Nous publions ici, un peu tardivement, la traduction d’un texte de Loren Balhorn publié sur le site de Jacobin le 26 septembre dernier, c’est-à-dire avant l’échec des négociations visant à mettre sur pied une coalition rassemblant, à l’échelle fédérale, la CDU (chrétienne-démocrate), le FDP (libéral) et les « Verts ». L’essentiel de ses développements, centrés sur l’ascension du parti d’extrême droite AfD (Alternative für Deutschland), demeure en effet d’actualité. Pour prolonger la lecture, on peut se référer à l’entretien que nous avons récemment réalisé avec l’auteur.
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Les élections allemandes prouvent que le pays n’est pas à l’abri d’une crise européenne tendancielle, mais en fait partie intégrante.
L’Allemagne a voté et les résultats, bien que dérangeants, ne sont pas particulièrement surprenants. Angela Merkel va continuer à diriger l’Allemagne et avec elle l’Union européenne, mais probablement avec une nouvelle coalition.
Sa plus forte opposition parlementaire, toutefois, n’est plus le parti de gauche Die Linke, mais plutôt le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AfD). Les 12,6% de l’AfD sont l’événement principal de ce dimanche d’élection, faisant de ce parti le troisième du pays et la force antisystème la plus visible. La présence de députés d’extrême droite, voire fascistes au sein du Parlement allemand, est une première depuis l’après-guerre, et montre que la polarisation qui balaie l’Europe est enracinée au cœur du continent.
L’autre événement majeur, une condition qui a permis l’ascension fulgurante de l’AfD, est la constante érosion du centre politique. L’Allemagne n’a pas encore assisté à une implosion spectaculaire du centre-gauche comme en France ou en Grèce, mais le parti social-démocrate (SPD) a terminé avec 20,5% des voix, son pire score depuis 1945, ainsi qu’une cuisante défaite pour son candidat Martin Schulz, censé incarner le renouveau.
Merkel reste en haut du panier et va gouverner le pays pour encore quatre années au moins, mais les 33% de son parti représentent aussi l’une de ses pires performances. En parallèle, les Verts ainsi que Die Linke observent une modeste augmentation, tandis que le FDP a réussi son retour politique sous l’égide de Christian Lindner après avoir manqué le seuil de 5% en 2013.
En apparence, Die Linke semble s’être maintenu avec ses 9,2%, un léger progrès par rapport à 2013. Bien que la catastrophe ait été évitée, le parti a tout de même échoué à attirer une masse critique d’électeurs frustrés par le SPD, plus d’un million ayant préféré opter pour l’AfD. Cependant, le parti a remporté à peu près autant de voix du côté des votants SPD qu’il n’en a perdu au profit de l’AfD.
À l’échelle des régions, Die Linke ne s’en sort pas trop mal dans les zones urbaines et les États de l’Ouest du pays. À l’Est en revanche, un bastion traditionnel, des pertes modérées à lourdes se sont fait sentir sur l’échiquier politique alors que l’AfD déferlait, en élisant directement trois parlementaires en Saxe et en s’accaparant une majorité relative dans le scrutin.
Ce résultat alarmant reflète un évidement de la base la plus solide du parti. Or, même si c’est peut-être partiellement dû à des tendances démographiques avec le vieillissement des adhérents de l’Est de pays, il apparaît avant tout que l’AfD a délogé Die Linke en tant que parti principal captant le vote protestataire de la partie orientale du pays. Plus important encore, cela illustre comment une partie de la classe ouvrière allemande a été intégrée à un projet de droite populiste, ce que ne fait que renforcer le fait que 15% des personnes syndiquées ont, elles aussi, voté pour l’AfD.
