Enfance et ordre social. À propos d’un livre de W. Lignier et J. Pagis

Wilfried Lignier et Julie Pagis, L’Enfance de l’ordre. Comment les enfants perçoivent le monde social, Paris, Seuil, 2017.

Comment se perpétue l’ordre social – qu’il soit économique, scolaire, sexuel, racial, culturel, etc. – ? Cette question a fait l’objet de nombreux travaux, tant dans le champ de la sociologie que de la philosophie, de l’anthropologie, de l’histoire ou de l’économie. Tandis qu’on peut lire l’oeuvre de Pierre Bourdieu comme une tentative de réponse à l’« énigme du maintien d’un ordre social inégalitaire »[1], Frédéric Lordon aime à résumer son travail sociologique et philosophique à cette simple question : « Pourquoi ça tient ? »[2] Et surtout, pourquoi ça tient malgré les multiples formes de violences (sociales, économiques, symboliques, etc.) qui portent atteinte à tant de nos contemporains ?

Dans un ouvrage récemment paru aux éditions du Seuil (dans la collection « Liber » fondée par Pierre Bourdieu), Wilfried Lignier et Julie Pagis ont abordé cette question de l’ordre en s’intéressant aux enfants. « Comment les enfants perçoivent le monde social » est le sous-titre de ce volume passionnant. Notons toutefois que le choix de l’enfance comme objet d’étude ne consiste en rien pour les auteur.e.s en une bifurcation, ni pour Wilfried Lignier qui a écrit une thèse portant sur les appropriations sociales du diagnostic de « précocité intellectuelle »[3], ni pour Julie Pagis qui a consacré la sienne à des enfants – bien que devenus des adultes au moment de son enquête – de soixante-huitards[4].

Tendant à être réservée aux sciences cognitives et à la psychologie, l’enfance est trop longtemps demeurée un « petit objet », voire un « non-objet », pour la sociologie. Pourtant, comme le rappellent les deux auteurs en introduction de l’ouvrage, « l’enfance n’est pas l’expérience libre d’un monde à part, mais l’appropriation réglée du monde existant ». Autrement dit, l’enfant est un être social agissant et se construisant au sein d’un monde qui lui préexiste et dans lequel il doit trouver, prendre ou garder sa place. L’enfance est donc parfaitement justiciable d’une approche sociologique attentive aux formes et aux produits de cette appropriation.

D’ailleurs, ce « monde existant » tel qu’il fonctionne aujourd’hui – c’est-à-dire sous un régime capitaliste néolibéral dont l’un des traits les plus saillants réside dans l’accroissement des inégalités et plus généralement des rapports de classe[5]–, semble parfaitement conscient de ce qu’il se joue d’important durant l’enfance. Pensons par exemple à ces parcs d’attraction nommés Kidzania, ouverts aux quatre coins du globe et dans lesquels les enfants « jouent » à travailler en s’essayant à différents métiers[6] : n’assurent-ils une fonction de production précoce, car amorcées dès l’enfance, d’individus conditionnés aux lois du marché et assujettis au rapport salarial ? De ce point de vue, ces parcs prouvent que nos sociétés capitalistes ne considèrent pas les enfants comme étant de « purs spectateurs » du monde social mais bien comme des agents sociaux à part entière qui « participent d’emblée à cet ordre, [dont il sont], à la mesure de leur force sociale, les créateurs » (p. 14).

 

Une ethnographie des socialisations enfantines

Cet ouvrage a donc le premier mérite de mettre en lumière un âge où les apprentissages et, plus largement, les processus de socialisation, s’avèrent fondamentaux dans les trajectoires sociales des individus. C’est donc bien de socialisations enfantines dont il sera question dans cette étude. W. Lignier et J. Pagis définissent d’ailleurs par une formule claire et efficace ce concept comme le phénomène au cours duquel « l’histoire collective lègue des structures sociales qui interviennent dans l’histoire individuelle » (p. 9).

