1er Octobre : le jour qui ébranla la Catalogne et l’État espagnol

Quelle est la signification historique du 1er octobre ? Quel bilan en tirer et quels défis sont posés pour le mouvement indépendantiste et les anticapitalistes catalans mais, plus largement, pour la gauche radicale espagnole ? Comment avancer vers la rupture, non seulement avec le consensus post-franquiste de 1978, mais avec les politiques néolibérales ?

C’est à toutes ces questions que se confronte le sociologue et militant Josep Maria Antentas. Membre du comité de rédaction de la revue Viento Sur, auteur de nombreux articles traduits et publiés par Contretemps, il est professeur de sociologie à l’Universitat Autònoma de Barcelona (UAB). On pourra notamment relire son article : « L’instant de vérité pour le mouvement indépendantiste catalan ».

 

Un jour où se sont condensées toutes les tensions accumulées en cinq années d’un processus indépendantiste interminable et lent. Le 1er Octobre est passé, laissant derrière lui une étape de l’histoire de la Catalogne et de l’État espagnol et ouvrant une nouvelle période, incertaine mais fascinante.

Les chiffres de cette journée sont éloquents. 2 262 424 votes enregistrés (pour un recensement d’environ 5 300 000 électeurs, soit 42,5 % des inscrits), auxquels il faudrait ajouter ceux figurant sur les registres confisqués par la police et les citoyens qui n’ont finalement pas pu voter. 2 020 144 (90 %) ont voté pour l’indépendance, 176 566 (7,8%) contre et 45 586 (2 %) blanc. Au-delà des chiffres de la participation et des résultats, l’autre chiffre qui s’impose est celui des 890 blessés officiellement enregistrés. Mais, au-delà des chiffres, les images sont encore plus fortes : une violence policière inédite face à l’imposante mobilisation citoyenne.

Le mouvement indépendantiste est sorti victorieux de la confrontation. Cela ne signifie pas qu’il va atteindre dans l’immédiat ses objectifs. Mais il a acquis une impulsion décisive dans un affrontement de plus grande ampleur. Il a obtenu trois choses simultanément : d’abord, il a fait preuve d’une détermination et d’une capacité puissantes et efficaces en déjouant la répression de l’État décidé à empêcher le référendum ; ensuite, il a obtenu une large majorité de votes et une participation très acceptable compte tenu des circonstances et du boycott des partisans du « non » ; et, enfin, il a porté un coup sans précédent au crédit de l’État et du gouvernement espagnols.

Les conséquences immédiates du 1er Octobre sont claires. La Loi de Transition approuvée par le Parlement de Catalogne le 8 septembre dernier stipulait que si le référendum se soldait par une victoire du « oui », il ouvrirait la voie à la proclamation de la République catalane indépendante. On ne sait pas avec précision quelle est la formule envisagée par le gouvernement de Catalogne, et si le processus choisi facilitera ou non le maintien non seulement du front indépendantiste mais aussi du bloc démocratique plus large qui a soutenu le référendum. L’implication de ces décisions ne sera pas , contrairement à ce que tendent à présenter les indépendantistes, la sécession immédiate de la Catalogne vis-à-vis de l’État espagnol, mais bien l’entrée dans une phase nouvelle et décisive de l’affrontement politique en cours, une phase qui va donner lieu à brève échéance à une confrontation institutionnelle et politique exacerbée. Même si la thèse officielle des indépendantistes met exagérément l’accent sur le fait que le travail est maintenant terminé, en réalité c’est aujourd’hui que s’ouvre la phase la plus critique.

