À lire un extrait de La révolution kurde d’Olivier Grojean

Olivier Grojean, La révolution kurde. Le PKK et la fabrique d’une utopie, Paris, La Découverte, 2017.

Comme Öcalan, Bookchin, né en 1921, avait d’abord été militant communiste et marxiste‑léniniste. À la fin des années 1930, il se rapproche néanmoins du trotskisme avant de rallier l’anarchisme et l’écologie dans les années 1950. Il développe alors ses théories sur la « décentralisation écologique », puis sur l’« écologie sociale » dans les années 1960 et, à partir des années 1970, sur le « communalisme libertaire »[1]. C’est cette dernière qui va fortement influencer Öcalan. Contre le modèle romain fondé sur l’État, il s’agit de promouvoir le modèle athénien démocratique et participatif, qui a inspiré tout à la fois la Commune de Paris, les soviets de 1905 et 1917, la guerre révolutionnaire espagnole en 1936 et, plus encore, les assemblées démocratiques de la Nouvelle Angleterre lors de la révolution américaine en 1770 ou les assemblées parisiennes de 1793 : le modèle athénien est ainsi envisagé comme une alternative à l’État‑nation contemporain[2]. L’organisation politique et sociale promue par Öcalan est très semblable à celle de Bookchin, en ce que le confédéralisme est pour le théoricien libertaire « un réseau de conseils administratifs dont les membres sont élus, à partir d’alliances populaires et démocratiques de face‑à‑face, dans les nombreux villages, villes, et même quartiers des grandes agglomérations »[3], ce qui correspond peu ou prou à l’organisation actuelle du DTK. En 2004, Öcalan avait d’ailleurs commencé à correspondre avec Murray Bookchin par l’intermédiaire de ses avocats et avait recommandé à tous les militants et combattants kurdes la lecture de deux de ses livres, Urbanization without Cities et The Ecology of Freedom[4]. Si le dialogue entre les deux hommes n’a pu réellement aboutir avant le décès de Bookchin en 2006, ce dernier a néanmoins exprimé tous ses vœux de réussite à Öcalan : « Mon souhait est que les Kurdes puissent un jour établir une société libre et raisonnable, qui permette à leur génie de s’épanouir à nouveau. Ils ont de la chance en effet d’avoir un leader du talent de M. Öcalan pour les guider »[5]. Au‑delà, Janet Biehl, sa compagne de vingt ans, a aujourd’hui en quelque sorte adoubé Öcalan, en qui elle a reconnu celui qui tentait de mettre en pratique au Moyen‑Orient les théories communalistes du théoricien libertaire. Depuis, Janet Biehl est devenue un fervent soutien de la cause kurde en Syrie, ce qui l’a conduite à effectuer en 2014 un séjour de huit jours au Kurdistan syrien avec une délégation internationale d’universitaires. Parmi les autres délégués figuraient d’ailleurs David Graeber, théoricien anarchiste et anthropologue ayant notamment travaillé sur la question de la dette, auteur en 2015 de la préface anglaise du dernier ouvrage d’Öcalan et, en octobre 2014, d’une tribune dans The Guardian intitulée « Why is the world ignoring the revolutionary Kurds in Syria ? » » (Pourquoi le monde ignore‑t‑il les Kurdes révolution‑ naires en Syrie ?)[6]. Faisant le lien entre l’auto‑administration du Rojava depuis 2012 et la lutte contre Franco en Espagne, D. Graeber y établit aussi un parallèle avec la lutte des zapatistes du Chiapas, menés par le sous‑commandant Marcos entre 1986 et 2014, et depuis par le sous‑commandant Moisés. Pour audacieuse qu’elle soit, la comparaison entre les deux projets politiques n’est pas le seul fait des soutiens (intellectuels) du PKK[7], d’autant plus que le mouvement kurde – et Öcalan lui‑même – s’y réfère régulièrement depuis la fin des années 1990.

 

Quelles convergences entre les projets politiques du PKK et ceux de l’EZLN ?

