Viviane Albenga, S’émanciper par la lecture. Genre, classe et usages sociaux du livre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 2017, préface de Christine Détrez.
La première partie de l’ouvrage a montré comment les pratiques de lecture dont il est ici question contribuent au souci de soi des lecteurs et des lectrices, une raison pratique de grand lecteur et grande lectrice qui s’est construite au fil de socialisations familiales et scolaires et de trajectoires sociales, où le genre agit en articulation avec l’enjeu de mobilité sociale ascendante. Puis nous avons analysé la manière dont les frontières de classe et de genre sont à la fois reconduites et transgressées dans ces pratiques de lecture elles-mêmes. Il convient dès lors d’interroger les effets en termes d’ouverture des possibles et de mobilités réelles sur les trajectoires.
L’approche en termes d’appropriations des lectures, que nous avons développée dans cet ouvrage, vise à ne pas surestimer les effets des textes, mais bien davantage à situer ces effets dans des trajectoires sociales et des contextes variables. L’illustration la plus connue de cette approche demeure la recherche menée par Janice Radway, qui a montré comment la lecture de romans sentimentaux permet, par certains aspects, de desserrer l’étau de la domination masculine, en offrant aux lectrices de classe populaire non seulement des moments de détente personnelle particulièrement rares pour elles, mais aussi l’expression de leur insatisfaction amoureuse (Radway, 1984). J. Radway choisit cependant de ne pas trancher entre reconduction du genre par l’idéologie patriarcale présente dans les textes, et subversion par des appropriations tant symboliques que pratiques qui permettent de cultiver un souci de soi souvent dénié aux femmes des classes populaires.
Cependant, à la différence des lectrices de J. Radway qui appartiennent aux classes populaires, les lectrices et lecteurs de l’enquête ici restituée sont situés majoritairement dans l’espace des classes moyennes, et leurs lectures revêtent un caractère plus légitime que les romans sentimentaux. Le souci de soi par la lecture s’inscrit dès lors dans une « trajectoire de genre », que nous définissons comme le parcours d’adhésion ou de distanciation à l’égard des normes de genre en vigueur de manière transversale dans la société étudiée, ou dans la classe sociale d’origine. Dans la mesure où les lecteurs et lectrices de l’enquête se situent dans l’espace des classes moyennes cultivées – même si leurs origines sociales peuvent se situer dans les classes populaires – ces « trajectoires de genre » se distinguent moins par des différences de classes sociales que par des différences d’étapes franchies en fonction de l’âge ou des différences d’appartenance sexuées. Ainsi les normes de genre relatives à la mise en couple, à la formation d’un couple hétérosexuel et à la maternité, apparaissent davantage comme des enjeux des lectures des femmes même si certains lecteurs y font référence. On peut dire dès lors que les trajectoires de genre saisies par la lecture sont des tentatives de négocier l’hétérosexualité normative, que Judith Butler a définie non seulement comme le fait d’ériger l’hétérosexualité en norme, mais également comme l’injonction à adhérer à certains attributs de la féminité ou de la masculinité reconduisant la « complémentarité des sexes ». A ces enjeux se combinent ceux du parcours professionnel et plus particulièrement liés à la lecture, la question du passage à l’écriture littéraire et à sa publication. Dès lors, pour les enquêté.e.s, la lecture constitue un support du soi lors de moments cruciaux comme l’entrée dans la trajectoire professionnelle, la mise en couple ou encore lors des étapes du processus de « vieillissement social », selon les termes de Pierre Bourdieu :
« Le vieillissement social n’est pas autre chose que ce lent travail de deuil ou, si l’on préfère, de désinvestissement (socialement assisté et encouragé) qui porte les agents à ajuster leurs aspirations à leurs chances objectives, les conduisant ainsi à épouser leur condition, à devenir ce qu’ils sont, à se contenter de ce qu’ils ont, fût-ce en travaillant à se tromper eux-mêmes sur ce qu’ils sont, et sur ce qu’ils ont, avec la complicité collective, à faire leur deuil de tous les possibles latéraux, peu à peu abandonnés sur le chemin, et de toutes les espérances reconnues comme irréalisables à force d’être restées irréalisées. » (Bourdieu, 1979 : 123)
[…] Si des possibles se sont fermés pour elles lors de ces ruptures biographiques, leurs pratiques de lecture leur ont permis d’intégrer d’autres espaces où elles pouvaient à la fois être reconnues et pratiquer un souci de soi utile pour leurs « deuils » respectifs. La lecture élargit donc l’espace des possibles, une ouverture qui prend notamment la forme d’une mise en question partielle de l’hétérosexualité normative.