C’est pourquoi il faut considérer l’appel à la grève générale du mardi 3 comme le deuxième acte de la pièce qui a commencé le 1er octobre. Impulsée initialement par les syndicats minoritaires, elle a finalement obtenu le soutien partiel des deux organisations majoritaires, les Commissions Ouvrières et l’UGT (qui n’appellent pas à la grève mais à des arrêts de travail partiels négociés), ainsi que celui des organisations qui dirigent le mouvement indépendantiste, l’ANC (Assemblée Nationale Catalane) et Òmnium (même si la première a manifesté des réticences à soutenir l’appel) et, de façon plus ou moins explicite, du gouvernement catalan lui-même. Ce bloc « officialiste » a finalement reformulé la grève en une proposition de « paro de pais » (« arrêt de tout le pays) interclassiste qui sera donc un mélange de grève traditionnelle, de manifestations et de fermeture volontaire de petites et moyennes entreprises et de l’administration publique. Mais son résultat aura de l’importance pour la confrontation qui s’annonce avec l’État.

Toutefois, l’issue des événements en Catalogne ne dépend pas seulement de ce qui s’y passe mais, de façon beaucoup plus déterminante, de leur impact global sur la politique espagnole. La situation à ce niveau est complexe et il est peut-être prématuré de tirer des conclusions hâtives. D’un côté le Parti Populaire (PP – parti de droite dirigé par l’actuel premier ministre Mariano Rajoy) utilise l’indépendantisme catalan pour donner une cohésion à sa base sociale et alimenter des pulsions réactionnaires. De l’autre il existe une partie de l’opinion publique catalane qui refuse la répression et qui serait favorable à un référendum négocié, formule qui fait partie des exigences que met en avant Podemos. Dans les régions de l’État où existent également des questions nationales et/ou régionales, le processus catalan peut provoquer une polarisation entre crispation « espagnoliste » et relance des mouvements nationalistes et/ou régionalistes respectifs.

Tout cela dessine un paysage compliqué pour la gauche espagnole qui, en tout état de cause, subira à long terme les conséquences du fait qu’elle a cédé à court terme dans la défense des droits démocratiques. En arrière-fond, il s’agit de gérer un important paradoxe : objectivement, l’indépendantisme catalan constitue la principale menace pour l’échafaudage politique et institutionnel monté en 1978, mais son impact est faussé et n’a pas de caractère automatique, ce qui peut se traduire par un durcissement, qui ne serait pas temporaire, de certains de ses piliers et engendrer un cadre politique qui pousse à une polarisation sociale à droite.

 

La stratégie du PP

Le PP (en osmose avec l’appareil de l’État) et la plupart des médias, autant par conviction que par calcul politique, ont opté depuis 2012 pour une politique inflexible et la manière forte. Il la poursuivra tant qu’il pensera qu’il en tire des profits dans des régions clé de l’État espagnol et que cela lui permet d’assurer la cohésion et de maintenir en tension sa base sociale,. Il peut ainsi penser reprendre du terrain vis-à-vis de Ciudadanos, garder sous pression le « nouveau PSOE » de Pedro Sánchez et écarter du débat politique les thèmes dont tire parti Podemos (corruption, crise économique, etc.).

Mais pour la énième fois depuis le début de la crise du cadre institutionnel actuel, d’abord avec l’essor du mouvement du 15M en 2011 et ensuite avec celui du mouvement indépendantiste en 2012, les intérêts étroits du parti et la vision à court terme prévalent sur la raison d’État et une vision à long terme, témoignant clairement des limites stratégiques de la majeure partie de l’élite politique de l’État espagnol face à la crise politique du régime de 1978. Résister, tenir bon et faire le dos rond face à tous les défis (que ce soit l’indépendantisme catalan ou la rébellion populaire du 15M et leurs traductions électorales ultérieures), telle a été sa principale ligne d’action.

En réalité, la politique de la terre brûlée du PP a déjà connu un précédent qui se situe aux débuts de l’essor de l’indépendantisme en Catalogne : le nationalisme espagnol agressif du deuxième gouvernement Aznar (2000-2004) qui, s’il a été utile pour la droite dans l’immédiat, a en fait déclenché le processus historique actuel. Le prix à payer, en termes de logique d’État, de la politique du PP a sans doute été une dynamique de désaffection irréversible de la Catalogne à l’égard de l’État espagnol.

