Retour sur le colloque « Genre et Jeux Vidéo / Gender and Video Games »

En juin 2012 s’est tenu, à l’IUFM de l’Académie de Lyon (Université Claude Bernard Lyon 1), un colloque intitulé « Genre et Jeux Vidéo / Gender and Video Games ». Contretemps est allé à la rencontre de Fanny Lignon et de Mehdi Derfoufi, organisatrice-teur-s de cet événement international.

 

Contretemps : Tout d’abord, pourquoi organiser maintenant un colloque sur le genre et les jeux vidéo ? 

Fanny Lignon : Les jeux vidéo, en tant qu’objet, et le genre, en tant qu’approche, sont rarement envisagés de façon croisée. Tous deux sont aussi, du point de vue de la recherche, soupçonnés de ne pas être complétement légitimes. Or, à l’heure où les filles jouent de plus en plus, où on s’insurge contre certaines représentations, où on voit sortir dans les bacs des jeux dans lesquels on propose aux filles de devenir maîtresses d’écoles et aux garçons de devenir pompiers, nous nous sommes dit qu’il était peut-être urgent de faire quelque chose.

Mehdi Derfoufi : Je pense aussi que le développement récent des études de genre en France, qui restent quand même embryonnaires, n’a pas atteint le champ des études vidéo-ludiques et l’idée de ce colloque, c’était aussi de faire une première proposition concrète à partir de ce constat que dans le champ des game studies, y compris à l’échelle internationale, le genre n’était pas abordé ou peu. En France, c’était le moment de le faire : il y a un contexte plus favorable parce qu’il y a eu des publications et des colloques qui ont eu de l’influence sur la question du genre. Mais sur les jeux vidéo, c’est resté un point aveugle, et on a pu l’observer lors des journées d’étude de l’OMNSH (Observatoire des mondes numériques en sciences humaines), alors qu’il s’agit d’une structure de qualité qui rassemble des chercheurs et chercheuses de tous horizons1.

Fanny Lignon : Au niveau mondial, peu de gens travaillent sur ce sujet. Il y a quelques universitaires australiennes2, canadiennes3, américaines4, quelques anglaises aussi5. Des femmes, uniquement, toutes anglophones. De mon côté, je travaille sur le genre et les jeux vidéo depuis une dizaine d’années et j’avais envie d’inciter d’autres collègues à s’y intéresser. L’idée était d’amener les gens qui travaillent sur le genre à s’intéresser aux jeux vidéo et, inversement, d’amener les gens qui travaillent sur les jeux vidéo à les interroger du point de vue du genre. Notre ambition, en organisant ce colloque, était de pointer un terrain de recherche encore peu exploré et qui nous paraît extrêmement fertile. Certains chercheurs ont vraiment joué le jeu. Bernard Perron6, par exemple, a commencé par avouer qu’il ne s’était jamais auparavant posé la question, pour poursuivre en expliquant en quoi cette question l’avait interpellé, jusqu’à influencer les recherches qu’il poursuit actuellement. Certains cependant des participant-e-s au colloque n’ont pas forcément compris que leur objet ou approche de prédilection ne soit pas parfaitement connu des autres. De notre point de vue, c’était au contraire un point fort, signifiant que la rencontre que nous voulions initier était en train d’avoir lieu.

 

Contretemps : Les jeux vidéos s’adressent toujours principalement aux hommes. Quand ils s’adressent aux femmes, c’est de manière très stéréotypée alors qu’elles représentent environ la moitié des joueurs-euses7. Que pensez-vous de ce paradoxe ?

Fanny Lignon : Historiquement, les jeux vidéo ont été créés par des hommes et pour des hommes avec des thématiques masculines : la guerre, le sport, l’espace… Le stéréotype, au départ, c’était l’adolescent boutonneux enfermé dans sa chambre et jouant aux jeux vidéo. Et puis, on s’est aperçu que les femmes aussi jouaient aux jeux vidéo. Aujourd’hui, plus de la moitié des joueurs sont des joueuses. En même temps, il faut se méfier des statistiques. Sur quelles plates-formes jouent-elles ? Un téléphone portable ? Une console ? Un PC ? Combien de temps jouent-elles ? A quoi jouent-elles ? Léa Passion ou Counter Strike ? Il faut vraiment considérer toutes ces variables. Il faut aussi se demander ce que les femmes pensent des jeux que l’industrie crée pour elles, car beaucoup sont extrêmement rétrogrades, à l’instar de ceux que l’on peut trouver dans les catalogues de jouets traditionnels.