L’ouverture de l’espace des possible permet aux femmes de s’émanciper des injonctions imposées par la féminité hétérosexuelle qui incite les femmes à adhérer à certains attributs reconduisant la complémentarité des sexes (Butler, 2006). Les normes liées à la conjugalité et à l’injonction à la maternité participent des traits de cette féminité. Beverley Skeggs (1997, 2015) a montré que les femmes des classes populaires britanniques auprès desquelles elle a mené une enquête ethnographique longitudinale ne remettent pas en cause la conjugalité hétérosexuelle, ni en pratique ni en discours, car se marier demeure un gage de respectabilité ainsi qu’une protection matérielle. Or les lectrices des classes moyennes qui sont représentées ici mobilisent la lecture pour légitimer leurs transgressions partielles à l’égard de cette norme de la féminité, sans forcément la subvertir. La norme dominante de la féminité leur apparaît comme une fermeture de l’espace des possibles, il s’agit donc pour elles d’ouvrir cet espace sans pour autant refuser le couple hétérosexuel
Ainsi du cas de Nina, 36 ans, qui s’est identifiée à Violette Leduc (sur laquelle elle a réalisé un mémoire de maîtrise de lettres), allant jusqu’à analyser son parcours personnel en écho avec celui de cette dernière. L’homosexualité déclarée de V. Leduc l’a incitée à questionner sa propre orientation sexuelle à la suite d’une série d’échecs amoureux avec des hommes et d’une prise de conscience de ne pas parvenir à se comporter selon les attentes de ses compagnons. La valorisation de l’homosexualité par cette auteure permet ainsi à Nina de légitimer sa propre inadéquation à certaines attentes liées à l’hétérosexualité, bien qu’elle ne se considère pas homosexuelle. C’est donc une remise en question des normes de genre et non de sexualité qu’elle éprouve. En outre, l’identification littéraire approfondit la remise en question de ces normes de genre, sans pour autant aboutir à la subversion. Les dissonances avec la féminité définie dans le cadre de la conjugalité hétérosexuelle peuvent être subies comme des stigmates impossibles à reconvertir en trait positif, sauf peut-être par l’humour. Comme on l’a déjà mentionné, Nathalie, 30 ans, fille d’un artiste et d’une éducatrice spécialisée, diplômée en commerce international au chômage, bookcrosseuse lyonnaise, présente ses lectures de « chick lit » ou littérature anglophone « pour nanas» : « j’ai trente ans, je suis célibataire, avec cette description en deux secondes, tu comprends pourquoi j’adore ça ! […] D’abord tu te retrouves dans des situations que tu as vécues. […] T’as l’impression d’être l’héroïne, tu personnifies complètement. » Cette identification s’éclaire également par le fait que Nathalie utilise le même pseudonyme pour le site dédié au bookcrossing et pour le site de rencontres Meetic, comme elle l’explique en entretien.
Cette analyse met ainsi en exergue la remise en question de normes et d’injonctions de genre, et de l’hétérosexualité qui lui est associée. Nina et Nathalie, pour leur part, ne remettent en question que partiellement la conformité aux normes liées à la féminité hétérosexuelle car elles expriment toutes les deux le souhait de trouver un compagnon lors de leur entretien – et Nina aura un enfant peu de temps après. La lecture dans leur cas leur permet d’assumer un statut de célibataire qu’elles souhaitent temporaire, et d’ouvrir l’espace des possibles en s’identifiant à des auteures qui remettent radicalement en question la féminité hétérosexuelle (V. Leduc et V. Despentes).