Si l’EZLN (Armée zapatiste de libération nationale) et le PKK sont à bien des égards très différents, on ne peut qu’être frappé par les similitudes qui parcourent aujourd’hui leurs idéologies respectives. Ainsi, les deux mouvements sont issus du marxisme‑léninisme mais sont aujourd’hui très empreints d’une idéologie libertaire qui reste anticapitaliste. Ils témoignent également tous deux d’une défiance significative à l’égard de l’État, ce qui les pousse à privilégier des formes d’auto‑organisation sociale, décentralisée et participative. Et ces formes non étatiques de gouvernement, avec non‑professionnalisation des fonctions, visent à réduire au maximum la distance entre les gouvernants (au mandat impératif) et les gouvernés. Dans les deux cas, l’idée est bien de faire soi‑même, notamment via une stratégie du fait accompli (en n’attendant pas que la loi l’autorise, dans une forme de désobéissance civile), plutôt que de transférer des demandes à l’État. Enfin, l’EZLN comme le PKK insistent sur l’émancipation du sujet, la reconnaissance de la diversité des identités culturelles et religieuses, le nécessaire passage à une société écologique ou encore l’égalité entre hommes et femmes[8]. Mais, plus encore, l’articulation entre dimensions ethniques de la lutte et visées anticapitalistes est dans les deux cas à l’origine d’une conception très singulière de l’« autonomie ». Certes, en Syrie, les trois cantons kurdes rattachés désormais à une « région fédérale démocratique » du Rojava ressemblent fortement aux cinq « Conseils de bon gouvernement » (Juntas de buen gobierno) mis en place en 2003 dans les zones contrôlées par les zapatistes : on pourrait ainsi penser que l’autonomie est d’abord territoriale, dans le cadre d’un État fédéral et décentralisé. Pourtant, cette autonomie est surtout « propositive » : « elle vise à mettre en œuvre une logique d’organisation sociale et politique propre, en partie fondée sur les traditions indigènes et en partie nouvelle »[9]. Soit exactement ce que préconise le PKK dans cet État très centralisé qu’est la Turquie, et qui ne connaît pas de réelles « zones libérées » comme en Syrie. Et c’est ici qu’intervient l’« autonomie économique ». De la même manière qu’au Chiapas les communes locales sont placées au cœur d’un « mode de production de biens et de services [qui] privilégient systématiquement l’autoproduction et les circuits les plus courts possible entre producteurs et consommateurs »[10], le développement de coopératives autogérées au sein des municipalités turques ou syriennes vise à mettre en place un modèle économique diamétralement opposé au productivisme et au capitalisme mondialisés[11].

Pourtant, force est de constater que leur rapport à l’État et à la nation diverge sur de nombreux points. Ainsi, alors que les zapatistes continuent à se penser au sein de la nation mexicaine et à revendiquer une souveraineté nationale contre les excès du néolibéralisme, ces formes de patriotisme sont inconcevables en Turquie – où prédomine un nationalisme turc étatiste, populaire et antikurde fortement discriminatoire – et en Syrie – où plus de 120 000 Kurdes (soit 20 % de la population kurde de l’époque) ont été déchus de leur nationalité en 1962. De même, si l’on quitte les mouvements (ou mouvances) pour se focaliser sur les organisations principales (le PKK et l’EZLN), la violence et la coercition ont joué un rôle autrement plus crucial dans l’idéologie du PKK et continuent aujourd’hui de structurer fortement ses interactions externes (avec les États et d’autres organisations, dont l’État islamique) et ses interactions internes (discipline partisane, contrôle des populations). Si le modèle disciplinaire du « bon militant » s’est aujourd’hui quelque peu assoupli, il continue d’être fortement valorisé, comme le montrent les Documents du Xe Congrès du PKK publiés en 2009 : insistance sur l’intériorisation de l’idéologie par les cadres du parti, rappel de leur devoir d’exemplarité, de leur conformité au style des Apocular (partisans d’Apo, le chef du PKK), et leur esprit de sacrifice[12]. La théorie de l’« Homme nouveau » imprègne donc toujours l’idéologie du parti[13], alors que cette dimension de soumission totale à la direction et à la cause, cette théorie de l’avant‑garde ne se retrouve pas dans le modèle zapatiste de l’EZLN. Le contexte de guerre, bien plus marqué en Turquie et en Syrie qu’au Mexique, peut‑il expliquer ces différences ? Pour répondre à cette question, il semble nécessaire de quitter le strict domaine des discours et de l’idéologie pour s’intéresser aux pratiques militantes et aux modes de gouvernement des populations institués au sein du mouvement kurde.