Mehdi Derfoufi : Je suis d’accord avec les limites des statistiques mais je crois aussi que c’est intéressant de les utiliser, même si les données ne sont pas tout à fait exactes, pour casser les idées reçues. Sur la question du genre, ça ne renseigne pas beaucoup puisque ça ne nous donne des éléments que sur la proportion d’hommes et de femmes. Or, le genre, ce n’est pas uniquement la bicatégorisation hommmes/femmes. Donc, on reste sur notre faim, parce qu’il faudrait aussi envisager d’autres catégories telles que l’âge, les appartenances socioculturelles. En ce qui concerne le stéréotypage du féminin dans les jeux vidéo conçus pour des garçons, que devient la fille qui joue à Call of Duty ? Est-ce qu’elle annihile totalement son identité genrée pour pouvoir exister dans ce type d’univers ? Là, les études cinématographiques sur le genre qui travaillent depuis des décennies sur les enjeux de la réception nous enseignent beaucoup8: pour pouvoir s’identifier à un personnage, dans un jeu vidéo, on n’a pas nécessairement besoin d’avoir des représentations explicitement codées. Un travail de réappropriation peut se faire comme dans un film, lorsque le personnage principal est masculin : même si l’identification fonctionne différemment, elle n’en existe pas moins.

 

Contretemps : Mais si des femmes s’identifient à des personnages masculins, l’inverse fonctionne-t-il ?

Mehdi Derfoufi : Ça dépend. Il faudrait préciser ce qu’on entend par identification. S’identifier, ce n’est pas « devenir » le personnage auquel on s’identifie. Les processus d’identification ne peuvent pas fonctionner indifféremment et de façon parfaitement réversible, surtout lorsque le jeu n’offre pas d’alternatives (en termes de gameplay ou de personnages féminins par exemple). Dans un jeu hypermasculin comme Call of Duty, une gameuse développe des stratégies différenciées.

Fanny Lignon : C’est l’éternel problème. Si la société autorise aujourd’hui les filles à porter des pantalons, elle interdit toujours aux garçons de porter des jupes !

 

Contretemps : Dans quelle mesure y-a-t-il domination ? S’il y a valorisation pour une fille lorsqu’elle s’identifie à un garçon, il y a dévalorisation pour un garçon qui s’identifie à une fille.

Fanny Lignon : Cela dépend. Incarner Lara Croft n’est pas dévalorisant pour un garçon. Pour répondre à cette question, il faudrait interroger la pluralité des identifications. Quels personnages les filles, les garçons, incarnent-ils, incarnent-elles ? Dans quels jeux ? Comment le jouent-elles ou le jouent-ils ? Les relations qui se mettent en place entre le joueur ou la joueuse et son personnage sont très complexes, et très personnelles aussi. C’est l’une des raisons pour laquelle les stéréotypes en vidéoludie sont un peu différents des stéréotypes présents dans les autres media. Le jeu vidéo a ceci de particulier qu’il permet l’hybridation. Je peux choisir, là, maintenant, tout de suite, d’incarner une frêle jeune femme et tout à l’heure je pourrai décider d’incarner un grand type musculeux, ou bien un individu résolument androgyne. Le fait de pouvoir changer de peau en permanence fait qu’on accède à des schémas fluctuants. Quand on travaille sur les stéréotypes, on se rend très vite compte que pour les déconstruire, il ne suffit pas de les inverser. Ce n’est pas parce qu’on montre une fille qui joue au foot qu’on va casser le stéréotype du garçon qui joue au foot. Le non stéréotype, ce pourrait être juste des enfants qui font du sport sans que ce sport soit nécessairement associé à un sexe. Et ce n’est pas évident du tout parce qu’on passe son temps à vouloir ranger les choses dans des tiroirs bleus ou roses. Au bout du compte, je me demande si les jeux vidéo, contrairement aux apparences, ne permettent pas d’échapper au diktat des stéréotypes.