Dans cette recherche qualitative, les auteurs se sont donc intéressés à la manière dont les enfants perçoivent et reproduisent l’ordre social à travers l’exploration de leurs rapports aux différents métiers, des relations d’amitié ou d’« inimitié » qui se tissent entre eux, et la manière dont ils et elles  appréhendent la politique et les représentants politiques.

Pour comprendre comment ces jeunes agents sociaux s’approprient le réel, d’une manière qui n’est ni mécanique ni totalement indépendante des rapports sociaux, les deux sociologues se sont dotés d’un outil conceptuel particulièrement stimulant qu’ils nomment le « recyclage symbolique » et au moyen duquel ils rendent compte de la manière dont les enfants s’emparent et réinterprètent les « mots d’ordre » ou les injonctions des adultes. De ce point de vue, les auteurs n’envisagent pas les enfants comme une masse de récepteurs passifs des prescriptions venues du monde des « grands » mais bien comme des individualités « s’appropri[ant] subjectivement les structures sociales en donnant progressivement du sens à ce qu’ils ont entendu dire autour d’eux » (p. 18).

Pour cette enquête, les sociologues ont investi deux écoles élémentaires d’un même quartier socialement « mixte » et politiquement « très orienté à gauche » (p. 258) de Paris. L’étude s’est déroulée à partir de la rentrée 2010 jusqu’à la fin de l’année scolaire 2012, c’est-à-dire pendant les avant-dernières campagnes et élections présidentielles françaises[7]. Dans chacune des deux écoles, l’une recrutant de nombreux enfants issus de milieux populaires et issus de l’immigration récente, et l’autre pouvant être considérée comme « plus favorisée socialement » (p. 14), les enquêteurs ont réalisés des entretiens collectifs avec les élèves de deux classes de CP et de CM1 (qui sont devenues des classes de CE1 et de CM2 la seconde année de l’étude), à qui ils ont également demandé de remplir des questionnaires.

Au total, les auteurs ont recueilli les propos et les mots de 101 enfants aux propriétés de sexe, de classe et de race très contrastées. Cette hétérogénéité sociologique a donc permis à W. Lignier et J. Pagis, non pas d’énoncer des principes généraux à propos de ce que serait « l’enfance »[8], alors (mal) perçue comme étant l’expérience homogène du monde pour une classe d’âge donnée, mais d’étudier des variations à l’échelle individuelle car « l’élaboration des perceptions sociales se fait [dans] des conditions très inégales » puisque « tous les enfants ne perçoivent pas la même chose de la même manière » (p.12).

Dans cette perspective, l’ouvrage s’organise autour de quatre chapitres aux thématiques et aux méthodes d’objectivations très différentes, bien qu’en lien avec l’étude plus générale du processus de construction d’un ordre social enfantin, pour lesquels il faut saluer tant la qualité que la quantité des matériaux proposés ainsi que la finesse et la densité des analyses.

 

Les modes contrastés de production des enfants comme être sociaux

Dans une première partie intitulée « une enfance ordonnée », les auteurs attribuent aux sciences sociales de l’enfance, dans lesquelles s’inscrit l’ouvrage, l’objectif de dépasser le clivage entre le point de vue de l’individualisme méthodologique et l’approche essentialiste, ou naturaliste, diffusée par une vision scientiste de l’enfance, qui ne permettent de porter qu’un regard partiel, voire partial, sur ces jeunes agents sociaux. Pour tenter de rendre compte des points de vue des enfants, et non d’un point de vue sur l’enfance, les chercheurs ont préféré observer ce qui distinguent ces petits agents socialement différenciés plutôt que de pointer ce qu’ils auraient en commun, comme y invite Jean-Claude Passeron selon lequel « il n’y a de sociologie que des rapports inégaux »[9].

