Stefan Kipfer est politiste, professeur associé à York University. Il a mené ses recherches dans les espaces urbains de Toronto, Zurich et Paris. Il intervenait récemment au colloque « Penser l’émancipation » (Colloque international, université de Lausanne, 25-27 octobre 2012) sous l’intitulé : « Urbanisation et racialisation ».
Effectivement, dans l’espace médiatique et universitaire français, on assiste à des prises de positions qui consistent à instrumentaliser la comparaison entre « banlieues » de France et « ghettos » des États-Unis et qui prétendent que la ségrégation spatiale en France n’est pas racialisée. Ces positions renvoient à une distinction entre « le social » (code pour les rapports de classe) et d’autres catégories (« raciale », « sexuelle », « coloniale ») qui sert à évacuer la question du racisme des grilles d’analyses de l’inégalité et des engagements politiques émancipateurs. On pourrait donc dire que l’importance de la comparaison entre « ghetto » et « banlieue » ne se réduit pas au champ scientifique. Comme on le voit avec les travaux de Loïc Wacquant sur Chicago et La Courneuve (qui sont d’ailleurs d’une grande importance conceptuelle)1, cette comparaison peut aussi avoir une fonction stratégique dans la mesure où elle permet d’extérioriser le problème du racisme de l’hexagone.
La référence stratégique aux ghettos étatsuniens, on la retrouve aussi dans d’autres contextes comme le Brésil et le Canada. Là aussi, comme chez Wacquant, la comparaison entre espaces racialisés reste une comparaison d’expériences exclusivement nationales, ce qui permet aux analystes de minimiser les réalités du racisme à l’extérieur des États-Unis. Pourtant, l’histoire de la ségrégation – qui constitue une forme extrêmement importante de contrôle racial – est une histoire mondiale. Comme le souligne Carl Nightingale2, la ségrégation racialisée rejoint, depuis la fin du xviiie siècle, d’autres techniques coloniales et néocoloniales élaborées dans les réseaux intellectuels, administratifs et économiques au sein et au travers des empires britannique, hollandais, français, allemand et américain sans oublier les colonies de peuplement blanc (États-Unis, Canada, Australie, Israël). Les travaux de Nightingale – qui ont aussi pour but de sortir la recherche Américaine sur la ségrégation de son prisme national – nous rappellent que le racisme est un phénomène mondial et non pas une propriété des États-nations.
Dans ce contexte, il n’est donc pas nécessaire de déduire l’existence du racisme en France à partir de réalités autres, notamment celles des États-Unis. Des chercheurs français tel que Didier Lapeyronnie3 envisagent la ségrégation de certains grands ensembles en France comme une forme de ghettoïsation non pas importée mais sui generis, qui s’inscrit dans l’histoire coloniale et postcoloniale des empires français. Cette forme renvoie au rôle omniprésent de l’État dans les quartiers populaires qui établit des rapports de force caractérisés par des formes de visibilité corporelle, de confinement physique et de séparation sociale fondées sur le genre, qui réinventent, dans cette période postcoloniale, les formes d’immobilisation et d’objectivation de l’histoire du racisme colonial français. D’une manière plus générale, il faut insister sur le fait qu’il n’est pas nécessaire de prouver l’existence de « ghettos » pour analyser le racisme en France. Plusieurs pistes de recherche ont été poursuivies dans le but de montrer que la géographie du racisme est multiforme. Dans la région parisienne, la ségrégation ethno-raciale a certes augmenté, mais loin de se limiter à la situation des grands ensembles les plus relégués, elle comprend aussi des formes de micro-ségrégation dans plusieurs types de quartiers4. S’ajoutent à ces formes de ségrégation des formes de racialisation spatialement plus souples comme la segmentation du marché du travail, la discrimination dans le secteur du logement privé5 et le profilage racial6.
Oui et non. Oui dans la mesure où la revendication déségregationniste, qui s’inscrit dans l’histoire des luttes historiques contre les structures racistes du monde moderne, garde son actualité. Pour les mouvements des droits civiques aux États-Unis, mettre fin à la ségrégation légale, économique et spatiale était essentiel pour permettre aux Africains-Américains de lutter pour l’égalité dans tous les domaines de la vie américaine. Abolir la ségrégation raciale à tous les niveaux – légal, spatial, économique – était aussi au cœur de la vision post-apartheid de Desmond Tutu et du African National Congress de Nelson Mandela pour une nation arc-en-ciel (rainbow nation). Le fait que dans les deux cas, la ségrégation de race et de classe persiste sous de nouvelles formes nous indique que la lutte contre la ségrégation garde son caractère émancipateur. C’est d’ailleurs le cas d’une façon plus générale. La ségrégation reste une forme de domination majeure. Dans beaucoup de régions métropolitaines, les indices de ségrégation de classe et de race ont augmenté. La ségrégation spatiale accentue la polarisation sociale du capitalisme actuel en même temps qu’elle est renforcée par les nouveaux « murs »7 : les formes de séparation légale et bureaucratique que l’on retrouve dans les systèmes racialisés de l’administration judiciaire, du contrôle de la migration, et de l’industrie sécuritaire et carcérale.