Mehdi Derfoufi : Le stéréotype est ambivalent : ce n’est pas quelque chose de fixe. Il peut être réinterprété en fonction des individus, des contextes, des âges, etc. On peut s’approprier un stéréotype selon une stratégie de différenciation positive. Pour rester avec un jeu ultra-connu, on peut considérer que l’hypermasculinité de Call of Duty reproduit des stéréotypes ultra-discriminants. C’est vrai selon un certain niveau d’interprétation, mais des certitudes rapidement établies vont être contredites par tous les cas particuliers des joueurs et joueuses qui jouent dans des contextes différents, et qui réinterprètent l’objet initial, en exploitant souvent des biais surprenants qu’une simple analyse textuelle (qui ferait l’économie de la réception) ne pourrait que très difficilement percevoir. Il ne s’agit pas de tomber dans une forme de relativisme. C’est évidemment toute la complexité de la chose mais la grande erreur, c’est de croire qu’un stéréotype est immuable et fixe, et surtout qu’il s’impose sans que les sujets – individuels et collectifs – aient la capacité de lui résister, de le transformer. Ensuite, au niveau des individus et même des groupes et des communautés, le jeu vidéo est aussi lié à l’expérience et à la position que l’on occupe. Lorsqu’on est dans une situation de dominé-e-s, il est beaucoup plus intéressant de jouer à des jeux où l’on peut retrouver des stéréotypes dominants auxquels on peut s’identifier, mais surtout avec lesquels on peut jouer. Par exemple, on pourrait se dire que les jeux de guerre sont des jeux de propagande militariste américains, ce qu’ils sont aussi, mais en même temps, on peut se demander pourquoi ils marchent dans les pays subissant la domination militaire occidentale. Ils sont réinterprétés de façon différente. Ce qui n’interdit pas à côté l’existence de jeux alternatifs qui se décentrent du modèle ou du stéréotypage occidental. Par exemple, en ce moment je travaille sur les mods9 des pays arabes qui détournent les jeux de guerre occidentaux, par exemple dans Lock On Flaming Cliffs, un jeu de simulation de combats aériens, des joueurs algériens se sont amusés à ajouter à la coalition initiale une escadrille de leur pays. La notion d’expérience est essentielle. Se projeter dans un imaginaire comme on peut le faire avec les jeux de rôles sur table, se projeter dans des situations qu’on ne peut pas vivre au quotidien, c’est ça qui rend les choses intéressantes, et c’est le cas des filles qui jouent des garçons très musclés qui tirent sur tout ce qui bouge. Ce type d’expérimentation permet aussi de jouer avec les symboles, les cadres, les mécanismes de la domination que l’on peut subir par ailleurs. Sur un autre plan, il faut aussi se méfier des enquêtes, car les garçons ont parfois du mal à avouer les pratiques alternatives qu’ils pourraient avoir. Il est très difficile de savoir exactement qui fait quoi et lorsqu’on pratique soi-même, on s’aperçoit qu’il y a beaucoup plus de garçons qu’on ne le pense qui, au moins, essayent d’expérimenter d’autres voies. Il n’y a pas de fixité du stéréotype, et l’expérience vient toujours reconfigurer et permettre une réappropriation. Après, il y a un autre niveau qui est celui du discours. On a là un autre aspect de l’analyse. Je pense qu’il ne faut pas confondre les deux, mais que tout est question d’articulation.

Fanny Lignon : Oui. Il faut s’interroger sur le rapport de la joueuse ou du joueur à son personnage. Imaginons un jeune homme qui choisit d’incarner une bimbo. Au début, il va se moquer de son apparence. Puis, comme il s’agit d’un jeu, et que son objectif est de continuer à jouer, il va s’efforcer de gagner. Et pour cela, il va devoir apprendre à exploiter au mieux les aptitudes de son personnage. Il y a des joueurs et des joueuses qui choisissent sciemment un personnage qui possède peu de points de vie pour corser le jeu et démontrer ainsi leur maîtrise. En définitive, on se retrouve projeté à l’intérieur de personnages stéréotypés variés, que le jeu nous propose d’investir, d’accepter, d’apprendre à connaître, ce qui, me semble-t-il, va dans le sens de l’acceptation de soi, de l’autre et de ses différences. Quand on feuillette un numéro de Play Boy, ce n’est pas la même chose. Dans un jeu vidéo, le personnage qui s’agite à l’écran est un peu vous ou moi, aussi.

