Maroc, la révolution qui vient

Le Maroc, loin d’être une exception historique, traverse une combinaison et accumulation des contradictions qui, bien que contenues périodiquement, refont surface à un niveau plus aigu. La séquence actuelle confirme la longue durée des processus révolutionnaires, au-delà des phases de reflux, et la profondeur de la crise politique et sociale. Depuis 8 mois, la mobilisation populaire s’est installée dans le Rif. Déclenchée en réaction à la mort de Mouhcine Fikri[1], le mouvement s’est enraciné et organisé. Un ensemble de facteurs expliquent la durée, la radicalité et la massification de la mobilisation :

– La plateforme revendicative du mouvement populaire (du « Hirak ») a su traduire les aspirations des couches populaires : la fin de la corruption, la construction d’hôpitaux, d’universités, de services publics, de projets utiles pour la région et créateurs d’emploi, la promotion d’équipements culturels et de loisirs, l’arrêt des expropriations des terres collectives et de la mainmise des maffias maritimes et forestières liées à l’appareil d’état. Egalement, le désenclavement de la région, la levée de la militarisation qui régit la région depuis la fin des années 50, la justice et la vérité pour les cinq jeunes calcinés durant le M20F, la condamnation pénale des vrais responsables de l’assassinat de Mouhcine Fikri, la libération des détenus. Son élaboration a pu recueillir les doléances des différentes catégories sociales et s’appuyer sur des mécanismes participatifs. Elle est le fondement de l’unité d’action et intègre des revendications spécifiques des populations du département, portées par les comités locaux du mouvement populaire. Ella été adoptée la nuit du 5 Mars sur la place publique en présence de milliers de manifestants. Elle indique trois éléments essentiels :

– L’indépendance politique : le mouvement populaire actuel est dans un rapport de défiance, en premier lieu, face aux partis du système vécus comme des relais au service du clientélisme, de la prédation, du racket, de l’autoritarisme et de la corruption, mais aussi vis-à-vis des courants opposés au pouvoir. Cela renvoie en partie au refus d’être paralysé par des clivages politiques et une manière de prévenir les batailles de contrôle sur le mouvement. Il y a une leçon apprise de l’expérience du Mouvement du 20 Février : ce dernier, malgré une base populaire, n’a jamais pu construire une direction organique et s’est trouvé en partie, surdéterminé, par les approches des forces organisées (et de leurs contradictions). Il y a aussi, les oppositions installées entre les courants culturels et politiques amazighes et la gauche. Cette dernière est marquée par un faible enracinement dans les quartiers populaires, un discours global plus idéologique qu’ancré dans le vécu et la langue des masses, des guerres intestines, des conceptions organisationnelles dépassées, un ancrage dans des organisations sociales et syndicales en crise, affaiblies ou discrédités. Ce rapport distancié pour des motifs variables n’est pas signe d’apolitisme. Mais La lutte actuelle sanctionne un rapport déterminé entre les partis et le mouvement social. En réalité, le « HIRAK » inaugure une nouvelle séquence : faire précisément de la politique à partir des luttes, de la question sociale et par en bas. Il avance à partir de sa propre expérience, formule des objectifs, des revendications, des tactiques de luttes, désigne des adversaires, construit son propre agenda et récit, en cherchant à maintenir l’unité d’action populaire. Ce processus par en bas, au cœur de l’expérience collective de confrontation face au pouvoir, nourrit une politisation bien plus large et profonde, que l’action organisée menée depuis des décennies.

– L’auto-organisation populaire : une des particularités du mouvement actuel est qu’il repose sur des commissions/ comités d’action liés aux habitants. Ces comités, divers dans leurs formes, fonctions, implantation, fonctionnent au moins partiellement, comme un cadre d’expression directe des aspirations des masses et de leur volonté de lutte. Il y a un processus d’organisation en gestation qui tranche avec les fonctionnements classiques des structures associatives, syndicales, politiques, où la parole, la décision, l’interprétation des motifs et de l’agenda de la lutte, étaient canalisés dans des cadres restreints. La défiance par rapport aux médiations directes ou indirectes du pouvoir est « organisée ». Ce processus assoit la légitimité de la lutte et met en en échec les manœuvres du régime. En excluant les structures du mouvement de toute négociation, les autorités se sont appuyés sur des institutions rejetées et peu crédibles. Il n’existe plus de « cadre de dialogue » capable d’institutionnaliser la lutte et les revendications en échange de concessions formelles et de promesses[2].

– Le pacifisme – la lutte actuelle se veut pacifique. Ce choix traduit aussi une lecture lucide des rapports de forces : on ne s’affronte pas à mains nues et avec des pierres, face à des corps répressifs qui ont les moyens d’écraser un soulèvement de quelques milliers ou mêmes de dizaines de milliers de personnes. La mémoire collective du peuple rifain porte les traces des répressions sanglantes qui ont émaillé son histoire. Il s’agit par ce choix, de garantir les conditions d’une participation populaire, comme élément central de la construction d’un rapport de force sur la durée. De mener également la lutte vis-à-vis de l’opinion publique locale et internationale sur le fait que les responsables de la « fitna » ( « le désordre ») sont ceux qui imposent la marginalisation, la Hogra, la négation des droits élémentaires, la répression et la misère. Maintenir des mobilisations pacifiques et imposer le droit de manifester contre le harcèlement, le blocage des forces de l’ordre est un des éléments du mouvement. Il est nécessaire, au-delà des éléments qui expliquent la permanence et le caractère de masse du soulèvement, d’en voir les ressorts profonds et le sens général.

 

De quoi le soulèvement du RIF est-il le nom ?

Il faut relever des dynamiques sociales et territoriales spécifiques qui accompagnent et structurent la mobilisation :

– C’est le prolétariat informel, la jeunesse précarisée, scolarisée ou non, coagulés aux couches de la petite bourgeoisie laborieuse, qui constituent l’épicentre social de la contestation populaire. Celle-ci est à son tour irriguée des paysans pauvres et marginalisés. Cet ensemble social soulève la région et prend racine dans l’espace public. Les quartiers populaires deviennent le lieu principal d’organisation de la contestation. Lorsque celle-ci déborde sur les lieux de travail au sens large, c’est en lien avec cette dynamique principale.

– Les inégalités territoriales ne sont pas seulement liées aux formes d’exclusion liées à la mondialisation capitaliste, ou aux effets multipliés des politiques de prédation. Elles sont aussi des processus sociaux, culturels et politiques. L’ostracisme historique imposé à la région du Rif a densifié et corrélé la marginalisation économique, les discriminations culturelles envers l’identité amazighe, l’arbitraire policier institutionnalisé, cristallisant ainsi un maillon faible du système de domination. Sous des formes variables, cette donnée traverse d’autres régions du « Maroc inutile ». Ce dernier, relégué à la marge, devient un facteur déterminant ou central de la contestation globale. Les marges et les périphéries constituent une plaque sensible des contradictions qui traversent l’ensemble de la société.