Il est probable que, dans les calculs du gouvernement, figure le choix de prolonger et durcir la confrontation avec l’indépendantisme jusqu’à faire échouer ses espoirs de concrétiser l’indépendance à court terme et, après avoir pratiqué la politique du bâton, essayer celle de la carotte, une fois la victoire assurée, en offrant une issue à l’indépendantisme modéré avec l’espoir qu’il retrouve son cours. Mais vu que sa politique durcit encore la situation, il lui sera plus difficile d’opérer un tel virage. Les choses sont allées si loin qu’il n’est pas évident que le gouvernement espagnol ait une marge de manœuvre pour rétablir facilement la situation. Quand la légitimité fait défaut, il ne reste que la force. Mais le recours à cette dernière ne sert qu’à éroder davantage encore la première. Et aujourd’hui la crise de légitimité de l’État en Catalogne a atteint son point historique le plus haut depuis la Transition. Fin de partie ?

 

Du 20S au 1er Octobre

Jusqu’aux événements du 20 septembre (20S), quand l’État a intensifié sa politique répressive, la dynamique d’auto-organisation par en bas était pratiquement nulle dans le mouvement indépendantiste, dirigé par l’ANC et Òmnium. Seule la CUP (Candidatures d’Unité Populaire) représentait un indépendantisme extra-officiel, au prix de graves contradictions internes et d’énormes pressions externes.

Mais le recours à la répression le 20S et l’imminence du 1er Octobre ont déclenché pour la première fois une dynamique d’auto-organisation populaire, dont la meilleure expression se trouve dans les Comités de Défense du Référendum créés dans de nombreux quartiers et agglomérations, ainsi que le mouvement « Escoles Obertes » (Écoles Ouvertes) avec un engagement décisif de professeurs et d’instituteurs, qui a organisé les volontaires pour se rassembler tôt le matin devant les bureaux de vote le 1er Octobre.

On ne peut pas, au sens strict, parler d’un débordement de l’ANC et de Òmnium (dont la politique a été plus dynamique que celle de l’ANC), mais bien de la capacité à convaincre leurs militants sur le terrain d’être plus conséquents et plus offensifs dans la désobéissance civile, face à une position officielle assez timorée dans un premier temps et qui paraissait se contenter de pouvoir disposer d’urnes et de bulletins de vote dans les centres électoraux le 1er, mais qui ne prévoyait aucun système de défense réel pour faire face aux agressions de la police.

L’auto-organisation à grande échelle n’est pourtant apparue que tardivement, in extremis. Ce qui a été acquis le 1er octobre est spectaculaire mais l’absence d’un mouvement unitaire dans les mois qui ont précédé le référendum a pesé. L’ANC n’a pas voulu s’y engager et en dehors d’elle il n’y a pas eu de possibilité d’impulser une dynamique propre qui développe, dans le même temps, une politique unitaire vis-à-vis de l’ANC. Seuls les événements des derniers jours ont pu, dans l’urgence, impulser une dynamique et initier un processus par en-bas sans précédent. Incontestablement, si Catalunya en Comú (Catalogne en Commun) s’y était engagée activement, plutôt que de se contenter de surfer sur la vague et de l’accompagner symboliquement, il aurait été possible d’aller beaucoup plus loin, même s’il faut préciser que beaucoup de ses militantes et militants ont joué un rôle important dans tout le processus, au-delà de ce que leur parti a assumé officiellement.

 

L’indépendantisme face à son avenir immédiat

Dans la confrontation soutenue qui se profile à l’horizon, les défis fondamentaux pour le mouvement indépendantiste sont au nombre de quatre.