Pourtant, l’histoire des luttes anticoloniales et antiracistes nous enseigne que la ségrégation peut se comprendre non seulement comme symbole et technique matérielle de la domination raciale mais aussi comme ressource (certes compromise mais nécessaire) pour les stratégies de résistance et d’autodétermination. Dans les colonies de peuplement nord-américaines, les traditions black power et red power produisaient des « imaginaires spatiaux »8 de libération nés des réseaux de solidarité territorialisée : le ghetto et la réserve. Selon les militants principaux des Panthères noires tel que Eldrige Cleaver, les ghettos noirs constituaient non seulement des espaces d’autogestion locale mais également des éléments d’un archipélago mondial d’espaces de mobilisation contre le capitalisme impérial basé avant tout aux États-Unis. Dans la France de l’après-guerre, les luttes des travailleurs immigrés racialement dominés avaient tendance, elles aussi, à s’approprier des formes de ségrégation particulières (bidonvilles, foyers, cités de transit) à des fins émancipatrices variées9. Bien évidemment, on peut établir des parallèles entre ces exemples et d’autres traditions radicales et révolutionnaires qui ont débattu du rapport entre territoires séparés et autodéterminés (bastions rouges, quartiers gays) et stratégies globales de mobilisation et de libération.
En Europe et en Amérique du Nord, la problématique de la mixité sociale est issue des milieux prônant l’intervention étatique et la réforme sociale du xixe siècle. En général, la mixité sociale renvoie à une représentation idéalisée et erronée soit de la ville bourgeoise soit du village précapitaliste où l’harmonie sociale parmi une diversité de groupes sociaux se produirait dans un contexte de proximité sociale. À Paris, cette idée de résoudre les conflits sociaux par l’intégration spatiale de classes sociales distinctes se retrouve dans les conceptions de grands ensembles de l’après-guerre – qui essayaient de ne pas reproduire les faubourgs prolétaires révolutionnaires. À partir de la fin des années 1950, l’idée d’intégration sociale par le spatial est reprise d’une façon limitée et contradictoire par les premières initiatives en vue d’imposer un quota pour les étrangers en processus d’être « résorbés » dans l’habitat social. Ces initiatives tentaient notamment de « pacifier » et de « civiliser » les immigrés algériens en pleine situation de guerre de libération10. Ces deux exemples historiques nous rappellent que la ségrégation n’est qu’une des techniques spatiales pour établir le contrôle social. Comme on le sait aussi de l’histoire de l’esclavage dans le Sud des États-Unis, la proximité spatiale peut également servir de stratégie de contrôle afin de surveiller et de moraliser les classes et « races » dangereuses.
De nos jours, la notion de la mixité sociale (ou, en anglais, diversity planning, mixed-income planning) désigne les stratégies déségrationnistes étatiques et se trouve au cœur des politiques urbaines dans l’espace euro-américain, notamment dans les stratégies de rénovation du logement social. Au départ, ces stratégies intégraient des éléments antiségrégationnistes critiques, par exemple ceux des mouvements pour les droits civiques aux États-Unis ou encore ceux des luttes contre le renouvellement des centres villes des années 1960 et 1970. Aujourd’hui, les stratégies de mixité sociale poursuivent des logiques clairement anti-émancipatrices. Selon nos recherches sur la rénovation urbaine dans les régions de Paris et de Toronto, la mixité ou diversité sociale désigne une combinaison d’objectifs principaux : la valorisation marchande du parc de logement social, la déstructuration sociale des quartiers populaires, et l’ouverture de ces mêmes quartiers aux contrôles policiers et aux interventions paramilitaires par la résidentialisation du bâti et l’aménagement urbain.