– Les luttes populaires s’inscrivent dans l’espace public et des territoires concrets qui ont leur histoire et leur mémoire. Le Rif, c’est une mémoire tissée dans une histoire de résistances populaires : de la République du Rif (1921-1927) à la destruction de l’Armée de Libération du Nord au lendemain de l’indépendance et l’assassinat de ses dirigeants (Abbas Messâadi), l’insurrection matée au lendemain de l’indépendance ( 1958-1959[3]) , ou à la hargne de l’Etat en 1984 contre le « awbachs ». Il faut se rappeler aussi, le traitement des conséquences du tremblement de terre en 2004, avec plus de 800 morts et 15000 sans-abris, révélateur du mépris institutionnalisé. De même, les victimes durant le M20F retrouvées mortes calcinées et déposées dans une banque, l’interdiction de manifester établi de fait en 2012 pour tous les mouvements sociaux, l’assassinat de militants , la volonté de disloquer l’unité culturelle de la région par un découpage administratif dont la seule rationalité est sécuritaire. Il faut avoir en tête la banalisation de la militarisation, au-delà du décret qui l’a instauré, par les multiples barrages quotidiens et le poids spécifique de la gendarmerie, le niveau particulièrement élevé de la corruption dans l’ensemble des administrations publiques et sécuritaires, le système de racket imposé sur la contrebande informelle, la lutte contre la culture du cannabis des familles paysannes au profit de la maffia liée à l’appareil d’état et l’armée. Egalement la destruction des ressources maritimes et les dérégulations du secteur qui affectent des milliers de familles, la spoliation des terres, le niveau de chômage, un des plus élevés du pays, alors que les aides depuis 2008 provenant de l’émigration ont considérablement baissé[4]. Tous ces éléments ont nourri, sur le temps long, une mémoire et une identité spécifiques de résistance avec des racines dans le substrat culturel et linguistique

 

La construction d’un récit populaire alternatif

La mobilisation affirme un processus de réappropriation de la mémoire collective et historique. Elle recourt au passé et à ses symboles, comme des étendards de la lutte au présent. Les blessures muettes ou ouvertes du peuple du Rif sonnent, comme un appel à une persévérance historique ,et la lutte actuelle, résonne comme une fidélité à la mémoire des vaincus d’autrefois. Aucune lutte qui prépare l’avenir ne peut oublier d’où elle vient, et de contester l’adversaire y compris sur le terrain de l’imaginaire, de la langue et du symbolique. L’utilisation massive de la langue riffia n’est pas que l’usage de la langue maternelle pour faciliter la communication, elle est un défi au pouvoir qui, au-delà de sa façade culturelle prolongeant sa façade démocratique, reste organiquement hostile aux spécificités culturelles de notre peuple et ses identités multiples[5]. L’utilisation du drapeau de la république du Rif ou du drapeau amazigh n’est pas le signe d’une crispation identitaire mais un symbole de la lutte qui ne se soumet pas à la stigmatisation, la défaite et l’oubli que veut imposer le despotisme depuis des décennies. La filiation revendiquée avec le combat d’Abdelkrim El Khattabi[6] réactive la résistance contre les descendants de ceux, qui à l’époque, liaient leur sort au colonialisme mais aussi la capacité de résister contre un adversaire mille fois plus puissant. La fameuse formule qui orne les banderoles : « Vous êtes un gouvernement ou un gang ? » est de lui et n’a pas perdu de sa véracité, face au gang de prédateurs maffieux qui dirige le pays. L’appel à une manifestation monstre le 20 juillet, date anniversaire de la bataille d’Anoual, est tout un symbole. Ce qui est revendiqué est une histoire refoulée par le pouvoir actuel qui donne au soulèvement actuel une portée politique plus vaste qu’un simple mouvement revendicatif[7]. Ce récit populaire alternatif opposé au récit officiel impose une rupture radicale avec les conceptions dominantes de l’unité nationale et de la figure de l’Etat.

Le peuple du Rif existe bel et bien comme composante du peuple marocain avec la conscience de sa spécificité historique, culturelle et politique. Affirmer cela ce n’est pas verser dans la défense d’un état séparé du Rif pour des raisons ethniques, ni chercher à créer des contradictions au sein du peuple, qui quelle que soit la région et sa langue, a un adversaire principal commun : le pouvoir et la classe dominante. Mais on ne peut à l‘inverse nier qu’une large partie des manifestants actuels trouve un ressort à leur résistance dans une histoire qui leur est propre. Il n’y a aucune contradiction entre soutenir le mouvement actuel dans ses dimensions culturelles, sociales, démocratiques, construire une opposition globale, sociale et populaire dans l’ensemble du pays et appuyer le droit du peuple rifain à s’auto administrer, à refuser les formes de centralisation jacobines et autoritaires, à affirmer de fait que le peuple marocain est traversé d’identités multiples dont la reconnaissance est la condition de son unité et émancipation. Cette reconnaissance implique la construction d’un Etat fédéral démocratique et laïque réalisant les autonomies nationales-culturelles des régions opprimées et dotées de larges prérogatives en termes d’auto-administration.

La dignité comme facteur moral du soulèvement : la lutte contre la Hogra est l’expression concrète de la lutte pour la dignité individuelle et collective. La dignité a bien sûr un fondement social et matériel : la marginalisation et l’arbitraire qui reviennent à considérer des fractions de la population comme sans humanité, sans droits et auxquelles on demande d’accepter la survie et le mépris, de la naissance à la mort. C’est le refus de cette déshumanisation où la vie de n’importe qui peut finir dans une benne à ordure qui est le ciment moral de la contestation actuelle. La revendication de la dignité constitue l’antagonisme éthico-politique à leur monde de prédation, de corruption et de répression. Elle est cette part d’irréductible non négociable qui survit aux défaites, alimente la légitimité du soulèvement, le refus de céder face aux rapports de forces et armes des puissants. Quand le peuple est vaincu, méprisé, il lui reste sa dignité pour renverser la défaite et conjurer le sort qui lui est fait. La rébellion rifaine est traversée par un sentiment collectif du refus et une soif de changement plus large que la défense de revendications matérielles. La dignité devient une revendication en tant que telle et opère comme un puissant facteur de delegitimation de l’ordre établi.

 

Vers une crise de l’hégémonie du pouvoir ?

Le pouvoir a cherché à diviser et isoler la mobilisation pensant que le temps jouerait en sa faveur. En réalité, La contestation a dévoilé une crise de la façade démocratique, de ses relais institutionnels, des dispositifs hégémoniques des dominants :

– Les partis du système, largement discrédités, n’ont aucune assise sociale autre que clientéliste. Associés à la gestion d’un système répressif, corrompu, leurs discours ne sont que la mise en forme des injonctions du ministère de l’intérieur. La crise politique n’a pas commencé ces derniers mois, mais la mobilisation l’a fait apparaitre ouvertement. Le système politique officiel est contesté dans les urnes par un boycott massif et dans la rue. Les péripéties qui ont accompagné la formation du nouveau gouvernement ont fait la démonstration que le peuple n’est pas représenté. Les partis ne sont rien d’autre que des exécutants dociles, l’antichambre du clientélisme et des gratifications royales Ce système n’est pas en capacité de respecter même l’artifice de sa propre façade[8]. Il n’y a plus de forces politiques qui peuvent vendre la possibilité de réformes dans le cadre de la continuité, à l’instar du PJD il y a quelques années, ou de l’USFP auparavant. La monarchie a épuisé ses médiations à force de domestiquer le champ social et politique en ne lui laissant aucune autonomie.