Là encore, W. Lignier et J. Pagis font preuve d’originalité en préférant une approche compréhensive à l’aide d’entretiens collectifs permettant un recueil de la parole enfantine – moyennant un dispositif humain et matériel relativement discret – à de lourds dispositifs d’enquête, comme celui de la sociologue états-unienne Annette Lareau et de son équipe, dans lequel les chercheurs ont observé les socialisations familiales in situ, au prix d’une relation contractuelle monnayée entre enquêteurs et enquêtés[10], ou à des approches quantitatives souvent considérées comme plus scientifiques parce que fondées sur des échantillons représentatifs.

Par ce biais, les auteurs donnent à voir des « styles expressifs » (p. 28) enfantins qui présupposent des ressources linguistiques et des rapports au langage variables, certes, selon l’âge, mais aussi et surtout selon les milieux sociaux dans lesquels ces enfants sont nés et ont grandi. En effet, si la passation d’un questionnaire permet de percevoir de manière « brute » la « diversité des enfants d’après les critères habituels des sciences sociales (genre, origine sociale, origine migratoire) » (p. 36), l’analyse compréhensive que W. Lignier et J. Pagis font de ces documents donne à voir des corrélations entre ces propriétés et ce qu’ils nomment une « indisposition à répondre » à certaines questions (en ne répondant pas à la question posée ou en cochant la case « je ne sais pas ») (p. 38) qui suggèrent que « les différences entre enfants ne tiennent que très imparfaitement à leur âge », contrairement à ce que qu’indiquent des travaux en psychologie du développement (p. 41).

Ce chapitre rend également compte des conditions de vie très contrastées qui distinguent des enfants comme Fanta (dont les parents sont nés au Mali) ou Aurélie (d’origine chinoise), qui partagent leurs espaces domestiques avec une famille souvent élargie aux oncles, aux tantes, ou encore aux grand-parents, de leurs condisciples issus de milieux favorisés dont les récits de vie laissent présager une séparation plus radicale entre les vies enfantines et les vies d’adultes.

Il permet également de prendre la mesure du « choc culturel » que peut constituer l’entrée dans l’institution scolaire pour certains enfants. Tandis que l’instance familiale s’organise autour de logiques socialisatrices[11] socialement très différenciées – dont certaines sont très proches de la culture scolaire[12] – l’école, à la fois envisagée comme institution et comme « lieu physique concret », « impose une forme de vie unifiée aux enfants » (p. 65). Et ce sont aussi les effets de cette mise en commun, ou plutôt, de cette mise en communauté, de patrimoines dispositionnels différents s’exprimant à travers ce que Bourdieu nommait le « sens pratique » [13], que les auteurs se proposent d’analyser dans les chapitres suivants.

 

« Métiers d’en haut, métiers d’en bas »

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à l’étude des rapports enfantins aux différents métiers. Les auteurs ont souhaité compléter le « travail précurseur » de Bernard Zarca[14], dans lequel le sociologue cherchait à comprendre ce que les plus jeunes pensaient des différences professionnelles en développant le concept de « sens social ». À cette étude, nos deux auteurs reprochent une volonté d’évaluer, en creux, « le degré de réalisme social des enfants », c’est-à-dire de pointer les écarts entre la manière dont les enfants percevraient le monde professionnel et la réalité de celui-ci (p. 81-82).

W. Lignier et J. Pagis ont donc d’abord procédé comme Zarca, en proposant aux élèves, répartis en groupe par douzaines, de classer différentes étiquette-métiers relevant des classes supérieures (« architecte », « patron d’usine », « professeur au lycée »), moyennes (« infirmier ou infirmière », « boucher ou bouchère », « fleuriste ») et populaires (« ouvrier ou ouvrière sur un chantier », « vendeur ou vendeuse de jouets dans un grand magasin », « personne qui s’occupe du ménage ») (p. 83). Mais leurs observations ont moins porté sur les résultats objectifs des classements que sur les manières de classer. En effet toute la richesse du matériau provient des discussions nouées entre les enquêteurs et les enfants, et entre les enfants eux-mêmes, autour de ces classements de métiers.

