Depuis l’installation du gouvernement Temer, issu du coup d’État institutionnel contre Dilma Roussef et organisé par des politiciens de droite colossalement corrompus, une mauvaise farce s’installe sur la scène politique brésilienne. Dix-huit ministres ont successivement démissionné des suites d’accusations et de problèmes avec la justice. Le président du Sénat en est au dixième procès intenté contre lui. La plupart des autres élus, encore en place, redoutent des dénonciations qui pourraient les viser. Le président de la République est inquiété par la justice.
Cette réalité semble durcir l’orientation anti-sociale des putchistes qui prétendent « redresser l’économie ». Ils organisent des gels, des coupes ou du retard de paiement des salaires, des réductions d’effectifs du service public. Ils détruisent les ressources naturelles en vendant aux firmes transnationales étrangères d’immenses réserves de pétrole (le Pre-sal) ou de vastes territoires amazoniens. La farce se situe précisément dans le “redressement”, car malgré l’annonce des mesures de réduction de dépenses de l’État, les dépenses réalisées entre juillet et novembre 2016, dépassent le total des dépenses de tout le premier semestre !
Malgré ce contexte et la répression violente envers les mouvements sociaux lorsqu’ils manifestent leurs désaccords, la résistance se développe. Elle s’exprime chez les jeunes, chez les peuples autochtones, chez les enseignants, chez les ouvriers ou chez les fonctionnaires, mais aussi chez les artistes, et plus précisément, chez les cinéastes.
Très mobilisés, ceux-ci organisent des festivals de cinéma dans plusieurs villes du pays, tous les ans, où les films brésiliens, européens ou d’ailleurs, se succèdent. Parmi ces films, Martyre de Vincent Carelli a été présenté dans le circuit de festivals et à chaque fois il a été récompensé : au Festival de Brasilia, quelques jours après le coup d’État du mois d’avril 2016, au Festival international de cinéma à São Paulo, au Festival international de cinéma de Mar del Plata en Argentine, au festival Fenêtre internationale de cinéma de Recife, etc.
Martyre[1] est un documentaire presque épique, car il approfondit les thèmes complexes de la lutte pour la survie des peuples autochtones, pour la reprise de leurs territoires et pour le maintien de leurs cultures. Vincent Carelli a commencé à filmer la lutte pour la récupération des territoires des indiens Guarani Kaiowà fin des années 1980. Vingt ans plus tard, la lutte continue et la violence aussi.
Vincent Carelli est anthropologue, indigéniste, réalisateur de films documentaires. Il est auteur des plusieurs films – aussi récompensés – où il présente les luttes, la culture, la vie des peuples indigènes. Son œuvre est aussi un témoignage, une dénonciation, un manifeste d’organisation de la résistance, d’unité, de solidarité, de construction d’une société du bien vivre sous la protection de notre mère: la Terre !
Béatrice Whitaker
Vincent Carelli : Comment ai-je commencé, je ne sais pas, c’est peut-être une chose du destin… Mais j’ai toujours eu une curiosité pour les Indiens depuis l’enfance. Quand est parue l’opportunité, en 1969, à 16 ans, je suis allé au Sud du Pará, près de la serra des Carajás, une mine découverte par les américains en 1967[2], pour vivre avec les indiens. J’ai commencé à faire du cinéma avec les indigènes en 1986. J’ai fait le collège, l’université et je suis parti encore pour vivre avec eux quelque temps. Ensuite j’ai travaillé pendant deux ans à la FUNAI[3] que j’ai quitté en tant que persona non grata.
En 1979, j’ai fondé, avec un groupe d’anthropologues, le Centre du travail pour la défense des indigènes (CTI) une ONG visant à soutenir les projets des peuples autochtones, et aussi pour traiter de la démarcation des territoires indigènes, et les Indiens nous ont rejoints. Nous étions dénoncés à Brasilia et nous avons été arrêtés à Goiás.
En 1986, j’ai travaillé pour la création du Centre de documentation et d’information, une sorte d’encyclopédie des indigènes, devenu l’Institut socioambiental[4] dans les années 1990, où j’ai récolté du matériel afin de constituer une archive photographique du pays, et également sur la question du retour de l’image vers les indiens – une question importante pour les nouvelles générations avoir l’accès à ces images. Ces expériences commencent en 1986, mais en réalité, sans intention de faire du cinéma. Il s’agissait plutôt de provoquer la dynamique de l’appropriation de l’image, observer quelle serait leur intérêt à ce propos, et ensuite j’ai fini par réaliser une série de films sur cela.
Réaliser un film documentaire est toujours un processus de découverte et d’apprentissage sur le terrain. Il ne sert à rien de faire des avant-projets de production, des interviews ou des scripts. L’important est poser une question pour comprendre et clarifier. Dans la ligne du cinéma direct, ce qui est fondamental est le premier moment, le spontané, la première réponse, l’inattendu. Une fois le processus en cours, je suis parti dans une recherche historique pour découvrir que les Guarani Kaiowa ont été victimes d’un processus continu de déni des droits de la part de l’État brésilien, de l’Empire à la République.
