Violaine Girard, Le vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain, Éditions du Croquant, coll. « Sociopo », 2017, 314 p., 20 euros.
Ce chapitre revient sur les trajectoires de deux élus, le maire de Mauvert, Roger Martet, et le premier adjoint, Yves Vigo, qui ont tous deux voté pour Marine Le Pen en 2012. Nés au début des années 1950 dans des familles ouvrières, ils sont devenus technicien pour le premier et agent de maîtrise pour le second. Bien sûr, ces deux enquêtés ne sont pas représentatifs d’un quelconque profil-type des électeurs du FN. Mais leurs trajectoires sont riches d’enseignements : elles prouvent d’abord que les succès du FN ne peuvent être systématiquement interprétés en termes de déclassement ou de crise du monde ouvrier. D’autres expériences sociales sont elles aussi à la source de radicalisations politiques. Dans La démocratie aux extrêmes, Annie Collovald et Brigitte Gaïti[1] rappellent qu’on ne peut comprendre ces radicalisations sans suivre pas à pas les cheminements, souvent moins spectaculaires qu’il n’y paraît, qui conduisent certains à remettre en cause l’ordre démocratique établi[2]. Chez ces élus, la déception à l’égard des partis dits classiques précède l’intérêt porté au FN. Cela montre que les résultats électoraux de ce parti ne se construisent pas indépendamment de la légitimité ou plutôt de l’illégitimité du reste de l’offre politique. Le cas de ces élus amène également à nuancer certaines interprétations convenues du racisme comme principal élément déclencheur du vote FN. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’expliquer les succès du FN par le racisme de ses électeurs, mais plutôt de se demander quelles sont les expériences sociales qui conduisent à user d’un bulletin FN pour exprimer dans les urnes certaines formes de racisme.
Au final, ce chapitre montre que le vote FN, même s’il reste difficile à assumer publiquement, s’inscrit plus souvent qu’on ne le croit dans l’ordinaire de la vie politique locale, au-delà des quelques cas de maires FN élus en 2014. Car, à l’instar de ce qui se passe à Mauvert, un certain nombre d’élus de petites communes peuvent contribuer à la banalisation de ce choix électoral, que ce soit de façon informelle par le biais de propos à caractère raciste ou bien de façon plus institutionnalisée au travers de logiques d’exclusion des minorités mises en œuvre dans un cadre municipal. Cette banalisation contribue aussi à expliquer que les résultats du FN soient relativement élevés dans certains espaces ruraux alors que le parti n’y mène pas forcément campagne faute de structures militantes implantées localement[3].
Yves Vigo exerce, depuis 1995, un mandat d’adjoint à l’urbanisme à Mauvert. Je l’ai rencontré régulièrement entre 2003 et 2012. Avant d’évoquer son intérêt pour le FN, celui-ci affirme tout d’abord voter blanc car il ne se satisfait plus de ce représente la gauche. Ce n’est qu’au fil de nos échanges successifs, entretenus sur une longue période, que j’ai pu recueillir les différents motifs qu’il invoque à l’appui de ses choix électoraux (encadré 10).
Encadré 10. Une relation d’enquête asymétrique
Les contacts réguliers que j’ai entretenus avec Yves Vigo se sont établis sur la base d’un intérêt commun pour les questions d’urbanisme. Au début de la recherche, je passe en effet du temps à la mairie pour consulter des archives qu’il s’est préoccupé de faire classer peu de temps auparavant. Lui-même consulte, en autodidacte, certaines archives et en tire plusieurs textes retraçant certains épisodes de l’histoire locale pour le site internet de la municipalité. Au fil de l’avancement de l’enquête, Yves Vigo m’interroge toutefois pour savoir qui lira mon travail, question à laquelle je réponds qu’il ne sera pas diffusé en dehors du milieu universitaire. Lorsque je le sollicite pour un troisième entretien formel, en 2006, il refuse l’enregistrement, préférant se positionner comme un informateur : il continue ainsi à me livrer des nouvelles de la vie municipale mais en imposant des échanges informels. Après la fin de ma thèse, qui n’a pas été diffusée dans l’espace local, il a continué de me recevoir pour évoquer son rôle d’élu.
Toujours est-il que ce refus du magnétophone est venu rééquilibrer une asymétrie de positions, puisqu’Yves Vigo termine à ce moment-là sa carrière à un poste d’agent de maîtrise alors que je suis engagée dans des études longues qui m’amèneront à devenir enseignante-chercheure. Lorsqu’il revendique certaines positions – comme son opposition au logement social ou le vote FN – il s’agit sans doute pour lui d’en remontrer à la jeune femme classée à gauche que je suis. Il n’est en effet pas dupe de mes préférences politiques, même si je m’abstiens d’en faire explicitement état. Dans l’entre-deux tours des présidentielles de 2012, il m’apostrophe : « Tiens, ton copain Hollande, il est allé à Nevers », ville plutôt ancrée à gauche dont je suis originaire. Il se moque également de ma position d’observatrice, en me présentant comme envoyée par les RG à un habitant qui s’interrogeait sur les raisons de ma présence au bureau de vote. Comme j’ai pu l’observer, il use fréquemment d’humour et de dérision pour désamorcer la radicalité de certains de ses propos lors des discussions qu’il a avec d’autres conseillers municipaux ou habitants. Je ne saurais dire s’il pensait que je laisserais de côté ces discussions non enregistrées, ou bien s’il envisageait que mon travail puisse s’en faire l’écho. Au final, c’est bien la durée de ma présence sur le terrain qui a rendu possible cette relation d’enquête : je me suis d’abord intéressée aux évolutions urbaines du territoire et n’ai pas d’emblée abordé la question du vote, ce qui aurait sans doute suscité plus de réticences chez mon interlocuteur.