Les résultats d’enquête, qui sont présentés au moyen de nombreux extraits d’entretien particulièrement riches et souvent amusants, permettent, certes, sans grande surprise, d’établir que les enfants classent ces métiers selon les ressources symboliques et linguistiques dont ils disposent, mais ils soulignent aussi avec force les différents intérêts qu’ont les élèves à classer d’une manière plutôt qu’une autre. Comme le rappelle les auteurs à la suite de l’ouvrage classique de Bourdieu La Distinction, « classer c’est [aussi] se classer » (p. 135).

Pour illustrer ce point, l’exemple du classement de l’étiquette « personne qui s’occupe du ménage » est très significatif. Ce métier, « que les enfants connaissent le mieux » – nombreux sont, en effet, ceux qui ont soit un parent exerçant ce métier, soit une femme de ménage qui travaille à leur domicile –, place donc les uns et les autres devant leurs différences de classe. Face à cette forme de violence symbolique, certains comme Sliman ou Hamdi préfèrent dévaloriser eux-mêmes ce métier de « bonniche » et pas assez bien payé, alors qu’exercé par un membre de leur famille, plutôt que d’avoir à supporter les dénigrements de leurs camarades vis-à-vis des « femmes de ménage » employées chez eux.

Ces premiers résultats autour des classements de métiers nous instruisent donc sur différents aspects. D’abord, ils établissent qu’il existe une distribution hétérogène des ressources symboliques permettant à la fois de classer et de « pratiquer l’opération de classement » (p. 151). Ensuite, ils objectivent des « dispositions enfantines à classer d’une façon plutôt qu’une autre » qui sont perceptibles à travers la prise en compte des « recyclages » des prescriptions des adultes ayant principalement trait au corps et à l’hygiène (les enfants sont constamment invités à différencier le sale du propre, le sain du malsain ou encore le beau du « moche ») ainsi qu’aux injonctions scolaires. La prise en compte de ces schèmes de perception enfantins permet de comprendre pourquoi le métier de « fleuriste » peut être considéré par certains enfants comme un métier enviable – car les fleurs sont « jolies » –, tandis que celui de « patron d’usine » peut être mal perçu – parce qu’une usine « c’est sale ».

 

Amitiés et inimitiés enfantines

Après s’être penché sur la manière dont les élèves percevaient différemment les métiers, les auteurs s’intéressent, dans un troisième chapitre, aux jugements des enfants vis-à-vis de leurs pairs. Cette partie, qui a également fait l’objet d’un article[15], permet d’appréhender la construction des distances sociales enfantines, malgré une proximité spatiale[16], dans le quartier et dans l’école. Afin d’objectiver et de discuter ce qui, selon l’adage – « les goût et les couleurs… » – ne se discute pas, les enquêteurs ont invité les élèves à se livrer sur « ceux qu’ils n’aiment pas » dans l’école, sur ceux qu’ils considéraient comme leurs « copains » ainsi que sur les éventuels « amoureux » et « amoureuses »[17] (p. 155).

Dans un contexte français marqué par ce que L. De Cock et R. Meyran nomment les « paniques identitaires »[18], il est très instructif de se pencher sur l’enfance et sa prétendue « innocence » afin de voir si des discours racistes et xénophobes ont prise sur cette classe d’âge. Dans cette perspective, la cartographie des réseaux amicaux indique que ces sociabilités dépendent, en premier lieu, de l’âge et du genre mais, qu’en seconde instance, les origines sociales et migratoires constituent des « facteurs d’éloignement » (p. 156-168).