Mehdi Derfoufi : Il y a aussi les différentes catégories de jeu qui jouent parce qu’il y a les jeux de rôle en ligne, les jeux de rôle qui ne sont pas en ligne comme les deux premiers Mass effect, qui sont très intéressants parce qu’on peut configurer complètement son avatar au niveau du sexe mais aussi au niveau de la race. Autre intérêt par rapport à la majorité des jeux mainstream, Mass effect 1 et 2 permettent d’esquisser une potentielle relation homosexuelle entre le personnage joueur et certains personnages non-joueurs. Mass effect 3 franchit un nouveau cap avec des séquences plus explicites que des dialogues à double sens. On peut ainsi entretenir des relations sociales variées, complexes et évolutives en fonction des réponses que l’on donne au fil du jeu. Un jeu comme Fable intègre aussi de telles possibilités de roleplay.

Fanny Lignon : Il y a un jeu – son nom malheureusement m’échappe – qui propose six sexes différents.

Mehdi Derfoufi : Dans les MMORPG ou ce qu’on appelle les jeux de rôles (ce qui est un peu difficile à faire pour moi qui suis un rôliste historique de l’époque Donjons et Dragons), la capacité à expérimenter, les marges de manœuvre laissées aux joueurs et aux joueuses sont beaucoup plus grandes, et aussi, la prise de risque est plus tentante. On a envie d’essayer, ce n’est pas disqualifiant. Après, il y a des jeux beaucoup plus figés comme certains jeux d’aventure. Pendant le colloque, Bernard Perron a parlé de Silent Hill, c’est un jeu que j’aime beaucoup à la fois très stéréotypé et réducteur sur le plan des genres. Parfois, on a le choix entre l’homme ou la femme mais effectivement, c’est un choix très limité et les stéréotypes sont très forts. Dans ces cas-là, il faudrait pouvoir analyser quand même toutes les subtilités de l’identification, des réappropriations et détournements. Quand un garçon hétérosexuel va jouer un personnage féminin ou quand il joue un personnage masculin, que se passe-t-il précisément ? Une interprétation rigoureuse peut difficilement se passer de ce type de considération.

 

Contretemps : Une présentation a abordé ces aspects là à partir de World of Warcraft, non ?

Mehdi Derfoufi : Oui, mais c’était sur un jeu de rôle en ligne. On y est beaucoup plus familier, c’est une transposition des jeux de rôle sur table. Parmi les rôlistes (les joueurs-joueuses de jeux de rôles) à la fin des années 80, il y avait 96% de garçons et, quand, à partir des années 1990, ça s’est rééquilibré avec les filles, dans une proportion 2/3-1/3, c’était déjà la fin du boom des jeux de rôles. Et ce rééquilibrage est venu avec un autre type de jeux, qui insistaient moins que Donjons et Dragons sur la performance, l’accumulation de trésors, de points d’expérience… Ces jeux laissaient une plus grande place au roleplay, à l’interprétation des personnages, aux relations amoureuses et sexuelles entre personnages-joueurs, au développement de leur background et à leur inscription sociale dans l’univers imaginaire du jeu. Mais avant, comme le loisir était très masculin, on avait aussi des joueurs qui s’amusaient à prendre aussi des personnages féminins dans le jeu, et les créateurs de jeu avaient prévu cette possibilité. J’ai eu plusieurs personnages féminins, à Stormbringer, Star Wars, L’Appel de Cthulhu, ou Vampire. Et je continue avec mon personnage de World of Warcraft qui est une orque démoniste. Cela me permettait et me permet d’expérimenter dans le jeu, avec mes personnages féminins, des relations avec des hommes ou avec des femmes. Mais cette relation historique entre jeux de rôles et MMORPG ou jeux de rôles vidéoludiques est malheureusement encore trop peu étudiée.