L’immigration tient une place de choix dans les propos d’Yves Vigo :
Je me suis intéressé au FN parce que je pense qu’on est en train de perdre notre identité, explique-t-il. Alors que ceux qui sont venus en France, ils pourraient faire ce qu’ils veulent chez eux, moi je m’en fous, je suis agnostique, ils peuvent prier Allah, mais pas à l’extérieur. Il y a beaucoup de gens comme moi, on a eu une certaine éducation et on voit que cela disparaît. L’autre jour, je discutais avec quelqu’un à la communauté de communes, qui me dit : « je ne comprends pas qu’il y ait un vote FN dans les campagnes ». Mais les gens qui sont dans leurs villages, qui voient ce qui se passe, à qui on dit voilà la société nouvelle, ils n’en veulent pas ! L’autre jour, dans le Nord, il y a un maire qui a foutu une claque à un gamin qui venait de l’insulter, le père a été porter plainte, alors on désavoue l’autorité du maire, le gamin venait de sauter par-dessus une barrière, et en fin de compte, on se rend compte que le gamin c’était un récidiviste ! Moi, dans ma jeunesse, le garde-champêtre, ça faisait peur ! Les petits vieux, va leur expliquer qu’un gamin de quinze ans peut venir chez eux, voler, les tabasser, et qu’on ne fera rien contre ça. Parce que rien n’est fait ! C’est normal que ces gens votent FN. (Discussion non enregistrée, 3 juin 2012)
Il avance le constat, alimenté par plusieurs faits divers, d’une disparition progressive des valeurs « traditionnelles ». Selon lui, cela est dû au laisser-faire des autorités et, surtout, à la présence d’immigré-e-s et de leurs descendants, désignés comme musulmans. Le sens de ces justifications est toutefois moins immédiatement lisible qu’il n’y parait. Notamment parce que l’exercice d’un mandat municipal apparaît tout aussi efficace que le vote pour tenir à distance les minorités racisées. Yves Vigo est en particulier très attentif aux dispositifs réglementaires pouvant influer sur les dynamiques de peuplement (chapitre 6). Peu avant les élections présidentielles de 2012, il tente par exemple d’anticiper l’augmentation des droits à construire, une mesure instaurée à la fin du mandat de Nicolas Sarkozy. En réduisant la taille minimale des parcelles pouvant accueillir des pavillons, il s’agit notamment d’abaisser le coût d’achat du foncier pour les ménages. Si Yves Vigo n’est bien évidemment pas opposé au fait de rendre l’accession à la propriété plus abordable, il considère cette mesure avant tout comme une façon de relancer l’activité de promoteurs qui proposeront des lotissements bas de gamme. Surtout, il redoute que les mêmes promoteurs ne s’adressent à une clientèle qui ne soit pas suffisamment respectable : cela va produire des « HLM horizontaux[4] », pronostique-t-il. Au final, cette loi n’est pour lui qu’une façon d’afficher à bon compte un soutien aux ménages populaires, sans pour autant améliorer concrètement leur situation, notamment pas celle des plus méritants. Cet exemple l’a en tous les cas conforté dans sa conviction selon laquelle il faut s’intéresser aux traductions sur le terrain des mesures politiques, et non aux intentions affichées.
Formé en autodidacte à l’urbanisme, il sait par ailleurs que les élus locaux disposent de marges de manœuvre ou de capacités de contournement des dispositifs existants. Concernant l’augmentation des droits à construire, une possibilité toute simple est selon lui ouverte de s’y opposer, puisqu’il suffit aux conseils municipaux d’adopter une délibération en ce sens. Constater le caractère très peu contraignant d’un grand nombre de règles d’urbanisme l’amène à conclure à l’hypocrisie des responsables politiques : à ses yeux, il y a loin des discours à la pratique, surtout lorsqu’il s’agit d’accueillir certains groupes racisés. Il est en effet persuadé que nombre d’élus locaux, y compris ceux affiliés à la gauche, tentent de contrôler le profil des nouveaux venus dans leurs communes, l’important étant pour eux de préserver les apparences. En 2003, il évoque à ce propos l’exemple du maire de Val de l’Arche, qui aurait usé de son droit de préemption afin d’éviter l’installation de commerces « maghrébins » dans sa ville.
Pour Yves Vigo, le vote FN n’est qu’une façon parmi d’autres d’affirmer le rejet des minorités racisées. Bien sûr, ce choix électoral a aussi des effets réels dans l’espace local : les scores du FN viennent renforcer l’image d’un territoire hostile aux minorités. Mais il n’est pas certain que le vote ait été le premier pas de la part d’Yves Vigo dans l’expression politique du racisme. En tant qu’adjoint à l’urbanisme, il œuvre depuis 1995 à la préservation de la clôture raciale de son espace résidentiel, notamment en refusant la présence d’HLM. L’expérience de ce type d’actions politiques concrètes est sans nul doute de nature à lever d’éventuelles réticences à voter FN, dès lors qu’il est possible d’agir à l’encontre des groupes racisés sans (trop) déroger au cadre institutionnel. La connaissance pratique des capacités d’action laissées aux élus locaux l’amène par ailleurs à décrier les postures publiques de nombreux responsables politiques, postures qui ne sont pour lui que des discours de façade.
La vision du monde politique d’Yves Vigo ne se réduit toutefois pas à cette question du racisme : elle est structurée par plusieurs expériences l’ayant conduit à rejeter ses idéaux de gauche puis à condamner les partis qui les incarnent. C’est donc aussi dans sa trajectoire personnelle qu’il convient de chercher les raisons de sa radicalisation et non uniquement dans le programme du FN.
Lorsqu’il retrace son cheminement politique, Yves Vigo revient sur les mobilisations de mai-juin 1968, qui ont marqué sa jeunesse à Val de l’Arche :
J’ai vécu 68, j’étais en plein dedans. J’avais 18 ans ! Je me rappelle la liesse à l’époque, on avait tout gagné, on avait tout foutu en l’air, et puis je pense qu’on a du mal à s’en remettre maintenant de 68, avec un peu de recul. […] On allait faire de ces choses, on allait tout révolutionner, ho là, là ! On était bien embrigadés quoi, on était de gros manifestants, on n’était pas forcément des lanceurs de pavés parce qu’il n’y en avait pas, mais on allait à toutes les manifs, à toutes les réunions du coin…
Et vous étiez à gauche alors ?
Ah oui, c’était même pire qu’à gauche ! (rire) J’étais communiste quoi ! J’étais pas au PC, j’ai jamais eu de carte, j’ai jamais appartenu à un mouvement quel qu’il soit, mais au niveau des idéaux j’étais communiste. Mais je n’ai pas honte de le dire, et puis j’avais une prédisposition parce que mon père a toujours été militant cégétiste. Ça c’est en aparté, mais à un moment mon père aurait eu les moyens, toute la famille serait partie en Russie ! Parce que c’était le pays idyllique, le paradis ! (Entretien, 20 février 2003)
Son père, ouvrier dans le secteur de la chaussure, a éduqué ses cinq enfants en leur transmettant des valeurs militantes. Yves Vigo porte cependant un regard désabusé sur ses espoirs passés et précise que son père a encore plus durement vécu la perte de confiance envers le communisme :
Pour mon père ça a été une super désillusion, quand on a commencé à montrer réellement ce que c’était. Et je pense que sincèrement, ça l’a énormément affecté, alors il a eu l’intelligence de faire sa propre autocritique à un moment, chose que certains militants n’ont jamais réussi à faire. Parce que mon père est retombé de haut. (Entretien, 20 février 2003)
Lui-même reconnaît avoir connu quelques militants auxquels il accordait de l’estime, des « purs et durs », avant de préciser : « il n’y en avait pas tant[5] ! » Il affirme ne jamais s’être syndiqué et avoir très tôt porté un regard critique sur la gauche, peu de temps après son arrivée au pouvoir en 1981. Depuis, il ne se retrouve dans aucun courant politique :
J’ai rompu tous mes idéaux vis-à-vis de la gauche, alors là je ne m’en cache pas, je ne supporte plus le mensonge et je trouve qu’on a été bernés, donc maintenant j’ai même du mal à me situer politiquement. Je ne cautionne plus personne, je fais partie de ces gens qui disent à un moment que pratiquement tout est pourri.