– Ce n’est pas un hasard que le mouvement actuel refuse de négocier avec les responsables gouvernementaux, les élus, les officines politiques et s’adresse directement à la monarchie. Ce qui est mis au-devant de la scène, c’est le dévoilement de la façade : le monarque est le pouvoir réel. Une nouvelle séquence, en termes d’horizon politique, commence à être posée et qui aura un effet majeur sur les perspectives d’ensemble, quelle que soit l’issue de cette lutte. Lorsque les demandes sociales et démocratiques sont adressées directement à la monarchie qui n’a même plus de fusibles à présenter, elle devient la cible potentielle. Ce qui est nouveau, ou du moins se manifeste avec une nouvelle ampleur, c’est la combinaison de la crise sociale et de la crise politique. Les partis du système, la société civile officielle, les corporations syndicales, les différentes manœuvres visant à coopter, corrompre ou menacer des animateurs de la lutte n’ont plus d’effet de canalisation. Le pouvoir est contesté dans ses relais locaux, dans ses différentes institutions, dans son discours officiel mais il est aussi mis en situation de responsabilité réelle.

– Autre fait qui a son importance symbolique et politique. La vague de répression actuelle a été initiée après l’interruption du sermon d’un imam officiel tenu contre le Hirak[9]. Ces sermons ont été dictés par le ministère des affaires islamiques, « ministère de souveraineté » dépendant exclusivement du Roi. Un des leaders de la contestation, Nasser Zefzafi posait la question de savoir si « les mosquées sont la maison de dieu ou celle du Makhzen ? ». Depuis les manifestants boycottent les prières dans les mosquées du pouvoir. C’est sans doute la première fois que la contestation s’immisce, sous cette forme, dans l’un des dispositifs les plus ancrées de la légitimation pré moderne de la monarchie, où le roi s’affirme comme « commandeur des croyants ». Elle pose de fait une critique en acte de la religion officielle instrumentalisée par le pouvoir. Par ailleurs, ce n’est un secret pour personne, le discours de la contestation puise non pas dans les référents théologiques de l’islam politique organisé ou d’Etat, mais dans les ressorts culturels de l’islam populaire mis au service des luttes sociales et démocratiques. Il ne s’agit pas d’un discours religieux, mais d’un discours politique laïc dans son contenu social et démocratique et les explications rationnelles des motifs de la lutte mais qui s’irrigue, en partie, de la religion comme culture et langue intégrée dans le vécu populaire. Cette symbiose est corrosif pour le pouvoir en place et de son monopole de la représentation et interprétation de la religion. C’est donc autant les éléments de légitimité moderne de la façade démocratique que traditionnelle qui sont fissurés par la contestation actuelle. Le dispositif hégémonique du pouvoir est en train d’entrer en crise et il est incapable de fabriquer du « consentement » ou de nouveaux consensus légitimant à la fois ses politiques antipopulaires et répressives

– Le Roi est nu et n’a que son bouclier sécuritaire mais la peur du makhzen a largement reculé. Réprimer frontalement, provoquer un massacre, c’est prendre un double risque : celui d’un embrasement général, avec en perspective l’effondrement de la façade démocratique. La monarchie deviendrait la cible directe. L’image d’un royaume stable sur l’échiquier régional, « en transition démocratique », en mesure de respecter dans un contexte de paix sociale, les conditions exigées par le FMI et les multinationales, volerait en éclat. Les ressources externes à la reproduction de la domination sur le plan interne se trouveraient affaiblies, remises en cause et se combinant à des processus ouverts de délégitimation interne. La nature même de la propagande contre le Hirak est révélatrice : la théorie du complot étranger légitime la répression et révèle, que face aux tensions sociales, le pouvoir ne véhicule plus la promesse d’un changement social et d‘une auto reforme. Le mythe d’une unité nationale menacée sonne creux tellement les injonctions sont multiples : un jour le mouvement serait à la botte des services secrets algériens, un autre il serait financé par le Polisario, une autrefois des accointances existeraient avec le chiisme, sur fond de lourds motifs d’inculpation et de suspicion. Ce discours de fabrique de « l’ennemi intérieur » se nourrit d’une réactivation d’un racisme culturel latent. Le pouvoir en crise n’incarne plus une identification positive permettant de temporiser les attentes qui émergent de la société. Les illusions tombent. Le masque de la façade démocratique se craquèle de tout part.

– Le pouvoir a perdu la bataille de la communication. On ne peut plus étouffer à l’heure des réseaux sociaux, la réalité de la contestation et de sa parole. Les medias aux ordres ne sont plus en mesure d’invisibiliser et de détourner le sens des révoltes populaires, et quand ils le font, ils renforcent la conviction que ce système n’est pas prêt au dialogue, ni à se reformer, parce qu’il ment et le mensonge est disséquée, analysée, contestée et donne des raisons supplémentaires à la détermination d’en finir avec lui. Le double discours de L’état visant d’une part à reconnaitre formellement et du bout des lèvres la légitimité des revendications et de la contestation dans le cadre défini par les lois et de l’autre visant à criminaliser, réprimer et discréditer la mobilisation par tous les moyens, accentue la perte de crédibilité des annonces officielles médiatiques et politiques.

 

Le HIRAK Et le M20F

Nombre de manifestants actuels ont fait leurs premières armes en 2011. Nombre de slogans sont liés à cette expérience. La disponibilité à la lutte, le recul de la peur ont été initiés par le M20F. Le Hirak cependant, ne prétend pas répondre aux exigences d’une lutte nationale et ne cherche pas à s’assumer comme moteur et direction d’une contestation globale, il se concentre en premier lieu sur la situation du RIF. Il ne revendique pas une constitution démocratique mais la fin de la répression et des politiques d’austérité et de marginalisation. Il s’appuie sur la mobilisation directe de la population et une solidarité transversale. On a vu ainsi des dizaines de chauffeurs de taxi assurer gratuitement le déplacement des manifestants des localités voisines ou lointaines à al Hoceima pour les journées d’action du Hirak, la participation massive des petits commerces, des artisans, des boutiques de café, dans les grèves générales. Autre fait, l’unité des revendications entre les zones urbaines et rurales est sans doute plus importante qu’en 2011. Tous ces éléments n’existaient pas ou très peu lors du M20F.
L’inquiétude du pouvoir est que le Hirak puisse inciter d’autres populations à revendiquer et que se cristallise une nouvelle vague révolutionnaire portée, cette fois ci, par des mouvements populaires sans médiations , sans revendications gérables pour le système, sans cibles secondaires ou dérivatifs, plus articulés à la population et aux urgences sociales dans leur globalité. Ce qui se profile est un mouvement qui tire sa légitimité et sa radicalité de la lutte pour mettre fin aux politiques d’austérité et de répression. Lorsque les demandes sociales sont traduites en revendications concrètes, nul alchimie et tour de passe-passe électorale ou constitutionnel ne peut y répondre. Lorsque la lutte exige la fin des différentes formes de violences de l‘Etat, elle touche l’architecture interne de l’appareil répressif. Quand la lutte exige la fin du règne de l’austérité, de la Hogra et de la répression, elle trace des lignes de fracture avec l’ordre établi qui ne peuvent être désamorcée sur le champ institutionnel.