Il était donc nécessaire de rendre des comptes pour tout cela. Avec plus de 40 ans d’indigénisme, j’ai passé ma vie en observation et en réflexion sur les questions de la relation néocoloniale que l’Etat brésilien entretenait avec les populations autochtones. La prétendue « protection des Indiens » est en fait un mécanisme de contrôle et de domination des Indiens. Dans la réalisation de mes films, la construction du texte se déroule à la table de montage. Cela a ainsi été le cas de Corumbiara[5]. Chaque morceau est écrit et réécrit au moment de l’articulation des séquences. La fin a été ré-écrite plusieurs fois, parce qu’alors que nous avions finalisé le film, le Brésil était en train de subir des transformations rapides et profondes, y compris la prise du pouvoir par les terribles ennemis des Indiens.
La question essentielle et urgente était de déconstruire le discours de l’oligarchie rurale sur « les Indiens envahisseurs du Paraguay », « usurpant le droit de propriété », « l’obstacle au progrès et la conspiration internationale contre la production agricole nationale », selon eux, opérée par une alliance de la Funadação nationale des indiens (Funai) avec le Conseil indigéniste missionnaire (CIME) et des ONG étrangères. C’est cela l’enjeu de la construction du récit.
Je suis retourné dans les villages pour y travailler, là où j’avais déjà filmé dans le passé pour construire une profondeur de temps avec certains personnages et initier une recherche historique, afin d’être capable de comprendre l’origine de ce processus d’exclusion et d’expropriation. Et j’ai découvert qu’il s’agissait d’un cas au Brésil largement documenté dans les institutions officielles. En ce sens, un récit qui embrassait aussi une reconstitution de ce processus historique était crucial pour clarifier la légitimité des réparations exigées par les Indiens.
Martyre illustre aussi l’un des principaux enjeux de la condition autochtone en ce moment au Brésil et met en scène les deux pôles du conflit : les Indiens et l’actuelle classe politique brésilienne, plus précisément, celle qui représente les « ruralistes »[6].
Dans cette région nous n’avons pas formé ces Indiens à utiliser la caméra. C’est seulement 10 ans après que nous avons commencé un processus de formation mais dans d’autres domaines. Pendant les années 1980, j’avais fait des enregistrements. Dans Martyre, nous leur avons donné des caméras pour qu’ils enregistrent l’affrontement avec la police fédérale. Il y a eu un moment de flottement entre Indiens et police : allaient-ils être expulsés ou pas… Moi, je ne pourrais pas filmer cela , il y a eu un moment de tension et ensuite une fusillade.
Ces luttes continuent jusqu’à nos jours. C’est un processus en continu où ils avancent et ensuite ils reculent. Parfois, expulsés, ils doivent attendre 3 à 4 ans pour ensuite revenir encore. Ils arrivent à avancer réellement quand il y a des morts parmi eux. Il se crée donc de l’émoi et ils restent sur le pied de guerre. C’est ainsi qu’ils avancent de quelques hectares au prix des martyres… C’est la seule façon d’avancer.
Ce que j’ai essayé de montrer dans le film est que, au dernier moment, le grand responsable de ce chaos est l’État qui a délimité la région. Donc, je pense que le nœud disparaît le jour où le Brésil reconnaîtra la responsabilité de l’État, et pour qu’ensuite les institutions judiciaires puisse prendre un autre cours.
C’est difficile non seulement pour les Indiens, mais aussi pour les Sans Terre, les environnementalistes, les quilombolas[7]. Le pouvoir a décidé qu’il n’allait satisfaire aucune exigence. Le dernier exemple est le massacre des gamelas[8]. Les gamelas sont un peuple indigène considéré comme acculturé. Quand ils commencent à revendiquer leurs terres dans une propriété privée, la réaction a été très forte.
Les missionnaires évangelistes investissent beaucoup pour défaire la lutte des indigènes. Ils payent des Indiens pour qu’ils deviennent prêtres afin de convaincre leurs frères de céder aux exigences de leurs patrons.
En réalité, la lutte des indiens, des quilombolas, des Sans Terre est unique avec la même problématique. Le Brésil est le pays où l’on tue le plus de défenseurs de l’environnement et l’Organisation des États américains a reçu plusieurs dénonciations. Au Brésil, la situation est bien différente de celle de la Bolivie et de l’Equateur. Là-bas, les indiens sont une majorité, leur minorité est d’origine hispanique. Cela fait toute la différence… Ils ont peu d’ethnies et elles sont majoritaires. Au Brésil il y a une constellation d’ethnies, où l’on parle 180 langues.