Pourtant vous êtes vous-même élu…
Oui, mais tout est pourri à un haut niveau. (Entretien, 20 février 2003)
Le sentiment de s’être laissé « berner » entraîne la démobilisation politique, une attitude de remise en cause du système politique et de ses représentants[6]. À ce moment, en 2003, Yves Vigo déclare voter blanc. Ce n’est que quelques années ensuite qu’il me dit voter régulièrement pour le FN, un tournant que je ne peux dater précisément. Il anticipe en effet le jugement que je pourrais porter sur ce vote et s’en sort par la plaisanterie, en évoquant son service militaire effectué dans un régiment de parachutistes : « c’est pour ça que je suis un peu extrémiste de droite » lance-t-il, en s’amusant des stéréotypes associés à ce corps militaire.
Le regard qu’il porte sur son propre parcours n’est sans doute pas exempt de reconstructions a posteriori, mais il semble bien que cette désillusion, intervenue à la trentaine, ait joué un rôle majeur dans son rejet des élites politiques, qu’il exprime d’abord par des bulletins blancs. Peut-on alors parler de « gaucho-lepénisme » à propos de son parcours électoral ? Selon ce concept, apparu dans les années 1990, la montée du FN découlerait des tendances à « l’extrémisme » que les classes populaires exprimaient auparavant en votant pour le parti communiste. Plusieurs chercheurs ont montré que cela n’était pas étayé empiriquement[7]. Le parcours d’Yves Vigo amène également à critiquer ce concept : chez lui, le vote FN n’est pas la conséquence d’une conversion brutale, puisqu’il n’a jamais appartenu à une organisation syndicale ou politique de gauche. Ayant débuté sa vie professionnelle comme ouvrier de l’artisanat (il est carrossier-peintre durant plus de 10 ans), il est en effet resté à l’écart des bastions ouvriers de la région. Plutôt qu’une attirance supposée pour les extrêmes, son cheminement témoigne d’une perte de confiance durable envers les représentants des principaux partis de gauche. Il ne cherche pas non plus à s’en remettre à la figure d’un leader charismatique ou « populiste », puisqu’il se refuse au contraire à donner de lui l’image d’un sympathisant qui voterait par fidélité aux dirigeants du FN. Et s’il s’est réjoui du succès de Jean-Marie Le Pen en 2002, c’est parce que c’est le signe, à ses yeux, que celles et ceux qui rejettent le « système » ne sont plus si minoritaires qu’on voudrait bien le dire. Enfin et surtout, son cheminement a aussi été façonné par ses expériences professionnelles et ses aspirations sociales.
À 32 ans, Yves Vigo devient agent EDF et travaille à la centrale de la Riboire où il est d’abord affecté à la production avant d’accéder à la maîtrise. Entrer dans une entreprise publique lui offre la garantie de l’emploi à une période, au début des années 1980, où le chômage ouvrier a déjà beaucoup progressé. Cette reconversion répond aussi à la volonté d’évoluer professionnellement, EDF étant connue pour offrir des possibilités de formation en interne. À ce propos, Yves Vigo explique qu’il appartient à une génération à laquelle on disait que les métiers manuels permettaient de bien gagner sa vie. Mais il se serait ensuite rendu compte « qu’il valait mieux noircir du papier que travailler de ses mains, [car] on était plus considéré et mieux rétribué[8] ».
Ces propos reflètent toute l’ambivalence qui est la sienne face à son propre parcours, puisqu’il déplore la perte de considération que subissent les métiers manuels alors même qu’il s’en est lui-même éloigné au cours de sa carrière. Ayant grandi dans une famille où existait une fierté ouvrière, il a été confronté, comme l’ensemble de sa génération, à la dévalorisation grandissante du statut social des ouvriers. Et si lui-même est parvenu à accéder à la maîtrise, les parcours de ses fils n’ont pas répondu à toutes ses attentes. Il regrette notamment que son fils aîné, qui travaille à la production en tant que chef de bloc à EDF, n’ait pas mené d’études d’ingénieur. Il évoque moins souvent la situation de son second fils, Christophe, qui « a commencé plein de choses sans les finir, de la cuisine, un BTS force de vente, un brevet de nageur sauveteur… » C’était un « Tanguy[9] » jusqu’à 26 ou 27 ans, avant que ses parents ne lui disent : « il faut que tu bosses[10] ! » Peu avant la trentaine, Christophe obtient un CDI au sein d’une plate-forme logistique du parc de la Riboire. Yves Vigo est surtout admiratif de sa compagne qui « a fait des études, elle », ce qui constitue à ses yeux un gage de sérieux. Il ne parvient toutefois pas à s’entendre avec son autre belle-fille, institutrice, et ses liens avec son fils aîné se sont distendus.
Au final, c’est un rapport foncièrement ambigu qu’il entretient à l’égard des métiers de l’encadrement : « Le problème, déclare-t-il, c’est qu’on ne produit plus en France, on croit qu’on est les seuls à faire des activités intellectuelles[11] ! » Le vocabulaire employé par les cadres d’EDF est également la cible de son ironie : il raconte par exemple qu’il avait un cahier spécial pour noter en réunion les expressions managériales « mises à toutes les sauces[12] ». Avec le recul, il a toutefois le sentiment d’avoir pâti de cette façon de « déconner », car on le prenait souvent pour « un rigolo[13] ». Cette anecdote reflète sa sensibilité à l’égard de la domination symbolique en jeu dans les rapports hiérarchiques. Malgré un intérêt à l’ouverture culturelle, il perçoit avec acuité le rôle des capitaux culturels dans la dévalorisation des savoir-faire pratiques dont il a pu faire l’expérience à EDF.
Son cheminement politique ne peut ainsi se comprendre qu’à l’aune d’aspirations à la promotion sociale en partie contrariées par un sentiment de distance vis-à-vis des ressources culturelles légitimes. Cela explique notamment qu’il déclare ne plus supporter la tromperie en politique ainsi que la non reconnaissance des engagements concrets tels le sien, au sein d’une petite commune. Ce dernier aspect est central dans son attitude : il met un point d’honneur à ne rien devoir qu’à lui-même, signalant par exemple qu’il n’a jamais été logé par EDF. Estimant qu’il doit ne rien avoir à se reprocher s’il veut pouvoir continuer à dire ce qu’il pense, il affirme n’avoir jamais tiré d’avantages de son mandat d’élu local, même indirectement. C’est mal me connaître, me répond-il lorsque je lui demande s’il a pu conseiller l’un de ses fils pour qu’il s’installe à Mauvert. Le vote FN lui apparaît alors comme le seul moyen de « donner un coup de pied dans la fourmilière » des responsables politiques, dont l’inaction n’aurait d’égal que le manque de probité.