Le pouvoir ne peut satisfaire les revendications. Le faire, c’est indiquer que par la lutte collective, il est possible de gagner, d’encourager partout le niveau des revendications et des exigences. Dans un contexte où le ras le bol est général, les attentes immenses, une conjoncture marquée depuis 2014/2015 par une multiplication des conflits sociaux, ce serait ouvrir la marmite des colères sociales accumulées. Le faire suppose une réorientation globale des politiques publiques. Une équation impossible pour le pouvoir associé organiquement à un capitalisme patrimonial fondé sur la dépossession continue, la dépendance et l’impunité économique de la caste dirigeante. De simples concessions minimes ou formelles, ne serait-ce que pour gagner du temps, relèvent maintenant d’une inefficacité politique et sociale. Car des secteurs de la population ont aussi assimilé l’expérience du 20 février et de sa suite. Les concessions accordées ne concernent pas tout le monde et sont faites pour être reniés. Les changements constitutionnels ou du personnel politique, les élections ne change rien au rapport de l’état à la société. Le dialogue sociale c’est échanger la lutte contre une promesse qui n’aboutit jamais. Les projets de développements ne servent que les intérêts de minorités corrompues, quand ils ne sont pas abandonnés en cours de route. D’une certaine manière, le pouvoir a fait trop peu ou trop tard[10]. Sa stratégie de concessions partielles, de récupération/neutralisation des directions, d’éparpillement des revendications, de guerre d’usure, est sans effet dur le niveau d’exigences et de mobilisations.

Par bien des aspects, le Hirak est un mouvement plus radical que le M20F mais il faut saisir la dynamique de lutte comme un processus ouvert de radicalisation qui, de la défense des questions sociales et démocratiques élémentaires en vient à contester progressivement la gestion sécuritaire et politique de ses demandes et de ses donneurs d’ordre. Ce qui nourrit cette radicalisation ce ne sont pas en soi des mots d’ordre centraux, mais la contradiction entre les revendications portées et la nature répressive et antipopulaire du pouvoir, dans un contexte d’affrontement de masse qui passe par des phases multiples. Qui peut ignorer que nous sommes loin de la simple revendication de la justice pour Fikri et que le combat aujourd’hui est global bien que limitée par la situation d’isolement relatif de la région ?

 

Vers un nouveau cycle de luttes populaires ?

La journée du 18 Mai, appelée pour contrer la propagande du régime et réitérer les revendications du Hirak a été couronnées de succès. Le dispositif policier et militarisé n’a pu intervenir en raison de la force concrète de la mobilisation. La contestation s’est enracinée dans de nouvelles localités et des appels en solidarité avec le Rif ont eu lieu dans tout le pays. La vague répressive qui s’en est suivi le 26 Mai a visé le noyau dur de la direction du Hirak, espérant ainsi désorganiser le mouvement et l’amener à se recentrer sur la seule exigence de la libération des détenus et à imposer un « dialogue » selon l’agenda et les canaux du pouvoir. Cette stratégie n’a pas eu le succès escompté par le pouvoir.

Le Hirak a fait émerger une nouvelle direction civile organiquement lié au mouvement de contestation, ce dernier a produit une large couche de militant-es anonymes ayant fait leurs armes dans l’expérience de masse de la confrontation avec le pouvoir. Aucune désorganisation fatale ne se fait sentir, preuve s’il en est de l’enracinement de la protestation, même si celle-ci devient plus difficile. Par ailleurs, les tentatives de faire émerger une direction plus conciliante n’ont pas aboutie en raison du degré de radicalité et d’exigence du mouvement

La contestation, loin de faiblir, s’est enracinée dans une activité quotidienne. Elle a également stimulé la solidarité dans tout le pays et le début d’extension géographique au-delà du Rif. Ce sont, d’une manière désynchronisée, des dizaines de villes qui ont connu des appels à la mobilisation.

La répression a fait émerger dans la lutte un mouvement de femmes à l’avant-garde du combat pour la libération des détenus mais aussi comme acteur spécifique dans la mobilisation.

Il n’y aucun changement au niveau de la plateforme générale du Hirak et sa stratégie actuelle. C’est l’ensemble des revendications portées depuis plusieurs mois qui constituent le socle de la mobilisation. La question de la libération des détenus, bien que devenue centrale, ne se substitue pas à cette démarche générale, mais porte à un niveau supérieur, la combinaison de la lutte pour la liberté politique et la satisfaction des revendications sociales.

Le « dialogue » est toujours refusé pour les mêmes (bonnes) raisons : tant qu’il n’y a pas de libération de tous les détenus, la levée de la militarisation, la reconnaissance des représentants décidés par le Hirak lui-même. Pas plus qu’il ne s’agit d’un dialogue en échange de l’arrêt de la mobilisation ou avec les personnages de la façade démocratique , corrompus et sans pouvoir réel, ou pour des objectifs autres, que la satisfaction des revendications, assorties de mécanismes de garanties et de contrôle.

Le pouvoir a été à nouveau mis en échec sur le plan politique. C’est dans ce contexte qu’il faut situer la journée nationale du 11 juin. Entre le 18 mai et le 11 juin se sont succédé les appels locaux de solidarité, dans un contexte où le niveau de répression dans le RIF a cherché à imposer une chape de plomb, rendant impossible tout rassemblement/manifestation massive et empêcher de fait, une activité de masse quotidienne. Tout en continuant la vague d’arrestation des animateurs de la mobilisation (plus de 120 aujourd’hui). Les mobilisations dans le reste du pays ont également été fortement réprimées. C’est dans ce contexte que l’appel à une initiative centralisée à rabat a vu le jour avec pour slogan fédérateur « Nous sommes un seul pays, un seul peuple, Tous contre la Hogra ».

Cette initiative a été soutenue par un arc de force assez large regroupant des secteurs militants du mouvement social, la gauche non gouvernementale, les forces de la gauche radicale, l’opposition islamiste indépendante, les associations des droits de l’homme, les coordinations locales de soutien au RIF, les courants amazighs. Son objectif était de contrer la propagande du pouvoir contre le prétendu séparatisme, de situer le terrain du conflit sur le refus de la Hogra et des questions sociales, d’apporter une solidarité à la mobilisation du rif et d’exiger la libération des détenus et l’arrêt de la répression. Mais derrière ces objectifs, il s’agissait aussi de vérifier les possibilités de la construction d’un mouvement au niveau national. Malgré le contexte du ramadan, La manifestation ouverte par le comité des détenus des familles du Rif fut un véritable succès avec une participation de 100 à 150000 manifestants.