La présence d’auteur-e-s homosexuel-le-s ou féministes apparaît comme un trait significatif des appropriations des œuvres, même si les auteur-e-s homosexuel-le-s demeurent toutefois moins bien représenté-e-s. On a déjà mentionné les identifications empathiques et cathartiques de Violaine à l’égard d’auteures lesbiennes comme Ann Scott, et celles de Nina à l’égard de Violette Leduc. Dans les cercles de lecture, hormis la lecture de Sapho effectuée par Florence pour le troc-lecture du 8 mars 2006, la principale référence littéraire à l’homosexualité est Yves Navarre : en effet, Christian a lu lors d’un troc-lecture un extrait du Petit galopin de nos corps d’Yves Navarre, une histoire d’amour contrariée entre deux hommes, qui se poursuit par l’échange épistolaire […]
Par ailleurs, la mise au jour de l’arbitraire des rôles de genre par les auteures femmes constitue l’une des raisons de leur succès parmi les enquêtés, quel que soit leur sexe. Si Patrick, 50 ans, ingénieur informatique et bookcrosseur, met en exergue la féminité de Nancy Huston davantage que son féminisme, il n’en demeure pas moins que les œuvres de cette dernière portent la marque d’un point de vue situé, celui d’une femme consciente de la domination masculine qui attribue exclusivement aux hommes la création artistique, et aux femmes la procréation biologique :
« Son Journal de la création, elle a un bonheur de l’écriture de certaines choses, elle arrive à parler de cet acte de création et de sa confrontation avec le quotidien. Elle montre bien que pour les hommes c’était moins un problème parce que souvent ils se mettaient dans leur tour d’ivoire pour créer. […] Tout en étant rationnelle dans son discours, elle montre un côté occulte, je dirais le côté sorcière, de la femme mais aussi dans l’homme, pourquoi pas ? Des femmes qui vont dire des choses habituellement cachées par la société. Elle va avoir le culot de le dire. Dans La Virevolte, c’est l’histoire d’une danseuse qui va quitter ses enfants pour vivre son art. »
Ainsi les auteures contemporaines françaises ne proposent pas toujours un point de vue subversif et féministe, comme le soulignent Anne Simon et Christine Détrez (2005), mais elles mettent en évidence les injonctions de genre et les résistances relatives à ces injonctions, forme de lucidité qui peut renvoyer les lecteurs et les lectrices à leur propre réflexivité.
En revanche, la reconduction d’un clivage de genre entre lectrices et lecteurs apparaît nettement dans le passage des pratiques de lecture à la création littéraire. […]
En définitive, la lecture ne fait que peu dévier les trajectoires des enquêtés à l’égard des injonctions de genre. Lorsque tel est le cas, il s’agit de transgressions socialement autorisées et valorisées, qui en outre permettent de parachever une ascension sociale désirée, par l’acquisition de capitaux professionnellement utiles et par la constitution d’alliances amicales et amoureuses qui viennent renforcer les capitaux détenus. En revanche, lorsque des ruptures biographiques font dévier les trajectoires, la lecture permet de rétablir une certaine continuité sociale du soi. Elle maintient dans ce cas une ouverture des possibles que les ruptures biographiques et le processus de vieillissement social restreindraient drastiquement dans le cas contraire. Mais demeure la question de la reconduction du genre comme système binaire de pouvoir : la qualification de la pratique de la lecture en elle-même s’inscrit dans une opposition sexuée entre passivité féminine de la lecture et créativité masculine de l’écriture.
En revanche, une autre posture adoptée par plusieurs lectrices permet de convertir la lecture en capital symbolique de classe : transformer leurs pratiques de « prescription » des lectures en activité professionnelle, destinée le plus souvent à un public de femmes de classes populaires ou migrantes.
[…] Sarah, 34 ans, fille d’une écrivaine et d’un sculpteur, participante ponctuelle aux trocs-lectures de l’association A, dirige une association d’ateliers de lecture et d’écriture de poésie, dont l’objectif est de « diffuser la poésie contemporaine auprès d’un public pas forcément en contact avec la lecture dans des centres sociaux, des structures de proximité. » La lecture correspond pour elle à « un fort vécu spirituel qui n’est pas du tout religieux. Le travail, pour moi tout ça c’est du travail, c’est travailler quelque chose. »
Sarah considère que ce « travail » sur la langue permet de lutter contre les inégalités sociales parce que « la langue c’est l’outil social par excellence. On peut arriver en jeans et tee-shirt dans un monde où tout le monde est en plumes et smoking, si on a la langue, on peut entrer. » Les ateliers d’écriture permettraient également de reprendre prise sur sa trajectoire sociale car elle constate que :
« Ça a donné une impulsion à certaines personnes qui étaient dans une période cruciale de leur vie : des femmes au foyer qui avaient besoin de retrouver un parcours propre. Des gens qui étaient au chômage, par rapport à une confiance. De voir un domaine qu’on pensait étranger, un peu interdit, qui s’ouvre […] ça grandit ou ça élargit sa personnalité ou sa capacité à agir dans ce monde. »
On note qu’il s’agit, pour les femmes au foyer et les chômeurs, de « retrouver un parcours propre » ou une « capacité à agir », c’est-à-dire une place objective dans l’espace social. Mais ce que distingue particulièrement la conception de la lecture selon Sarah, c’est la mise en oeuvre d’une « conscience de genre ». Ce concept est mobilisé par Eleni Varikas lorsqu’elle souligne le rôle de la lecture dans l’émergence de cette « conscience » parmi les femmes des classes moyennes de la Grèce du XIXe siècle, à savoir « le sentiment d’appartenir à une catégorie aussi bien biologique que sociale et de partager avec le reste des femmes des destins et des intérêts communs ; le sentiment de malaise ou d’injustice face à la condition féminine ; l’aspiration à l’amélioration de cette condition. » (1991 : 29).