Le rapport au politique de Roger Martet est quelque peu différent, puisque celui-ci est un électeur régulier de la droite classique ayant décidé de voter pour Marine Le Pen en 2012. Sa trajectoire permet de mettre en évidence les processus qui conduisent certains électeurs politisés à droite à se tourner vers le FN.
Roger Martet a accédé à une situation professionnelle stable au sein d’une entreprise de taille moyenne, mais n’y a pas connu de progression de carrière. « En bureau d’étude, ça ne change pas beaucoup, il y a un moment de ras-le-bol[14] ! » explique-t-il. Lorsqu’il s’agit de qualifier son poste, il n’emploie pas le terme de technicien, préférant dire qu’il appartient à la maîtrise[15]. À l’image d’un salariat intermédiaire désormais « sous tension[16] », il ressent de plus en plus durement, au fil des ans, les contraintes qui pèsent sur son poste :
Ce n’était jamais évident : j’arrivais le matin avec le stress de ne pas avoir fait de bêtises la veille et puis je repartais avec le stress de ne pas avoir fait la bêtise du jour, quoi ! Donc physiquement ce n’est pas gênant, par contre, au niveau du stress mental…
Parce que vous étiez en poste de responsabilité ?
Oui, bien sûr ! Et puis en plus, responsabilité à faire moi-même : les conceptions je les faisais, […] on les lançait à l’atelier et il fallait que ça marche derrière ! Si on se plantait… […] Je m’occupais surtout des lancements en série, et il ne fallait pas qu’au bout d’un mois on se rende compte qu’on avait percé un trou à 20, alors qu’il fallait le percer à 12 ! (Entretien, 22 février 2008)
Il prend sa retraite avec soulagement, en 2009, après s’être inscrit, à 55 ans, dans un dispositif de cessation progressive d’activité, seul moyen pour lui de se soustraire à la pression d’un poste qu’il occupe pourtant depuis plus de trente ans :
Il n’y a qu’une chose qui m’intéressait, pouvoir reprendre une vie un peu plus calme. Alors j’ai dit même si je perds trois, quatre voire cinq mille Francs de salaire [en travaillant à mi-temps], ça me suffira encore largement pour vivre et j’aurai ma tranquillité d’esprit ! (Entretien, 22 février 2008)
Ce recul pris vis-à-vis des ambitions professionnelles s’explique en partie par l’investissement dans un mandat de maire qui lui apporte beaucoup de reconnaissance sociale. Mais cette mise en retrait est aussi liée au décalage qu’il ressent vis-à-vis des jeunes générations, qu’il juge mieux armées face aux nouvelles exigences professionnelles. « On était peut-être meilleurs, nous, en tant que manuels, mais en informatique, vous [les jeunes] êtes bien meilleurs[17] », m’explique-t-il. Je l’ai par ailleurs entendu à plusieurs reprises estimer qu’il serait nécessaire d’encourager les jeunes à se tourner vers les métiers manuels du bâtiment et de l’industrie. Il est par ailleurs sensible au mépris social pouvant être exercé par les détenteurs de diplômes. Lors d’un apéritif avec les conseillers municipaux, il raconte qu’il s’est senti pris de haut par un étudiant en urbanisme en stage à la mairie. « Ce n’est pas parce qu’on est à Mauvert qu’on est plus demeurés qu’ailleurs[18] ! » s’exclame-t-il pour conclure sur cet épisode désagréable.
Malgré une réussite sociale objective – son père était ouvrier-paysan -, Roger Martet évoque en entretien ses origines pour expliquer son goût d’une vie « simple » :
On se range à une certaine vie. Moi, je ne demande ni à partir au ski, ni…, alors des fois ça fait bondir ma compagne ! Mais pour elle, l’argent c’est pareil, elle est issue d’une famille où ils étaient huit, donc c’est des plaisirs simples qu’on a envie d’avoir, on va se balader ou des choses comme ça. […] Alors ça, je pense que c’est l’origine qu’on a : on a eu une vie heureuse, ça c’est une certitude, avec des parents qui ne pouvaient pas nous donner [beaucoup] pécuniairement. Donc on continue dans ce train-train ! [Si je pars l’été], ça va vous faire rire, mais ce qui va me manquer le plus, ce sera mes deux chats et mon chien. Ça peut faire sourire, mais moi je n’en demande pas plus. (Entretien, 22 février 2008)
Cette façon de se définir, en mettant en avant la modestie de ses aspirations, n’est pas sans effet sur la façon dont il perçoit les représentants des partis de gouvernement ainsi que l’état du système politique représentatif.
Élu d’une petite commune, Roger Martet ne se sent pas appartenir au monde des professionnels de la politique[19]. Il raconte à ce propos une anecdote assez ancienne mais qui reste importante à ses yeux. Celle-ci reflète le type d’attentes qui sont les siennes à l’égard des responsables politiques. Dans les années 1980, à l’occasion d’une manifestation réunissant les élus de la vallée, Roger Martet est assis aux côtés de Pierre de la Chanerie, qui cumule alors les mandats de maire, conseiller général et sénateur :
Je me rappelle toujours, il lisait son journal, et puis aux États-Unis, un chargement de cocaïne avait été intercepté, il y en avait pour des milliards de dollars, alors il me dit : « tu te rends compte, ce n’est quand même pas la paye d’un sénateur ! » Ben je dis non, puis encore moins la paye d’un smicard, hein ! Il me regarde : « oui, tu as raison. » Il s’était dit quand même, faut pas exagérer. Ah mais ça, je crois que ça me marquera toute la vie ! Il m’a regardé d’un air de dire « tu as raison gamin ! » (Entretien, 22 février 2008)
Alors qu’il n’est qu’un « simple » conseiller municipal, Roger Martet s’est senti autorisé à rappeler au sénateur le caractère peu enviable de la condition d’un salarié peu qualifié. Ce qui l’a particulièrement marqué, c’est le respect que lui aurait témoigné en retour le notable. De ce fait, Roger Martet lui accorde une grande estime, jugeant que son côté « paternaliste » – Pierre de la Chanerie tutoyait ses interlocuteurs mais « tenait quand même à être vouvoyé » – était « positif ».