Premièrement : élargir sa base sociale. Il est difficile d’apprécier dans le détail les résultats du 1er Octobre vu la quantité de paramètres intervenant dans ce vote. Incontestablement les 2 020 144 voix en faveur du « oui » témoignent d’un bloc social important. Un bloc hégémonique sans être strictement majoritaire du point de vue numérique au sein de l’ensemble de la population (ce qui par ailleurs n’est pas fréquent dans le cas de mouvements politico-sociaux), mais sans être confronté à un contre-bloc organisé et actif. L’indépendantisme a explosé entre 2012 et 2014. Depuis lors, il semble ne plus progresser vraiment mais il reste à des niveaux très élevés. Certains secteurs se sont lassés d’un éternel « processus » qui semblait n’aller nulle part, mais parallèlement, lors des derniers jours, de nouveaux secteurs ont apporté leur appui à l’indépendantisme, fondamentalement pour des raisons démocratiques et pour s’opposer la répression. Dans l’ensemble, il est difficile de savoir combien de personnes, qui dans des conditions normales auraient voté « oui », n’ont finalement pas pu voter le 1er octobre du fait des complications qui ont marqué le déroulement du scrutin.

Du point de vue de sa composition sociale, comme cela a été largement commenté, la base de l’indépendantisme s’enracine dans les classes moyennes et la jeunesse, même si dans les files d’attentes des bureaux de vote on a également vu des personnes d’âge mûr et d’âge avancé. Sa principale faiblesse est l’absence d’une partie de la base sociale de la gauche en direction de laquelle l’indépendantisme pur et simple n’a développé aucune politique active, se contentant d’attendre que celles et ceux qui avaient des doutes se convainquent par eux-mêmes. La politique hésitante et démobilisatrice de Catalunya en Comú n’obéit pas seulement aux limites subjectives de sa direction, elle exprime aussi une réalité sociale sous-jacente. Il faut le rappeler, car c’est un élément clé de la situation.

Mettre en œuvre une politique spécifique en direction des organisations politiques et sociales de gauche et de leur base sociale est une nécessité, quelque chose qui se heurte incontestablement au projet de la droite néolibérale catalane au pouvoir, le PdeCat (Parti démocrate européen catalan), dont il faudrait exploiter la faiblesse pour imposer un tournant à gauche. Cela ne peut se produire que sous trois formes plus ou moins combinées : en garantissant la mise en œuvre de mesures politiques et sociales d’urgence sous la forme d’un ensemble solide  de mesures anti-crise; en donnant une place centrale à l’ouverture d’un projet de processus constituant ; et en créant un cadre stratégique et politique où ceux qui ne partagent pas nécessairement l’horizon ultime de l’indépendance mais bien la nécessité d’une rupture constituante et d’une action unilatérale face à l’État, puissent également se sentir partie prenante du projet.

N’oublions pas que l’absence de toute alliance entre indépendantistes et partisans du droit à décider est l’un des lourds fardeaux stratégiques qui pèsent sur tout le processus catalan. Cette dernière question débouche sur une exigence immédiate : obtenir que l’application par le Parlement de Catalogne du mandat populaire inscrit dans le référendum, c’est-à-dire la proclamation de la République catalane indépendante, se fasse de sorte que les secteurs non indépendantistes ayant participé à l’organisation du 1er Octobre se sentent sollicités et associés. Autrement dit, il faut éviter que, sans dénaturer le sens de ce qui a été approuvé lors du référendum, le front de désobéissance démocratique qui a contribué au succès du référendum ne se fracture et ne se réduise à l’alliance exclusive des forces indépendantistes.

Il s’agit également de maintenir la dynamique qui s’est affirmée après le 20S, dans les journées précédant le 1er octobre et le jour même du référendum. Les organismes démocratiques de base, comme les CDR, devraient se maintenir (ou se transformer) sous une forme ou une autre. Au-delà de l’ANC et d’Omnium, il faut que se créent des comités larges qui développent une orientation unitaire, de pression, sans être subordonnés à ces deux organisations qui dirigent le mouvement. Jusqu’au 20S, la capacité d’action de l’indépendantisme s’était essentiellement exprimée chaque année dans les impressionnantes manifestations du 11 septembre. Le décalage était net avec la faiblesse de sa capacité de riposter dans les moments importants et/ou d’aller au-delà de l’ANC et d’Omnium quand ces derniers ont opté pour la passivité dans des situations qui exigeaient une autre attitude. Il faut refuser un retour à la normale et essayer de soutenir autant que possible la dynamique d’auto-organisation qui s’est enclenchée à la veille du 1er Octobre.

