Maxime Quijoux, Néolibéralisme et autogestion. L’expérience argentine, Paris, Editions de l’IHEAL, 2011, 280 p.
Préfacé par Paul Bouffartigue, l’ouvrage de Maxime Quijoux rend compte in situ de ce qui s’est joué en Argentine dans la foulée des mobilisations sociales de 2001 – les cacerolazos – du côté des entreprises récupérées dont un des exemples les plus célèbres à été rendu visible dans le film The Take réalisé par Naomi Klein et Lewis Avi. Pour cela, le sociologue choisit deux usines, Bruckman et Global, devenues respectivement La coopérative du 18 décembre et Nueva Esperanza suite à leur récupération. S’il se rend régulièrement dans la première, composée à 80% de femmes et produisant des costumes masculins, il réalise une « participation active » (p. 43) dans la seconde, une usine mixte fabricant des ballons de baudruches. Les questionnements qui le conduisent à mener cette enquête correspondent à ceux de toute une génération de militant-e-s altermondialistes intéressé-e-s par la façon dont le volcan latino-américain1 repose des questions stratégiques. Mais surtout, c’est la manière dont les récupérations d’usines entrent en résonnance avec le projet autogestionnaire, réactivé en France au début des années 20002, qui recueille l’attention de Maxime Quijoux. L’auteur se rend sur place pour tester les traductions françaises du processus et, finalement, ne trouve pas les ouvrières et les ouvriers politisé-e-s qu’il attendait : « l’enjeu même de ces mobilisations ouvrières n’était pas de déposséder leur patron, mais de conserver leur emploi » (p. 263). Enfin, à l’heure où les politiques d’austérité frappent l’occident, cet ouvrage rend compte de leurs effets en Argentine et plus encore de la manière dont les classes populaires s’organisent pour en réchapper. L’ouvrage de Maxime Quijoux s’organise en quatre temps : après être revenu sur la « genèse de l’enquête », il observe avec finesse d’abord les trajectoires sociales des salarié-e-s de Bruckman et Global puis les raisons qui les conduisent à se mobiliser et enfin les répercutions de la récupération observées de l’intérieur des usines par le sociologue.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, l’auteur revient sur les parcours des ouvriers et des ouvrières des deux usines. Il montre que beaucoup d’entre elles et eux sont immigré-e-s (Bolivie, Paraguay, Pérou, régions septentrionales de l’Argentine) et d’âge avancé (une cinquantaine d’année). L’étude des trajectoires permet à Maxime Quijoux de montrer comment ils et elles se sont trouvés déracinés et peu concernés par l’ethos ouvrier développé par le couple Peron (p. 70) si spécifique de l’Argentine ce qui a permis une prise en charge patronale particulière et a encouragé le développement du modèle du « travailleur zélé » ayant accès « à des attributs sociaux originaux, à des sources d’identification, de catégorisation, mais surtout de valorisations ouvrières nouvelles, au fondement de leur existence sociale » (p. 93). Ainsi, dans un premier temps, les effets des politiques néo-libérales mises en œuvre par Carlos Menem (1989-1999) sont relativisées par les ouvriers et les ouvrières car ils estiment être parvenu-e-s à « s’élever socialement » (p. 118). C’est pourquoi l’abandon de l’usine par les patrons, le 18 décembre 2001 chez Bruckman et le 15 mars 2004 chez Global, est vécu par les salarié-e-s comme une véritable trahison.
La troisième partie de l’ouvrage se concentre donc sur l’histoire des récupérations. Maxime Quijoux rend alors compte des spécificités de chacune des deux usines. S’agissant de Bruckman, il montre comment un véritable symbole3 émerge tandis que l’extrême gauche et en particulier le Parti des Travailleurs pour le Socialisme (PTS) joue un rôle essentiel au moins dans un premier temps puisqu’il convainc les ouvrières que le patron qu’elles attendent les premiers jours, ne reviendra pas et parce que certaines d’entre elles s’approprient une des revendications portée par l’organisation, « l’étatisation sous contrôle ouvrier ». En même temps, le sociologue montre que la plupart des ouvrières restent étrangères à cette revendication et, lorsqu’ après un an et demi de mobilisation les ouvrières se trouvent expulsées pour le troisième fois de l’usine sans parvenir, cette fois-ci, à s’y réinstaller, la majorité d’entre elles se tourne vers le Mouvement National des Fabriques Récupérées par les Travailleurs (MNFRT) et s’éloignent du même coup du PTS. Finalement, le 31 octobre 2003, l’usine devient officiellement une coopérative et, si les ouvrières sont soulagées, des tensions émergent entre elles (p. 163). Du côté de la Nueva Esperanza, une usine beaucoup moins médiatisée que Bruckman, la mobilisation puis la récupération s’organise différemment dans la mesure où le patron ne s’est pas seulement enfuit, il a déménagé et vidé l’usine pour la délocaliser dans une zone franche en banlieue Buenos Aires (p. 167). Ici, c’est sous l’impulsion d’un ancien membre de l’encadrement que le mouvement s’engage avec comme première étape la recherche des « moyens de production » (p. 173). Ici, afin de reprendre le travail, les salarié-e-s s’en remettent au Mouvement National d’Entreprises Récupérées (MNER), une autre organisation politique ayant émergée dans le cadre du mouvement de récupération d’usines. Finalement, le 22 septembre 2005, l’expropriation de l’usine Global est votée par les salariés : la situation de la Nueva Esperanza est régularisée. Mais l’expérience ne s’arrête pas là et Maxime Quijoux scrute de l’intérieur ce qui se joue au sein de ces nouvelles coopératives de production.