À l’inverse, Roger Martet regrette d’avoir voté pour Nicolas Sarkozy en 2007, en grande partie parce qu’il désapprouve l’attitude méprisante de ce dernier. « Une montre, qu’elle soit Rolex ou pas, elle donne l’heure de la même manière » s’exclame-t-il pour tourner en ridicule le président de la République sortant. Au cours d’un apéritif chez Alba Hénin, Roger Martet le surnomme « le petit », avant de le juger plus sévèrement : « c’est un mec qui s’y croit. » La discussion qui suit, rapportée à partir des notes prises dans mon journal de terrain, montre que pour Roger Martet, la conduite personnelle des responsables politiques, tout comme la façon dont ils s’adressent à leurs mandants, revêtent une grande importance.
À l’issue du premier tour des présidentielles, Alba Hénin pense que Nicolas Sarkozy peut « repasser » avec les voix de Marine Le Pen et de François Bayrou, ce qu’elle espère. Roger Martet déclare qu’il n’est plus « pour Sarkozy ». Alba proteste : « Tu n’arriveras pas à me faire dire que c’est un con ! » avant de critiquer le porte-parole de Marine Le Pen qu’elle a trouvé hautain dans une de ses interventions à la télévision : « je l’aurais giflé tellement il était énervant ! » Pour elle, Nicolas Sarkozy « répond bien » aux interviews, mais Roger n’est pas d’accord : « oui, il donne des chiffres, et les gens se disent “tiens, il a chiffré !” mais en fait ils ne savent pas exactement, ils ne vont pas vérifier ». Le président n’aurait aucun mérite, car on lui écrit ses discours et il ne lui reste qu’à s’en imprégner. De plus, deux altercations ayant eu lieu lors de visites présidentielles ont particulièrement déplu à Roger : la première avec un pêcheur juché sur son bateau, dont la vidéo a circulé sur internet, et la seconde ayant donné lieu à une fameuse réplique (« casses-toi pauvre con ! »). Alba tente de relativiser l’importance de ces épisodes : « Mets-toi à sa place, on te parlerait comme ça, qu’est-ce que tu dirais ? C’est la même chose pour un maire. » Mais Roger n’est pas d’accord avec cette comparaison : « Il est président, il sait que tout le monde n’est pas pour lui. Ce n’est pas normal de la part d’un président. » Roger Martet rejette enfin sur le président sortant la responsabilité d’une probable défaite de la droite : « Le tort qu’il a, c’est de ne pas avoir passé la main. Il savait qu’il ne serait pas réélu, mais il a dit tant pis, si je coule, je saborde le navire ! Il aurait dû pousser Fillon. » Roger se dit en effet impressionné par le sérieux de François Fillon, qu’il perçoit comme beaucoup plus responsable et travailleur que Nicolas Sarkozy. (Notes d’observations, 26 avril 2012)
Roger Martet s’est détourné de l’UMP pour marquer sa déception à l’égard de la personnalité du président sortant. Comment alors expliquer qu’un bulletin du FN lui soit apparu comme le moyen d’exprimer cette déception, plus que l’abstention ou le vote blanc ?
Politisé à droite du fait de sa socialisation familiale, il considère que la droite n’a pas remédié aux contraintes administratives ni à l’augmentation du nombre de fonctionnaires. Comme de nombreux habitants des classes populaires, il pense par ailleurs que les responsables politiques ne sont plus en mesure d’agir de façon significative. À la veille du premier tour des présidentielles de 2012, j’échange de façon informelle à la mairie avec lui. Selon lui, on ne peut plus dire qu’il y aurait aujourd’hui une personnalité qui « pourrait faire des choses, avancer dans un sens », puisque dans beaucoup de domaines, les responsables politiques n’ont plus la capacité d’intervenir. « C’est l’économie, c’est l’Europe, explique-t-il avant d’ajouter, et puis on nous [les élus locaux] coupe tout ce qu’on pourrait faire, avec l’administratif ». Un autre point qu’il soulève dans la discussion, et qu’il évoque à d’autres occasions (encadré 11), porte sur la faible légitimité de ceux qui accèdent au pouvoir politique, élus de droite compris.
Selon Roger Martet, « ce n’est pas normal d’avoir de tels scores des extrêmes. » Il poursuit :
« Qu’il y ait quelques électeurs qui votent pour les extrêmes, c’est compréhensible, parce qu’il y en a toujours qui sont mécontents de ceci ou de cela, mais les sondages donnent Mélenchon à 16 % ! Et Le Pen à 16 %, mais je crois qu’elle va plutôt être à 20 % parce que j’entends ce que les gens disent. Le président, avec l’abstention, il va être élu avec seulement 30 % des votes, ce n’est pas normal dans une démocratie ! » (Discussion non enregistrée, 20 avril 2012)
Le niveau atteint par ce qu’il désigne comme « les extrêmes » constitue pour lui un signe patent d’ébranlement de la démocratie : non qu’il dénonce les choix des électeurs, mais il considère que les dirigeants ne parviennent plus à rassembler un nombre suffisant de suffrages pour être légitimement élus.