J’ai eu l’occasion d’observer une lecture publique de femmes poètes que Sarah a réalisée pour le Secours Populaire à l’occasion de la journée des droits des femmes le 8 mars 2006. Elle lit une douzaine d’auteures françaises de poésie depuis le Moyen-Âge jusqu’à nos jours (dont Louise Labé est la seule à être connue et reconnue), en terminant par une lecture d’un de ses propres poèmes. Sarah donne aux auditrices – femmes du quartier et militantes du Secours Populaire – des post-it sur lesquels noter des mots « qui nous plaisent » et « qu’on se lira après. »
Lecture publique de Sarah au Secours Populaire de Vénissieux pour la journée du 8 mars 2006, intitulée : « Femmes, et poètes : chemin de voix ».
(Journal de terrain)
Avant la lecture, une animatrice du Secours Populaire parcourt les rangs pour convaincre les auditrices – dont beaucoup sont originaires des pays d’Europe de l’Est et d’Afrique du Nord – de se rendre à un rassemblement devant la préfecture le lendemain pour empêcher les expulsions en cas de loyer impayé.
Une autre animatrice du Secours Populaire présente la lecture et parle du 8 mars comme d’une « journée de revendication » : « Nous revendiquons l’égalité à tous les niveaux, dans le travail, la sexualité, la culture… » Elle évoque la spécificité de la précarité des femmes.
Sarah donne aux auditrices – femmes du quartier et militantes du Secours Populaire – des post-it sur lesquels noter des mots « qui nous plaisent » et qu’on se lira après. Avant la lecture elle me confie qu’elle a laissé de côté Sapho pour éviter la thématique de l’homosexualité.
Sarah précise avant de commencer sa lecture : « si vous ne comprenez pas tout c’est pas grave, on se laisse flotter. Comme dans une barque sur l’eau, des fois on rêve, des fois on revient à la navigation. Une lecture de poésie c’est un peu pareil. »
L’ambiance est bruyante pendant la lecture, les auditrices bavardent entre elles, des personnes arrivent en retard et des téléphones sonnent. Une personne s’en plaint.
Après la lecture de Sarah, des auditrices lisent les mots qu’elles ont notés sur leur post-it pendant la lecture. Celles qui sont membres du Secours Populaire ont choisi de noter des mots, expressions ou phrases qui renvoient explicitement à la combativité et à l’idéalisme militants : « guerre », « paix », « valeureux », « un cœur d’adolescent », « gardez-vous d’être plus malheureuses » (Louise Labé).
Deux auditrices, l’une bosniaque [on l’apprendra plus tard], l’autre originaire d’Afrique du Nord, ont retenu des mots qui correspondent à un vocabulaire plus usité dans la poésie que dans le langage ordinaire, comme « forêt ». Elles ont été encouragées à prendre la parole par les militantes du Secours Populaire. Le titre du poème écrit par Sarah, « tout proche de ce qui est loin », est également cité par l’auditrice bosniaque. Une militante du Secours Populaire lui fait remarquer que ses poèmes ne sont pas faciles.
Sarah leur demande, en guise de conclusion de la lecture, si elles pensaient que tant de femmes avaient écrit, et depuis si longtemps.
Puis l’ensemble de l’assistance se dirige vers le buffet. Des cadeaux sont distribués à chacune. Une des auditrices bosniaques vient dire à Sarah qu’elle a été touchée même si elle n’a pas tout compris. Elle lui parle de ses difficultés à obtenir un titre de séjour en France (cet exemple renforce la croyance de Sarah dans les vertus de la communication par la lecture). Sarah a recensé les titres et les auteures de sa lecture, auxquels sont ajoutées des citations, sur une page photocopiée que peu prendront.
