Compte-rendu : « Du boudoir à la révolution » (de Biancamaria Fontana)

B. Fontana, Du boudoir à la Révolution : Laclos et les Liaisons dangereuses dans leur siècle, Marseille, Agone, 2013, 224 pages. 

 

Ce beau livre, fruit d’un long mûrissement de la part de son auteure, découle à l’origine, comme elle l’explique, de sa perplexité devant l’attrait persistant du chef-d’oeuvre de Choderlot de Laclos sur le public moderne. Comment expliquer que des générations de lecteurs accoutumés aux moeurs égalitaires et relativement permissives du monde contemporain demeurent fascinés par le destin amoureux de quelques aristocrates sous l’Ancien Régime finissant ? Pour répondre à cette question, le parti-pris adopté est celui d’une enquête portant sur la vision de l’amour et de la sexualité qui anime Laclos, à partir de l’élucidation de sa personnalité, de sa vie, et du contexte de publication de son roman, pour déterminer dans quelle mesure une telle vision peut constituer une clé pertinente pour l’analyse de l’oeuvre. Dans ce but, sont mobilisés tour-à-tour l’histoire, la biographie, bien sûr, mais également la philosophie, la critique littéraire, et même la fiction. La simplicité de l’hypothèse de départ ne rend que plus surprenant le fait, constaté par B. Fontana, selon lequel une telle approche n’a pas vraiment de précédent concernant Laclos. Mais elle recèle un paradoxe : c’est, en effet, à partir d’une étude des motivations psychologiques, morales, intellectuelles de l’auteur des Liaisons dangereuses, éloignées du lecteur moderne par plus de deux siècles, que l’on tente de percer à jour le mystère d’un intérêt pour l’oeuvre qui ne s’est jamais démenti, mais qui connaît même un renouveau dans les dernières décennies.

Loin de l’image du libertin cruel construit par l’imagination de ses contemporains, les éléments biographiques rassemblés par Biancamara Fontana font émerger un militaire plutôt malheureux dans sa carrière, ayant de toute évidence embrassé la cause révolutionnaire avec un enthousiasme réel, et heureux dans une vie conjugale tranquille, si l’on se fie à la tonalité sentimentale et tendre de la correspondance avec son épouse. La « célébration lyrique du bonheur conjugal » que l’on y trouve rappelle même étrangement les lettres que le vicomte de Valmont adresse à la présidente de Tourvel, qui constituent pourtant autant de pièges destinés à la prendre dans ses filets, et contraste radicalement avec la correspondance franche et cynique que celui-ci échange avec la marquise de Merteuil, sa complice rusée et sans scrupules. La vie affective de Laclos est, du reste, explicitement placée par lui-même sous le patronage de Rousseau et de son best-seller, La Nouvelle-Héloïse, qui met en scène des personnages dont tout l’intérêt réside dans leur proximité avec la nature humaine véritable et l’expression des sentiments vrais et profonds qu’elle implique. La tension entre les deux correspondances, celle, fictive, des personnages romanesques, et celle, réelle, entre l’auteur et sa femme, conduit à une hypothèse qui constitue une première grille de lecture pour Les liaisons dangereuses : le roman recèlerait un jugement sans indulgence de l’aspiration individuelle à la liberté et au bonheur comme un besoin moderne incontournable mais grevé de contradictions, d’ambiguïtés, conduisant trop souvent à l’échec et au drame. Le pessimisme à l’oeuvre ferait ainsi signe vers l’invitation à prendre conscience des limites nécessaires à mettre à ses propres désirs, à sa propre aspiration à la liberté, pour n’être pas amené à y sacrifier son bonheur, qui demeure le but ultime de l’existence.