Encadré 11 : Petite discussion entre conseillers dans l’entre-deux tours des présidentielles
À l’issue d’une réunion à la mairie, plusieurs élu-e-s s’engagent dans une discussion à bâtons rompus, livrant leur perception du système représentatif et des différents candidats. Marie-Pierre Rouget, technicienne dans une entreprise de maintenance industrielle mariée à un cadre, raconte que la réglementation exige désormais des formations spécialisées pour que les salariés puissent intervenir sur les chantiers de désamiantage. Mais on ne trouve pas assez de formateurs, et les chantiers prennent du retard. Roger Martet lance : « Et ça ne va pas s’arranger, il faut bien faire travailler les fonctionnaires ! » Thérèse Carracedo, qui tient un salon d’esthétique, ajoute : « Oui, on va encore avoir des fonctionnaires, alors bon ! » Marie-Pierre regrette : « c’est dommage que Mauvert ne soit pas représentatif ! Si la France votait comme à Mauvert… » Roger Martet intervient pour déplorer qu’il y ait encore « 80 % des gens qui votent » ce qui contribue de facto au maintien en place des responsables actuels, avant de poursuivre : « Moi aussi d’ailleurs, je suis allé voter ! Mais je ne regrette pas ce que j’ai voté, ça ! » Pierrette Bocquin, épouse d’un agriculteur, l’interroge alors du regard avant d’intervenir pour désapprouver le vote FN : « j’ai essayé de t’empêcher de glisser trop… et quand j’ai vu les bulletins Marine, j’ai dit j’espère qu’il n’y a pas celui de Roger dedans ! » Lui s’en sort avec une boutade, en lançant : « j’ai voté Poutou », cette référence au candidat du Nouveau parti anticapitaliste faisant rire tout le monde. Puis Roger Martet explique plus sérieusement qu’il a entendu une intervention de Philippe Poutou durant la campagne : « Il a dit que s’il était élu il disparaîtrait ! En fait il s’est présenté pour dire ce qu’il avait à dire, ce qui n’est pas plus bête qu’autre chose. » Marie-Pierre Rouget n’est pas de cet avis : « Oui, mais il critique le fait qu’il y ait de l’argent dépensé, et lui, il n’en a pas fait dépenser de l’argent avec sa campagne ? Ce n’est pas normal, une candidature comme ça. Les 500 signatures qu’il a eues, il n’aurait pas dû les avoir ! » La discussion passe alors en revue certains des candidats : tout le monde se moque d’Eva Joly, qui n’a obtenu que quatre voix à Mauvert, Marie-Pierre Rouget jugeant que « l’écologie c’est bien, il en faut, mais ça ne peut pas faire un programme. » Le maire poursuit : « Les vrais problèmes, on n’en parle pas ! » Pour Alba Hénin, salariée d’une plate-forme logistique et épouse d’un petit indépendant, il y a trop d’écart « entre le haut et le peuple », « sans le dire de façon péjorative », précise-t-elle à propos de ce dernier terme. Pour elle, « là-haut, ils ne voient pas les vrais problèmes ». Pierrette Bocquin tempère en rappelant qu’il « y a quand même eu une crise », ce qui est une façon de prendre position pour l’UMP. Finalement Jocelyne Lemonnier, épouse d’un entrepreneur en bâtiment, met tout le monde d’accord : « il faudrait prendre ce qu’il y a de bien dans chaque programme et puis voilà[20]. »
Dans cette assemblée majoritairement féminine, Pierrette Bocquin est la seule à réprouver le vote FN, même si elle ne le fait pas de façon virulente, et à défendre le bilan de la droite au pouvoir. Roger Martet est lui au centre des échanges : il évoque la perte de confiance envers les représentants des grands partis, avant de mentionner Philippe Poutou, un candidat qui n’est justement pas un professionnel de la politique. Ses propos recueillent l’assentiment de ses interlocutrices, qui estiment qu’une distance sépare les responsables politiques du « peuple » et des « vrais problèmes ». Ces termes pourraient surprendre, puisqu’ils sont prononcés par des femmes n’appartenant pas aux classes populaires. Pourtant, celles-ci n’hésitent pas à s’inclure dans un vaste groupe social rassemblant salariés et petits indépendants qu’elles opposent aux professionnels de la politique. Cette discussion montre que la défiance à leur égard n’est pas seulement répandue parmi les classes populaires, mais qu’elle est aussi présente chez les indépendants.
Au final, le recours à un bulletin FN est en fait un moyen d’ébranler symboliquement les représentants nationaux de la droite dite traditionnelle : la progression des scores du FN, et leur lecture par les médias comme des votes de « protestation », créent une sorte d’effet d’entraînement en venant justement renforcer l’idée, chez un certain nombre d’électeurs ou d’électrices, que ce choix électoral permet de faire entendre le rejet des élites en place.
Roger Martet reproche enfin aux responsables gouvernementaux de droite leur inaction en matière d’immigration. Voter FN est aussi une façon de les interpeller sur ce point, comme il le dit au cours de la même discussion informelle :
Les vrais problèmes ne sont pas traités, bon, il y a l’économie, bien sûr, mais il y a d’autres problèmes et dès qu’on veut faire quelque chose, ça n’aboutit pas, sans doute pour ne pas froisser… Je ne suis pas raciste ni quoi que ce soit, mais quand même, la France, elle a des droits chez elle, il faut qu’elle se fasse respecter. On a toujours du mal à parler comme ça, parce qu’après on peut passer pour je ne sais quoi, mais… C’était Rocard qui avait dit, même s’il était à gauche, que la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde. Comme on dit : charité bien ordonnée… Parce qu’on voit des vieux qui n’arrivent pas à se payer une maison de retraite, il faut commencer par là. On pouvait [accepter l’immigration] il y a 20 ans, mais peut-être plus maintenant. De toute façon les gens n’en peuvent plus, alors que les élus, pas les élus des communes mais ceux d’au-dessus, ils ne le voient pas. (Discussion non enregistrée, 20 avril 2012)
Pour justifier un choix électoral qui l’expose à être taxé de racisme, Roger Martet avance plusieurs arguments. Tout d’abord selon lui, des hommes politiques tout à fait respectables, tels Michel Rocard, ont tenu des positions proches, aux effets de rhétorique près, de celles du FN en matière d’immigration, ce qui tendrait à prouver le bien-fondé de celles-ci. C’est ensuite la dégradation de la situation sociale qui ne permettrait plus d’accueillir des immigrés en France : ce type d’argument est à peu de choses près le même que celui de la « crise économique », mis en avant en 1974 par les hauts-fonctionnaires et les responsables ministériels ayant œuvré à la décision de « fermeture des frontières[21] ». Ces discours, présents depuis plusieurs décennies dans l’espace politique national, contribuent à ce qu’un certain nombre d’électeurs se sentent autorisés à user de bulletins FN pour exprimer des préjugés racistes par la voie électorale.
Différentes formes de banalisation du vote FN s’opèrent également dans le cours ordinaire de la vie politique locale, auxquelles les élus locaux contribuent de différentes manières.
Même si le maire et le premier adjoint s’abstiennent de prendre ouvertement parti pour le FN, mes observations montrent qu’ils ne se privent pas d’émettre des propos racistes dans certains contextes publics ou semi-publics (encadré 12).
Encadré 12 : Ambiance raciste au bureau de vote
Lors du premier tour des municipales et cantonales de 2008, un couple récemment installé à Mauvert arrive au bureau de vote avec ses deux enfants. Le père lance en guise de bonjour un tonitruant Salam Alekoum auquel Yves Vigo répond par d’autres salutations en arabe. L’échange se clôt, sans désapprobation particulière de la part des autres assesseurs, par une boutade raciste lancée par cet habitant : « il faut bien qu’on s’intègre ! »[22]. Ce type d’attitude revient à tester la cohésion de l’entre-soi blanc en vigueur dans l’espace local. Les élus ne partagent toutefois pas de telles formes de connivence avec tous les habitants : lorsque Patrick Monin – ouvrier précaire dont je sais par ailleurs qu’il vote FN – se présente au bureau de vote en 2012, les élus le saluent brièvement sans prendre la peine d’engager la discussion. Cet exemple montre que la banalisation du racisme n’abolit pas les inégalités sociales présentes dans l’espace résidentiel.