Fanny Lignon : J’ai observé récemment la phase de création des personnages de World of Warcraft. Quelle que soit la race et la classe que l’on choisisse, quand bien même on s’amuse à modifier la couleur des cheveux ou la forme du visage, il n’y a jamais d’ambiguïté. On crée un homme ou une femme. Même les elfes, censés être androgynes, sont clairement identifiables sur le plan du sexe. De plus, la plupart des personnages féminins n’échappent pas aux robes !

Mehdi Derfoufi : Tout à fait. Et ce qui est intéressant, c’est que ce sont surtout les hommes qui sont sur-masculinisés. Parce que, si tu prends les silhouettes, elles ne sont pas forcément très féminines, ce sont quand même des silhouettes de battantes.

Fanny Lignon : Tout à l’heure, on a abordé la question des stéréotypes féminins mais il faut aussi parler des stéréotypes masculins, car les hommes ne sont pas forcément mieux traités que les femmes. Dans les jeux de combats, par exemple, les kimonos n’ont pas de manches et croisent sous le nombril pour qu’on puisse voir les abdominaux du combattant. On a affaire véritablement à des hommes-objets.

Mehdi Derfoufi : C’est-à-dire que le genre apporte une réflexion critique sur la domination patriarcale masculine blanche hétérosexuelle, mais on oublie de dire à quel point la production des stéréotypes masculins dominants peut être problématique pour les garçons qui ne s’y reconnaissent pas.

Fanny Lignon : Je pense qu’il est plus simple de lutter contre les stéréotypes féminins que contre les stéréotypes masculins. Les stéréotypes masculins sont moins fréquemment dénoncés. On fait généralement comme s’ils n’existaient pas. Du coup, pour le garçon qui ne correspond pas à ces stéréotypes, ou ne s’y retrouve pas, point de salut. Une fille, au moins, pourra lutter.

Mehdi Derfoufi : Oui, la domination masculine « va de soi » et comme tout système dominant, celui-ci travaille à se rendre transparent. C’est ce qui explique aussi le fait qu’au niveau des propositions, on ait eu peu de choses critiques sur la masculinité. En tout cas, ce que je trouve intéressant, c’est que dans le jeu vidéo, contrairement au sport par exemple, on peut plus facilement mettre en place des dispositifs égalitaires.

Fanny Lignon : C’est une activité qui fait appel, entre autre, à des qualités manuelles, comme l’agilité, la précision, la rapidité. Et au-delà, la réactivité. Aller chercher la bonne information et réagir idéalement et en conséquence. Plus un joueur est performant, moins il bouge. Cela a été étudié très sérieusement par Jean-Baptiste Clay et Mélanie Roustan10. Un débutant accompagne la voiture qu’il conduit de tout son corps. Un « pro », dans la même situation, ne bouge que les pouces. Le geste est optimisé. Et cela, ce n’est ni féminin, ni masculin. C’est une question de maîtrise du corps.

 

Contretemps : Je voulais revenir sur la place des gameuses car ça a été un peu abordé dans le colloque.

Mehdi Derfoufi : Je ne vais pas parler à la place des gameuses, sinon pour dire qu’elles prennent une place aujourd’hui plus importante, et que c’est très bien, car elles apportent des questionnements tout à fait passionnants, elles s’approprient les espaces de discussion, et certaines d’entre elles bousculent les acquis d’une communauté souvent machiste. Les hardcore gameuses, en plus, franchissent des frontières dont les garçons n’osent même pas s’approcher, notamment pour ce qui relève des discours sur les sexualités.

Fanny Lignon : Il y a parfois des réactions violentes, tout à la fois regrettables mais très intéressantes à étudier. Je pense à un article paru récemment sur le site de la BBC11 où des jeunes femmes rapportent les réflexions proférées à leur encontre par des joueurs alors qu’elles jouent à des jeux en ligne : « retourne dans ta cuisine », « idiote de salope, stupide pute, je pourrais te violer », etc… Il est possible que certains jeux encouragent ce type de comportement, mais ces comportements n’en sont pas moins construits ailleurs, dans le monde extérieur. Lorsqu’une fille décide d’assister à un match de foot, il y a certaines tribunes où elle sera traitée de cette même façon. Ces déviances prouvent simplement que les jeux vidéo ne sont pas déconnectés du monde.