Comme lors du M20F, les organisations n’apparaissent pas en tant que telle, même si on pouvait signaler la démonstration de force d’Adl Wal Ihsane (AWI[11]). Mais l’essentiel est dans le fait que cette initiative a pu unifier les slogans sur des bases progressistes de revendications des droits pour tous et toutes. Elle annonce la constitution d’un front pour la défense des libertés, de la dignité et la justice sociale comme l’affirme son communiqué final, s’engageant dans toutes les régions du pays à construire les mobilisations. En tout état de cause, le pouvoir est maintenant confronté à deux processus : le maintien de la résistance populaire dans le rif, le réveil social et démocratique dans les autres régions du pays. C’est une nouvelle situation sociale et politique qui s’ouvre. L’émergence d’une dynamique sociale, d’un HIRAK global sera toutefois un processus complexe marqué par l’inégalité des rythmes, des défis nouveaux et la capacité des forces engagées à éviter les pièges tendues par le pouvoir, sans répéter les erreurs ou limites du M20F.

 

Les défis et enjeux des mobilisations actuelles

Il s’agit de mettre en cœur de la mobilisation les urgences sociales et démocratiques concrètes, de décliner la lutte contre la Hogra sur le plan local. La lutte pour « la fin du règne de la prédation, de l’austérité, de la Hogra et de la répression » doit partir des préoccupations immédiates des masses populaires. A travers cette démarche, il ne s’agit pas réduire ou de considérer une perspective nationale comme une simple addition de mobilisations locales, mais de donner un contenu concret au combat pour la liberté, la dignité et la justice sociale, en partant de ce qui apparait urgent et immédiat aux yeux des masses populaires. Les différences sociales, géographiques, culturelles doivent être intégrées dans les espaces de mobilisation. Ces différences pèsent et vont peser dans la construction de la mobilisation. Il est fort probable que ça soit dans les petites et moyennes villes ou les périphéries d’autres régions du Maroc inutile que la contestation trouve un premier essor de masse :Tinghir, Zagora ; Imintanout, Beni Mellal, Guersif, Azilal, Goulmime, Sefrou, Nador, Khemisset en fournissent des indices. Le fil conducteur commun existe objectivement mais les points de départ à une activité de masse peuvent être divers. Sans ces multiples dynamiques de bases, les enjeux et possibilités d’expression et coordinations nationales resteront limités. Cela doit s’imbriquer avec des moments nationaux, mais sans perdre de vue la nécessité d’ancrer les mobilisations sur des territoires concrets

De refuser les mots d’ordres qui canalisent la lutte populaire vers des objectifs constitutionnels (une constitution démocratique ou une monarchie parlementaire) ne traduisant pas, à cette étape, la nécessité d’en finir avec le makhzen de la prédation et de la répression, la répondre aux urgences sociales, et qui diviseraient le mouvement sur la nature des « solutions politiques ». Il ne s’agit pas de limiter le mouvement ou de l’identifier comme simple mouvement socio- économique, mais de ne pas canaliser sa dynamique politique sur des terrains qui dépossède sa capacité à s’ériger, dans des conditions déterminées, en contre-pouvoir constituant par en bas, comme protagoniste politique à part entière. Ou des objectifs qui impliqueraient une coupure/ dissociation entre la nécessaire répartition solidaire et égalitaire des richesses et la réappropriation démocratique du pouvoir. Le mot d’ordre à cette étape doit se concentrer sur la fin du système makhzen et la satisfaction des droits et besoins sociaux. Ce mot d’ordre peut se préciser et évoluer en fonction du niveau de confrontation sociale et politique, du degré d’isolement du pouvoir central et de cristallisation de la crise politique. L’autre pendant à ce mot d’ordre, qui concerne plus spécifiquement la mobilisation en tant que telle réside, à cette étape, dans la constitution de fronts sociaux et démocratiques s’appuyant sur des comités populaire pour la lutte dans tous les espaces possibles.

La seule possibilité de faire face à la répression dans ce contexte, dépendra du niveau de mobilisation de masse, et de la capacité à faire émerger au cœur de la lutte, les capacités de renouvellement permanent du mouvement et de ses directions pratiques et civiles. Le pouvoir cherche à avorter l’émergence de directions de lutte organiquement liées à la base, et à rendre impossible les capacités d’auto organisation du mouvement, à une échelle de masse. C’est le défi majeur qui est posé aujourd’hui. L’extension du domaine de la lutte à un niveau national permettrait également de disperser les dispositifs répressifs. La solidarité internationale est également un levier pour isoler le régime sur ce terrain. Reste que l’articulation entre le caractère pacifique des mobilisations et la nécessité d’imposer le droit d’expression et de manifestation nécessitera d’innover dans les formes de luttes, combinant le choix des espaces, la capacité de mobilité, l’ancrage dans les quartiers populaires, la concentration ou la multiplication des actions. Dans les circonstances, où l’affrontement est inévitable, en raison des formes d’intervention répressive, l’autodéfense doit chercher à garder un caractère de masse et apparaitre comme légitime aux yeux de la population. Par ailleurs, nous ne pouvons ignorer qu’un des objectifs classiques du pouvoir est de détourner la dynamique de la mobilisation sur le seul axe de la libération des détenus, dans une longue guerre de position où les motifs initiaux de la lutte sont refoulés. Eviter ce piège par le maintien de l’unité des revendications sociales et démocratiques est essentiel dans la période qui vient

Le pouvoir cherche à créer des espaces de médiation visant à faire croire que le dialogue est possible. On a vu fleurir les initiatives, les prises de positions, les pétitions appelant « au dialogue » pour abaisser les tensions et trouver des solutions communes dans l’intérêt de la stabilité et du pays. La dernière en date sous l’initiative d’Illyas Ommari[12] où « tous les acteurs » ont été sollicités. Dans un contexte, où la lutte et la répression durent depuis plusieurs mois, des secteurs même sincères de la mobilisation peuvent penser qu’une intervention du roi ou un geste de sa part, ou l’établissement d’un « vrai dialogue », peut débloquer la situation. Reste que l’objectif visé n’est pas la réponse aux revendications des masses mais de gagner du temps, de diviser le mouvement et de remettre en selle des pare chocs protégeant le pouvoir central et diluant ses responsabilités. Il s‘agit de refuser les officines politiques, les pseudos dialogues avec les marionnettes du pouvoir, les médiations et relais du système. Les demandes sociales et démocratiques doivent être orientées vers le pouvoir réel et les véritables centres de décisions[13].

 

Structurer, développer et auto-organiser la lutte

Un Hirak global passera par la structuration de fronts de lutte locaux qui ne se résument pas à un cartel d’organisations ou de réseaux militants. Il s’agit d’avancer vers des cadres de mobilisation de masses, participatifs et inclusifs, structurés par en bas, qui ne dépendent pas de l’agenda des organisations, mais développent leurs propres forces et directions de luttes.