Il s’agit d’Ailton Krenak, qui est toujours un cadre de direction important des mouvements des peuples indigènes. Il a une pensée claire et il est une référence pour les nouvelles générations qui rentrent dans les universités. Il s’adresse à ceux qui abordent les thèmes récurrents des oligarchies de la politique brésilienne : comment se libérer des Indiens, comment finir le « boulot » : leur extinction et leur transformation en « citoyens » ?
La discussion au début de la Constitution brésilienne de 1988 a révélé des distorsions importantes. Il y avait des personnalités qui demandaient des examens de sang des Indiens – une mesure nazie. C’était ce débat qu’Ailton Krenak a abordé au Parlement pour dénoncer ces tares. Les interventions des députés qu’on voit dans Martyre sont des représentants de l’agro-business, l’oligarchie la plus réactionnaire du pays.
Dans ce mouvement, nous sommes tous des Indiens. A tout moment, nous savons que pendant la nuit, quelque part il y a eu un désastre, une nouvelle mesure qui a été votée. Alors nous nous réveillons sans les droits des Indiens, mais aussi sans nos droits… Au moment de nous endormir, nous imaginons être au fond d’un puits, mais au réveil, nous rencontrons un puits loin d’être rempli… Nous vivons un retour en arrière colossal dans tous les domaines : la recherche, l’éducation – tout. De plus, on vend tout : les terres de l’Amazonie, le Pre-sal[9]…
Si la réforme de la sécurité sociale passe, ce sera une tragédie pour les peuples indigènes, pour les paysans, pour les peuples qui vivent de leur subsistance. Toute avancée sociale est en train d’être bombardée tandis qu’on assiste à un festival de décisions pour protéger les crimes. Le problème est que ce que l’on vit au Brésil n’est pas seulement un problème brésilien. Il s’agit d’une question générale du capitalisme.
Olinda, 14 août 2017, Brésil. Entretien réalisé par Béatrice Withaker.
[1] Il sera diffusé au festival « Le Brésil en mouvements » ; voir programmation ici.
[2] La Serra dos Carajás dans l’État du Pará est la plus grande province minéralogique sur la planète. Elle héberge le plus grand gisement de minerai de fer exploité dans le monde. Outre le fer, elle concentre de grandes quantités de manganèse, cuivre, or et nickel.
[3] Les peuples autochtones qui habitaient les terres de la forêt Amazonienne, se voient menacés de perdre leurs territoires, symbole unique de leur culture. La Fondation nationale de l’Indien (FUNAI) fut alors créée pour « protéger leur vie, leurs terres et leurs droits fondamentaux. ».
[4] Institut social-environnemental.
[5] Dans l’État de Roraima, les indiens de la gleba Corumbiara ont été massacré en 1985. L’indigéniste Marcelo Santos dénonce le massacre et Vincent Carelli filme ce qui est resté comme témoignage vingt ans après. À l’époque, cet évènement barbare avait été considéré fantaisiste pour être oublié ensuite.
[6] Au Brésil, le front parlementaire ruraliste – aussi surnommé les « bovins » – est constitué de politiciens qui défendent leurs intérêts ou ceux de leurs familles, en tant que propriétaires d’immenses superficies de terres pour l’élevage ou l’agriculture. Ils proposent l’extinction de la FUNAI et l’élimination des réserves des autochtones.
[7] Les Quilombolas sont des habitants de quilombos. Ils étaient des esclaves fuyant les plantations et qui dans certains cas aideront plus tard d’autres esclaves africains en fuite, des Portugais, des autochtones brésiliens, Juifs et Arabes ou d’autres non Brésiliens(es) noir(e), non-esclaves qui ont vécu l’oppression pendant la colonisation.
[8] Fin avril dernier, des Indiens de l’ethnie Gamela ont été brutalement attaqués par les agriculteurs et leurs sbires dans la ville de Bahias, quand ils sortaient d’une zone de passage traditionnelle. L’embuscade a laissé au moins 13 personnes blessées. Des dizaines d’hommes armés, munis d’armes à feu, des machettes et des morceaux de bois, ont envahi le village, entourant le tournage et l’attaque lâche, les laissant sans possibilité de défense. Voir http://esquerdaonline.com.br/2017/05/03/massacre-no-maranhao-contra-o-povo-gamela.
[9] Le Pre Sal désigne le pétrole brésilien découvert en 2007 au fond de la mer à de très grande profondeur, de – 5000 à – 7000 m, et protégé par une croûte de sel épaisse, d’ailleurs très difficile à percer, d’environ 2000 m d’épaisseur. La région dans laquelle on rencontre cette curiosité géologique s’étend sur 800 km, à 200 km au large du Brésil, de Sao Paulo vers le sud jusqu’à Vitoria au nord en passant par Rio de Janeiro.