 

Contretemps : Que pensez-vous du projet de Anita Sarkeesian, Tropes VS Women qui entend explorer et déconstruire les différents clichés et stéréotypes des personnages féminins dans les JV12 ?

Fanny Lignon : Les réactions ont été violentes, là aussi.

Mehdi Derfoufi : Ce que je critique là-dedans, c’est une vision un peu étroite du genre. Pour moi, le genre ne peut se penser indépendamment des questions de classe, de race, etc. (et inversement, d’ailleurs). Donc, souvent, on pense le genre comme la relation hommes/femmes, sous-entendue occidentale, sous-entendue hétéro etc. Ce type d’approche féministe est légitime mais je trouve qu’elle a tendance à essentialiser la question du genre et ça me pose problème parce qu’on invisibilise le reste. Pour autant, ça ne délégitime pas la critique qu’elle émet par rapport au sexisme.

 

Contretemps : A ce propos, ce colloque abordait la question de « genre et jeux vidéo » et non « Intersectionnalité et jeux vidéo ». Et pourtant, il a été question de handicap, de race, de génération. Pourrait-on envisager que l’ensemble de ces questions puissent être traitées ensemble ? Comment ?

Fanny Lignon : C’est peut-être un excellent prétexte pour aborder les jeux autres que les jeux grand public. Lors du colloque que nous avons organisé, il a principalement été question de jeux américains et japonais et de leur réception en occident et dans les pays développés. Et le reste du monde ? Comment perçoit-il ces productions ? Qu’en fait-il ? Produit-il aussi des jeux ? Lesquels ? Comment ? Pour qui ? Pourquoi ? Il est temps je pense de retourner la lorgnette et de regarder ce qui se passe de l’autre côté aussi. Pour ce premier colloque, il fallait faire un état des lieux. Pour le suivant, il faudra ouvrir vers l’ailleurs.

Mehdi Derfoufi : Je suis d’accord avec cela. Je crois qu’il faut toujours avoir en tête quand on aborde le genre, la race et la classe, même s’il n’est pas toujours nécessaire de donner la même place à l’ensemble des dimensions. Il peut y avoir aussi des colloques spécifiques aux problématiques soulevées par l’intersectionnalité, même si je me méfie des termes savants qui sont d’abord des marqueurs identitaires qui codifient les relations internes à la communauté universitaire. Il est vrai toutefois qu’en France, qui plus est dans un contexte où les disciplines cloisonnent, ce n’est pas une approche familière ni facile à tenir.

 

Contretemps : Ce qui m’a aussi frappé dans ce colloque, c’est l’aspect très interdisciplinaire des interventions puisqu’il y avait des philosophes, des sociologues, des anthropologues, des étudiant-e-s en management…

Mehdi Derfoufi : L’objet « jeu-vidéo » étant illégitime en tant qu’objet culturel, ça favorise l’interdisciplinarité. Il y a des tentations de disciplinariser les études vidéoludiques mais je crois qu’il faut réussir justement à faire que le jeu-vidéo puisse être étudié de façon transdisciplinaire.

Fanny Lignon : Oui, je crois en effet que c’est important que toutes les disciplines puissent se sentir autorisées à aborder les jeux vidéo. D’abord parce que toutes ou presque ont quelque chose à en dire. Ensuite parce que c’est de la pluralité des approches que naîtra la richesse des discours, comme en un nouvel humanisme. C’est d’ailleurs ce que j’ai beaucoup aimé dans la postface de The Video Game Theory Reader13. On y trouve une longue liste, non exhaustive, des disciplines concernées par les jeux vidéo. L’arrivée de ce nouvel objet d’étude est à mon sens une aubaine dont il faut profiter pour essayer de chercher différemment.