Troisièmement : assumer une perspective stratégique plus complexe en ce qui concerne la lutte politique, l’affrontement et la victoire. Comme nous l’avons exposé par ailleurs, le mouvement a synthétisé son projet stratégique pour l’indépendance dans le concept de « déconnection », une notion qui, si elle a pu être utile pour transmettre une image attractive de facilité et de changement en douceur, a considérablement simplifié la signification d’un affrontement avec l’État espagnol et la volonté de rompre avec lui de façon unilatérale.

Le discours officiel de l’indépendantisme a insisté sur le fait qu’obtenir l’indépendance équivalait à une simple transition d’une légalité, l’espagnole, à une autre, la catalane, en négligeant le fait que si la première instance n’accepte pas cette transition, ce qui s’engage en réalité est un affrontement où la force brutale est décisive (souvenons-nous de la phrase de Marx dans le Capital : « entre droits égaux, c’est la force qui décide »). Une force qui, néanmoins, conditionnée par le contexte et la légitimité de celui qui l’exerce, s’entremêle avec la force politique. Dans la dynamique puissante qui se développe et où il n’y aura pas de victoires faciles, il convient de garder tout cela à l’esprit [1].

Quatrièmement : rechercher et tisser des alliances dans l’ensemble de l’État espagnol. Face à l’intensification de la répression, les manifestations de soutien reçues de l’extérieur de la Catalogne ont été de mieux en mieux accueillies par l’indépendantisme. Mais celui-ci a fondé toute sa stratégie sur l’action unilatérale et n’a jamais mené une politique active à la recherche de soutiens dans d’autres régions de l’État espagnol (au-delà des nationalismes périphériques basque et galicien).

En réalité, unilatéralisme et recherche d’alliances sont compatibles et, aujourd’hui, les soutiens extérieurs apparaissent plus nécessaires que jamais. Tant que le PP considérera que la politique de la poigne de fer lui profite à court terme, le harcèlement répressif et le blocage politique vont perdurer. Le défi auquel l’indépendantisme doit faire face est d’inscrire sa lutte, sans la dissoudre, dans un combat plus large contre le cadre institutionnel, le régime, celui de 1978. Le défi à relever consiste à soutenir les luttes politiques et sociales diverses qui se développent dans d’autres régions de l’État espagnol dans une conjoncture, il est vrai, de faible mobilisation sociale (avec toutefois des conflits concrets significatifs).

La démocratie, tant dans sa dimension anti-répressive que dans sa dimension de droit à décider de son propre avenir, en est le point de départ. Le constat qu’il y a un adversaire commun est l’étape suivante.

 

Les lignes internes et les défis de la gauche

Dans le conflit ouvert par l’essor de l’indépendantisme à partir de 2012, un premier front s’est à l’évidence constitué, mettant aux prises l’État espagnol avec le mouvement dans son ensemble. Mais il y a aussi en parallèle une confrontation au sein du camp souverainiste et démocratique catalan, une lutte sur le front interne. La plus visible concerne les deux partis au gouvernement, l’indépendantisme néolibéral du PdeCAT et celui de centre-gauche représenté par l’ERC. Mais, au-delà de la compétition entre ces deux partis, le plus déterminant dans l’espace indépendantiste est la possibilité ou non de déborder le bloc formé par le gouvernement de Catalogne, l’ANC et Omnium. Les événements depuis le 20S, l’auto-organisation par en bas et la radicalisation de l’affrontement peuvent favoriser le développement des forces plus à gauche, tant sur le terrain politique (essentiellement la CUP) que social. Le rôle que jouera Catalunya en Comu sera décisif.

