opprimé dont le nationalisme ne tend qu’à se débarrasser du peuple oppresseur ».
Quelques-uns de ses propos restent très actuels. Quand il nous dit que le communiste européen « ne doit pas se croire supérieur à l’indigène parce qu’il porte un chapeau au lieu d’un fez », il est impossible de ne pas penser à ceux qui se croient supérieurs à celles qui portent le hijab ou la burqa. En 1960, Louzon, toujours animé des mêmes principes révolutionnaires, signait le Manifeste des 121 en défense de l’indépendance algérienne.
Quant à l’antimilitarisme, une tradition robuste existait en France avant 1914. Les syndicats s’efforçaient de maintenir des contacts entre les conscrits et le mouvement ouvrier. Le Congrès de la CGT en 1900 proposa ainsi que les jeunes conscrits soient mis en relation avec les secrétaires des Bourses du Travail du lieu de leur garnison. En 1911, la Jeunesse socialiste révolutionnaire du XVIIIe arrondissement parisien faisait paraître un journal, L’Abattoir, dans lequel on donnait aux jeunes conscrits le conseil de ne jamais tirer sur leurs camarades en grève. La propagande antimilitariste avait une certaine influence ; en 1900, on comptait 3 000 insoumis ; en 1909, 10 4009.
En 1923, le gouvernement français envahit la Ruhr en réponse à l’incapacité de l’Allemagne à payer les réparations. Le Parti communiste français créa alors un journal adressé aux soldats et qui avait pour titre La Caserne. Il s’intéressait aux questions pratiques : la nourriture, le logement, l’hygiène et le travail des soldats. Mais, en même temps, il incitait à la désobéissance. En novembre 1923, on pouvait y lire, à côté du titre : « Soldats Français, fraternisez avec les ouvriers Allemands ».
Les communistes ont distribué deux millions de tracts, de papillons et d’affiches ; mais étant donné que les tracts étaient souvent lancés par-dessus le mur des casernes, on ne peut pas savoir si tous étaient lus10.
Les papillons portaient des mots d’ordre tels que :
Soldat, ne tire jamais sur ton frère ouvrier !
Soldats, soutenez la Révolution allemande !
Soldats ! Défendre la Révolution en Allemagne, c’est bien. La faire en France, c’est mieux11.
Selon Voya Vouyovitch, « au cours des premiers mois, de nombreux soldats coloniaux faisaient partie de l’armée d’occupation. On s’en servait là où on n’était pas sûr des troupes blanches. La propagande parmi les indigènes est extrêmement difficile, car 2 ou 3 % seulement savent lire. […] Deux appels furent publiés en arabe et distribués à des dizaines de milliers d’exemplaires12 ».
La propagande distribuée aux Sénégalais tentait de faire le lien entre la lutte des travailleurs allemands et celle du peuple sénégalais pour l’indépendance. Des méthodes de propagande innovatrices telles que des images étaient utilisées.
La propagande communiste paraît avoir eu un certain effet sur la morale des soldats. Plusieurs incidents étaient racontés dans La Caserne :
Les soldats [de la 11e compagnie] se firent en masse porter malades. Au lieu de les reconnaître, le major les renvoya au colonel. Les jours de prison et de salle de police se mirent à pleuvoir sur les « mutins »13.
À Mayence des soldats affamés manifestent en chantant « À Manger ! À manger ! »14.
À Essen, à Bochum, à Dortmund, à Düsseldorf, les soldats français n’ont pas tiré sur les masses ouvrières ; à Neustadt des soldats marocains n’ont pas fait partir leurs fusils15.
Ben Lakhal Mahmoud était membre du comité éditorial du Paria. Il fut désigné responsable de la propagande parmi les troupes nord-africaines dans la Ruhr, et produit une édition en arabe de La Caserne. À la suite de ses activités d’appel à la fraternisation, Ben Lakhal fut emprisonné le 18 décembre 1923 et, à l’occasion du procès de Mayence en juin 1924, il fut condamné à cinq ans de prison. Il avait été arrêté à cause de la trahison d’un caporal tunisien et de fausses preuves présentées par un adjudant. Après son arrestation, Ben Lakhal fut maltraité et eut à subir des insultes racistes16. Ben Lakhal et tous les autres accusés furent libérés en août 1924, après une vigoureuse campagne de la SFIC17.
L’histoire ne se répète pas. Pour reprendre les mots de Victor Serge, l’émancipation humaine sera réalisée par des gens « infiniment différents de nous, infiniment pareils à nous ». Mais nous pouvons espérer qu’ils retrouveront les meilleures traditions de l’internationalisme ouvrier.
références
⇧1 | Nous publions ici une version écrite de l’intervention de Ian Birchall dans le cadre du colloque « Penser l’émancipation » (Université de Lausanne, 25-27 octobre 2012). |
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⇧2 | R. Ducoulombier, Camarades ! La naissance du parti communiste en France, Paris, 2010. |
⇧3 | I. Birchall, “Un moment d’espoir : le congrès de Bakou 1920” |
⇧4 | L’Internationale communiste et la libération de l’Orient. Le premier Congrès des peuples de l’orient, Milan, Feltrinelli, 1967 p. 69. |
⇧5 | I. Birchall, “Le Paria. Le Parti communiste français, les travailleurs immigrés, et l’anti-impérialisme (1920-24)” |
⇧6 | Section française de l’Internationale Communiste. |
⇧7 | J. Moneta, le PCF et la question coloniale, François Maspero, 1971, p. 17. |
⇧8 | Bulletin communiste du 7 et 14 décembre 1922. |
⇧9 | M. Leroy, La Coutume ouvrière, Paris, 1913, p. 816. |
⇧10 | P. Robrieux, Histoire intérieure du parti communiste tome I, Paris, 1980, p.153. |
⇧11 | V. Vouïovitch : L’ICJ en lutte contre l’occupation de la Ruhr et la guerre, Moscou, 1924, p. 21. |
⇧12 | V. Vouïovitch : L’ICJ en lutte contre l’occupation de la Ruhr et la guerre, Moscou, 1924, p. 11 |
⇧13 | La Caserne 1 août 1923. |
⇧14 | La Caserne Octobre 1923. |
⇧15 | La Caserne Janvier 1924. |
⇧16 | Interview avec Ben Lakhal, L’Humanité, 24 août 1924, p. 1. |
⇧17 | Le Paria, n° 29, septembre 1924, p. 1. |