Bien que les élections allemandes puissent apparaître comme relativement « normales » aux yeux de ses voisins européens, un deuxième élément tout particulier émerge des sondages réalisés à la sortie des urnes : 84% des électeurs inscrits perçoivent la situation économique allemande comme « bonne », soit le chiffre le plus élevé depuis des décennies. Cela s’explique par la croissance certes modérée mais continue de l’Allemagne, couplée à un déclin du chômage, surtout en comparaison des autres pays européens. Malgré des salaires qui stagnent depuis des décennies et une création d’emplois en majorité précaires et mal payés, aux yeux des Allemands leur pays et leur économie apparaissent comme un îlot de relative stabilité, ce qui explique que certains seraient prêts à « se contenter de ce qu’ils ont et de la boucler » [« act satisfied and shut up« ] comme le dit Olivier Nachtwey.
Est-ce à dire que l’insécurité économique n’a pas joué un rôle majeur dans la progression de l’extrême droite ? À l’évidence, sur les presque six millions de personnes qui ont voté pour l’AfD, nombreux sont ceux qui adhérent à la politique raciste du parti. Cependant, il ne faut pas oublier que les meilleurs résultats de l’AfD l’ont généralement été dans des endroits qui n’ont pas bénéficié du boom néolibéral actuel, comme dans l’Est de l’Allemagne, et au sein de fractions de la classe ouvrière traditionnelle qui se sentent menacées par le déclassement social. En effet, les sondages de sortie des urnes soulignent que 60% des votants pour l’AfD ont voté par « déception » plutôt que par « conviction ».
Ce n’est pas vraiment une surprise, puisque l’AfD rassemble une coalition formée, d’une part, d’anciens électeurs de la CDU, profondément conservateurs, dégoûtés par le virage au centre pris par Merkel sur de nombreuses questions sociales et, d’autre part, d’un électorat mécontent, ouvrier ou au chômage, chez lequel l’anxiété économique et sociale se mêle à des sentiments racistes et chauvins dans un mélange mal assorti aux allures de posture anti-establishment. Ces électeurs, ainsi que d’autres segments de la population allemande qui ont voté pour l’AfD, sont unis dans les urnes autour d’un mot d’ordre xénophobe et protectionniste, malgré le fait que le programme économique de l’AfD, s’il était mis en œuvre, serait désastreux pour la plupart de ces soutiens aux faibles revenus.
L’AfD a réussi à exploiter le mécontentement des élites politiques, l’anxiété économique, ainsi qu’un sentiment islamophobe et hostile aux réfugiés qui traverse divers segments de la société, et à nouer l’ensemble au moyen d’un courant de droite xénophobe qui auparavant animait l’aile droite de la CDU. Évincé de la CDU au cours des douze dernières années, ce reliquat conservateur s’est lié à d’autres formations d’extrême droite et a réussi à véhiculer, avec beaucoup plus d’efficacité que ses rivaux, l’esprit populiste qui balaie l’Europe.
Son ascension témoigne cependant aussi de la polarisation en cours du système politique allemand, qui avait commencé avec la création de Die Linke ainsi que la brève ascension (et le spectaculaire effondrement) du parti pirate. Cela reflète aussi, au passage, la modernisation de la vie politique allemande, qui ne juge plus recevables les idées rétrogrades qui apparaissaient consensuelles il y a trois ou quatre décennies. Détaché du centre politique, ce courant de droite conservatrice dure s’est sans doute rapproché de l’extrême droite pour des raisons opportunistes mais, au fur et à mesure, il s’est peu à peu chargé d’éléments plus extrémistes.
À l’image d’un melting-pot entre des courants allant de l’extrême droite à un certain conservatisme teinté de nationalisme, cette alliance relève, à bien des égards, plus du mariage politique arrangé que d’un réel parti. La déclaration de sa coprésidente Frauke Petry lundi matin (25/09/17), dans laquelle elle annonçait qu’elle ne rejoindrait pas la délégation parlementaire de l’AfD en raison du virage à droite du parti, a mis en évidence ses tensions internes.