Le parti des « Comunes » est resté prisonnier d’une politique passive. Depuis que le gouvernement catalan a mis le cap sur le référendum en septembre 2016, il a toujours joué la carte de l’effondrement interne du plan gouvernemetal en question. Il a successivement pensé que chaque initiative du gouvernement serait la dernière et que le référendum unilatéral s’évanouirait en chemin. Il a dû se prononcer tardivement et à contretemps sur l’échéance du 1er Octobre, restant ainsi en permanence à la remorque des événements. Il a opté pour une position tiède, en soutenant le référendum comme mobilisation mais sans s’engager pour son succès ni appeler à voter massivement. A la suite du tournant répressif du 20 septembre, il a modifié partiellement sa position en s’impliquant dans la mobilisation contre la répression mais sans redéfinir son orientation stratégique de fond. Le vote « blanc » d’Ada Colau, ni « oui », ni « non », a bien synthétisé le malaise des Comunes face au 1er Octobre et leur tacticisme électoraliste.

Passé le référendum, une nouvelle période s’ouvre où Catalunya en Comu devra faire des choix. Soit rester à la remorque des événements et assister au match à distance, soit s’impliquer dans le mouvement contre l’État espagnol et dans le projet d’ouverture d’un processus constituant en Catalogne, avec le double objectif de faire reculer l’État espagnol et de contribuer à déborder la droite et le centre-gauche indépendantistes. Le faire n’impliquerait pas forcément d’assumer l’indépendance comme horizon, mais au moins de considérer que la rupture est maintenant la condition nécessaire pour dégager un éventuel horizon fédéral.

Autrement dit, en partant de ses propres postulats programmatiques, il lui serait possible de soutenir dès maintenant la proclamation de la République Catalane et l’ouverture d’un processus constituant. S’il se maintient à l’écart et en marge de la feuille de route indépendantiste, l’avenir seul pourra permettre de voir si cela l’entraîne à la marg de la politique catalane ou si, par un effet de rebond, il retrouve un nouveau souffle à moyen terme en cas de défaite de l’indépendantisme. Mais, il ne fait guère de doute que si la passivité de l’avant-1er octobre est suivie par une position comparable dans la conjoncture qui s’est ouverte, son essence en tant que projet de transformation politique et sociale s’en ressentira gravement.

Comme nous l’avons déjà analysé ailleurs, ce n’est pas seulement la position de Catalunya en Comu dans le débat indépendantiste qui est en jeu, mais bien son engagement constituant et de rupture. Le malaise de l’indépendantisme, en particulier de gauche, face à la position des Comunes est compréhensible, mais cela ne devrait pas lui faire oublier la nécessité de définir une politique unitaire à leur égard, en particulier sur le terrain démocratique et constituant.

Podem a eu une position plus volontariste et engagée, réellement et honnêtement, en soutien au référendum, allant bien au-delà de ce que l’on aurait pu imaginer. Cela n’occulte pas que sa position, d’ordre démocratique, a eu des limites importantes, essentiellement dans le refus du caractère contraignant du référendum du 1er octobre et sa défense du « non » comme consigne de vote. Aujourd’hui Podem devra choisir entre rester en marge de la dynamique qui s’ouvre – un nouvel affrontement avec l’État résultant de la proclamation de la République catalane indépendante et l’ouverture d’une dynamique constituante catalane – et assumer le résultat du 1er octobre en décidant de s’engager dans cette nouvelle étape d’affrontement avec l’État et dans la bataille pour déborder la droite catalane au sein du bloc souverainiste[2].