Ces stratégies de rénovation par mixité ont une composante clairement racialisée. Elles visent souvent des zones d’habitation à forte ou très forte concentration de populations non blanches (of color). Elles ont pour effet direct ou indirect la désorganisation des quartiers populaires racialement stigmatisés qui seraient un danger pour l’ordre social. Dans certains cas (les quartiers de rénovation urbaine à Toronto, par exemple), ce danger reste diffus alors que dans le cas parisien, il est le plus souvent explicitement politique. Tandis que dans le premier cas le danger serait avant tout d’ordre criminel (gangs, violence armée, trafic de stupéfiants), dans le deuxième, il serait aussi politique : une réponse directe ou indirecte à l’histoire des quartiers populaires comme points de départ de révoltes et de mouvements antiracistes – une histoire qui remonte jusqu’au cycle de mobilisations ayant débuté à la fin des années 197011. Dans le cas parisien, on peut remarquer une continuité partielle entre les systèmes de quota et de « seuil de tolérance » des années 1960 et 1970 et les stratégies de peuplement et de relogement dans la rénovation urbaine qui, eux aussi, participent à disperser les populations d’origine coloniale sous prétexte d’éviter la concentration spatiale de « familles nombreuses » ou de la « non-mixité commerciale ». Il est donc effectivement possible de saisir la déségrégation étatique comme élément d’une « contre-révolution coloniale » plus large, pour reprendre une expression de Sadri Khiari12.
Bien sûr, les stratégies de déségrégation étatiques ne réussissent pas forcément. Dans une société systématiquement inégalitaire, la proximité territoriale ne garantit pas l’harmonie sociale. La logique capitaliste du foncier urbain (qui envahit aussi les stratégies de valorisation au sein du parc d’habitat social en France) reproduit la non-mixité de classes sociales selon les distinctions de pouvoir d’achat tandis que la mixophobie raciste résiste à l’implantation du logement social dans les quartiers bourgeois et « respectables ». Pourtant, même si les opérations de mixité sont réussies du point de vue des autorités, rien n’empêche que les rapports de proximité spatiale se mêlent à des formes de microségrégation de « race », de genre et de classe. De plus, la proximité relative entre groupes subalternes ne prévient pas les formes d’enfermement corporels racialisés produites par les stratégies d’évitement des nouveaux habitants blancs ou petit-bourgeois et des contrôles au faciès des forces de sécurité. Dès lors, la déségrégation par mixité ne contre ni la séparation sociale ni la domination politique. Pourtant, elle peut fournir un obstacle à l’auto-organisation des populations stigmatisées et bloquer les efforts pour construire des rapports de solidarité par les groupes subalternes.
Depuis « les années 1968 », le droit à la ville se discute dans différents contextes et à des fins bien distinctes. Il est donc souvent important d’insister sur l’aspect révolutionnaire de cette notion telle qu’on la trouve chez Henri Lefebvre. Il ne faut pas confondre le droit à ville avec un droit à l’urbanité ou un droit à la centralité produit par des moyens architecturaux ou par « l’animation des banlieues » (selon les propositions de l’ex-soixante-huitard et « architecte du roi » Roland Castro13). Et, comme le souligne Anne Clerval14, le droit à la ville ne se limite pas à une série de droits aux services publiques et une démarche sociale-démocrate pour l’aménagement urbain15.
Pour Lefebvre, le droit à la ville exprime une façon de comprendre la révolution socialiste comme révolution urbaine. Comme il l’a montré dans ses analyses de la Commune et de Mai 1968, le droit à la ville articule une revendication pour le pouvoir politique, le surplus produit par la société, l’autogestion généralisée et une conception explicitement spatiale des mobilisations révolutionnaires. Les revendications révolutionnaires des communards et des soixante-huitards seraient donc liées à la nouvelle centralité urbaine produite par les mouvements qui reprennent le Paris bourgeois à partir des territoires relégués et ségrégués : les faubourgs de l’ère Haussmannienne et les usines, universités et zones prolétaires des travailleurs immigrés de la banlieue fordiste.
Dans les formulations d’Henri Lefebvre, le droit à la ville n’intègre pas la question raciale, qu’il ne comprenait pas. Pourtant, les aspects antiségrégationnistes de sa perspective peuvent aisément être détournées à des fins explicitement antiracistes et décoloniales. Lefebvre nous montre qu’on peut comprendre la déségrégation comme forme d’émancipation dans la mesure où elle (1) est décidée par les groupes ségrégués eux-mêmes et (2) permet aux mouvements subalternes de se croiser et de se transformer dans la mobilisation. Cette perspective est directement opposée aux projets de mixité sociale à travers laquelle la déségrégation étatique essaie de prévenir une dialectique politique qui se généralise à partir des solidarités socio-territoriales des groupes subalternes.