Si elle ne se déclare pas féministe, Sarah met pourtant en œuvre une conscience de genre[1], par exemple lorsqu’elle demande aux auditrices si elles avaient conscience du nombre de femmes poètes dans l’histoire littéraire française. Or, en dépit de cette conscience et de la revendication des militantes du Secours populaire, qui présentent la journée du 8 mars et cette lecture publique en particulier comme l’occasion de « revendiquer l’égalité à tous les niveaux : le travail, la sexualité, la culture », ce face-à-face entre femmes met en œuvre une domination symbolique qui les oppose les unes aux autres. […] Cette lecture publique met en présence des femmes que les rapports sociaux de classe et de « race » opposent, les unes tentant d’éduquer les autres, à la poésie française comme à la revendication politique d’égalité des droits. Se manifeste également le tabou de l’homosexualité par l’éviction de Sapho : Sarah a préféré ne pas la lire par crainte que la thématique de l’homosexualité ne gêne ses auditrices […]
On a montré comment les rapports sociaux de classe et genre s’articulent empiriquement dans le cas de lectrices qui se saisissent de la lecture comme d’un capital pour se construire une place sociale et le transmettent comme tel auprès d’autres femmes, qu’elles dominent socialement. Ces cas montrent comment des femmes des classes moyennes renforcent les frontières symboliques[2] entre classes populaires et classes moyennes, et par-là même, luttent pour définir leur appartenance sociale « moyenne ».
À ce titre, le dialogue entre la théorie bourdieusienne de la distinction d’une part, et l’approche en termes de genre d’autre part, peut s’avérer fécond pour appréhender finement l’ensemble hétérogène des « classes moyennes ». […] Les stratégies de salut des lectrices ici présentées s’inscrivent dans un espace des possibles où « l’émancipation » féminine individuelle s’appuie sur le renforcement des frontières symboliques de classe que les femmes des classes populaires cherchent à effacer pour elles-mêmes. En ce sens, la domination de genre n’est pas ébranlée dans ses fondements, mais on ne saurait méconnaître l’existence de ces stratégies en tant que telles et supposer que les lectrices ne sont que la version féminine de « leur » classe. Bien au contraire, elles œuvrent activement à se créer leur propre place et classe, en utilisant le capital culturel légitime de la lecture tout au long de leurs trajectoires biographiques.
Illustration : Peinture de Bertha Wegmann, Femme à livre.
Bourdieu Pierre, 1979, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Le sens commun ».
Butler Judith, 2006, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte/Poche.
Chateigner Frédéric, 2007, Écrivains hors champ. Sociologie d’un atelier d’écriture, Bellecombe-en-Bages, Éditions du Croquant.
Detrez Christine, Simon Anne, 2005, « L’idéologie du familialisme chez les romancières contemporaines », Revue des littératures de l’Union Européenne, n° 1, Université de Bologne, p. 15-28.
Lamont Michèle, 1995, La morale et l’argent. La culture des cadres en France et aux Etats-Unis, Paris, Métailié.
Radway Janice A., 1991 [1984] Reading the Romance. Women, Patriarchy and Popular Literature, Chapel Hill, The University of North Carolina Press.
Skeggs Beverley, 1997, Formations of class and gender, London, Theory, Culture and Society/Sage Publications.
Varikas Eleni, 1991, « Subjectivité et identité de genre. L’univers de l’éducation féminine dans la Grèce du XIXe siècle », Genèses n°6, dossier « femmes, genre, histoire », p. 29-51.
Despentes Virginie, 1994, Baise-moi, Paris, Florent Massot.
Despentes Virginie, 2006, King Kong Théorie, Paris, Grasset.
Huston Nancy, 1990, Journal de la création, Paris, Seuil.
Huston Nancy, 1994, La Virevolte, Arles, Actes sud.
Leduc Violette, 1964, La Bâtarde, Paris, Gallimard.
Navarre Yves, 2005, Le petit Galopin de nos corps, réédition H&O, Saint-Martin de Londres
[1] Frédéric Châteigner (2007) souligne le rôle du militantisme féministe aux origines des ateliers d’écriture français.
[2] Les frontières symboliques sont « les conceptions implicites de la « pureté » que véhiculent les catégories dont elles se servent pour me décrire, abstraitement ou concrètement, les individus avec lesquels elles ne souhaitent pas avoir de contact, ceux par rapport auxquels elles se considèrent supérieures ou inférieures et ceux qui éveillent en elles hostilité, indifférence ou sympathie. » (Lamont, 1995 : 7).