On assiste ainsi à l’émergence de trois tâches interconnectées dans un futur immédiat : maintenir l’unité d’action du bloc indépendantiste face à l’État espagnol, impulser plus largement un bloc démocratique et d’opposition à la répression et, simultanément, lutter pour un débordement ou pour un changement de rapport de forces qui soit favorable à la gauche sur la scène politique catalane.

Ce dernier point inclut en lui-même, de façon implicite, une question plus fondamentale : la discussion sur le sens même du terme « indépendance » dans le monde actuel et son rapport avec le concept de « souveraineté ». La projet d’« indépendance » a la particularité d’être présenté officiellement comme la solution globale des problèmes et d’être dans le même temps vidé de tout contenu concret. En réalité, l’indépendantisme officiel, aussi bien dans sa version néolibérale que de centre-gauche, pourrait déboucher, s’il se dotait de son propre État reconnu internationalement, sur un projet paradoxal d’indépendance sans souveraineté réelle, sur un État formellement indépendant en position subalterne au sein de l’Union européenne, favorable aux accords internationaux comme le TTIP et assumant une politique au service des grandes multinationales[3].

Complexifier le concept de souveraineté et considérer la manière dont s’entremêlent les dimensions nationale, sociale, économique, alimentaire, etc. (et considérer également son rapport aux notions mêmes de démocratie et de solidarité pour s’opposer simultanément à un souverainisme réactionnaire), c’est là une question de fond à aborder dans la prochaine période[4]. Autrement dit, la discussion doit être ouverte sur la façon de lier une proposition de changement politique avec une proposition d’un autre modèle social, économique et institutionnel, pour aller au-delà d’un changement sans changement incarné par l’indépendantisme mainstream.

 

Contradictions, paradoxes et (im)puretés

Ceux qui à gauche, aussi bien en Catalogne que dans le reste de l’État espagnol, sont restés depuis 2012 en opposition ou en marge vis-à-vis du mouvement indépendantiste, l’ont fait en soulignant avec plus ou moins de pertinence les innombrables contradictions du processus. La plus notoire de toutes : la présence à la tête du gouvernement de Catalogne d’un parti néolibéral responsable d’une politique stricte de coupes sociales depuis son arrivée au pouvoir en 2010 et qui n’a jamais été indépendantiste. J’ai déjà évoqué ci-dessus certaines limites du processus politique catalan, en termes de base sociale et relativement aux forces en présence, et je ne chercherai pas à approfondir ces caractérisations maintenant[5].

Au-delà de l’analyse concrète du mouvement lancé en 2012, cette insistance permanente sur les contradictions ou les imperfections du processus, quitte à les exagérer ou à en inventer un certain nombre, reflète une attitude de fond excessivement scolastique face à la réalité sociale, ce qui est une constante chez beaucoup de forces de gauche face à des phénomènes qui rompent avec leur schémas.

Les contradictions, à un degré ou un autre, font partie de tous les processus sociaux. C’est le résultat de la complexité propre aux sociétés humaines et de la façon dont s’expriment les conflits en leur sein. Un mouvement n’est pas seulement le lieu de contradictions et de limitations : son évolution par elle-même provoque des résultats contradictoires et limités. Cela nous renvoie à la vieille problématique de ce que la théorie sociale désigne comme les « conséquences non-intentionnelles de l’action sociale ».

Toute stratégie anticapitaliste et de changement social doit savoir travailler dans un contexte de contradictions et de limites pour résoudre les premières dans un sens émancipateur et repousser les bornes des secondes. La stratégie pure est précisément celle qui sait se frayer un chemin dans un monde impur, contradictoire et complexe. La raison stratégique pure ne sert pas à rechercher des processus et des luttes pures, mais à s’orienter au milieu de leurs contradictions et de leurs limites. Prétendre trouver dans la réalité des processus à l’état pur conduit à une stratégie pétrifiée, qui attend toujours ce qui ne se produit jamais. La stratégie à l’état pur implique d’assumer les imperfections des luttes politico-sociales et, par extension, celles de la stratégie elle-même.