Cependant, si les propriétés ethno-raciales semblent bien entrer en ligne de compte dans la construction des amitiés et des inimitiés enfantines, c’est avant tout à travers la médiation de critères scolaires, qui permettent aux élèves de s’apprécier ou se déprécier, de sorte que « l’école donne les moyens de détester » (p. 168). Et s’il demeure peu surprenant d’entendre Elise, décrite par les auteurs comme étant une « fille d’origine sociale supérieure, dont les parents sont tous deux nés en France [et qui est] située au centre de son réseau d’amis », dénigrer Fouad, « d’origine sociale moyenne, issu de l’immigration maghrébine, et “queue de réseau“ » (car cité comme ami par un enfant uniquement), parce qu’ « il est pas intelligent » et qu’ « il a des mauvaises notes » (p. 168-169), la manière dont ce dernier évoque Fanta, qui a un profil similaire au sien, peut davantage étonner. En effet, comme Elise, la « bonne élève », Fouad mobilise lui aussi des classements et des catégories de classement scolaires pour justifier sa détestation de Fanta qui ne « travaille pas bien » (p. 178).

On retrouve également ce phénomène, que Bourdieu nomme « l’incorporation de la domination »[19], à travers les jugements portant sur le physique des enfants pour lesquels la norme reste la blanchité (whiteness)[20] et la minceur[21]. C’est ainsi que Fouad, lui-même stigmatisé par ses camarades à cause de sa corpulence, reproche à Fanta d’être… « grosse » ! (p. 178). Enfin, comme dans le chapitre portant sur « la perception précoce des hiérarchies professionnelles » (p. 219), les sociologues prouvent une nouvelle fois le caractère opérationnel de leur modèle du « recyclage » en montrant la manière dont des injonctions domestiques (« ”C’est dégoûtant !”, ”Ne mets pas les doigts dans ton nez”, ”Lave-toi les dents !”, ”Ne porte pas à la bouche !”, etc. ») sont intériorisés puis réinterprétés par les enfants dans des situations différentes de celles qu’ils vivent chez eux et, notamment ici, pour justifier leur dégoût des autres.

Prenons l’exemple de Dalva qui dit ne pas aimer Bruno car il « vomissait » en classe verte et à la piscine (p. 188), ou ceux de Julie et de Carine qui n’aiment ni Victor, ni Djibril parce qu’elles les trouvent « dégoûtants » (p. 186). Les enfants subissent quotidiennement des injonctions et des ordres dans les sphères familiales et scolaires si bien que, « dans la construction [d’une] perception normative du monde, écrivent les auteurs, les “bonnes réponses“ ne s’inventent pas à partir de purs constats d’expérience, comme le croit la tradition empiriste ; elles sont constamment “soufflées“, pour ainsi dire, par les voix que ne cessent d’entendre les enfants –celles de leurs parents, de leurs enseignants et de leurs divers éducateurs » (p. 219-220).

 

Demain président, Luis ferait « baisser les prix » pour « mettre les croque-monsieurs à 50 centimes »

Une quatrième et dernière partie, qui présente des extraits de discours enfantins particulièrement savoureux porte sur l’appréhension de la politique et des représentants politiques. Plus précisément, partant du constat que « l’essentiel de ce que les enfants pensent et savent de la politique provient des adultes », les auteurs proposent de centrer leurs questionnements sur la manière dont « ce savoir politique précoce s’avère […] effectivement produit, approprié [et] assumé socialement » (p. 222).

Si les auteurs confirment une nouvelle fois que des ressources culturelles et linguistiques sont nécessaires aux enfants pour s’orienter dans l’échiquier politique et, particulièrement, vis-à-vis de la « distinction politique fondamentale » (p. 251) gauche/droite, qui peut paraître absconse aux plus jeunes et aux moins initiés (soit à l’écrasante majorité des enfants de l’enquête), un résultat peut faire sourire en même temps qu’il interroge.

W. Lignier et J. Pagis nous apprennent en effet que les élèves de CP se déclarent majoritairement comme étant « de droite » lorsqu’on leur pose la question. Pour interpréter cette préférence, les auteurs invoquent la latéralité : « si les plus jeunes sont davantage “de droite“ […] c’est qu’ils sont plus souvent droitiers » (p. 256). Ne disposant pas des schèmes d’interprétation nécessaires à la compréhension de l’opposition gauche/droite sur un plan politique[22], ces enfants se réfèrent donc à la latéralisation qui constitue une référence familière lorsqu’on apprend à écrire. Pouvant être considéré de manière hâtive comme un des « ratés d’enquête », ce phénomène se révèle au contraire comme étant une contribution pertinente à l’analyse des (re)contructions enfantines du monde politique au prisme du « recyclage symbolique ».