Cet enracinement populaire et local, où ceux et celles qui luttent, élaborent leurs revendications et dirigent leur lutte, est la condition d’une représentation organique du mouvement, y compris à l’échelle nationale. C’est ce processus qui permettra de massifier la mobilisation et de maintenir l’unité des forces qui luttent réellement pour le changement. Sans la prise en compte de cette dimension, c’est rester à une vision des rapports entre mouvements sociaux/populaires et forces politiques, contestable, historiquement dépassé, et qui constitue un problème et non pas un début de solution.

Un Hirak global nécessitera d’élargir l’unité, en incluant d’une manière stable les différents mouvements sociaux et les secteurs syndicaux sans attendre l’aval des bureaucratie ou leur bon vouloir, pour donner consistance à un véritable front social, démocratique et populaire tournée vers l’action. L’unité des forces politiques doit être sans exclusive mais sans concessions sur le fond : 1) l’unité pour la défense des revendications sociales et démocratiques immédiates de l’ensemble du peuple en y incluant la libération de tous les détenus, l’arrêt de la répression, la solidarité avec le Rif. 2) l’unité sur la nécessité de construire un rapport de force sur la durée par les mobilisations jusqu’à la satisfaction des revendications. 3) l’unité sur la nécessité de respecter l’indépendance organisationnelle du Hirak, des mouvements populaires et de leurs structures propres.

Il s’agit de dépasser les limites de l’expérience du M20F : la faiblesse de l’auto organisation et de directions de luttes indépendantes, la faible présence des mouvements sociaux locaux/nationaux, la déconnection avec les dynamiques syndicales étranglées par les bureaucraties ou cantonnées à un niveau symbolique. Ces éléments sont nécessaires pour entrainer dans l’action dépasser les larges masses non organisées et les couches les plus exploitées et les plus opprimées. De même, un nouveau HIRAK doit s’identifier principalement à un mouvement qui veut changer la vie quotidienne, répondre aux urgences sociales concrètes, et non pas comme un mouvement qui veut moraliser les institutions ou changer la constitution. Un mouvement dont la cible politique doit articuler une contestation générale du despotisme et la clef de voute de ce dernier : le pouvoir absolu et ses institutions. Un mouvement qui innove dans ses formes d’action, sans s’enterrer dans la répétition routinière d’appels à manifestations, qui ne permettent pas, sur la durée, un déplacement réel des rapports de forces. Il nous faudra, chemin faisant, répondre à ses limites, construire des réponses appropriées, sortir du piège d’une contestation qui se définit en réponse aux manœuvres du pouvoir plutôt qu’en construisant son propre agenda.

Il y a également un enjeu de solidarité internationale. Si la lutte du Rif a une visibilité médiatique sur le plan international, l’axe essentiel ne peut se réduire à mobiliser les communautés immigrés, les réseaux militants marocains existants, il faut mener une bataille de longue haleine et publique, visant inclure les forces progressistes des pays en question, dans le soutien concret au combat populaire et contre les complicités des Etats avec le pouvoir en place. Il s’agit de traquer le régime au niveau de ses appuis internationaux étatiques, de construire un courant d’opinion publique solidaire, de briser l’image d’un roi moderne qui camouffle une tyrannie réelle et un système maffieux. La visite de Macron au Maroc illustre le niveau de connivence stratégique entre l’impérialisme français et le pouvoir. Cette connivence ne peut être brisée simplement par des initiatives visant à faire pression sur tel ou tel gouvernement ou institution internationale, par des lettres de recommandation ou des interpellations. Il s’agit de s’appuyer sur les forces sociales et démocratiques présentes dans chaque pays où nous avons les possibilités d’agir pour développer notre combat. Les liens tissés par exemple avec Podemos et la Gauche Unie en Espagne sont importants.

Une des difficultés de la situation actuelle tient à l’inégalité des rythmes de mobilisation. Le niveau différencié des traditions de luttes, des implantations militantes, des expériences historiques de confrontation avec le pouvoir pèsent. Le passage de la solidarité avec le Rif à la construction de luttes locales et nationales s’appuyant sur les préoccupations concrètes des masses ne se fait pas spontanément. Les maillons faibles sont inégalement faibles et le pouvoir garde la maitrise des grands centres urbains. La mobilisation dans le Rif est en train de changer incontestablement l’état d’esprit de secteurs de la population mais il n’y a pas d’automatisme à l’émergence d’un Hirak global.

Tout est possible mais rien n’est certain. Le pouvoir s’appuie sur ces différences pour éviter que l’incendie se propage. La répression, sous toutes ses formes, vise à avorter les possibilités d’extension et de massification dans l’œuf, à séparer les initiatives militantes de la masse de la population. Toutefois, personne n’a réellement la maitrise de la situation : un réveil généralisé peut être provoqué ou accéléré par tel ou tel facteur : l’explosion des prix avec la dévaluation prochaine du dirham, la fixation de nouveaux lieux de contestation de masse dans le Maroc inutile, un virage répressif plus important, un nouveau scandale de corruption ou d’impunité. Quoi qu’il en soit, la crise est là, nourrissant les ingrédients de luttes majeures et les mobilisations actuelles ouvrent l’espace d’une reconstruction des pratiques et organisations de luttes sur le terrain social et politique.

 

Les responsabilités des gauches de contestation

Dans l’ensemble de cette séquence, Les courants de la gauche radicale et de lutte devraient s’unir sans préalables ou conditions. Cette unité ne peut se limiter à se coordonner ponctuellement dans des initiatives conjoncturelles de soutien à la mobilisation. L’enjeu est que se développe une expression politique commune permanente dans les batailles explicites ou implicites à venir autour de quelques repères fondamentaux : aucune solution aux revendications populaires n’est possible sans une large mobilisation unitaire et combative, sans la perspective d’un affrontement majeur avec le pouvoir de la minorité maffieuse et prédatrice, sans mettre fin au makhzen et à toutes ses institutions.

Nul ne peut se substituer au peuple et aux exploités dans la lutte pour la justice sociale, la dignité et la liberté ou décider à leur place ou parler en leur nom. Nous luttons pour que le mouvement populaire se représente lui-même, construit ses organes de lutte et de décisions en toute indépendance du pouvoir, ses relais et des partis, et mène la lutte jusqu’au bout pour la fin du règne de l’austérité, de la Hogra et de la matraque. Il s’agit de rassembler tous ceux et celles qui luttent pour une société sans discriminations et oppressions, tournée vers la satisfaction des besoins sociaux, les libertés collectives et individuelles, des droits égaux et effectifs pour tous et toutes, une autodétermination démocratique et sociale du peuple, une répartition égalitaire des richesses.

Quelque soient les différences passées ou actuelles, l’émergence d’un pôle dans la lutte clairement progressiste et radical est un atout pour la défense des intérêts généraux des classes populaires, la dynamique de la mobilisation, et la construction à terme d’une alternative politique plus crédible. Que l’on soit « organisé » ou non, il s’agit d’agir ensemble, ici et maintenant. Cela ne signifie pas masquer les différences, mais à partir d’un socle commun défendue publiquement, elles peuvent être discutées sereinement, en partant des enjeux concrets et possibilités de la lutte.