Mehdi Derfoufi : Le statut de la culture en France explique aussi cela. La culture avec un grand « C », et les politiques culturelles et éducatives en général, sont très liées à la politique étatique, au pouvoir de contrôle de l’Etat, à l’identité nationale, à la représentation nationale de la « bonne culture » (celle de l’élite dirigeante) face à la mauvaise culture, mais aussi au rapport névrotique au patrimoine en tant que constitutif de l’identité même du pays (le concept de musée d’art contemporain m’échappe toujours). On a finalement confondu certaines productions artistiques, qui se sont trouvées adoubées comme bonnes productions artistiques, avec des enseignements disciplinaires. Mais, le cinéma, les arts plastiques, la musique, ne sont pas des disciplines : ce sont des productions, des objets d’études qui peuvent être étudiés par des disciplines. En même temps, je nuance ce propos en soulignant qu’il ne faut pas pour autant négliger ou sous-estimer le travail de « deuxième niveau » effectué par ces non-disciplines pour constituer des méthodes spécifiques. Ce n’est pas convaincant, mais cela a influencé l’appréhension des champs d’étude. Si je prends le cinéma, en parcourant l’histoire des théories du film, on note surtout les influences successives ou croisées de la philosophie, de la linguistique, de la psychanalyse, de la sociologie, de l’histoire, de l’anthropologie, etc.

Effectivement, il y a une confusion qui existe dans la mesure où la « bonne culture » représente aussi un pouvoir d’état et le jeu vidéo vient troubler ça… comme le cinéma avant lui. Ce que nous apprennent le cinéma et les jeux vidéo c’est que plutôt que de vouloir entrer dans un devenir-disciplinaire on ferait mieux d’exploiter plus complètement la nature transversale de ces productions en constituant autre chose que des savoirs disciplinaires sur l’objet.

Mais, avec la question de savoir si le jeu vidéo ne serait pas un art, on voit une tentative de réappropriation qui n’est pas sans rappeler les processus d’auteurisation que l’on a déjà observés au 20è siècle pour le cinéma. La similitude est même frappante. Même si nombre d’acteurs du jeu vidéo ne s’en inquiètent pas, dans la mesure où cela contribue à la légitimation du jeu vidéo, à sa reconnaissance, à son institutionnalisation et donc aussi tout simplement à la possibilité d’en vivre non plus du côté commercial-marketing, mais aussi du côté action culturelle-éducation-création artistique (et recherche universitaire). En février 2013, Art Press 2 a sorti un numéro consacré aux jeux vidéo, dans lequel on évacue les questionnements socio-politiques pour se consacrer à ce qui est, n’est-ce pas, vraiment important et sérieux, les « surfaces et profondeurs » (le titre du dossier). Dans les deux éditoriaux du numéro, on peut lire des choses intéressantes. Dork Zarbunyan réfute toute idée de vouloir légitimer artistiquement les jeux vidéo, tout en expliquant que l’objectif est de dépasser le critère ludique. De la même façon, Anaël Pigeat affirme qu’ « il est de plus en plus nécessaire de faire des jeux vidéo l’objet d’une pensée ». Bref, les processus d’auteurisation dans les jeux vidéo permettent à la classe moyenne intellectuelle d’acquérir un nouveau territoire d’expression et de pouvoir au sein d’une culture populaire.

 

Contretemps : Quelles sont les perspectives après ce colloque ?

Fanny Lignon : « Genre et jeux vidéo 2 / Gender and Video Games 2 » ! Mais pas tout de suite. Il faut laisser aux chercheurs le temps de chercher, le temps de se fourvoyer, le temps de réfléchir.

Mehdi Derfoufi : Je crois qu’en ce qui concerne les perspectives, les gameuses ont une place importante à prendre parce que les plus actives d’entre elles sont davantage engagées dans une réflexion politique liée notamment au genre que les plus actifs des garçons sur leur masculinité ou leur rôle politique. Je crois que c’est important que les joueurs engagés dans la recherche se posent la question des masculinités. Et puis, trouver le moyen aussi d’intégrer dans les échéances de la recherche, les gameuses qui s’expriment énormément sur Internet, de façon très informée mais qui ne sont pas, ou peu, dans le champ universitaire. Il me semble important de créer des espaces pour que ces paroles se diffusent dans le champ universitaire et créer une émulation propice à déstabiliser les positions de pouvoir propres à l’institution. Et puis, réussir à sortir des limites occidentales, en donnant la parole aux joueurs et joueuses non-occidentales. Par exemple, ouvrir sur les pays où il y a des conflits portés par l’occident en se demandant comment les jeux vidéo servent à questionner les conflits sociaux, militaires, ethniques, etc. Il y a beaucoup de pistes de travail.