Poursuivant l’étude ce qu’ils nomment la « politisation du schème gauche/droite » (p. 258), les sociologues s’intéressent aux différences du point de vue du genre. Ils observent que les filles ne sont pas plus à droite que les garçons mais qu’elles possèderaient moins de connaissances en raison d’une moindre exposition et de moindres sollicitations, par rapport à l’autre sexe, à propos de politique. Les autres variables telles que l’origine sociale ou l’origine migratoire (tout comme le croisement de celles-ci avec le sexe) produisent également des politisations très inégales et différentes selon les enfants. Par ailleurs, un résultat confirme le « désamour » assez généralisé des enfants pour la politique qu’ils jugent trop conflictuelle[23], d’une part, et qu’ils associent, d’autre part, aux notions de représentation et de pouvoir qui ne les attirent guère (p. 247).

Ce chapitre aborde également la manière dont se cristallisent ce qui s’apparente à de « premières opinions politiques » enfantines (p. 274) en faisant d’un événement politique majeur (l’élection présidentielle de 2012) un point de départ, particulièrement intéressant, pour inviter les élèves à parler des différents candidats. Et si, pour ces derniers, l’appréhension de la politique passe par la formulation de jugements de goût selon les apparences (Quentin dit de F. Hollande qu’ « il est moche [et que] c’est un gros lard »), la sonorité des noms de familles (Mélenchon devient « reblochon »), ou encore l’allure général (selon Morgane, Poutou est « marrant », « mais pas trop président ») de ces hommes et femmes politiques, les auteurs refusent de voir dans ces premières familiarisations des moments « neutre[s] » (p. 277).

Ils défendent, au contraire, l’idée selon laquelle ces moments où les enfants apprennent à connaître les représentants politiques en mobilisant des critères qu’on pourrait juger superficiels « témoign[ent] d’une appropriation immédiatement[24] orientée du champ politique » (p. 278). En effet, même s’ils mobilisent des schèmes de perception enfantins (beau/moche, vieux, gros, marrant, etc.)[25], les enfants produisent effectivement des jugements (appréciatifs ou dépréciatifs) à l’endroit des ces personnalités politiques dont les auteurs indiquent qu’ils sont souvent en consonance avec les discours des adultes de leur entourage, ou avec ce qu’ils perçoivent de ces discours.

 

Conclusion

Pour conclure, tel que l’annonce le titre de l’ouvrage, l’enfance présentée ici est bien celle de l’ordre. Les enfants de l’enquête auraient même de quoi concurrencer le Tea Party[26] sur le terrain du conservatisme, si l’on se réfère aux « lois enfantines » particulièrement autoritaires (comme mettre tout le monde en prison ou interdire la cigarette) dont il est question à la fin du chapitre 4. Rien d’étonnant non plus de ce point de vue puisque, comme le commentent les deux auteurs, à l’occasion d’une interview donnée à la station Radio Nova le 21 juin 2017, « les enfants grandissent dans l’ordre scolaire et l’ordre familial non négociables » et font l’objet de sanctions dès qu’ils outrepassent les règles et mots d’ordre des adultes.

L’ouvrage de W. Lignier et de J. Pagis, dont on peut penser qu’il fera date, donne donc à voir une enfance qui rompt avec les représentations d’innocence, de pureté ou de candeur auxquelles elle est souvent associée voire parfois réduite. Les extraits d’entretiens présentés par les auteurs les révèlent sous un jour moins « enfantin » lorsqu’ils se détestent, sont grossiers, se moquent de l’embonpoint d’untel ou se plaignent des mauvaises odeurs d’un autre, formulent des propos racistes, etc. L’appréhension enfantine du monde professionnel, de leurs pairs et de la politique, observée au prisme du phénomène de « recyclage », prouve que le monde des enfants n’est pas séparé de celui des adultes. L’étude établit, au contraire, que ces sphères communiquent constamment. Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que les maux de nos sociétés (racisme, sexisme, etc.) resurgissent dans les mots enfantins.