Nous ne pouvons prétexter la présence massive d’AWI et de tactiques différentes vis-à-vis de ce courant pour paralyser l’expression collective, unitaire et indépendante de la gauche de lutte et les possibilités d’interventions communes. C’est même l’inverse qui est vrai et indispensable. AWI a un discours de défense des revendications sociales et démocratiques et contribue à la construction de la mobilisation bien qu’elle se soit engagée tardivement. Mais son orientation reste peu lisible : apparaitre comme la principale force d’opposition en vue d’imposer des concessions au pouvoir concernant son propre agenda ? Compenser sa faiblesse relative à l’intérieur du Rif en apparaissant comme la seule alternative crédible aux yeux de la population ?

Nous ne pouvons nier qu’AWI est hostile à la dimension identitaire de la rébellion rifaine et l’expression des spécificités culturelles, au nom de l’unité de la « Oumma », au moment où cette question devient un enjeu et un motif de la lutte démocratique. Elle reste défiante aux taches d’auto organisation démocratique et à la constitution de cadres d’unité d’action populaire construit par en bas. La stratégie d’AWI est de participer aux différentes initiatives, sans pour autant être moteur dans la construction d’un affrontement social et politique de l’aveu même de ses dirigeants, qui insistent sur le fait que la balle est maintenant dans le camp des autorités.

Nous ne pouvons pas non plus avoir la mémoire sélective, et oublier leur retrait du M20F qui n’était pas une erreur, mais un choix politique calculé dans leur rapport au régime. Ceci dit, si un front civil doit viser à impliquer le maximum de forces possibles, l’enjeu pour la gauche de luttes est d’impliquer le maximum de mouvements et organisations sociales, de la société civile indépendante, des cadres de lutte locaux, des secteurs du mouvement syndical. De maintenir et développer une expression sociale et politique indépendante.

Le rapport avec les courants de la gauche parlementaire ne peut faire l’impasse de l’existence de « sensibilités militantes » mais aussi de courants majoritaires dans l’appareil et la direction, dont le « réformisme institutionnel », aboutit à une critique (tardive) de la gestion sécuritaire et politique des « événements », mais pour légitimer la nécessité d’un nouveau contrat social et politique. La rébellion dans le Rif et la centralité de la question sociale sont réduites à un problème de démocratisation des institutions, avec une incompréhension du degré de rupture de larges masses, avec celles-ci.

Il est significatif qu’une partie de cette gauche n’ait pas participé ou soutenue du bout des lèvres, la manifestation du 11 juin, qu’une partie de ses dirigeant-es ait signé un appel revendiquant un dialogue trans-partisan dans l’intérêt de l’état et la nation, sans cibler les responsabilités réelles du pouvoir dans la situation. Est significatif qu’un parlementaire de cette gauche ait signifié que la place des leaders du Hirak est dans le parti qui mène la « lutte difficile » à l’intérieur des institutions, comme si celles-ci étaient l’alpha et oméga de toute lutte politique sérieuse. C’est là encore, ne pas voir le niveau de conscience et de maturité politique du Hirak qui a largement compris de quelle nature sont ces institutions, irréformables ni de l’intérieur ni de l’extérieur, une incompréhension que pour obtenir plus de démocratisation et des réformes sérieuses, il faut faire « table rase » du fonctionnement actuel.

La Fédération de la Gauche Démocratique ( FGD ) a par ailleurs tendance à justifier son retrait par rapport à certaines initiatives, sous prétexte qu’elle refuse non seulement le fondamentalisme makhzenien mais aussi islamique en référence à la présence de AWI. Or c’est la politique du pouvoir menée depuis des décennies qui est le facteur principal de l’influence des islamistes qui ont su politiser et donner une expression sociale et caritative à la misère et la précarité. C’est les politiques de renoncement d’une certaine gauche plus apte à passer des compromis, à modérer ses exigences pour maintenir son intégration institutionnelle et sa participation au jeu électoral, qui ont fait que les islamistes apparaissent comme anti système et indépendant du pouvoir.

Combattre le fondamentalisme islamique sur la durée, c’est d’abord construire une opposition résolue, sociale et populaire, sur un programme conséquent contre l’austérité et la répression. Cette opposition pour être crédible et efficace doit être unitaire et radicale à la fois et montrer son utilité concrète pour les luttes concrètes. L’adversaire de demain peut être combattue dès aujourd’hui si nous concentrons nos forces sur l’adversaire principal et concret d’aujourd’hui : le bloc dominant au pouvoir. Ce n’est pas AWI qui est responsable de la dégradation des conditions de vie et de travail, de la remise en cause des acquis, des violations permanentes des droits et libertés. Être présent dans les initiatives de lutte avec toutes les forces, y compris des adversaires et concurrents politiques, ce n’est pas faire alliance, mais mener la lutte pour que le mouvement populaire fasse sa propre expérience collective sur qui sont ses amis, ses faux amis, ses adversaires réels à chaque phase de son combat.

Cette expérience peut donner ses fruits, si existe un front social et démocratique des gauches en luttes et une orientation conséquente pour que le peuple impose ses revendications. Il ne s’agit donc pas de faire alliance, de mélanger les drapeaux, ni même de considérer que AWI est un allié naturel de la lutte démocratique mais de ne pas se tromper sur la manière de le combattre. Il n’en reste pas moins qu’il est nécessaire d’associer, interpeller, se confronter avec cette gauche pour gagner ses sensibilités militantes à d’autres perspectives de lutte. Et dans ce cadre, le débat ne soit pas se situer sur la question des rapports avec AWI, mais sur les tâches pour gagner des acquis, construire le rapport de force, renforcer à la base la capacité du peuple à agir et décider de son avenir.

L’enjeu pour une victoire réelle est que naisse un mouvement de masse indépendant, auto organisé, coordonné démocratiquement et qui compte sur ses propres forces. La gauche de lutte doit s’appuyer avant tout sur le peuple et les catégories populaires qui restent aujourd’hui majoritairement, peu ou pas, organisées. C’est aussi cela la leçon du Rif. La gauche de lutte doit aider que s’exprime une radicalité, non pas minoritaire mais de masse, évitant le piège de ceux, qui affolés devant les batailles qui peuvent venir, cherchent encore une fois les compromis qui donneront une bouée d’oxygène au pouvoir actuel et à la perpétuation de la situation telle qu’elle est.

C’est aussi cela la leçon du Rif. La gauche de lutte doit aider à ce que s’affirme un combat global qui vise à obtenir la victoire, loin des stratégies de pression, de calculs tactiques et de démonstration de force où se marchandent d’éventuels compromis ou retrait de la lutte demain. Elle ne doit intérioriser aucune « ligne rouge » au niveau des objectifs et des revendications autre que celles de tenir compte des rythmes de maturation politique du mouvement. En tout état de cause, ne répétons pas l’erreur du M20F où les courants militants politiques et sociaux de la gauche de lutte sont entrés dans la bataille en rang dispersés et divisés, sans capacité de peser dans l’élargissement et le développement bien du rapport de force et des perspectives d’émancipation sociale et démocratique.

Notre responsabilité est collective et elle est clairement engagée vis-à-vis de notre peuple. La gauche réelle en sortira renforcée et reconnue où durablement défaite.