Fanny Lignon : Je vois une autre perspective : l’éducation au et par le jeu vidéo. Il me semble qu’il y a là un potentiel énorme – il suffit d’aborder le sujet pour se rendre compte à quel point il motive les élèves – et une nécessité – il me paraît indispensable que les élèves s’interrogent sur les jeux auxquels ils jouent, sur ce qu’ils y font, sur ce qu’ils y voient, etc… Forcément, il y aura des résistances. Nous sommes encore et toujours, malgré tout, dans une société du livre, où l’étude s’oppose au divertissement. Mais il faut passer outre ces a priori, se dire que les jeux vidéo sont peut-être une chance pédagogique.

Mehdi Derfoufi : Alors, c’est vrai, il y a des jeux vidéos racistes et sexistes et certains font de la propagande, comme dans tous les médias. Il y a alors deux possibilités : soit on rejette tout en bloc et on prône des loisirs ou des activités culturelles qui ne concernent qu’une minorité. Soit, on se demande pourquoi cela marche aussi bien, qu’est-ce que les gens y trouvent ? Et on part de là. Pas avec une vision idéalisée des jeux vidéos mais parce qu’on a affaire à une pratique humaine où se jouent un certain nombre de choses qui relèvent des rapports sociaux, et qu’à partir de là, on peut tirer des perspectives politiques pour la transformation sociale, sur tous les plans. On est dans un système de production culturelle de masse et la plupart des objets en résultent et ce qui est intéressant, c’est qu’est-ce qu’on en fait ? Même l’université relève plus de la « culture de masse » aujourd’hui que dans les années 60. Alors il faut arrêter de se donner le vertige de soi en regardant les autres d’en haut.

 

Entretien réalisé par Fanny Gallot.


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références

références
1 http://www.omnsh.org/
2 Catherine Beavis (Professor, Literacy and New Media, Institute of Educational Research, Griffith University, Queensland), Catherine Driscoll (Associate Professor, Gender and Cultural Studies, University of Sydney).
3 Suzanne de Castell (Professor, Curriculum and Instruction, Literacy, New Media and Educational Technologies, Faculty of Education, Simon Fraser University, Burnaby British Columbia).
4 Mia Consalvo (Associate Professor, School of Media Arts and Studies, Ohio University), Mary Flannagan (Professor of Film and Media Studies, Sherman Fairchild Distinguished Professor in Digital Humanities, Dartmouth faculty).
5 Diane Carr (Lecturer, Media and Cultural Studies, London Knowlege Lab, Institute of education, London).
6 Bernard Perron, (Professeur, études cinématographiques, Ludiciné, université de Montréal, Québec).
7 http://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/453/files/2012/06/Libe%CC%81ration-19-06-2012-4-Mo.jpg
8 Voir par exemple les travaux déjà anciens de Tania Modleski sur Hitchcock ou de Laura Mulvey.
9 mod = procédé qui consiste pour un joueur à modifier le jeu original pour y insérer des éléments nouveaux.
10 CLAY Jean-Baptiste et ROUSTAN Mélanie, « « Les jeux vidéo, c’est physique ! » Réalité virtuelle et engagement du corps dans la pratique vidéoludique. » in ROUSTAN Mélanie (dir.), La pratique du jeu vidéo : réalité ou virtualité ?, coll. Dossiers Sciences Humaines et Sociales, éd. L’harmattan, Paris, 2003.
11 FLETCHER James, « Sexual harassment in the world of video gaming », BBC News, 3 juin 2012. [http://www.bbc.co.uk/news/magazine-18280000]
12 http://www.kickstarter.com/projects/566429325/tropes-vs-women-in-video-games
13 WOLF Mark J. P. et PERRON Bernard, The Video Game Theory Reader, éd. Routledge, Londres et New York, 2003.