Lors du second tour des présidentielles de 2012, j’assiste à nouveau à l’affichage d’attitudes racistes au bureau de vote, de la part du maire cette fois. Celui-ci reçoit un appel alors qu’il tient le bureau de vote. Après avoir demandé à son interlocuteur de décliner son identité puis avoir échangé avec lui, il raccroche avec énervement en expliquant aux autres conseillers présents en tant qu’assesseurs : « Ce sont les turcs, lui veut voter pour sa femme, mais il n’a pas de procuration, alors non ! » Lors d’un scrutin précédent, j’avais pu voir un autre habitant de la commune, René Varin, se présenter lui aussi au bureau afin de voter pour son épouse malade : les assesseurs lui ont alors répondu sans énervement que cela n’était pas possible sans procuration. Après le dépouillement, au cours du repas organisé par les conseillers qui ont tenu le bureau de vote, Roger Martet évoque à nouveau le coup de fil qu’il a reçu : « Les enfants [de l’habitant qui a appelé] sont finalement venus voter, mais pas lui, il ne doit pas pouvoir, il n’est pas français, et il voulait voter pour sa femme en plus ! » Yves Vigo ajoute à propos de la victoire de François Hollande que ce dernier a recueillie de nombreuses voix dans les banlieues, ajoutant au sujet de leurs habitants : « s’ils votent, c’est parce qu’ils sont français[23] ! » Pour lui, les Français appartenant aux minorités racisées seraient moins légitimes à peser électoralement sur les choix politiques du pays.
Ces exemples montrent que des actes potentiellement discriminatoires peuvent avoir cours au cœur des institutions municipales et électorales.
Dans certaines déclarations publiques, Roger Martet affiche par ailleurs sa volonté de préserver la commune des « désordres » attribués aux jeunes des quartiers populaires. En 2004, lors d’une réunion publique consacrée à l’ouverture d’un centre de loisirs, il précise, au sujet de la fréquentation de cet équipement par des habitants de l’agglomération de Val de l’Arche, que « des choses seront faites pour qu’un certain apport de population soit balayé du système. Je crois que c’est un peu le souhait de tout le monde, donc c’est pour ça que je me permets de le dire[24]. » La stigmatisation de certaines « populations » s’exprime donc sans retenue, de même que la logique de la préférence communale semble aller de soi.
À Mauvert, ces élus contribuent à créer une ambiance de rejet des minorités propice à la banalisation de la parole raciste et à la légitimation du vote FN. En retour, ils se sentent autorisés à entretenir cette ambiance par la progression des scores de ce parti, à l’échelle locale comme nationale.
Ce type d’attitudes ne conduit toutefois pas systématiquement à une rupture franche avec les courants traditionnels de la droite. Aux yeux d’un certain nombre d’électeurs, accorder sa voix au FN aux élections présidentielles n’entre pas forcément en contradiction avec le fait de voter, lors d’autres scrutins, pour les représentants locaux de la droite de gouvernement.
Ainsi, malgré ses critiques à l’égard du bilan de l’UMP au pouvoir, Roger Martet continue par exemple d’apporter son soutien au député et conseiller général UMP du canton, Louis de la Chanerie. Il prend notamment en charge la distribution de ses tracts dans les boîtes aux lettres de Mauvert pour les législatives de 2012. À l’issue d’une séance du conseil municipal, il propose aux conseillers qui sont volontaires de se répartir les cartons de tracts et de constituer plusieurs équipes voiturées. Il leur conseille toutefois d’essayer de ne pas se faire remarquer car il ne souhaite pas être pris en défaut dans son image d’élu n’affichant aucune préférence partisane. Cette aide à la campagne d’un député UMP pourrait surprendre de la part d’un maire sans étiquette qui a voté FN quelques semaines auparavant aux présidentielles. Pour Roger Martet, il s’agit de soutenir « l’homme » et non le parti. Le maire de Mauvert entretient en effet des liens d’estime et de fidélité avec un conseiller général qui est en mesure, depuis 1995 soit depuis plus de quinze ans, d’intervenir sur la distribution des financements départementaux aux communes. Roger Martet note par ailleurs ne pas avoir perçu de changements dans ses rapports avec le Conseil général lorsque l’UMP en a perdu la présidence au profit du PS à l’issue des cantonales de 2008 : « la gestion actuelle est tout aussi bien qu’avant[25] » juge-t-il en 2012. À ses yeux, les orientations partisanes ne sont vraiment significatives qu’au niveau national. Cet exemple prouve que l’on ne peut systématiquement isoler des comportements électoraux improprement qualifiés « d’extrêmes » du reste des relations qui se nouent au sein même du jeu politique établi.
En campagne pour les législatives de 2012, Louis de la Chanerie s’adresse principalement aux habitants politisés à droite qui pourraient être tentés de voter pour le candidat du FN au premier tour. Ainsi, au cours de la réunion publique qu’il a organisée à Mauvert, il s’efforce de les rallier à sa candidature, en se gardant d’émettre une quelconque forme de réprobation vis-à-vis du vote FN.
Face à une assistance peu fournie et majoritairement composée de familles de petits indépendants, le député explique qu’il est dangereux de donner tous les pouvoirs à la gauche dans une France « au bord du précipice ». Affirmant que « la droite républicaine et le centre » sont les seuls à pouvoir battre la gauche, il rappelle que l’élection va se jouer dès le premier tour. Prenant exemple sur la circonscription, dans laquelle Nicolas Sarkozy a obtenu 58 % des suffrages exprimés aux présidentielles, il explique que si le candidat du FN est qualifié au second tour, une triangulaire pourrait conduire à l’élection d’un député de gauche : mathématiquement, si le FN obtenait 18 % des voix, il n’en resterait que 40 % pour lui-même, contre 42 % pour le PS. Louis de la Chanerie qualifie alors le vote FN de « contre-productif » : « je ne suis pas en train de dire que vous avez tort, les gens peuvent avoir de bonnes raisons [de voter FN], mais la conséquence, c’est qu’un député de gauche soutiendrait le vote des étrangers ! » Une fois la parole donnée à la salle, Jacques Rouget, cadre dans une entreprise de maintenance industrielle, l’apostrophe frontalement sur sa position à l’égard du FN : « À quand la droite avec l’extrême droite ? » Louis de la Chanerie répond qu’il entend avant tout parler de l’élection à venir et non d’alliances partisanes, avant d’ajouter : « est-ce que ça veut dire que je ne veux en aucun cas du FN ? Nos valeurs sont pour beaucoup proches de celles des électeurs FN, il ne faut pas les ostraciser, ils ont des soucis qu’on doit entendre. » Après avoir détaillé les valeurs qu’il entend défendre au Parlement – la « valeur travail », la « citoyenneté », le « respect des lois, de l’autorité » – il mentionne l’appartenance de la France à la zone euro comme point de désaccord majeur avec « certains partis extrémistes ». Cette réponse ne satisfait pas Marie-Pierre Rouget, technicienne dans l’industrie, qui intervient : « l’UMP a commencé par fermer sa porte au FN, alors qu’il faut qu’il y ait un des deux partis qui fasse le premier pas ! » Une habitante de Mauvert, ancienne employée municipale mariée à un salarié de la restauration, ajoute : « oui, la gauche prend les voix de Mélenchon, alors que la droite hurle au loup face au FN ! » Ce à quoi Louis de la Chanerie répond en esquivant à nouveau la question d’une alliance électorale : « je ne montre pas du doigt les électeurs du FN. » (Observations, 25 mai 2012)
Le député sortant connaît bien l’assistance et sait que ceux et celles qui ont fait le déplacement rejettent assez vivement ce que représente la gauche. Lui-même se présente comme le meilleur opposant au PS en tant qu’élu de la « droite républicaine ». En se gardant d’énoncer ce qu’il désigne comme de « bonnes raisons » de voter FN, il cherche à convaincre celles et ceux qui seraient tentés par le FN de voter de façon stratégique face à la menace d’une mesure portée par François Hollande, l’extension aux étrangers du droit de vote aux élections locales. Le seul aspect du programme du FN auquel il s’oppose explicitement concerne la sortie de la zone euro. En s’abstenant de critiquer le projet frontiste, le parlementaire, acteur dominant de la vie politique locale, contribue lui aussi à légitimer le vote FN.