Notes

[1] Mouhcine Fikri était un vendeur de poisson dont la marchandise a été confisquée par les autorités et jetée dans une benne à ordure. En voulant la récupérer, il s’est fait broyé

[2] Le pouvoir ne peut accepter de dialoguer avec les représentants du mouvement populaire. Il est organiquement hostile à un dialogue qui traduit un rapport de force issu des mobilisations. Et il ne peut accepter de légitimer les formes politiques et sociales de la contestation et de leur représentation. Le faire, c’est reconnaitre la possibilité d’émergence d’expressions politiques et sociales indépendantes, qui sortent du cadre d’allégeance induit par la façade démocratique et les mécanismes d’intégration du pouvoir. C’est affirmer que demain, d’autres formes de contre-pouvoir issues de la société, reconnues par le peuple, peuvent être légitimes. Le refus de dialoguer avec les représentants du Hirak a des raisons profondément politiques

[3] En 1958 la répression fut menée par Hassan II, alors prince héritier et le sinistre Oufkir. Entre 5000 et 10000 morts sont estimés, sans compter la destruction des récoltes et des terres, les viols. Cet épisode reste gravé dans la mémoire collective. En 1984, la révolte populaire contre les politiques d’ajustement structurel a fait dire à Hassan 2 que les rifains étaient des « apaches » et leur a rappelé ce qu’il leur en a coûté de se révolter par le passé. Là aussi on a eu d’innombrables morts, des enlèvements, des tortures à la chaine, des arrestations de masses

[4] La région, au moment de l’indépendance, qui comptait 53 usines, notamment dans l’agro-alimentaire et la conserve de poissons, n’en compte plus qu’une seule. Un quart des familles vit grâce aux transferts des émigrés.

[5] La « langue du pouvoir » occulte le fait que « ses sujets » au Rif n’ont pas la même langue. Il est aussi significatif que les services répressifs interdisent aux familles des détenus de s’exprimer en en riffia dans les parloirs.

[6] Le combat d’Abdelkrim al khattabi a contribué à inaugurer le cycle des luttes de libération nationale. Les formes de guérilla adoptées ont imposé des défaites aux armées coloniales. Ainsi à la bataille d’Anoual, l’armée paysanne rifaine, forte de 3000 hommes, met hors de combat 16000 soldats de l’armée espagnole. La république instaurée était également une négation en acte des formes politiques du pouvoir dominant du sultan et des caïds, relais locaux de l’ordre colonial, et une menace directe de leurs intérêts. Il a fallu l’alliance du colonialisme espagnol et français, l’envoi de 400000 hommes menés par le maréchal Pétain, l’utilisation intensive des bombardements aériens contre les civils et celle, massive des gaz chimiques, pour mater la rébellion. Abdelkrim exilé est mort en en Egypte. Sa dépouille n’a jamais été rapatriée.

[7] Ce lien entre le passé et le présent passe parfois par des voies inattendues. Une des revendications du mouvement est la construction d’un hôpital d’oncologie réellement équipé et adapté à la diversité des cancers qui frappent cette région, de génération en génération, en raison des effets mutagènes et cancérigènes de la guerre chimique menée par les forces coloniales pendant la guerre du RiF. Toutes les familles ont des proches concernées. La non reconnaissance du lourd tribut payé par la population du Rif lors des luttes anticoloniales par le pouvoir revient en boomerang aujourd’hui.

[8] Les élections de novembre 2016 boycottées ou boudées massivement ont été suivies d’un blocage qui a duré plusieurs mois dans la constitution du gouvernement. Le pouvoir a refusé la reconduction de Benkirane, ancien chef du gouvernement ( 2011-2017) et leader du Parti justice et développement ( PJD), malgré la victoire relative du parti islamiste, intervenant pour imposer un autre homme de cette formation dans le cadre d’une composition politique où les partis administratifs ont plus de poids.

[9] l y a eu des « khotbas (sermons religieux) visant à attaquer au mouvement et ses animateurs accusés « d’incitation à la désobéissance et au trouble, usant du mensonge, de la tromperie et de la supercherie et la manipulation des médias pour des mobiles indignes et des objectifs malhonnêtes ».

[10] L’envoi d’une délégation interministérielle après la manifestation du 18 mai supposée faire la démonstration que le gouvernement cherche des solutions a été accueillie comme il se doit. Un ouvrier du port de Hoceima a expliqué au ministre de l’agriculture et de la pêche, qu’il n’avait pas le temps d’écouter (ses balivernes). Le ministre de l’éducation a été accueilli par des manifestations, les étudiants l’obligeant à se présenter au milieu d’eux et à répondre à leurs interventions, le faisant quitter précipitamment les lieux. Le ministre de l’intérieur visitant une zone marquée par un conflit issue de l’expropriation de paysans dans la province de Hoceima, a été encerclé par les habitants devant son refus de s’expliquer devant eux tous, en plein air et face aux médias. Les habitants ont bloqué aux milieux de slogans son hélicoptère pendant deux heures. Ces faits peuvent apparaitre anecdotiques mais révèlent un fait : la fracture entre les élites et le peuple, le recul de la peur, l’insolence rebelle des pauvres quand ils ont conscience de leurs droits.

[11] AWI est un courant de l’islam politique, non reconnue légalement mais toléré, principal opposition de masse au pouvoir actuel auquel elle ne reconnait pas la légitimité de « commandeur de croyant ».

[12] Une conférence visant à rassembler la société civile officielle, des représentants du gouvernement ; des élus des membres du hirak, devait poser les bases de recommandations pour sortir de la crise. Le comité des familles de détenus l’a rejeté et a rappelé les déclarations du Parti de l’Authenticité et de la Modernité dont Illyas Ommari est le secrétaire général (et par ailleurs président de la région du nord) légitimant la répression quelques semaines auparavant, et le caractère d’officine politique des organisateurs et invités. Le PAM et lui-même une création du Palais. Le palais s’est même arrogé le droit d’interpeller les services de la justice pour enquêter sur la véracité ou non des traitements de torture contre les détenus, comme si les services répressifs et leurs pratiques n’étaient pas gérés par le cabinet royal ou ne relevaient pas d’un ministère de souveraineté. La tentative de négocier une grâce royale des détenus a été abandonnée devant le refus à juste titre dse concernés de cette mesure et aussi en raison du choix de la confrontation du pouvoir.

[13] Il y a probablement des divisions en haut au sein du sérail. Si la monarchie intervient ouvertement, cela signifie qu’elle endosse la responsabilité dans la situation et la résolution du conflit. C’est confirmer la nature réelle du pouvoir absolu et légitimer le fait que le Hirak a raison de rejeter les boucs émissaires et les faire valoir de la façade démocratique. Un dangereux précèdent qui ferait jurisprudence pour la contestation sociale alors que la monarchie ne peut accéder aux demandes sociales et démocratiques. Qu’elle n’intervienne pas signifie qu’elle assume le choix de la répression, de la relégation de ses « sujets » et qu’elle fait partie du problème. Son dilemme est là depuis plusieurs mois et témoigne d’un aspect de la crise politique actuelle.