Les liaisons dangereuses contiendraient donc une dimension éminemment morale, et un plaidoyer en faveur d’une confrontation lucide au réel. Mais cela seul n’épuise pas la richesse du message par lequel, à travers le temps, Laclos s’adresse à nous. Le militaire de carrière qui présente le champ des relations amoureuses et sexuelles comme un univers marqué par le combat et le conflit, dévoile une vérité sur l’expérience moderne de l’amour qui ne se limite pas à sa conclusion édifiante. Laclos fait ainsi valoir l’universalité du danger qui menace les protagonistes par-delà leurs écarts de caractère et leurs différents degrés de lucidité : si les personnages innocents et naïfs sont le jouet des machinations cruelles des libertins, ceux-ci à leur tour courent le risque de perdre ce au nom de quoi ils ont délibérément sacrifié leur bonheur, à savoir leur propre liberté. Avec une grande finesse, B. Fontana analyse ainsi l’héroïsme libertin, incarné par excellence par le personnage de la marquise de Merteuil, qui, refusant de se soumettre aux conventions sociales particulièrement avilissantes pour son sexe, est obligée de recourir à la tromperie, au subterfuge, de ne jamais se donner sans réserves, et finalement de prendre des risques toujours plus grands. Ainsi, le roman est mis en relation avec l’essai publié par Laclos un an à peine après sa publication, en 1783, Des femmes et de leur éducation, dans lequel la soumission qui est exigée des femmes dans la société de l’époque est vivement condamnée. Un deuxième enjeu se dégage alors de la lecture du roman : la dénonciation de « l’inefficacité et la barbarie de l’appareil traditionnel de contrôle social », responsable en dernière instance de la monstruosité des libertins et de la catastrophe collective sur laquelle le roman s’achève.

Et pourtant (c’est là un troisième niveau de lecture), le succès des Liaisons dangereuses a été incontestablement assuré par le fait que, depuis la Révolution française fossoyeuse de l’Ancien Régime qui sert de cadre au roman, jusqu’à la société démocratique moderne, on s’est obstiné à le lire, au-delà ou même au mépris de ses implications moralisantes et de sa valeur d’éducation, comme un roman libertin, fascinant par le coup d’oeil qu’il offre sur un monde aristocratique perdu, frivole et corrompu, et gros d’une expérience de transgression -sexuelle, sociale, morale. Le roman de Laclos peut ainsi être versé au dossier de la vaste controverse autour de la morale sexuelle en cours au XVIIIe siècle, et dans laquelle les revendications érotiques brutales du marquis de Sade, la réhabilitation du besoin sexuel comme naturel par des penseurs éclairés comme Diderot, et l’exaltation d’un amour spirituel intense et pleinement épanouissant par Rousseau, constituent autant de remises en cause, opposées entre elles,  de la morale conventionnelle. Dans cette cartographie intellectuelle et esthétique, la position des Liaisons dangereuses apparaît comme indépassablement floue, insituable. Car au fond, si tous ceux qui transgressent les règles y finissent par être punis, aucun d’entre eux n’exprime un clair repentir. A aucun moment, la voix de l’auteur n’intervient pour faire entendre un jugement final sur les personnages. En confrontant à travers leurs lettres, les différents points de vue des protagonistes, relevant de morales sexuelles diamétralement opposées, sans que jamais l’une d’entre elles ne triomphe des autres ni que personne, au fond, ne parvienne véritablement à se faire entendre, Laclos, involontairement ou non, brouille le sens moral de son roman. Il en ressort très explicitement combien le combat pour la répression du sexe et des émotions est perdu d’avance. Mais d’un autre côté, le chaos indescriptible qui découle de la libération des énergies désirantes des individus ne peut pas ne pas apparaître comme hautement problématique ni susciter l’inquiétude. Comme l’écrit B. Fontana, « il existe incontestablement un curieux contraste entre la bonne volonté morale de Laclos, son intérêt profond pour l’égalité et la justice et sa perception de la liberté comme un risque abyssal ». Dans ce contraste, et dans le trouble qu’il suscite, réside non moins incontestablement une part du pouvoir d’attraction exercé par le roman.