Résolument ancré à gauche de l’échiquier politique, le Parti des travailleurs du Kurdistan a néanmoins vu son idéologie et son programme politique fortement évoluer de 1978 à aujourd’hui : marxisme‑léninisme « classique » de la fin des années 1970 au milieu des années 1980, transition vers l’apoïsme et sa théorie de l’« Homme nouveau » du milieu des années 1980 à aujourd’hui, différentes version du « confédéralisme démocratique » depuis le début des années 2000… Une des constantes – en plus de la responsabilisation des militants et de la régénérescence de l’homme et de la société – reste le rejet officiel du nationalisme, considéré comme du chauvinisme, même si l’on a vu que le parti s’appuyait aussi sur un groupe singulier, les Kurdes, et qu’il développait des théories s’inscrivant bien dans l’histoire du mouvement national kurde. De fait, les discours du PKK restent aujourd’hui encore marqués par une ambivalence profonde, les discours à vocation externe ne recoupant que partiellement les discours internes et permettant des interprétations diverses et variées des écrits d’Öcalan. Deux évolutions méritent cependant une attention particulière, qui viennent nuancer le flou entourant les objectifs politiques du PKK à court ou moyen terme. La première est l’apparition de nouveaux discours théoriques, alors que les compétences intellectuelles avaient été fortement dévalorisées au sein du mouvement dans les années 1980 et 1990. C’est ainsi qu’un membre de la direction du PKK, Mustafa Karasu, a pu écrire un ouvrage sur la « démocratie radicale » sans craindre d’être accusé de vouloir surpasser intellectuellement Öcalan. Il serait pourtant erroné de croire à l’instauration d’une forme de pluralisme, l’ouvrage de Karasu visant en fait surtout à interpréter le nouveau message d’Öcalan et à préciser sa pensée afin de la rendre plus claire à tous les militants et sympathisants. La seconde évolution, dans la suite logique de la précédente, concerne la plus  grande technicité  et la  plus grande  fonctionnalité des discours. L’idée est de rendre l’idéologie plus facilement opérationnalisable, de fournir des schèmes d’action précis aux combattants, militants et sympathisants et de disposer de l’équivalent d’une feuille de route directement applicable. De fait, alors qu’Öcalan continue d’écrire de très longs ouvrages théoriques peu accessibles aux militants, son emprisonnement a permis la multiplication de discours plus codifiés et finalement plus pratiques. Pour Öcalan et ses supporters, la révolution n’a jamais été aussi proche. Elle a d’ailleurs débuté il y a plus de trente ans.

 

Notes

[1] Voir par exemple Benjamin Fernandez, « Murray Bookchin, écologie ou barbarie », Le Monde diplomatique, juillet 2016, p. 3.

[2] Voir Murray Bookchin, The Third Revolution. Popular Movement in the Revolutionary Area, Bloomsbury Academic, Londres, volume I, 1996 et « Libertarian municipalism : an overview », Green Perspectives, n°24, 1991.

[3] Murray Bookchin, « The meaning of confederalism », Green Perspectives, n°20, 1990, p. 10.

[4] Murray Bookchin, Urbanization without Cities. The Rise and Decline of Citizenship, Black Rose Books, Montréal et New York, 1992 ; Murray Bookchin, The Ecology of Freedom. The Emergence and Dissolution of Hierarchy, Cheshire Books, Palo Alto, 1982. Voir Janet Biehl, « Bookchin, Öcalan and the dialectics of democracy », Communication à la conférence « Challenging capitalist modernity : Alternative concepts and the Kurdish question », Hambourg, 3‑5 février 2012, disponible sur <www.academia.edu> (p. 6).

[5] Ibid., p. 10.

[6] David Graeber, « Why is the World ignoring Kurds in Syria ? », loc. cit.

[7] Voir Zeynep Gambetti, « Politics of place/space. The spatial dynamics of the Kurdish and Zapatista movements », New Perspectives on Turkey, n°41, 2009, p. 43‑87.

[8] Bernard Duterme, « Quelles lunettes pour des cagoules ? Approches sociologiques de l’utopie zapatiste », Mouvements, n°45‑46, 2006, p. 107‑119.

[9] Jérôme Baschet, « Autonomie, indianité et anticapitalisme : l’expérience zapatiste », Actuel Marx, n°56, 2014, p. 31.

[10] Jérôme Baschet, « Construire l’autonomie : le commun sans l’État », Éditions Papiers, 10 juin 2009, disponible sur <www.editionspapiers.org>.

[11] Voir Yahya M. Madra, « Democratic economy conference : An introductory note », South Atlantic Quarterly, vol. 115, n°1, 2016, p. 211‑222.

[12] PKK, PKK 10. Kongre Belgeleri [Les documents du Xe Congrès du PKK], lieu de publication inconnu, Weşanên Serxwebûn, 2009, disponible sur <https://rojbas1.files.wordpress.com>.

[13] Voir par exemple Selahattin Erdem, « Ein neues Gesellschaftssystem. Gemeinschaft der Kommunen in Kurdistan », Kurdistan Report, n°12, juillet 2005, p. 16‑19.