Les échanges qui ont lieu lors de cette réunion électorale donnent enfin à entendre une autre manière d’envisager le FN, non comme un parti extérieur au jeu politique classique, mais bien comme une organisation qui se veut en capacité d’exercer le pouvoir politique. Au cours du pot suivant la réunion, Jacques Rouget continue la discussion avec d’autres participants. Pour lui, la stratégie de l’UMP – refuser de faire alliance avec le FN mais compter sur les voix de Marine Le Pen pour les législatives – revient à « prendre les gens pour des imbéciles ». Il s’insurge également contre le fait que la gauche veuille accorder le droit de vote aux étrangers, alors que, selon lui, six millions d’électeurs ne seront pas représentés au Parlement, puisque le FN risque d’obtenir très peu de députés (deux au final). Je n’ai pas abordé ces questions en entretien avec Jacques et Marie-Pierre Rouget. Je ne peux donc pas dire s’ils se sont exprimés en tant qu’adhérents ou bien plutôt en sympathisants appelant de leurs vœux une alliance UMP-FN qui permettrait l’accès au pouvoir.
En 2012, le maire de Mauvert s’est tourné vers la candidature de Marine Le Pen du fait de la perte de crédibilité de Nicolas Sarkozy. Mais il rejette aussi, au-delà de la figure du président sortant, un système représentatif en perte de légitimité. Le premier adjoint vote quant à lui pour le FN depuis plus longtemps, afin notamment d’exprimer sa condamnation du jeu politique et de ses élites. L’attitude à l’égard de l’ordre politique existant est donc un élément important du passage au vote FN. Les trajectoires professionnelles ne sont pas non plus pour rien dans ces processus de radicalisation politique : même en l’absence de déclassement, la montée des exigences managériales a déstabilisé ces deux techniciens quelques temps avant leurs retraites et les a confortés dans l’idée que les compétences pratiques ne sont plus reconnues à leur juste valeur dans le monde du travail actuel.
Ces parcours viennent ensuite contredire la thèse d’un électorat FN majoritairement composé d’ouvriers déçus de la gauche et qui seraient passés d’un « extrême » à l’autre, puisqu’il s’agit soit d’électeurs de la droite traditionnelle, soit de personnes qui s’abstenaient auparavant. Ils montrent surtout que le FN offre un débouché électoral de moins en moins illégitime à certaines formes de racisme déjà à l’œuvre sur la scène municipale. On ne peut bien sûr pas en tirer de généralisations à l’ensemble des élus du périurbain. Mais le cas des élus de Mauvert prouve bien que, loin d’être uniquement le fait d’électeurs désaffiliés ou désorientés, le vote FN peut très bien s’accorder avec le fait de soutenir localement des élus de la droite classique et s’insérer ainsi dans le jeu politique classique.
[1] Collovald (A.), Gaïti (B.), La démocratie aux extrêmes, Paris, La Dispute, 2006.
[2] Comme l’a montré Ivan Bruneau, la méthode biographique est la mieux à même de saisir les évolutions des attitudes politiques, c’est pourquoi je m’appuie ici sur un matériau composé d’entretiens biographiques et de notes tirées de discussions informelles : Bruneau (I.), « Un mode d’engagement singulier au FN. La trajectoire scolaire effective d’un fils de mineur », Politix, 57 (15), 2002.
[3] Barone (S.), Négrier (E.), « Voter Front National en milieu rural. Une perspective ethnographique », in Crépon (S.), Dézé (A.), Mayer (N.), Les faux-semblants du Front national, Paris, Presses de Sciences Po, 2015.
[4] Discussion non enregistrée, 22 avril 2012.
[5] Discussion non enregistrée, 14 octobre 2005.
[6] Matonti (F.) (dir), La démobilisation politique, Paris, La Dispute, 2005, p. 17.
[7] Voir Collovald (A.), Le « populisme du FN », op. cit. ; Lehingue (P.), « L’objectivation statistique des électorats », op. cit. Une enquête ethnographique menée au début des années 2000 auprès d’ouvriers frappés par le déclin de la sidérurgie montre que les « déçus » du PCF se sont principalement tournés vers l’abstention : Balazs (G.), Faguer (J.-P.), Rimbert (G.), « Compétition généralisée, déclassement et conversions politiques. Les effets différentiels de la crise dans la sidérurgie et dans la haute technologie », Rapport de recherche du CEE, Noisy le Grand, 2004.
[8] Entretien, 10 février 2003.
[9] Tanguy est le personnage principal du film éponyme, qui, bien que trentenaire, ne se résout pas à quitter le domicile parental.
[10] Discussion non enregistrée, 27 avril 2012.
[11] Discussion non enregistrée, 27 mars 2012.
[12] Observations, 10 juin 2006.
[13] Observations, 18 juin 2008.
[14] Discussion non enregistrée, 19 juillet 2007.
[15] Discussion non enregistrée, 19 février 2008.
[16] Bouffartigue (P.), « Le salariat intermédiaire sous tensions », in Bouffartigue (P.) (dir.), Le Retour des classes sociales. Inégalités, dominations, conflits, Paris, La Dispute, 2004.
[17] Entretien, 27 février 2003.
[18] Observations, 21 avril 2012.
[19] Il perçoit en tant que maire une indemnité mensuelle, mais celle-ci ne lui permettrait pas de vivre de la politique : en 2007, cette indemnité est plafonnée à 1 154 € pour les maires de communes de moins de 2 000 habitants.
[20] Observations, 24 avril 2012.
[21] Laurens (S.), Une politisation feutrée, Paris, Belin, 2009.
[22] Observations, 9 mai 2008.
[23] Observations, 6 mai 2012.
[24] Observation, 11 septembre 2004.
[25] Discussion non enregistrée, 16 mars 2012.