Du sein de l’immense conflit des désirs, des sentiments, et de l’affirmation des libertés, une question lancinante ne manque pas d’interpeller le lecteur : le vrai amour est-il possible, ou n’est-il qu’un mirage illusoire ? Là encore, la réponse du roman est subtile, ambigue, et tend à remettre en cause l’apparente simplicité des objectifs moralisateurs du romancier. En effet, la relation que Valmont tisse avec la présidente de Tourvel est loin de se laisser décrypter avec netteté. D’un autre côté, malgré son échec final, celle qui unit le vicomte à la marquise de Merteuil peut être considérée comme une histoire d’amour remarquable d’authenticité et de profondeur, au sens où elle implique incontestablement la plus grande affinité de l’esprit et du corps. Le double échec qui marque la fin de ces rapports n’en est que plus remarquable et plus glaçant. Il semble que le principal obstacle qui se dresse sur le chemin du vrai amour, et qui finit par briser les liens entre tous les personnages, réside dans l’éternel combat entre les sexes, ou, comme le dit plus simplement B. Fontana, la volonté de domination des hommes sur les femmes. Cet obstacle est-il surmontable ? La construction même du roman s’oppose à toute réponse définitive. L’enchaînement des événements, les stratégies individuelles des personnages, dont on ne parvient pas toujours à distinguer si elles sont délibérément choisies ou dictées par la nécessité passionnelle, produisent la conclusion dévastatrice que l’on sait, sans qu’on puisse réellement statuer sur son inéluctabilité. Oscillant entre un pessimisme qui n’est que trop confirmé par la réalité des faits, et l’attente inextinguible du salut amoureux, le roman présente ainsi une remarquable exploration de la complémentarité, en amour, de l’espérance et des déceptions.

L’analyse se termine naturellement par une autre question lancinante, celle de la dimension « révolutionnaire » des Liaisons dangereuses. En quel sens peut-on attribuer au roman un tel qualificatif, et en quoi celui-ci rendrait compte du succès persistant de l’oeuvre ? La corruption des moeurs que l’on y trouve décrite d’un côté, et de l’autre, l’aspiration farouche à la liberté et au bonheur qui s’y exprime, ne sont-elles pas les deux tendances qui ont miné les fondements de l’Ancien Régime et hâté l’avènement du monde moderne sur ses ruines ? Ou le roman est-il révolutionnaire par son style dépouillé, par son caractère incisif, par sa dynamique interne haletante et par le sentiment d’insécurité et de risque qu’il communique immanquablement à son lecteur ? Dans ce qui est perçu à l’époque comme le temps figé d’un régime finissant, le rythme rapide des événements tendus vers leur fin inéluctable et sanglante, bien qu’uniquement scandé par les états d’âme, les entreprises amoureuses, les relations de plus en plus conflictuelles des personnages, semble, surtout rétrospectivement, comme l’annonce de la tempête révolutionnaire qui se lève.

Très bien écrit, le livre de B. Fontana compense par son style brillant le flou relatif qui entoure les rapports entre les différents niveaux d’interprétation. On est parfois un peu perdu dans ce texte touffu qui semble avoir été si longtemps médité qu’il en devient parfois trop allusif, ou trop dense. Mais ces réserves ne doivent pas dissuader de lire ce remarquable essai, qui tranche avec la critique littéraire classique en interpellant directement le lecteur, comme Laclos lui-même a cherché à le faire en son temps, par son actualisation remarquable des problèmes et des débats d’un siècle qui nous apparaît finalement bien proche. B. Fontana vient finalement nous rappeler, en quelques remarques aussi suggestives que décapantes, que le monde des Liaisons dangereuses, avec ses inégalités, son marché – symbolique ou réel – des faveurs sexuelles, et l’incapacité qu’il révèle de la part de ses personnages de concilier leurs aspirations au plaisir et à l’amour avec celles des autres, ressemble sans doute, par bien des aspects, à celui dans lequel nous vivons. 

 

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