Dans la dernière partie de l’ouvrage, il revient sur les difficultés des salarié-e-s après les récupérations, soulignant la pénurie de personnel, le problème des débouchés commerciaux, l’absence de capital qui se traduit par des lieux de travail en mauvais état, des équipements détériorés et un difficile accès aux matières premières. Il revient ensuite sur les nouvelles formes d’organisation du travail et les tensions que cela peut susciter entre les ouvriers et les ouvrières avant de s’intéresser à l’autogestion en tant que telle en particulier au travers des questions de la participation des ouvriers et des ouvrières à la gestion de la coopérative d’une part et de l’égalité salariale, d’autre part pour terminer finalement sur la domination absolue du travail ce qui confirme la « dimension culturelle du travail » qui voit les négociations du projet collectif se transformer en « luttes de pouvoir » qui se « manifestent par une surenchère dans une conduite de travail particulière, celle de l’abnégation à la tâche » où l’on mesure les effets de la première socialisation des ouvriers et des ouvrières au travail et les tensions existantes entre le projet individuel et le projet collectif.
Au fond, ce livre permet de rendre compte de la manière dont l’attachement des ouvriers et des ouvrières au travail, à l’entreprise et à la marque peut se trouver être le moteur de ces récupérations, alors même que l’on pouvait penser qu’il les en empêcherait. Ce type de constat, qui s’observe aussi dans les reprises de la production menées dans les années 1968, peut aussi se comprendre par le lien que les salarié-e-s forgent au produit de leur travail qui aurait pu être davantage développé dans l’ouvrage. En outre, si Maxime Quijoux évoque à plusieurs reprises les rapports sociaux de sexe ou de genre des ouvrières (p. 102 ; p. 106 ; p. 138-139 ; p. 224-225), on peut regretter que ce prisme n’ait pas été envisagé comme une problématique centrale de l’ouvrage. Cette problématique aurait peut-être permis de donner des éléments de compréhension supplémentaires à la solidarité qu’à suscité la mobilisation des Bruckman par exemple ou encore de mesurer ce qui se jouait du côté du privé des ouvrières de façon plus approfondie. Avec cet ouvrage, Maxime Quijoux apporte donc une contribution essentielle à la réflexion sur l’autogestion et, alors même que la crise de 2008 conduit à l’explosion des SCOP en France, il peut être un guide précieux. Mais ce n’est pas tout. Epistémologiquement, l’usage du concept de l’aguante, « mélange subtil » d’endurance, de résistance, de patience et de tolérance où « la ténacité de l’individu est mise en avant » (p. 176), nous semble constituer une contribution intéressante, un élargissement théorique utile aux formes que peut prendre l’agency4.
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références
⇧1 | Franck Gaudichaud (dir.), Le volcan latino-américain Gauches, mouvements sociaux et néolibéralisme en Amérique latine, Textuel, collection La Discorde, 2008, 440 p. |
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⇧2 | En témoignent des publications telles que Lucien Collonges (coord.) Autogestion, hier, aujourd’hui, demain, Syllepse, 2010, 500 p. mais aussi l’émergence d’un collectif: http://www.autogestion.asso.fr |
⇧3 | Un film a été réalisé à propos des ouvrières de cette usine qui ont été abondamment sollicitées par les médias. Isitan Isaac, Les femmes de la Bruckman, les productions ISCA inc., 2008. |
⇧4 | Thompson E.P., La formation de la classe ouvrière anglaise, traduit par Gilles Dauvé, Mireille Golaszewski et Marie-Noëlle Thibault, Paris, Éd. du Seuil, coll.« Points », 2012. |