Pour le moment, la direction du parti semble s’être stabilisée autour d’Alexander Gauland, son autorité sortant certainement renforcée par les résultats de l’élection de dimanche (24/09/17), mais si l’on en juge par l’histoire récente, d’autres luttes internes sont à attendre. Il est même possible (sans être probable) que le parti se déchire d’ici les prochaines élections, comme l’autre parti plus explicitement d’extrême droite l’avait fait dans plusieurs régions.
Tout jugement mis à part, l’ascension de l’AfD constitue une véritable rupture dans la vie politique allemande de l’après-guerre et un avant-goût de ce que le futur pourrait nous préparer. L’Allemagne n’est pas imperméable à la crise politique qui menace en permanence l’Europe ; elle fait partie intégrante de cette crise. Sa nature centrifuge a peut-être protégé le pays des effets économiques les plus dévastateurs et des changements politiques les plus profonds, mais les élections de dimanche ont montré que personne en Europe n’était aujourd’hui immunisé contre la menace du populisme d’extrême droite. SI les tendances actuelles devaient se poursuivre, une force de droite radicale se stabilisera et se consolidera en tant qu’acteur permanent de la vie politique allemande, sous la forme de l’AfD ou sous une autre, possiblement plus radicale.
L’AfD a permis l’épanouissement d’une forme de langage ouvertement raciste qui, sans être aucunement nouvelle dans la société allemande, était auparavant réservée aux marges de la vie politique officielle, la plupart du temps au moins. Les images de foules d’extrême droite en colère à cause de la campagne d’Angela Merkel qui ont circulé dans les médias cet été ressemblaient au genre de spectacle venimeux [vitriolic] associé jusqu’ici aux soutiens de Donald Trump aux États-Unis, témoignant de la colère profonde affleurant à la surface de la société allemande et du degré auquel certains groupes sont prêts à soutenir des solutions racistes et réactionnaires à leurs problèmes.
À 12%, il reste beaucoup de chemin avant de prendre le pouvoir, mais les Allemands, plus que quiconque, devraient connaître les risques pour la démocratie encourus par ce genre de politique. Le succès de l’AfD repousse en effet les limites du « discours acceptable » en société et offre au pays une plateforme pour exprimer les idées d’extrême droite que le pays n’avait pas connu depuis 1945.
Une coalition « jamaïcaine » entre la CDU, le FDP et les Verts semble être l’option la plus probable pour Merkel. Une partie de la montée du FDP est due à des électeurs de la CDU qui espéraient destituer la grande coalition [CDU/SPD], et le parti ne peut guère se permettre de se défaire d’Angela Merkel. Les Verts peuvent prendre l’air dégoûté, mais plusieurs coalitions CDU/Verts ont déjà gouverné au niveau régional et le parti a déjà fait part de son ouverture à des négociations.
Malgré le fait que le FDP réinsufflerait de la ferveur néolibérale au gouvernement, il paraît peu probable que Merkel poursuive des mesures impopulaires de coupe des dépenses publiques au lendemain d’une élection si éprouvante. Au début tout au moins, une coalition jamaïcaine poursuivrait sans doute plus ou moins ce que faisait l’ancien gouvernement, tant que les recettes fiscales demeurent élevées et les exportations en expansion, l’enjeu étant avant tout de maintenir une stabilité politique.
Mais qu’en est-il à moyen et à long terme ? Le futur s’avère ici beaucoup plus incertain. 94 députés de l’AfD siègeront au Parlement allemand avec la promesse de « traquer Mme Merkel et de récupérer notre pays et notre peuple », comme l’a dit son leader Gauland.
Cela signifie concrètement des pressions exercées par la droite sur le gouvernement pour restreindre l’immigration, accélérer les expulsions, puis poursuivre la militarisation des frontières de la « forteresse Europe » pour exclure les réfugiés. Cela signifie aussi une diffusion plus large encore d’une rhétorique ouvertement raciste et violente dans la vie politique allemande et une pression sur le gouvernement de Merkel pour qu’il durcisse le ton.