 

Notes

[1]   U. Palheta, « Violence symbolique et résistances populaire. Retour sur les fondements théoriques d’une recherche », Éducation et socialisation, n°37, 2015.

[2]   Voir notamment les ouvrages : Imperium : structures et affects des corps politiques, Paris (La Fabrique, 2015) et Les affects de la politique (Seuil, 2016) dont un extrait est disponible ici.

[3]   W. Lignier, La petite noblesse de l’intelligence. Une sociologie des enfants surdoués, Paris, La découverte, 2012. Voir également l’entretien avec W. Lignier sur Contretemps.

[4]   J. Pagis, Mai 68, un pavé dans leur histoire. Évènements et socialisation politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2014.

[5]   En France, des lois récentes (Loi travail versions Macron, El Khomri et Pénicaud) visent à réformer le code du travail pour peser sur le rapport de force salariés/employeurs afin d’avantager les seconds.

[6]   De nombreux médias ont relayé l’ouverture de ces parcs en portant un regard critique sur les aspects « marketing » (les marques y sont omniprésentes) ou sur le rapport consumériste que développeraient les enfants qui reçoivent un « salaire » pour chaque « travail » effectué sous la forme de billets de banque factices qu’ils peuvent dépenser dans le parc. En revanche, beaucoup reconnaissent à ce concept de divertissement à grande échelle des vertus pédagogiques, et certains, comme The Guardian, allant même jusqu’à vanter les mérites des parcs Kidzania dans lesquels il ne faudrait pas voir qu’une simple simulation au monde réel mais bien une préparation pour y vivre (« the architecture of Kidzania isn’t just a simulation of the real world. It’s a preparation for it ») https://www.theguardian.com/artanddesign/2014/oct/26/kidzania-westfield-london. Si on peut approuver les observations du quotidien britannique ce n’est pas dans la perspective de célébrer les finalités de ces parcs mais pour dénoncer le travail de conditionnement social à la centralité du travail salarié auquel il contribue manifestement. Enfin on peut faire porter la critique de ces « parcs » sur l’idéal d’une société démocratique, voire méritocratique, qu’ils diffusent auprès des enfants, et dans laquelle on pourrait choisir d’exercer le métier le plus plaisant, ou le plus amusant, comme si la vie n’était qu’une question de « bons » ou de « mauvais » choix faisant de chacun le responsable de son destin social et professionnel.

[7]   Nous signalons d’ailleurs la publication récente d’une bande-dessinée, Prézizidentielle, conçue à partir de l’enquête de Lignier et Pagis, qui s’est prolongée jusqu’à la dernière présidentielle de 2017, et dans laquelle on retrouve croqué avec beaucoup d’humour les points de vue des enfants sur cet événement politique et médiatique : Prézizidentielle, une enquête de Lisa Mendel de Julie Pagis, Paris, Casterman, 2017.

[8]   Comme le formulait Bourdieu à l’endroit de « la jeunesse », « l’enfance » aussi n’est qu’un mot. P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1992, p. 143-154.

[9]   « Le sens et la domination », préface à F. Chevaldonné, La communication inégale, CNRS, 1981, p.7, cité par D. Thin, Quartiers populaires. L’école et les familles, Paris, PUL, 1998, p.8.

[10] Voir A. Lareau, Unequal Childhoods. Class, Race, and Family life. Berkeley, University of California Press, 2011, et voir également le compte-rendu dans lequel J. Pagis formule plusieurs critiques, notamment à propos d’une conception trop figée de la notion d’habitus : « Une ethnographie des socialisations enfantines ». Genèses, vol. 93, n°1, p. 176-183.