À condition qu’on lise Lefebvre à travers le prisme des traditions décoloniales16, son œuvre nous aide à identifier les critères d’une perspective antiségrégationniste « suffisamment » émancipatrice. Dans la pensée de Frantz Fanon, par exemple, on trouve une sensibilité qui relie la déségrégation comme processus spatial aux luttes politiques révolutionnaires et aux transformations sociales. Chez Fanon, la lutte contre le monde « compartimenté » des colonies n’était ni une façon d’achever l’assimilation (l’égalité au sein de l’empire français), ni un moyen de promouvoir un univers indigène parallèle et séparé. La déségrégation était un moyen pour les peuples colonisés de s’approprier l’espace-temps colonial, et donc de se libérer à travers un processus autodétérminé. Pour reprendre une distinction de Christine Delphy17, la perspective fanonienne-lefebvrienne de la déségrégation, où la mixité politique et sociale est émancipatrice dans la mesure où elle est voulue par les groupes subalternes dans leurs luttes de libération.
Entretien réalisé par Félix Boggio Éwanjé-Épée et Stella Magliani-Belkacem.
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références
⇧1 | Loïc Wacquant, Parias urbains. Ghetto, banlieues, Etat, Paris, La Découverte, 2007. |
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⇧2 | Carl Nightingale, Segregation, a Global History of Divided Cities, Chicago, University of Chicago Press, 2012. |
⇧3 | Didier Lapeyronnie, Ghetto urbain, Paris, Laffont, 2008. |
⇧4 | Edmond Préteceille, « La ségrégation ethno-raciale a-t-elle augmenté dans la métropole parisienne ? », Revue française de sociologie, n° 50, 2009, p. 489-519. |
⇧5 | Robert Castel, La discrimination négative. Citoyens ou indigènes ?, Paris, Seuil, 2007 ; Didier Fassin et Eric Fassin dir., De la question sociale à la question raciale ?, Paris, La Découverte, 2009 ; Faitha Belmessous et al. (dir.) Les minorisés de la République: la discrimination au logement des jeunes générations d’origine immigrée, Paris, La Dispute, 2006. |
⇧6 | Human Rights Watch, La base de l’humiliation: les contrôles d’identité abusifs en France, 2012. http://www.hrw.org/fr. |
⇧7 | Wendy Brown, Walled States, Waned Sovereignty, New York, Zone Books, 2010. |
⇧8 | George Lipsitz, How Racism Takes Place, Philadelphia, Temple University Press, 2011. |
⇧9 | Monique Hervo, Nanterre en guerre d’Algérie. Chroniques du Bidonville : 1959-62, Arles, Actes Sud, 2012 ; Laure Pitti, « Travailleurs de France : voilà notre nom : les mobilisations des ouvriers étrangers dans les usines et le foyers durant les années 1970 », in Ahmed Boubeker et Abdellali Hajjat (dir.), Histoire politique des immigrations (post)coloniales, Paris, Amsterdam, 2008, p. 95-111 ; Choukri Hmed, « Des mouvements sociaux « sur une tête d’épingle »: le rôle de l’espace physique dans le processus contestataire à partir de l’exemple des mobilisations dans les foyers de travailleurs migrants », Politix, 2008, p. 145-165. |
⇧10 | Marie-Claude Blanc-Chaléard, « Les quotas d’étranger en HLM: un héritage de la guerre d’Algérie? Les Canibouts à Nanterre (1959-1968) » Métropolitiques, 16 mars 2012. http://www.metropolitiques.eu/spip.php?page=print%id_article=301; Emmanuel Blanchard, « La police et les “médinas algériennes” en métropole », Métropolitiques 8 février 2012, http://www.metropolitiques.eu/spip.php?page=print&id_article=279 ; Françoise de Barros, « Des « franco-musulmans » aux « immigrés » : l’importation de classification colonials dans les politiques du logement en France », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 159, 4, 2005, p. 26-53. |
⇧11 | Saïd Bouamama, « L’expérience politique des Noirs et Arabes en France. Mutations, invariances, et récurrences », in Rafik Chekkat et Emmanuel Delgado Hoch (dir.), Race Rebelle: luttes des quartiers populaires des années 1980 à nos jours, Paris, Syllepse, 2011, p. 29-45. |
⇧12 | Sadri Khiari, La contre-révolution coloniale en France: de de Gaulle à Sarkozy, Paris, La Fabrique, 2008. |
⇧13 | Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, Paris, Agone, 2003, p. 131. |
⇧14 | Anne Clerval, « Gentrification et droit à la ville », La revue des livres, n° 5, 2012, p. 31. |
⇧15 | Voir les dernières propositions de Patrick Braouezec (« En ville, le droit à la centralité pour tous », Cerises, n° 157, 26 octobre 2012, p. 3-5). |
⇧16 | Stefan Kipfer and Kanishka Goonewardena (à paraître), « Urban Marxism and the Post-Colonial Question. Henri Lefebvre and « colonization » », Historical Materialism. |
⇧17 | Christine Delphy, « La non-mixité, une necessité politique: domination, ségrégation et auto-détermination », 2008, http://www.indigenes-republique.org/spip.php?article1220 |