Après tout, même si l’AfD gagne des voix et de l’influence dans le champ politique, sa principale base électorale est composée d’anciens votants CDU et d’anciens abstentionnistes, dont la cible principale demeure Merkel — et non Die Linke ou le SPD.
Reste à voir ce que cette pression donnera en termes de politiques publiques, mais un alignement à droite semble tout à fait plausible. Horst Seehofer, le chef du parti CSU, équivalent bavarois de la CDU en Bavière, a déjà commencé à se droitiser, en promettant aux électeurs que le parti avait « compris » le résultat du vote et qu’il se battrait pour limiter le nombre de réfugiés entrant dans le pays pendant les négociations concernant les coalitions.
Pour Die Linke, les choses auraient pu être pires. Même si le parti n’a pas réussi à faire un score spectaculaire et a manqué sa cible de 10%, il a quand même atteint un score à deux chiffres dans de nombreuses villes et réussi des scores étonnamment élevés dans l’Ouest du pays, y compris en Bavière, traditionnellement conservatrice. Les pertes à l’Est du pays ne doivent toutefois pas être dissimulées et devront être réglées par le parti dans les mois ou les années à venir. Une érosion croissante de la base électorale de Die Linke à l’Est bénéficierait à coup sûr à l’AfD, ce qui est un problème non seulement pour le parti, mais pour l’Allemagne en tant que telle.
Il est bien difficile de voir le bon côté des choses en ce qui concerne cette élection. Après douze ans à siéger au Parlement, le parti die Linke semble avoir atteint le sommet de sa popularité autour de 10% d’électeurs. C’est une prouesse en soi — mieux vaut un Parlement incluant une extrême gauche et une extrême droite plutôt que l’extrême droite seule — mais avec le SPD à présent dans le camp de l’opposition, Die Linke ne sera plus seule à critiquer Merkel à gauche.
Le parti devra réfléchir plus sérieusement à identifier des points stratégiques autour desquels polariser le débat en sa faveur et se distinguer du SPD, sans parler de faire échec à la progression de l’extrême droite. Le sentiment, largement partagé dans la société allemande, que le pays se développe de façon trop inégalitaire joue en sa faveur, ainsi que le fait que nombre de ses propositions se révèlent en fait plutôt populaires, mais traduire tout ceci en quelque chose de plus qu’une hausse ponctuelle dans les urnes ne sera pas chose aisée.
Die Linke devra aussi nécessairement répondre la présence de l’AfD au Parlement et dans la société en général. L’AfD se nourrit d’un sentiment d’anxiété et de désespoir, en surfant sur les préjugés et divisions sociales existantes pour vendre des solutions racistes et simplistes à des problèmes sociaux complexes. La seule manière de refermer cette faille qui bénéficie à des partis tels que l’AfD est d’identifier les sources de ce désespoir et d’élaborer un contre-discours politique capable, à terme, de rassembler plutôt que de séparer des groupes sociaux divers.
Au delà des préoccupations économiques, le mécontentement des électeurs est aussi dû à un sentiment de coupure entre les professionnels de la politique et le peuple ordinaire. Trouver les moyens par lesquels Die Linke, et plus généralement la gauche allemande, peuvent constituer des espaces d’éducation et d’organisation plus attractifs que la routine des arrangements politiques habituels et l’atomisation paralysante de la vie quotidienne est une composante essentielle de toute stratégie susceptible d’à la fois construire la gauche et combattre la droite.
Le centre politique allemand tient encore debout pour l’instant, mais les fissures à sa base deviennent vraiment difficiles à ignorer. La crise politique et économique, dans laquelle la classe politique allemande porte une lourde responsabilité, se présente désormais sous la forme d’un centre moribond et d’une droite radicale de plus en plus effrontée ; les enjeux, pour notre camp, ne sauraient être plus élevés.
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Traduction de Sarah Marx, revue par la rédaction.
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