[11] D. Thin explique bien pourquoi parler de « logiques socialisatrices » plutôt que de « logiques éducatives » permet d’éviter de verser dans une vision ethnocentriste du social qui envisagerait les pratiques (éducatives) des familles dominantes comme étant la norme tout en considérant celles (peu ou pas éducatives) des familles populaires comme étant extérieures à cette norme. D. Thin, Quartiers populaires. L’école et les familles, Paris, PUL, 1998, p. 34-48.

[12] Voir P. Bourdieu & J-C. Passeron, La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Édition de Minuit, 1970.

[13] Nous signalons que les auteurs se livrent, en conclusion de l’ouvrage, à une critique particulièrement stimulante des théories de l’action et de l’habitus, développées par P. Bourdieu, qui, en envisageant le corps et l’intellect de manière trop « isolés » l’un de l’autre, ne permettraient pas de réfléchir à « un point théorique crucial », à savoir celui selon lequel « les corps produits le sont pour partie, et de façon plus ou moins consciente, en relation avec des corps perçus [souligné par les auteurs]» (p. 307).

[14] B. Zarca, « Le sens social des enfants », Sociétés contemporaines, n°36, 1999, p. 67-101.

[15] W. Lignier & J. Pagis, « Inimitiés enfantines. L’expression précoce des distances sociales », Genèses, n°96, 2014, p. 35-61.

[16] Voir l’article classique de J-C. Chamboredon & M. Lemaire, « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie, vol. 11, 1970, p. 1-33.

[17] Pour approfondir cette question des amours enfantines, voir K. Diter, « “Je l’aime, un peu, beaucoup, à la folie… pas du tout !“ La socialisation des garçons aux sentiments amoureux », Terrains & travaux, n° 27, 2015, p. 21-40.

[18] L. De Cock & R. Meyran, (dir.), Paniques identitaires. Identité(s) et idéologie(s) au prisme des sciences sociales. Paris, Éditions du croquant, 2017.

[19] P. Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 2002, p. 39-52.

[20] Voir M. Cervulle, Dans le blanc des yeux. Diversité, racisme et médias, Paris, Amsterdam, 2013.

[21] Voir M. Chollet, Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Paris, La découverte, 2015.

[22] La même question posée à des adultes susciterait-elle des réponses systématiquement plus argumentées ? Il est permis d’en douter lorsqu’on sait que le projet politique de l’ « extrême centre », dans lequel s’inscrivent des élus comme E. Macron en France ou J. Trudeau au Canada, s’appuie sur la destruction des schèmes de compréhension permettant de distinguer la gauche de la droite. Sur ce point, voir Alain Deneault, La médiocratie (Lux, 2015). Voir également : « À propos de l’extrême centre ».

[23] En se déclarant « ni de gauche, ni de droite » durant la présidentielle qu’il a remportée, E. Macron cultivait cette préférence pour le consensus, tout en affichant une certaine distance à la conflictualité, qui s’observe dans nos sociétés contemporaines. Voir M. Benasayag, A. Del Rey, Éloge du conflit, Paris, La Découverte, 2014.

[24] Souligné par les auteurs.

[25] Sur ce point, Julis Pagis, alors invitée à commenter l’élection présidentielle avec son co-auteur sur France Culture, signale judicieusement un tweet écrit par Marion Maréchal-Le Pen, élue du Front National, dans lequel cette dernière juge le candidat du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), Philippe Poutou, comme étant « crasseux, mal rasé, mal élevé ». L’usage de ces termes illustre que des jugements d’adultes peuvent aussi se concevoir à partir des mots d’ordre hygiénistes intériorisés durant l’enfance. https://www.franceculture.fr/emissions/rue-des-ecoles/presidentielle-une-education-politique

[26] Ce mouvement politique ultraconservateur tire son nom du Boston Tea Party, un mouvement de révolte qui a eu lieu en 1773 contre la loi Tea Act qui favorisaient la British East India Compagny, une compagnie de thé britannique, en l’exemptant de taxes contrairement aux autres compagnies étrangères.