« Quiconque attend une révolution sociale « pure » ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution. [6] » écrivait Lénine à propos de l’insurrection irlandaise de 1916 en polémiquant avec ceux qui au sein du mouvement socialiste refusaient de la soutenir. Nous ne sommes pas face à une révolution ou une insurrection, mais cette idée s’applique aussi avec pertinence à la réalité catalane.

Face aux imperfections du conflit réel il y a deux options : adopter une politique passive et, par là-même contribuer involontairement à aggraver ces déficiences, ou opter pour une politique active qui cherche à intervenir sur la réalité et à la modifier. La première option pousse, selon les cas, vers un radicalisme passif ou abstrait, vers le propagandisme linéaire ou le routinisme institutionnaliste. Autant de politiques qui, à n’en pas douter, n’ont rien à voir avec une tentative sérieuse de changer le monde.

Les contradictions et les limites du processus indépendantiste ont permis, par la condensation dans la bataille du 1er octobre des cinq années de processus qui ont précédé, l’émergence soudaine de paradoxes saisissants, un concept qui renvoie à des situations aussi bien comiques que tragiques. Incontestablement, les journées qui ont précédé le 1er octobre ont été des journées de paradoxes.

Des partis de désobéissance appelant à l’ordre et au calme. Des gauchistes assurant de leur confiance les Mossos de Esquadra (les forces de police catalanes). Des forces de droite en appelant à la désobéissance institutionnelle (élégamment déguisée, certes, sous les termes de concrétisation de la nouvelle légalité catalane). Des militants alternatifs et/ou libertaires partisans de voter. Des gouvernements réactionnaires accusant de sédition ceux qui voulaient organiser un référendum.

Dans l’action réelle, quand les processus sociaux s’accélèrent, toute pensée stratégique qui ne veut pas se pétrifier avant même d’avoir vu le jour – ou presque – doit savoir s’immerger dans un milieu traversé de paradoxes, où les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent être et où les conséquences des actes ne sont pas toujours claires.

Le paradoxe de la stratégie est qu’elle peut souvent être dépassée par les propres paradoxes de la réalité. Et le paradoxe des paradoxes de la politique réelle, c’est qu’ils peuvent, parfois, stimuler une pensée stratégique qui dépasse les paradoxes qui l’avaient précédemment désarmée.

 

Notes

[1] Je développe d’une façon plus détaillée l’ensemble de cette question dans : Antentas, Josep Maria (2017). “Días decisivos”, 25 septembre : http://vientosur.info/spip.php?article13036

[2] J’analyse d’une façon plus complète la politique de Catalunya en Comú et de Podem dans : Antentas, Josep Maria (2017). “Los Comunes y sus dilemas”, 7 septembre : http://vientosur.info/spip.php?article12978

[3] Pour une réflexion plus ancienne sur cette question voir : Antentas, Josep Maria (2013). “Independencia y proceso constituyente”, Público, 26 février : http://blogs.publico.es/dominiopublico/6611/catalunya-independencia-y-proceso-constituyente/.

[4] L’ouvrage collectif Sobiranies: una proposta contra el capitalisme impulsé par des membres du Seminario de Economia Crítica Taifa et liés à la CUP, va dans ce sens et vers un approfondissement du concept de « souveraineté ». De son côté, Catalunya en Comú a également souvent insisté dans ses textes sur la question de la « souveraineté » mais en dissolvant la question nationale dans une pluralité de souverainetés ou de dimensions, plutôt qu’en cherchant à penser le concept dans sa totalité et en interrelation avec ses différentes facettes.

[5] Voir par exemple : Antentas, Josep Maria (2017). « 1 de Octubre: terciando en el debate Llonch-Garzón », Público.es, 18 juillet : http://blogs.publico.es/tiempo-roto/2017/07/18/1-de-octubre-terciando-en-el-debate-llonch-garzon/

[6]          Lénine (1916). « Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles-mêmes » : www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/07/19160700k.htm